Un voyageur des pays d’en-haut/Chapitre III

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Beauchemin & fils (p. 47-66).

CHAPITRE III


Arrivée à la Rivière-Rouge. — Le lac Winnipeg. — Le fort Douglas. — Un mot sur l’origine des compagnies de traite.


Après une marche de cinquante jours, la brigade arriva au lac Winnipeg, où elle s’arrêta environ une semaine. Il n’y avait pas de fort à cet endroit ; c’était seulement un poste où les canots du nord et ceux du lac Supérieur se rencontraient chaque année. De là on expédiait vers les différents postes de l’intérieur les paquets de marchandises apportés de Montréal, et les canots qui retournaient au lac Supérieur rapportaient les charges de fourrures que les embarcations d’Athabaska et de l’Île-à-la-Crosse avaient descendues au lac Winnipeg. C’était aussi de ce poste que les voyageurs prenaient différentes directions ; mais avant de se séparer, ils prenaient une semaine de repos pour fêter ensemble. La compagnie, en cette circonstance, distribuait une petite ration de rhum et des vivres plus abondants ; on échangeait le blé-d’Inde pour le pémikan, nourriture un peu plus substantielle, mais peu agréable au goût.[1]

Les novices avaient encore besoin de quelques semaines d’épreuve pour se faire au nouveau régime. L’unique nourriture dans le Nord, durant les voyages, était le pémikan, auquel, le plus souvent, on donnait le nom de toro.

Quand les chargements furent échangés, chacun se mit en route pour le poste qui lui était assigné. Collin Robertson confia à un nommé Clark, commis pour la compagnie de la baie d’Hudson, le soin de conduire l’expédition au lac Athabaska et à la rivière la Paix, tandis que lui-même, accompagné de quelques hommes, au nombre desquels se trouvait Charbonneau, remonta la rivière Rouge jusqu’au fort Douglas, lieu de sa résidence.

Ce fort, qu’on appelait plus communément fort de la Colonie, était bâti sur la rive gauche de la rivière Rouge, à un mille environ plus bas que l’embouchure de l’Assiniboine. Il était entouré d’une forte palissade de pieux et flanqué de tourelles en bois. En 1814, lord Selkirk y avait envoyé des armes et quelques pièces de canon pour protéger la colonie sans cesse menacée de destruction par la compagnie du Nord-Ouest. Pour des raisons que nous verrons plus loin, celle-ci avait maintes fois cherché à indisposer les sauvages contre les colons de lord Selkirk, établis depuis 1812 sur les bords de la rivière Rouge ; heureusement elle n’avait pas réussi dans ce dessein, et les sauvages, loin de se montrer hostiles aux nouveaux habitants établis sur leurs terres, ne leur témoignèrent que de bons sentiments.

Au moment où Charbonneau arriva au fort Douglas, en 1815, les colons venaient d’être dispersés par les employés de la compagnie du Nord-Ouest ; une soixantaine d’entre eux s’étaient réfugiés à l’extrémité nord du lac Winnipeg ; les autres avaient accepté l’offre qui leur fut faite, d’être transportés gratuitement, en canots, jusqu’à Montréal. Lord Selkirk, qui revenait d’Europe, apprit cette nouvelle en débarquant à New-York, à l’automne de 1815. Son premier soin avait été d’envoyer à la Rivière-Rouge, Collin Robertson, commis dévoué aux intérêts de la compagnie de la baie d’Hudson, avec l’ordre de faire l’impossible pour réparer un tel désastre. Telle était la mission confiée à Robertson au fort Douglas. Mais avant de continuer ce récit, il est bon de faire connaître au lecteur ce qu’étaient les compagnies de traite, quelle fut leur origine, et quelles furent les causes de la guerre acharnée qu’elles se firent l’une à l’autre, jusqu’à l’année 1821, époque où elles se fusionnèrent pour ne plus former qu’une seule compagnie, qui existe depuis lors sous le nom de compagnie de la baie d’Hudson. Pour cela, laissons J. B. Charbonneau sur la grève, ou dans le fort Douglas, et remontons quelques années en arrière.

La compagnie de la baie d’Hudson fut fondée en l’année 1670, par le prince de Rupert, cousin de Charles II, roi d’Angleterre. Dans le principe elle se composa de dix-huit membres, presque tous choisis parmi les lords anglais.[2]

Elle obtint du roi une charte qui lui conférait le droit exclusif de la traite des fourrures sur toutes les terres dont les eaux se jettent dans la baie d’Hudson. Immédiatement après l’octroi de cette charte, la compagnie fit bâtir des forts sur le littoral de la baie, et, dès l’année 1686, elle en avait déjà cinq où les sauvages du Nord et de l’Ouest venaient apporter leurs pelleteries. À cette époque, elle fut troublée dans la possession de ses forts par une compagnie canadienne qui s’était formée à Québec, en l’année 1681, sous le nom de compagnie du Nord. Celle-ci envoya une expédition militaire pour s’emparer de tout ce que possédait la compagnie anglaise à la baie. Cette guerre, commencée entre des traiteurs, se continua, pour des raisons politiques, entre les couronnes de France et d’Angleterre. Les forts furent pris et repris plusieurs fois, jusqu’à l’année 1697, où la France demeura maîtresse des bords de la baie d’Hudson. Pendant seize ans elle fut seule à exploiter les richesses de ces contrées ; mais par le honteux traité d’Utrecht, en 1713, la France renonça à ses prétentions sur la baie d’Hudson, et la compagnie des traiteurs anglais rentra de nouveau en possession de ses forts. Durant ces années de guerre, le commerce des pelleteries, qui avait beaucoup souffert, redevint prospère et florissant pour la compagnie de la baie d’Hudson, malgré la concurrence que ne cessèrent jamais de lui faire les Français, du côté du lac Supérieur. On voit, en effet, que dès 1684, les traiteurs canadiens et français faisaient tout leur possible pour détourner les sauvages d’aller porter leurs pelleteries à la baie d’Hudson.

Duluth écrivait à M. de La Barre, en septembre 1684 : « J’ai fait tous les présents nécessaires pour empêcher les sauvages d’aller porter leur castor chez les Anglais.

« Ces sauvages ont beaucoup de confiance en moi, et c’est ce qui me fait espérer qu’avant deux ans il ne descendra pas un sauvage chez les Anglais de la baie d’Hudson. Ils me l’ont tous promis, et s’y sont engagés par les présents que je leur ai fait faire. Tous ceux qui composent les nations à l’ouest de la mer du Nord m’ont promis d’être au printemps prochain au fort que j’ai fait bâtir à la rivière à la Manne, dans le fond du lac Alemipigon. Enfin, Monsieur, je veux perdre la vie si je n’empêche pas absolument les sauvages de descendre chez les Anglais. »

Les Français cependant ne réussirent à attirer vers eux que les tribus au sud et au sud-ouest de la baie ; les autres continuèrent à porter leurs pelleteries aux Anglais. Ceux-ci avaient recours aux menaces pour empêcher les sauvages d’aller vers les Français. Legardeur de Saint-Pierre dit, dans un rapport daté de 1750 :

« Les sauvages aiment d’inclination les Français, mais ils craignent beaucoup plus les Anglais. En voici une petite preuve : les Anglais, fâchés de n’avoir pas en quantité des pelleteries à la baie d’Hudson, envoyèrent des colliers à ces sauvages pour leur défendre, sous peine de périr, d’en porter ailleurs que chez eux. À quoi n’ayant pas obéi et étant mort huit cents personnes d’un rhume, ils furent tous saisis de peur et se dirent les uns aux autres que le Manitou les avait affligés à la prière des Anglais.

Je ne manquai pas de leur dire, que, s’ils continuaient à ajouter foi aux prétendus sortilèges des Anglais, M. le général leur père les abandonnerait, ne voulant pas avoir des enfants insensés, qui écoutent d’autres voix que la sienne. »

La compagnie de la baie d’Hudson avait une organisation comme un gouvernement. Le pouvoir central de cette compagnie était à Londres ; c’était là que siégeaient le gouverneur général et les membres du conseil. Tout ce qui regardait les intérêts de la compagnie, jusqu’aux moindres détails, était discuté et réglé devant ce tribunal, qu’on nommait comité général. Rien de nouveau ne pouvait être entrepris dans le pays sans auparavant avoir reçu l’approbation du comité de Londres.

La compagnie avait à son service une petite flotte, d’habiles marins, des forts flanqués de bastions en pierre et défendus par des canons. Elle avait un grand nombre de serviteurs employés à la garde des forts et à la traite avec les sauvages. Chaque fort était confié aux soins d’un officier de la compagnie, lequel agissait comme représentant du gouverneur. Le gouverneur en chef pour le pays avait l’intendance sur tous les forts de traite.

Les règlements dans les forts étaient d’une sévérité extraordinaire, et cette discipline dura aussi longtemps que la compagnie se borna à faire la traite sur le littoral de la baie, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de l’arrivée des Français à la Rivière-Rouge et dans l’Ouest.

Pendant tout un siècle, les employés de la compagnie de la baie d’Hudson avaient tellement peur des Indiens, qu’ils n’osèrent jamais pénétrer dans l’intérieur du pays.

Dans les forts, les officiers ne consentaient que très rarement à laisser pénétrer les chefs indiens au dedans des fortifications ; mais surtout, on ne leur permettait jamais d’y passer la nuit. Ces excès de prudence étaient de nature à indisposer les sauvages ; aussi n’accordaient-ils aucune confiance aux Anglais. Une telle politique d’isolement fit considérer les employés de la compagnie comme des étrangers qui ne cherchaient rien autre chose que de réaliser de gros profits, sans le moindre désir d’être utiles aux sauvages.

Le comité de la compagnie à Londres sentait toute l’importance d’aller établir des comptoirs dans l’intérieur du pays, et de ne pas se borner, pour le commerce, à attendre les sauvages sur les bords de la mer. Il fit offrir de fortes récompenses à ceux d’entre leurs serviteurs qui consentiraient à faire une excursion chez les tribus ; mais la crainte des sauvages était telle chez les Anglais, que, malgré la prime offerte pour une telle entreprise, personne n’osa accepter.

Un seul, Henry Kelsey, fit, en l’année 1691, un voyage vers l’ouest, qui dura cinquante-cinq jours, aller et retour, en compagnie de quelques familles indiennes. Ce voyage n’eut aucun résultat ; et l’on comprend qu’il n’eut pas le temps de pousser loin sa découverte. En effet, une marche de vingt-six jours, dans un pays inconnu, ne peut guère mener plus loin qu’à trois cents milles.[3]

Kelsey avait réussi à faire promettre aux sauvages d’apporter leurs pelleteries aux forts de la compagnie, mais vers les années 1708 et 1711, le comité de Londres écrit de nouveau d’envoyer des messagers pour attirer les sauvages et pour les engager à ne fréquenter que les forts anglais.

Jusqu’à la découverte de la Rivière-Rouge par le chevalier de La Vérandrye, en 1734, les Français n’ayant encore des comptoirs que le long des grands lacs, laissèrent toujours un commerce assez lucratif aux Anglais de la baie d’Hudson, malgré l’opposition qu’ils leur faisaient par leurs coureurs des bois. Mais après cette époque, et principalement après 1738, lorsque La Vérandrye eut bâti des forts à l’embouchure de la rivière Winnipeg, sur la rivière Assiniboine et sur le lac Bourbon, les sauvages de l’Ouest cessèrent peu à peu d’aller à la baie, préférant s’approvisionner dans les nouveaux forts, ce qui leur épargnait des voyages de plusieurs centaines de milles.

Le dommage que les Français, introduits dans l’intérieur du pays, causèrent aux Anglais de la baie, fut énorme ; néanmoins nous ne voyons pas que ceux-ci se soient décidés à s’éloigner des bords de la mer pour aller faire concurrence aux nouveaux traiteurs chez les tribus de l’Ouest.

Les Français, jusqu’au moment de la conquête, occupèrent les forts qu’ils avaient bâtis à la Rivière-Rouge. Vers 1763, ces postes furent abandonnés, et les sauvages furent obligés de reprendre la route de la baie d’Hudson pour se procurer les marchandises dont ils avaient besoin, et pour échanger leurs pelleteries.

En l’année 1766, quelques traiteurs canadiens reprirent le commerce des pelleteries, un moment interrompu. Ils se rendirent d’abord au Grand-Portage, sur le lac Supérieur, pour faire leurs échanges, et revinrent le printemps suivant très satisfaits de leur voyage. Ce succès enhardit les autres. En 1767, un aventurier nommé Curry, doué d’un grand esprit d’entreprise, et très audacieux, résolut de pénétrer jusqu’à l’extrémité des terres anciennement découvertes par les Français, ou du moins aussi loin que ses forces et ses moyens le lui permettraient. Il se procura des guides qui connaissaient bien le pays, et partit du fort Bourbon, se dirigeant vers le nord-ouest. Cette entreprise hardie lui réussit parfaitement, malgré les difficultés sans nombre qu’il eut à surmonter et les dangers qu’il eut à courir. Le printemps suivant. il revint à Montréal avec une cargaison assez riche pour le dispenser de retourner chez les sauvages.

À partir de ce moment, les Anglais se répandirent dans l’intérieur de ce pays, principalement dans les endroits où les Français avaient eu des établissements.

Cependant ces expéditions de commerçants isolés les uns des autres se firent avec tant d’avidité et d’inconséquence, qu’en peu de temps la traite devint aussi ruineuse qu’elle aurait pu être lucrative. La concurrence de tous ces rivaux fut en même temps une ruine pour la compagnie de la baie d’Hudson.

En l’année 1775, un nommé Joseph Frobisher, négociant de Montréal, tenta lui aussi une expédition dans le Nord-Ouest, mais vers un point où les autres traiteurs n’avaient pas coutume de se diriger.

Il alla rencontrer, sur les bords de la rivière Churchill, les Indiens de l’Ouest qui se rendaient au fort Churchill, sur la baie, porter leurs pelleteries ; ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés, dit McKenzie, qu’il décida les sauvages à traiter avec lui, malgré l’avantage qu’ils y trouvaient ; mais c’est que l’année précédente ils avaient contracté des dettes envers la compagnie, et ils comprenaient, tout ignorants qu’ils étaient, qu’en ne portant pas leurs pelleteries aux commerçants anglais, ils manquaient à la justice. Cependant, pressés par Frobisher, ils finirent par lui vendre le produit de leur chasse. De retour à Montréal, Frobisher vendit sa cargaison et réalisa un profit net de cinquante mille piastres.

Un tel succès ne pouvait manquer de jeter l’émulation parmi les autres commerçants. Tour à tour ils tentèrent des expéditions qui furent loin d’être aussi heureuses que celle de Frobisher. Mal servis par les traiteurs qu’ils employaient, ils firent plus souvent des pertes que des profits.

Malgré tout, il était facile de voir que ce genre de commerce, fait avec intelligence, et par une compagnie bien organisée, offrait d’incalculables avantages.

Durant l’hiver de 1783 à 1784, quelques marchands de Montréal formèrent une société à laquelle ils donnèrent le nom de Compagnie du Nord-Ouest. La direction de cette société fut confiée à deux maisons de commerce de Montréal, celle de Benjamin Frobisher et celle de Simon McTavish. Le nombre des actionnaires fut d’abord limité à seize ; plus tard on l’éleva à vingt.

Deux membres de cette société, Pangman et Gregory, mécontents des parts qu’on leur avait assignées, se séparèrent bientôt des autres pour faire le commerce à leur compte ; mais après deux années d’essais, voyant leur peu de succès, ils se réunirent à la compagnie du Nord-Ouest.

En peu de temps celle-ci prit des développements si étonnants qu’elle domina en souveraine depuis les grands lacs jusqu’aux montagnes Rocheuses. Bientôt elle franchit cette barrière pour établir des forts jusque sur les bords de l’océan Pacifique. En même temps, elle étendit ses opérations vers le nord, empiétant de plus en plus sur les privilèges que réclamait la compagnie de la baie d’Hudson.

En l’année 1798, des difficultés ayant surgi dans la compagnie, il se fit une scission qui occasionna la formation d’une société connue en Canada sous le nom de Société X Y, mais toutes deux finirent par s’entendre, et se réunirent en l’année 1805.

À partir de ce moment la compagnie du Nord-Ouest n’eut plus d’autre rivale que la compagnie de la baie d’Hudson, et ce fut contre elle qu’elle dirigea toutes ses batteries.

Maintenant, pour continuer son commerce avec quelque avantage, il fallait que la compagnie de la baie d’Hudson s’éloignât des bords de la mer pour suivre sa rivale jusqu’à l’autre Océan, à travers tout le continent. Elle se mit donc à bâtir des forts de distance en distance vers l’ouest, dans tous les endroits les plus favorables à la traite, surtout aux endroits où la compagnie du Nord-Ouest avait des comptoirs. C’est de ce moment que date la guerre à mort que se firent ces deux compagnies jusqu’à l’année 1821.


  1. Le pémikan était de la viande de buffalo séchée au soleil, pilée ensuite et mêlée avec de la graisse de bœuf. Ce mélange était enfermé dans des sacs faits de peau de bœuf, bien cousus avec du nerf. Quand cette viande pilée était refroidie et durcie sous cette enveloppe, elle pouvait se conserver plusieurs années. On n’y mettait ni sel ni poivre, en sorte que le goût en était assez fade.
  2. Voici les noms des personnes auxquelles la charte de la compagnie fut accordée :
    1o Le prince Rupert, comte palatin du Rhin ; 2o Christopher, duc d’Albermale ; 3o William, comte de Branen ; 4o Henri, lord Arlington ; 5o Anthony, lord Ashley ; 6o Sir John Robertson, et 7o Sir Robert Oyner, chevaliers et baronnets ; 8o Sir Peter Colleton, baronnet ; 9o Sir Edward Hungerford ; 10o Sir Paul Neele ; 11o Sir John Griffith ; 12o Sir Philip Carteret ; 13o James Hays ; 14o John Kirk ; 15o Francis Millington ; 16o Prettyman ; 17o John Fenn ; 18o John Portman, orfèvre de Londres.
  3. Nous aurons occasion, dans un ouvrage que nous préparons, de parler de ce voyage, auquel un historien anglais (le rév. Brice) a donné une importance ridicule. Nous nous contentons ici de le signaler.