Un voyage en Corée (Hagen)/02
UN VOYAGE EN CORÉE[1]
es Japonais sont, à Séoul, au nombre de quatre à cinq mille ; ils habitent une
concession particulière, bien tenue, avec ses maisons en bois, tapissées de
nattes étincelantes de propreté, garnies de fenêtres en papier avec des vitres
bien claires. Les magasins sont suffisamment approvisionnés et renferment des
marchandises d’Extrême-Orient et d’Occident ; quelques banques ont été créées,
mais n’acceptent que le yen et se refusent même à échanger la livre sterling
anglaise. Mais, en fait, le commerce japonais est loin d’être prépondérant à
Séoul ; il y a beaucoup de petits boutiquiers, tenanciers d’hôtels, impresarios de
Geishas, photographes, traîneurs de pousse-pousse. Disons aussi que ce n’est
pas le meilleur élément de la population japonaise qui émigre en Corée.
La tranquillité ne règne pas toujours à Séoul ; dans cette ville de deux cent cinquante mille habitants, il y a un fond, une lie d’individus qui sont toujours prêts à causer des troubles en se mettant à la solde de n’importe qui veut louer leurs services. Un ministre étranger me disait qu’il se faisait fort de provoquer, à un moment donné, une révolution devant intimider l’empereur en distribuant à bon escient quelques piastres et sapèques dans certains milieux fort connus. Le reste de la population se laisse mener sans résistance jusqu’à ce qu’une répression terrible, impitoyable, vienne rétablir l’ordre.
La colonie chinoise s’élève à cinq cents membres ; ce sont tous des négociants tranquilles, paisibles, heureux de fumer l’opium en cachette, car le Gouvernement coréen a pris des mesures énergiques pour empêcher l’importation de cette drogue.
Nous avions fait un pèlerinage à la tombe de l’impératrice, mais nous désirions voir l’endroit où le crime avait été commis, à l’instigation du Gouvernement japonais et avec la complicité de certains serviteurs. Par l’entremise de la légation de France, nous ne tardons pas à obtenir l’autorisation de visiter le vieux palais qui fut longtemps la résidence des rois coréens et que l’empereur a complètement abandonné, depuis les tragiques événements de 1896.
Ce vieux palais est situé à l’extrémité d’une grande avenue, bordée de chaque côté par les différents ministères et les administrations publiques, au pied de la colline dite du Sud. À l’extérieur, c’est un édifice assez imposant, bien isolé, entouré de hautes murailles ; les jours de grande cérémonie, on entrait par la porte d’honneur à laquelle menait un escalier gardé par deux tigres en pierre ; c’est l’animal national qu’on représente sur les principaux édifices et dont la peau orne l’intérieur des pagodes sacrées.
On pénètre d’abord dans une vaste cour dallée, sans arbres, puis après avoir traversé deux autres cours plus petites, séparées l’une de l’autre par des portiques, on arrive à la salle du trône, dans laquelle se tenaient les audiences solennelles, les réceptions des ministres étrangers et de l’envoyé du suzerain chinois. On y accède par un escalier de sept à huit marches, décoré de lanternes en fer forgé, de brûle-parfums en bronze massif ; le toit s’avance à l’extérieur et les poutres sont sculptées assez finement et peintes de couleurs variées.
La salle d’audience est carrée, haute de 5 mètres environ, soutenue par des piliers massifs en bois, peinte en rouge, jaune, vert ; le plafond est décoré d’un gigantesque dragon doré, dont le dard acéré semble menacer un ennemi invisible ; des figures contournées, représentant des monstres chinois, sont peintes sur les murailles ; en somme, l’ensemble produit un certain effet.
Enfin, dans le fond, un escalier de quelques marches conduit à un dais rouge sous lequel était dressé le trône de l’empereur ; il y montait par un autre escalier dérobé, dissimulé derrière une tenture. Il paraît que jadis les réceptions étaient assez solennelles quand les grands dignitaires, avec leur costume pittoresque, remplissaient cette salle, à une époque où les ressources du budget permettaient à l’empereur et à sa noblesse de faire figure et d’étaler un certain luxe.
De la salle du trône on entre par un passage dallé dans les appartements privés, disposés en petites chambres à la mode japonaise, le plancher légèrement surélevé et couvert de nattes, les carreaux en papier ; les meubles ont été enlevés depuis l’évacuation, et on n’y remarque, à l’heure actuelle, qu’une simplicité peut-être recherchée et facilement obtenue. La petite salle, dans laquelle se tenaient les audiences privées, est ornée d’un dais peu luxueux, destiné à l’empereur ; le dôme est décoré de deux colombes dorées qui se becquètent tendrement.
Nous passons près des maisons habitées autrefois par les femmes du harem, les eunuques et les familiers du palais : elles sont situées dans les allées latérales et ne présentent rien de caractéristique. On arrive à une pièce d’eau d’une certaine étendue au milieu de laquelle a été bâtie la salle des fêtes à double étage, à vérandah extérieure, qui servait en été pour les grands divertissements nautiques ; elle est vaste, spacieuse, composée de pièces avec des boiseries sculptées, peintes de différentes couleurs. Elle est aujourd’hui déserte ; les oiseaux y nichent ; l’eau dormante du lac se couvre de nénuphars et sera bientôt un marais : les ponts suspendus craquent de toutes parts ; l’abandon, le manque d’entretien laisseront s’évanouir les derniers vestiges d’une ancienne splendeur.
Plus loin, un kiosque élégant, à forme élancée, entouré d’eau. Enfin nous découvrons, perdue dans les arbres, une demeure modeste qui semble destinée à une servante du harem ; les fenêtres sont hermétiquement closes. C’est là, que dans la nuit tragique du 7 octobre 1896, s’était réfugiée l’impératrice de Corée. Peu confiante dans le loyalisme de ses gardes, elle allait cacher sous un toit inconnu sa misère « dorée » toujours en péril ; elle dépouillait le soir les attributs extérieurs de sa souveraineté et, dissimulée sous un humble costume, empruntait chaque jour à une de ses femmes une couche plus sûre que la couche impériale.
Les Japonais étaient renseignés par des espions sur les déménagements fréquents de leur grande ennemie ; les soldats du mikado profitèrent d’une nuit obscure pour forcer les portes du palais et se diriger sans hésitation vers la maison qui leur avait été désignée. L’impératrice fut assassinée et, pour faire disparaître tout souvenir matériel de ce crime politique, son corps enduit de pétrole fut brûlé ; une maison voisine porte encore les traces de l’incendie. L’empereur, après avoir été fait prisonnier, put s’échapper et se réfugier à la légation de Russie d’où il dirigea pendant quelque temps les affaires publiques.
Tous ces événements jetèrent l’émotion, non seulement dans la population autochtone, mais aussi dans les différentes colonies étrangères. Il semblait que c’était la fin de la Corée et de son indépendance, et sa mise en tutelle sous le joug moscovite ou japonais. Le développement économique paraissait aussi devoir être retardé ou monopolisé par l’une ou l’autre de ces puissances, et beaucoup d’appétits financiers craignaient de ne pouvoir se satisfaire aussi aisément que dans le passé. Le contraire se produisit, cette révolution de palais fut suivie d’une révolution économique des plus importantes.
De ces bouleversements politiques date une nouvelle ère, marquée par l’exploitation plus sérieuse des richesses minières et agricoles du pays, par le développement des moyens de communication, par la création d’institutions de crédit et de différentes industries et, enfin, par la civilisation progressive des habitants.
S. M. Li-Hsi est un esprit suffisamment éclairé pour ne pas s’effrayer des innovations étrangères, des idées de progrès tel que nous l’entendons ; il ne craint pas, comme son ancien suzerain, les transformations matérielles, les créations de chemins de fer, les ouvertures de ports trop longtemps fermés et n’immobilise pas sa pensée dans l’admiration des choses passées.
Or la France paraît éminemment désignée pour remplir à l’égard de ce pays un rôle bienfaisant ; ses visées ambitieuses ne s’étendent pas au nord de l’Asie et ne dépassent pas le sud de la Chine, sur les frontières du Tonkin ; c’est peut-être la seule puissance de l’Occident de la part de laquelle il n’y ait pas lieu de craindre une menace, une tentative d’annexion ou de protectorat.
L’Allemagne est bien connue pour ses appétits de jeune puissance coloniale ; la guerre du Transvaal a confirmé la réputation de l’Angleterre ; l’occupation récente de la Mandchourie a rapproché la Russie de la Corée et, par suite, multiplié les chances de conflit ; enfin l’ambition du Japon était telle, qu’il fallait l’intervention de trois puissances en 1896 pour la restreindre dans les limites raisonnables. Ainsi, la France ne peut être soupçonnée d’aucune arrière-pensée dans ses efforts pour civiliser la Corée : elle y pratiquera la politique des mains nettes, et son influence ne s’y développera pas aux dépens de celle de l’empereur Li-Hsi. D’autre part, sa culture intellectuelle supérieure lui permet de jouer ce rôle d’éducatrice désintéressée ; elle n’est au-dessous d’aucune autre nation dans les arts, l’industrie et l’habileté à mettre en exploitation les richesses d’un pays. On comprend que toutes ces raisons, d’ordre moral et politique, aient frappé l’esprit de l’empereur et l’aient engagé à s’adresser à notre Gouvernement pour lui demander son aide et son concours.
Aussi, secondant à ce point de vue les idées personnelles de l’empereur, notre chargé d’affaires est-il parvenu à établir notre influence sur des bases assez sérieuses et à développer nos intérêts non seulement moraux, mais aussi économiques.
Il faut féliciter notre Gouvernement d’avoir laissé à Séoul le même représentant depuis de nombreuses années ; M. de P… a gagné en Corée ses principaux grades dans la carrière diplomatique et consulaire, — consul, consul général, chargé d’affaires, ministre plénipotentiaire ; — une telle suite dans les idées a produits d’heureux résultats ; l’autorité de notre ministre est grande et lui a permis d’obtenir des succès marqués. On me permettra donc d’insister sur ce sujet ; mes lecteurs seront étonnés d’apprendre qu’à Séoul, dans cette presqu’île reculée, située à l’extrémité du monde, la colonie française occupe une place brillante, peut-être jalousée. J’ai déjà parlé de l’école française qui instruit de jeunes Coréens aimant notre pays.
Lorsqu’il fut question, il y a deux ans, de faire entrer la Corée dans l’Union postale universelle, il fallut non seulement réorganiser, mais créer le service des Postes et des Télégraphes qui se faisait par l’intermédiaire du Japon. Le Gouvernement coréen s’adressa à la France, afin d’obtenir un agent qui prendrait le titre de conseiller postal. Celui-ci fut envoyé par son ministère, et, malgré certaines compétitions locales, il a réussi à installer son service d’une façon aussi parfaite qu’en Europe. Peu à peu, les bureaux de poste se multiplient dans la presqu’île ; les lignes de télégraphe étendent leurs fils dans toutes les directions ; les Coréens, parlant français, sont choisis de préférence comme employés, et les philatélistes ont la joie de pouvoir ajouter un timbre de plus à leur collection. N’était la concurrence japonaise, la situation financière du ministère des Postes et Télégraphes serait brillante, et des améliorations dans le service pourraient être plus rapidement apportées ; mais la Corée n’a pas reconquis assez d’indépendance pour faire disparaître ce rouage administratif étranger.
On peut juger le degré de civilisation d’un pays d’après la façon dont on y rend la justice et d’après les pénalités qui sont infligées aux coupables. Quand le Japon voulut supprimer les juridictions consulaires desquelles dépendaient les étrangers, suivant leur nationalité, il dut réformer son Code et l’adapter aux idées occidentales ; il fit appel à la magistrature française et reçut les conseils de quelques-uns de nos professeurs de Facultés de droit. De même, l’empereur de Corée a choisi, comme conseiller judiciaire, l’ancien président de tribunal d’une de nos grandes colonies. La tâche de notre compatriote sera ardue, s’il est chargé de modifier des abus séculaires, de changer les procédés sommaires de la justice orientale et de faire entrer dans l’esprit des juges coréens les idées d’équité et d’impartialité. Jusqu’ici le bon droit dépendait de la richesse ou de la position des plaideurs, et une affaire, dans laquelle un eunuque se trouvait mêlé, était infailliblement perdue par l’adversaire. Notre compatriote fera donc œuvre utile et bienfaisante s’il réussit dans sa mission, malgré les obstacles intéressés qu’il est sûr de rencontrer. En tout cas, c’est un hommage que l’empereur a rendu à la France en lui demandant un conseiller judiciaire.
Les pays, tels que la Belgique, la Suisse, protégés par une neutralité reconnue de tous, ne se sentent pas suffisamment rassurés par l’appui que leur prêteraient les puissances voisines en cas de guerre. Ces nations estiment que, malgré leur population peu nombreuse, elles peuvent mettre en ligne une armée de quelque importance et que leurs contingents militaires sont la meilleure sauvegarde de leur indépendance. La Corée, avec ses dix ou quinze millions d’habitants, doit obéir aux mêmes préoccupations et convaincre ses deux voisins que la victoire dépendra, peut-être, des bataillons qu’elle prêtera à l’un ou à l’autre des combattants. Li-Hsi est entré de bonne heure dans ces vues et, voulant réorganiser son armée, il avait demandé des instructeurs russes, ce que le Japon représentait comme une violation de la convention de Moscou. Deux officiers français, un capitaine d’artillerie et un contrôleur d’armes, viennent d’arriver pour créer un arsenal et différents établissements militaires. Avant l’expédition de Chine, des pourparlers étaient engagés et sur le point d’aboutir pour envoyer une mission plus complète, mais on espère que ce retard ne sera que momentané, et qu’un jour viendra où l’armée coréenne, désireuse de s’instruire depuis longtemps, retrouvera, sous la direction de nos officiers, ses qualités d’autrefois et ne le cèdera à aucune autre en Extrême-Orient. Elle est, pour l’instant, armée de fusils Gras, et ses officiers reçoivent leur instruction à l’École militaire commandée par le général Yi.
Avec un peu de finesse diplomatique, il était facile de faire nommer, à la cour de Séoul, un médecin français qui aurait rendu de grands services, non seulement dans la colonie européenne, mais aussi dans la population coréenne de toutes conditions. L’occasion a été manquée, et la place vient d’être enlevée, il y a quelques mois, par un médecin allemand.
Il paraît que les richesses minières sont considérables ; les Américains exploitent une concession de mines d’or qui donne des bénéfices énormes, et l’on a signalé, dans le nord de la péninsule, des mines de charbon. Le charbon coréen est assez bon, bien qu’il brûle un peu vite, et doit développer, comme le japonais, quatre à cinq mille calories par kilogramme ; c’est le seul dont on se serve en Corée.
Le poste d’inspecteur des mines de l’Empire a été confié à un ancien fonctionnaire d’Indo-Chine qui joint à une grande expérience des affaires une amabilité peu commune. Il s’est acquis la confiance impériale et s’efforcera de développer les intérêts français ; les ingénieurs de l’École centrale, désireux d’employer leur activité et leur science au dehors, peuvent s’adresser à lui pour obtenir des renseignements complets.
Les voies et communications laissaient fort à désirer, mais elles ne tarderont pas à être améliorées. Un chemin de fer, construit par les Américains et racheté par les Japonais, relie Tchemoulpo à Séoul, et un tramway électrique circule dans les rues de la capitale ; les Russes ont le projet d’établir une ligne du côté de Masampo, et une Société française avait la concession d’un chemin de fer entre Séoul et la frontière septentrionale. Il paraît que cette dernière concession aurait été abandonnée et que le Gouvernement coréen la reprendrait pour son propre compte ; néanmoins les études sont faites en ce moment par une mission d’ingénieurs français ; bientôt les travaux de construction seront commencés, l’exploitation sera confiée à nos compatriotes, et tout le matériel doit être acheté en France.
Enfin, nos intérêts économiques se sont développés dans cette dernière année, parallèlement à notre influence morale.
J’ai rencontré, à Nagasaki, un ingénieur français, M. Cazalis, envoyé par un syndicat puissant pour examiner s’il y avait quelque entreprise à créer dans le pays. Arrivé avec des capitaux importants, M. Cazalis s’aperçut vite que pour obtenir des avantages matériels, des concessions, des exploitations minières, il fallait non demander de l’argent à l’empereur de Corée, mais lui en prêter en exigeant des gages. Notre compatriote obtint ainsi rapidement le droit de créer une banque d’État, de frapper la monnaie du pays et surtout d’exploiter une mine d’or destinée à donner des bénéfices importants. Le Gouvernement japonais s’émut de notre initiative industrielle et, appuyé par l’Angleterre, voulut agir par menaces sur les différents ministres coréens. Pendant près d’un mois, les pourparlers engagés furent soumis à des alternatives d’échec et de réussite ; les journaux d’Extrême-Orient avaient leurs colonnes remplies par les péripéties de cet incident diplomatique et personne ne pouvait préjuger l’issue des événements.
Enfin, lors de mon dernier passage à Hong-kong, j’ai pu rencontrer M. Cazalis qui m’apprit que tout s’était terminé au gré de ses désirs, et qu’avec l’appui du chargé d’affaires de France, ses différentes combinaisons financières et industrielles avaient été adoptées ; il venait en France pour rétablir sa santé et faire entrer ses projets dans une voie d’exécution.
Nous avons donc pu nous convaincre, dans l’audience à laquelle nous assistâmes, que la qualité de Français était hautement appréciée par l’empereur et par ceux qui gouvernent en son nom. Nous fûmes reçus, à sept heures du soir, car, ainsi que je l’ai déjà rappelé, l’empereur ne dort plus que le jour et reste éveillé la nuit, forçant les ministres et les familiers du palais à s’occuper des affaires publiques à partir de six heures du soir. De plus, un conseiller d’état européen doit coucher, chaque nuit, au palais dans une chambre spéciale, afin d’inspirer plus de confiance à l’empereur.
Le rendez-vous était fixé à la Légation de France d’où nous sommes partis, les uns en chaise à porteurs, les autres en pousse-pousse ou rickshaw ; l’interprète de la Légation nous accompagnait, et quelques Coréens, au brassard tricolore, nous précédaient avec des torches de résine. Nous formions un cortège assez brillant qui pouvait en imposer à la population coréenne et lui inspirer l’envie de contempler les traits de cet empereur invisible pour son peuple, protégé par une étiquette rigoureuse contre la curiosité de ses sujets, confiné comme une idole puissante et révérée dans un palais inabordable au commun des mortels. En effet, l’empereur ne sort qu’une fois par an et, malgré la pompe extérieure et la splendeur de sa suite, il ne se montre pas, il reste caché dans sa chaise à porteurs ; craintifs, les Coréens se collent la face au mur et n’osent risquer un coup d’œil du côté de la chaise impériale.
Les abords du palais sont rigoureusement surveillés par des soldats placés en sentinelles tous les 100 mètres, et chargés de garder non seulement les issues et les portes d’entrée, mais aussi les murailles. Nous arrivons bientôt à la cour d’honneur, dont les arbres sont garnis de lanternes et dans laquelle des soldats en uniforme de gala, — képi, pantalon et sabre européens, — tiennent des flambeaux sur chaque marche de l’escalier qui mène aux appartements de réception. Le décor est assez pittoresque ; ces illuminations tranchent d’une façon originale sur l’obscurité des quartiers voisins, mais le silence de chacun est à noter comme si l’on entrait dans une maison mortuaire ou si l’on approchait d’une divinité recluse dans son sanctuaire.
Nous sommes reçus dans la partie du palais réservée aux Européens. Il eût été plus couleur locale d’être accueillis dans des appartements meublés à la mode coréenne, mais l’empereur estime que la politesse des cours lui impose l’obligation de se plier à nos exigences et à nos habitudes.
Dans le salon de réception, le ministre du Palais, accompagné des ministres des Affaires étrangères et des Postes et Télégraphes, nous souhaite la bienvenue et, s’inclinant légèrement, serre la main de chacun à la façon européenne. C’est un homme jeune, de taille plutôt petite, la figure fine et imberbe, la peau foncée et les yeux pétillants de malice ; ses manières sont affables, aisées ; son esprit est suffisamment cultivé pour s’intéresser aux choses extérieures et pour des questions qui montrent son désir de se documenter et de s’instruire davantage.
Autrefois, chaque ministre ou haut fonctionnaire coréen ne se montrait en public que soutenu, presque porté par deux serviteurs ; il était de bon ton pour lui de paraître accablé sous le « poids » des affaires publiques et de prouver ainsi que les fatigues de sa charge usaient ses forces et que toute son activité était consacrée au bien de l’État.
Le ministre des Postes et Télégraphes semble le plus intelligent ; il a, d’ailleurs, représenté son pays à Washington et parle couramment l’anglais ; il a profité de ses voyages à l’étranger et peut être un conseiller précieux pour S. M. Li-Hsi ; il apprend le français qu’il commence à balbutier, les autres ministres ne parlant que coréen. Ils sont vêtus d’une robe de soie bleue, légèrement serrée à la taille, sont chaussés de bas ouatés dans de fines sandales, ont le chapeau à ailettes des fonctionnaires coréens et portent autour de la poitrine une ceinture en maroquin rouge, garnie de pierreries indiquant le grade et la fonction de chacun.
Cette partie du palais est assez élégamment meublée ; ce serait en Europe la demeure d’un propriétaire ayant cinquante mille francs de rente ; les tentures et les rideaux semblent d’un certain prix, les tapis moelleux, les tableaux attachés aux murs et les panneaux décoratifs ont été choisis avec goût, un calorifère chauffe les différentes pièces, et l’éclairage est fait au pétrole en attendant l’électricité qui ne saurait tarder.
Enfin, l’interprète vient nous avertir que l’heure de l’audience est arrivée, et nous entrons dans une salle carrée, au plafond très élevé, avec des tentures d’un prix modeste ; au milieu, se trouve une table recouverte d’un tapis grenat à franges dorées, derrière laquelle est assis l’empereur, ayant à ses côtés le prince héritier et le chef des eunuques. Nous sommes en présence d’un homme qui possède une souveraineté absolue, dispose de la vie et des biens de quinze millions de ses sujets et n’obéit qu’à son bon plaisir dans sa politique intérieure ; néanmoins, il n’est pas sûr de la fidélité du serviteur le plus humble qui l’approche ; il fait goûter les plats qu’on lui sert et n’ose dormir que le jour de crainte que les ténèbres de la nuit n’ajoutent un danger de plus à ceux qu’il court à tout instant et qu’il n’est pas certain de toujours éviter.
Après les présentations faites par le ministre de France, l’empereur nous remercie chacun de notre visite, nous demande si nous avons fait bon voyage et si nous comptons rester longtemps en Corée. Le prince héritier pose mot pour mot les mêmes questions.
S. M. Li-Hsi est un homme de cinquante-cinq ans environ, de taille moyenne, commençant à grisonner ; sa figure largement épanouie est éclairée par un sourire continuel, signe d’une grande bonté, mais aussi d’une faiblesse extrême. Depuis qu’il a proclamé son indépendance, il s’est arrogé le droit de revêtir la robe jaune jadis réservée à son ancien suzerain, le fils du Ciel ; il est donc vêtu d’une robe de soie jaune brochée, porte sur le côté gauche de la poitrine la plaque de Grand-Croix de l’ordre de Corée et, sur le devant, un plastron représentant un quadrupède en filigrane doré ; ses épaules sont ornées de broderies, ses mains nues ; il est coiffé du chapeau à ailettes, fait en fine trame de fibre végétale,
Le prince héritier est un jeune homme de trente ans environ, ses yeux peu vifs, sa figure imberbe et grassouillette, ses mains potelées, sa tendance marquée à une obésité précoce, n’indiquent pas une santé robuste ni une grande activité physique : mari de plusieurs femmes, il n’a pas encore d’enfants. C’est le fils de Li-Hsi et d’une concubine ; aussi, sa situation officielle est-elle assez précaire et son avènement au trône ne se fera-t-il pas sans obstacles ; les Japonais tiennent en réserve, à Yokohama, un autre prince héritier qui s’est déclaré leur partisan et qu’ils se proposent de soutenir au moment opportun.
Il est vêtu d’une robe de soie rouge, porte aussi le chapeau à ailettes et la décoration coréenne ; il semble s’intéresser à notre audience dans laquelle il ne joue qu’un rôle peu important, en posant des questions insignifiantes qui lui sont soufflées par le chef des eunuques. Il est peu probable qu’il songe un jour à secouer l’influence de cette caste puissante et redoutée, et dont le rôle politique fut de tout temps néfaste en Corée comme en Chine.
Ce chef des eunuques, qui assiste impassible, silencieux, mais attentif, à cette audience, est de taille assez élevée, et paraît âgé d’une cinquantaine d’années ; ses yeux morts, aux paupières gonflées, sa mine résignée, sa figure veule, son air de tristesse et de lassitude dénotent bien sa déchéance physiologique ; il a la tête baissée et les mains cachées dans ses longues manches et croisées sur la poitrine ; sa robe de couleur bleue, faite d’un tissu sans élégance, ne porte aucun insigne ; elle est terne comme l’individu.
L’entretien avec l’empereur dura environ vingt minutes, il nous interrogea sur les événements de Chine, voulut savoir quels étaient les effectifs militaires des différentes armées coalisées, le nombre de généraux de chaque nation, la composition des escadres, le point de la côte où nous passions l’hiver et la température que nous avions ; il s’informa si les Boxers continuaient la résistance et si la Cour chinoise pensait revenir bientôt à Pékin.
On sent que l’empereur est au courant des affaires extérieures des pays étrangers ; il est entouré de conseillers qui le renseignent, et son esprit, naturellement curieux, ne s’immobilise pas dans l’étude des affaires purement coréennes ; il semble aussi animé d’une grande bienveillance pour les Européens.
Enfin, il nous souhaite à chacun bon voyage, un prompt retour dans notre patrie et termine en félicitant l’armée française d’avoir été la moins ardente au pillage et d’avoir fait preuve d’une certaine douceur à l’égard de la population chinoise.
Nous quittons la salle d’audience et, avant le dîner, un verre de vermouth nous est offert dans une chambre voisine. Assistaient au dîner de gala, en dehors des Français venus de Chine, l’inspecteur général des mines coréennes et le directeur de l’école française ; le ministre du Palais présidait, accompagné des ministres des Affaires étrangères et des Postes et Télégraphes et d’un interprète.
La salle à manger, élégante, bien chauffée par un calorifère, renferme les meubles européens qu’on est habitué à y rencontrer ; la table est luxueusement servie comme vaisselle, verrerie, lingerie, fleurs et fruits. Nous ferons un repas royal : la chère est exquise, les vins abondants et généreux.
Depuis quelques années, la maison impériale est sous la direction d’une Alsacienne qui y fait les affaires de l’empereur et les siennes ; autrefois, ce dîner lui aurait été compté cinq cents francs par tête, il ne lui revient plus maintenant qu’à cent francs environ. Le service était fait d’une façon discrète, silencieuse, par des serviteurs coréens en costume du pays.
Détail amusant : l’empereur, caché derrière une tenture, pendant le dîner, resta invisible, mais se rendit compte des différents incidents de la soirée et demanda à plusieurs reprises quelle était l’impression des étrangers venus le saluer.
Je crois inutile de dire que les Coréens, présents au dîner, étaient au courant de toutes les habitudes occidentales et qu’ils ne commirent aucune fautes ni d’étiquettes ni de savoir-vivre.
Après le dîner, nous assistâmes à la partie récréative de la soirée, dans la salle à manger transformée en salle de concert. Les sons de la musique se font entendre dans le vestibule où une trentaine d’exécutants, assis à terre, jouent de la mandoline, de la guitare et d’autres instruments à corde, ainsi que du tambour et du tambourin. Il faut être né en Corée ou en Chine pour apprécier les orchestres d’Extrême-Orient ; leur musique est réellement assourdissante, dépourvue de toute règle mélodique, alternativement criarde et monotone.
Apparaissent d’abord deux hommes costumés assez richement en lion et tigre qui se mettent à caracoler et à danser aux sons de la musique, s’éloignant, se frottant le museau et poussant des cris inarticulés ; ils finissent par disparaître.
Viennent ensuite une dizaine de danseuses, vêtues de couleurs étincelantes, mordorées, avec le chapeau et la toque enguirlandés de fleurs, chaussées de fines sandales qui montrent leurs petits pieds dans un bas blanc bien tiré ; leurs mains sont menues, les doigts fuselés. Elles sont jeunes, de taille variée, très maquillées, mais graciles, sveltes et de figure plutôt agréable ; des pendeloques leur ornent le cou, le front, et des ornements en filigrane sont disposés sur leurs vêtements. Elles répondent aux noms poétiques de Mlles « Bouquet », « Rose », « Iris », « Chrysanthème », « Cerise », « Prune » : leurs lèvres sont peintes comme celles de nos actrices ; elles appartiennent au demi-monde coréen et, bien qu’en puissance de mari, ne se piquent pas d’une vertu à toute épreuve.
Elles entrent deux par deux sur un rythme musical et commencent à danser le pas des fleurs ; elles font des rondes autour de l’une d’elles, exécutent différentes figures et se couronnent alternativement de bouquets fleuris.
Un paravent est placé dans la salle et sépare deux danseuses cachées l’une à l’autre ; à son extrémité supérieure est percé un trou de dimension restreinte. Chaque danseuse, ayant une fleur à la main, s’approche du paravent aux sons de la musique et doit lancer à travers l’orifice cette fleur qui est recueillie par sa compagne de l’autre côté. Si elle manque l’ouverture et rattrape la fleur avant qu’elle ne touche le sol, elle peut recommencer jusqu’à ce qu’elle réussisse, elle reçoit alors pour son adresse une fleur qui lui est piquée dans la chevelure, mais qu’elle s’empresse de retirer pour l’offrir à l’un ou l’autre des assistants. Elle est mise au contraire en pénitence si la fleur tombe par terre. Ce spectacle est gracieux, coquet, et de bon goût.
Elles représentent ensuite une scène de ménage, un mari vient chercher sa femme, qui joue avec ses compagnes, et lui enlève sa mule pour l’empêcher de danser ; mais les agaceries de son épouse lui font oublier ses mauvaises dispositions et l’époux réconcilié remet lui-même la pantoufle à sa femme ; toute la troupe de danseuses disparaît ensuite, laissant le mari penaud et solitaire ; ce jeu est entremêlé de chants, chaînes de danse, entrechats.
La soirée fut terminée par les danses et les chants des soldats du régiment de Pin-yang. Ils doivent à leur vaillante conduite pendant la guerre sino-japonaise d’avoir conservé le privilège d’être habillés à la coréenne, — chapeau national, vêtement ample, blanc, — au lieu de porter le képi, le pantalon, la veste et les souliers européens. C’est aussi dans ce régiment que se maintiennent certaines traditions musicales auxquelles il doit l’honneur d’être invité à la Cour lors des grandes solennités.
Un groupe de huit à dix soldats apparaît : ils forment un cercle, et l’un d’eux chante une chanson guerrière, dont le refrain est repris en chœur ; l’air est assez entraînant, grâce au cliquetis des baguettes qui jouent un galop infernal sur un tambourin ; quelques-uns dansent, font des cabrioles assez risibles et représentent des scènes, non seulement burlesques, mais aussi licencieuses.
À minuit, nous prenions congé des ministres et rentrions à la mission après avoir rencontré, dans la rue, la surintendante du palais, que deux soldats coréens accompagnaient chez elle pour l’empêcher d’être dévalisée de l’argenterie impériale qu’elle emportait après le dîner de gala.
J’ai conservé un vif souvenir de cette intéressante réception à la cour de Corée. Bien qu’elle se modernise et n’hésite pas à prendre des habitudes nouvelles diamétralement opposées à celles d’autrefois, elle n’en conserve pas moins un cachet bien distinctif, une allure orientale, qui ne disparaîtront pas de sitôt. La Corée est envahie par des hommes entreprenants qui veulent la faire sortir de sa routine et secouer sa somnolence séculaire. Elle me fait un peu l’effet de l’Égypte, vers la moitié du siècle dernier, alors que négociants, ingénieurs, industriels, fonctionnaires étrangers, banquiers, hommes d’affaires, etc. changèrent la physionomie de l’ancien royaume des Pharaons, et, toutes proportions gardées, l’empereur Li-Hsi voudrait être le « Méhémet-Ali » de son empire.
Nous quittions Séoul, le lendemain de cette soirée ; le ministre du Palais, accompagné du général Yi, commandant l’École militaire, et d’un colonel de l’armée coréenne, venait, avant notre départ de Tchemoulpo, nous rendre visite à bord du Friant.
Notre tournée sur les côtes de Corée se termina par la visite de Fou-san, port situé sur la côte sud-est, en face du Japon, et ouvert au commerce étranger depuis quelques années.
Quand on arrive dans la grande baie, au fond de laquelle est situé Fou-san, on hésite à se croire encore en Corée, tellement les Japonais ont établi solidement leur influence dans ce point stratégique d’où une puissance étrangère pourrait menacer leur indépendance. Leur souveraineté est absolue dans la concession qui leur a été jadis accordée ; ils étendent sans cesse leur territoire et en éloignent jalousement les étrangers à qui ils refusent le droit de posséder la plus mince parcelle de terrain. L’arrivée d’un bateau de guerre européen provoque leur susceptibilité d’une façon exagérée, et je me rappelle encore, lors de mon débarquement, avoir été suivi par un policier japonais, qui chercha à entrer en conversation avec moi, me posa quelques questions indiscrètes sur le but de notre voyage, se livra à des considérations diplomatiques sur la Russie et le Japon et s’empressa, — comme je l’avais deviné, — d’aller rapporter mes réponses au gouverneur.
La population japonaise s’élève à quinze cents habitants qui font le commerce de détail, achètent du riz, des haricots, des peaux de bœufs, de la poudre d’or et importent des cotonnades, des allumettes, de la bière, du charbon et des soieries.
Mais le Gouvernement du Mikado considère plutôt Fou-san comme une porte d’entrée en Corée et non comme un centre commercial, Des ingénieurs japonais ont obtenu une concession de chemin de fer pour relier Fou-san à Séoul et, jusqu’ici, il ne leur a manqué que les capitaux pour mettre leurs projets à exécution.
La concession chinoise sépare les Japonais des Coréens établis dans une ancienne ville murée, aux remparts délabrés, aux masures misérables. Le Coréen du Sud est aussi paresseux que celui de l’Ouest ou du Centre ; il laisse incultes des terres qui paraissent fertiles, se contente de peu et trouve à satisfaire ses modestes besoins en s’employant comme humble serviteur chez les résidants japonais. Mais, peu à peu, il se sent débordé par les envahisseurs venant du pays du Soleil levant et son patriotisme n’est pas assez vif pour résister à cette infiltration étrangère ; les intérêts de la masse populaire ne sont pas suffisamment ménagés par l’oligarchie au pouvoir pour qu’elle fasse bloc, au jour du danger, contre l’ennemi qui menace sa liberté et, dans un délai plus ou moins bref, viendra imposer sa domination par la supériorité des armes.
Ce serait regrettable pour les intérêts français si ces éventualités se réalisaient : notre influence ne peut se développer qu’à la condition que la Corée reste en dehors des complications diplomatiques, conserve son indépendance à l’abri du pavillon à la virgule bleue et rouge et ne subisse le protectorat égoïste et intéressé d’aucune puissance extérieure.
- ↑ Suite. Voyez page 133.