Une Analyse du Soleil par la Chimie d’après les découvertes de MM. Kirchhoff et Bunsen

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Une Analyse du Soleil par la Chimie d’après les découvertes de MM. Kirchhoff et Bunsen
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 402-420).
LE SOLEIL
D'APRES
LES DECOUVERTES DE MM. KIRCHHOFF ET BUNSEN

La science vient de franchir une de ces distances que la cosmogonie la plus audacieuse ou la plus libre fantaisie ose à peine traverser. L’astronomie avait pesé et mesuré le soleil ; la chimie, aidée de la physique, en fait aujourd’hui l’analyse ; elle vient nous dire : « L’atmosphère solaire renferme à l’état de vapeur un grand nombre des substances qui composent notre planète, le fer, les métaux qui entrent dans la composition de nos alcalis et de nos terres, le potassium, le sodium, le strontium, le calcium, le baryum ; elle contient du chrome, du nickel, du cuivre, du zinc ; il ne s’y trouve, en revanche, ni or, ni argent, ni mercure, ni aluminium, ni étain, ni plomb, ni antimoine, ni arsenic, ni silicium, au moins en quantité notable. Parmi les métaux à la fois telluriques et solaires, j’ajoute le cœsium et le rubidium, hier encore inconnus, métaux qui avaient échappé à tous les procédés d’analyse chimique ordinaire. » Ces affirmations de la science ont quelque chose de si surprenant qu’on serait tenté d’abord de les reléguer sans examen parmi les rêveries d’un Swift, de moraliste devenu chimiste, ou les imaginations d’un nouveau Micromégas ; mais les travaux de MM. Kirchhoff. et Bunsen ne contiennent pas la moindre trace de merveilleux. Ce ne sont point des romans plus ou moins ingénieux où l’on discute sur la pluralité des mondes habitables, où l’on mêle sans façon les hypothèses aux faits, les mystères cosmiques aux réalités du monde sublunaire. Les découvertes des deux savans allemands sont fondées sur les observations les plus rigoureuses, et méritent d’être rangées parmi les plus belles conquêtes des sciences positives. Leur méthode, en même temps qu’elle a donné un moyen d’explorer en quelque sorte le soleil à distance, a fourni à l’analyse chimique un procédé d’investigation d’une délicatesse inouïe, presque miraculeuse. On peut hardiment affirmer que, par cette méthode, la minéralogie pourra être rajeunie et renouvelée, que la chimie agrandira son empire et abordera des problèmes autrefois insolubles. En attendant, le résultat capital de ces belles études, celui qui intéresse le plus la philosophie de la nature, est déjà obtenu : l’identité entre les matériaux qui composent le soleil et la terre est démontrée. L’unité chimique de notre système planétaire est mise hors de contestation.

Ce n’est pas là une découverte indifférente : l’homme a pris longtemps pour le centre du monde le petit globe excentrique qui l’emporte, il a cru qu’entre lui-même et la nature minérale ou organique il n’y avait aucun lien, aucun rapport. Nous savons aujourd’hui que matériellement nous ne différons en rien de tout ce qui nous entoure ; nous sommes des laboratoires vivans où passent toutes les substances terrestres. On nous démontre présentement que ces substances terrestres remplissent tout notre système planétaire : nous étions déjà unis à l’animal, à la plante, à l’eau, à la poussière, à l’infiniment petit ; nous le sommes maintenant au soleil, à l’infiniment grand.

Les alchimistes avaient instinctivement soupçonné l’unité de composition chimique du système planétaire ; du moins ils avaient, en vertu de certaines idées mystiques, établi des rapports entre les divers métaux et les corps qui circulent autour du soleil ; ils n’oublièrent jamais les astres en recherchant le grand problème de la transmutation des métaux. Il faut être indulgent pour ces aberrations de l’esprit humain, car la vérité elle-même à parfois quelque chose de si étrange, de si magique, qu’elle jette la pensée dans le doute et le rêve. Il faudrait avoir l’imagination bien appauvrie pour assister avec indifférence aux expériences de MM. Kirchhoff et Bunsen. La matière du soleil analysée dans la lumière qu’il nous envoie ! ce qu’il y a de plus subtil, de plus insaisissable, devenu l’objet des mesures les plus précises ! N’y a-t-il pas de quoi provoquer l’étonnement et l’admiration ? Dans sa chambre obscure, le physicien laisse entrer un rayon solaire ; là, tranquillement, à son aise, il compare des flammes artificielles à cette flamme qui inonde l’univers, qui verse la vie, la chaleur à des distances que notre pensée ne peut apprécier, et de cette comparaison il arrive à déduire une théorie complète sur la constitution physique et chimique du soleil, sur les phénomènes grandioses dont cet astre est le théâtre sur les taches que les astronomes y découvrent !

Les travaux récens de MM. Kirchhoff et Bunsen sont fondés sur l’analyse de la lumière solaire. Analyser, c’est décomposer ; mais on ne peut décomposer que ce qui n’est pas simple. La lumière solaire n’est pas en effet une lumière simple ; un rayon, si mince que vous le supposiez, traversant le trou d’une aiguille ou quelque orifice infiniment plus étroit, n’est pas homogène ; il est composé d’une infinité de rayons diversement colorés, mais qui, réunis en faisceau, composent ce que nous appelons la lumière blanche. Il n’y a qu’à jeter les yeux autour de soi pour comprendre que la lumière du soleil renferme toutes les couleurs : le monde varié qui nous entoure n’est pas un dessin, c’est un tableau. Si la lumière solaire était simple, tous les objets nous apparaîtraient avec de simples oppositions d’ombre et de clarté, comme des photographies : le plus grand charme de la nature serait détruit. La couleur n’appartient pas aux objets, car, le soleil disparu sous l’horizon, toutes les nuances s’évanouissent dans les mêmes ténèbres.

N’est-il pas un moyen de décomposer ce rayon de lumière que j’imaginais tout à l’heure traversant un trou d’aiguille, de manière à séparer les rayons colorés qui le composent ? Rien n’est plus facile : il suffit de le faire entrer dans un prisme de verre où les rayons divers se brisent inégalement. Ce phénomène de la réfraction, qui se produit toutes les fois que les rayons lumineux passent d’une substance dans une autre, explique tous les jeux de lumière qui se produisent dans l’eau, dans l’atmosphère, dans tous les milieux transparens. C’est à Newton qu’on en doit la première explication scientifique.

Qu’on se place dans une chambre tout à fait obscure, où le jour n’entre que par une fente très mince ouverte dans un volet, — qu’un prisme de verre se trouve sur le chemin de la nappe lumineuse qui pénètre par cette fente, — et qu’on dispose, à la distance de quelques pieds, une feuille de papier vis-à-vis du prisme. Les divers rayons qui composent la lumière blanche ne se réfractent pas de la même façon en passant de l’air dans le verre, puis en quittant le verre pour traverser l’air de nouveau : par conséquent, au lieu d’une ligne lumineuse blanche, on verra sur le papier un rectangle couvert de bandes diversement colorées. Newton y distinguait les sept couleurs principales suivantes : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, en réalité, les nuances passent des unes aux autres par une insensible et harmonieuse transition. On a donné à cet épanouissement d’un plan lumineux le nom de spectre solaire expression peu juste, car l’idée d’un spectre ne s’accommode pas bien avec celle d’un éventail de lumière dont la plus riche palette ne saurait reproduire tous les tons. Les bandes colorées de l’arc-en-ciel ne sont qu’un spectre solaire pâle et très, affaibli, produit par la réfraction des rayons dans les gouttelettes de pluie, et les jeux de lumière qu’on admire dans les bulles de savon rappellent mieux l’éclat du spectre obtenu dans la chambre obscure.

Tant qu’on s’est contenté de recevoir un faisceau lumineux sur un prisme, d’en regarder les rayons brisés sur une feuille de papier, une étoffe blanche ou un mur, on n’a vu dans le spectre que les sept couleurs élémentaires, sans y faire d’autres découvertes ; mais le spectre, comme tout objet lumineux, peut être étudié avec des instrumens optiques grossissans, et c’est en l’explorant de cette façon que vers 1814 le savant allemand Frauenhofer a observé des singularités dont la découverte immortalisera son nom. Le spectre, on l’a vu, est formé d’une infinité de bandes lumineuses accolées, de nuances différentes : c’est une sorte de drapeau, non pas tricolore, mais omnicolore ; parmi toutes ces zones colorées parallèles, Frauenhofer a le premier aperçu des bandes ou plutôt des lignes noires, non-seulement vers les deux extrémités du spectre où la lumière se fond avec l’obscurité, mais dans les parties les plus brillantes et dans toutes les couleurs. Il a reconnu que ces lignes ont des places invariables dans le spectre, et depuis cette époque elles ont conservé les noms alphabétiques qu’il-leur assigna : on dit encore aujourd’hui la ligne A, B ou C de Frauenhofer, et en parlant ainsi les physiciens savent tout de suite dans quelle partie du spectre se trouvent ces raies.

Avec des instrumens plus délicats et des prismes plus parfaits, on a trouvé dans le spectre beaucoup plus de lignes obscures que Frauenhofer n’en avait signalé. En 1860, le physicien anglais sir David Brewster, auquel l’optique doit de si heureuses découvertes, a donné un dessin du spectre sillonné d’une multitude de ces raies, et, dans les études qu’il vient d’achever, M. Kirchhoff a employé des appareils si délicats qu’il a vu, — c’est son expression, — plusieurs milliers de raies obscures dans le spectre solaire.

Un phénomène reconnu, la raison doit l’interpréter. Comment comprendre que la lumière renferme des parties obscures, et que, le rayon blanc s’épanouissant en gerbe irisée, il y ait des lacunes dans la série des rayons colorés ? Chacun de ces rayons a un pouvoir de réfraction qui lui est propre, et c’est en vertu même de cette diversité des pouvoirs réfringens que la lumière blanche se décompose dans le prisme ; mais pourquoi les rayons d’une certaine réfrangibilité font-ils défaut, tandis que ceux dont la réfrangibilité ne diffère que d’une quantité infiniment petite en plus ou en moins se manifestent ? La lumière que nous nommons blanche ne serait donc pas la lumière complète, si l’on pouvait parler ainsi ? Elle aurait perdu quelque chose en venant de son foyer à notre œil, soit dans le soleil même, soit dans l’atmosphère terrestre ? Il est certain que la lumière perd quelques-uns de ses rayons en traversant l’enveloppe aérienne de notre planète. Sir David Brewster l’a fait remarquer le premier : il a montré que de nouvelles raies noires apparaissent dans le spectre solaire, lorsque le soleil approche de l’horizon, parce que les rayons lumineux font plus de chemin dans l’atmosphère avant d’arriver jusqu’à nous. Toutefois ces raies obscures dues au mouvement du soleil doivent être distinguées soigneusement des raies invariables, normales, qui se montrent toujours, quelle que soit la hauteur du soleil dans le ciel. Si les premières s’expliquent par l’absorption atmosphérique, les secondes ne peuvent être dues qu’à une absorption qui s’opère dans le soleil lui-même.

L’explication des raies obscures par une absorption de rayons dans l’atmosphère solaire a été proposée en 1847 par M. A. Mathiessen dans une communication faîte à l’Académie des sciences de Paris. En 1860, MM. Brewster et Gladstone l’ont également adoptée, en présentant un moyen de vérifier cette hypothèse. D’après les deux physiciens anglais, si les raies sont dues à la puissance absorbante de l’atmosphère solaire, qui arrêterait certains rayons lumineux de préférence à d’autres, le spectre devrait être d’autant plus sillonné de bandes obscures qu’il est produit par des rayons lumineux plus rapprochés du bord du disque solaire. C’est admettre que les rayons venus du bord traversent l’atmosphère solaire sur une plus grande longueur que ceux qui émanent du centre. M. Kirchhoff fait observer avec beaucoup de raison qu’il en faudrait ainsi juger, si l’atmosphère du soleil était très mince comparativement au diamètre de cet astre ; mais tout permet de croire qu’elle a au contraire une immense épaisseur, et dans ce cas il peut se faire que deux rayons, partis l’un du bord, l’autre du centre du disque lumineux, y parcourent des chemins à peu près égaux avant d’arriver jusqu’à notre œil. Il ne faut donc point s’attendre à noter de grandes différences entre le spectre obtenu par l’un ou par l’autre de ces rayons. Au reste, l’idée émise par M. Brewster n’a jamais été vérifiée expérimentalement.

Le phénomène des raies restait donc inexpliqué. On n’en eût jamais sans doute pénétré les mystérieuses raisons, si les physiciens n’avaient songé à étudier d’autres spectres que celui de la lumière solaire. Toute flamme peut servir à ce but. On a examiné le spectre de toutes les flammes artificielles, de l’étincelle électrique, de l’arc lumineux produit par un courant entre deux pointes de charbon, celui même des étoiles les plus brillantes. Les physiciens pouvaient varier à l’infini la nature des flammes artificielles ; rien n’est plus facile que de mettre des substances diverses en suspension dans une flamme, de les y maintenir directement au bout d’un fil de platine, ou de les mêlera d’avance à des liquidas qui entretiennent la combustion. L’étude des flammes artificielles a révélé un phénomène au moins aussi extraordinaire que celui des raies obscures du spectre. Lorsque certaines substances sont en ignition dans la flamme, le spectre est traversé par des bandes colorées, d’un éclat exceptionnel, qui ressortent vivement sur le fond général des couleurs ordinaires. Cette circonstance n’avait pas échappé à Frauenhofer, qui avait vu avec étonnement des raies brillantes se dessiner ; dans le spectre de la flamme d’une bougie. Divers physiciens, Brewster, Miller Schwann, soumirent à l’analyse certaines flammes obtenues en brûlant de l’alcool qui contenait des sels divers en dissolution, et ils purent observer les raies brillantes des spectres artificiels avec une plus grande netteté. On apprit ainsi que toute flamme contenant du sodium fournit un spectre où se dessine une raie jaune d’un éclat extraordinaire. Schwann observa même qu’il suffisait de mêler une très petite quantité de sel marin, ou chlorure de sodium, au liquide combustible, pour que le spectre en révélât la présence par l’apparition de la raie jaune.

Il y avait dans cette découverte le germe d’une nouvelle méthode d’analyse chimique. À chaque métal correspondent en effet des raies brillantes de couleurs spéciales et d’une position invariable dans le spectre. Un chimiste peut apprendre à distinguer ces raies aussi aisément qu’il reconnaît les précipités obtenus dans les laboratoires par les réactifs ordinaires ; mais de la sorte la lumière fournit un réactif bien autrement délicat et parfait que tout ce que la chimie connaissait jusqu’ici. Arago, à qui l’optique est redevable de si grands progrès, avait prédit qu’elle apporterait un jour à la chimie des secours inespérés. Un rayon de lumière provenant d’une flamme décèle par ses propriétés physiques l’essence intime du foyer dont il émane. Je vais en citer un exemple, emprunté à M. Kirchhoff, qui a vraiment de quoi surprendre l’esprit. « L’expérience suivante, écrit le savant physicien, montre bien que jusqu’à présent la chimie ne peut, même de loin, mettre aucune réaction en parallèle avec celle du spectre quant à la sensibilité. Nous avons fait détoner 3 milligrammes de chlorate de soude dans l’endroit de la salle le plus éloigné possible de l’appareil, tandis que nous observions le spectre de la flamme peu éclairante d’une lampe à gaz ; la pièce dans laquelle s’est faite l’expérience mesure environ 60 mètres cubes. Après quelques minutes, la flamme, se colorant en jaune fauve, présenta avec une grande intensité la raie caractéristique du sodium, et cette raie ne s’effaça complètement qu’après dix minutes. D’après la capacité de la salle et le poids du sel employé pour l’expérience, on trouve facilement que l’air de la salle ne contenait en suspension qu’un vingt-millionième de son poids de sodium. En admettant qu’une seconde suffise pour observer très commodément la réaction, et que pendant ce temps la flamme emploie 50 centimètres cubes ou 0,0647 grammes d’air ne contenant qu’un vingt-millionième de milligramme de sel de soude, on peut calculer que l’œil perçoit très distinctement la présence de moins d’un trois-millionième de milligramme de sel de soude. En présence d’une pareille sensibilité, on comprendra qu’il soit rare que l’air atmosphérique, porté à une haute température, ne présente pas la réaction du sodium. La surface de la terre est plus qu’aux deux tiers couverte d’une solution de chlorure de sodium, qui, par le choc des vagues, produit continuellement de la poussière d’eau ; les gouttelettes d’eau de mer répandues ainsi dans l’atmosphère abandonnent par l’évaporation une poussière très ténue de chlorure de sodium, qui constitue un élément atmosphérique variable quant à la proportion, mais qui parait rarement faire défaut dans l’air. »

Rien n’est plus facile que de faire apparaître la raie jaune du sodium dans un spectre obtenu avec la flamme peu brillante d’une lampe à gaz ordinaire, Pendant que j’avais l’œil à la lunette par où je regardais le spectre très affaibli d’une telle lampe, M. Grandeau, le chimiste qui répéta obligeamment pour moi au laboratoire de l’École normale les expériences de MM. Bunsen et Kirchhoff, frappa plusieurs fois de la main sur la manche de son habit, et je vis la raie jaune du sodium se dessiner, comme un éclair fugitif, sur le champ presque obscur de la lunette. Le choc d’une main sur un habit avait suffi pour faire arriver dans le gaz en combustion quelques molécules de sodium mêlées à la poussière, et ces rares molécules avaient immédiatement exercé leur influence presque magique sur les propriétés de la lumière ! M. Grandeau, au moment où il m’initia aux expériences des deux savans allemands qui l’avaient eux-mêmes, à Heidelberg, rendu témoin de leurs merveilleuses recherches, était occupé à analyser l’eau minérale de Bourbonne-les-Bains, et. venait d’y trouver les deux nouveaux métaux que MM. Kirchhoff et Bunsen avaient découverts dans l’eau de Dürckheim. Il prit quelques gouttes de l’eau de Bourbonne, les porta dans la flamme, où elles se vaporisèrent en un moment, et j’eus très bien le temps d’apercevoir sur le champ du spectre les raies qui caractérisent les nouveaux métaux, le rubidium et le cœsium, la raie rouge du premier, la raie bleue du second.

C’est en effet à la seule inspection des divers spectres qu’ils obtenaient en portant diverses substances dans une flamme que MM. Bunsen et Kirchhoff ont été amenés à découvrir deux nouveaux corps simples. Familiarisés avec les raies brillantes caractéristiques de tous les métaux connus, ils ont été en droit d’attribuer à des métaux nouveaux des raies brillantes, qui ne correspondaient ni au fer, ni au sodium, ni à la lithine, ni au potassium, etc. Guidés par cette induction, ils ont pu rechercher directement ces métaux dans les substances qui provoquaient dans le spectre l’apparition de ces raies nouvelles. C’est ainsi qu’ils ont extrait le cœsium de l’eau minérale de Dürckheim, et le rubidium d’un minéral de Roxena, en Moravie, nommé lépidolithe par les minéralogistes. Ces deux métaux sont très alcalins, et prennent place dans la série chimique à côté du potassium et du sodium, dont ils partagent les principales propriétés.

L’analyse optique, en raison de son extrême délicatesse, permet de reconnaître les moindres traces des métaux qui jouissent de la propriété de communiquer à certaines zones du spectre une vive coloration. En voici un exemple assez saisissant : en portant des cendres de cigare un peu humectées d’acide chlorhydrique dans la flamme qui fournit le spectre, on voit apparaître la raie jaune du sodium, la raie rouge pâle du potassium, la raie rouge et très intense du lithium, une raie orangée très intense et une raie verte, correspondant toutes deux au calcium ; en un instant, on a donc constaté la présence de cinq métaux. Par le même moyen, on découvre dans les eaux minérales, surtout lorsqu’on expérimente sur des eaux-mères, les moindres traces des nombreux métaux qui leur communiquent des propriétés médicinales exceptionnelles. Les métaux ne sont pas caractérisés en général par une seule raie ; cela n’existe que pour le sodium, dont la raie jaune se distingue par des contours très vifs et un éclat tout particulier. Il est vrai qu’on ne peut guère porter une substance quelconque dans la flamme sans que cette ligne apparaisse, même quand cette substance ne contient pas de sodium ; il suffit que le corps ait subi l’action de l’air pendant quelque temps pour donner la réaction du sodium quand on le présente à la flamme. On a vu que la poussière détachée des habits à quelques pas de l’appareil suffit à produire cet effet : le fil de platine avec lequel on suspend beaucoup de substances dans la flamme décèle aussi la présence du sodium quand il est resté quelque temps exposé à l’air.

Après la réaction du sodium, la plus sensible et la plus nette est celle du lithium : ce métal donne naissance à deux raies très tranchées, l’une d’un jaune très faible, l’autre rouge et brillante. Cette réaction est d’une délicatesse presque aussi grande que celle même de la soude. MM. Bunsen et Kirchhoff ont vu paraître la raie rouge après avoir fait détoner loin de leur appareil 9 milligrammes de carbonate de lithine ; ils calculent que leur œil a pu saisir ainsi la présence de 9 millionièmes de carbonate de lithine dans l’air. Ils ont découvert la lithine en une foule de substances, où l’on n’en soupçonnait pas la présence, dans l’eau de mer, dans les fucus charriés par le gulfstream sur les côtes d’Ecosse, dans des granites, des eaux minérales, dans les cendres des bois croissant sur les terrains granitiques, dans les cendres de tabac, dans celles des feuilles et sarmens de vigne, dans les cendres de céréales croissant sur un terrain granitique, etc. On reconnaît le potassium à deux raies, l’une située dans le rouge, l’autre dans le violet aux deux extrémités du spectre, et à une troisième intermédiaire beaucoup plus faible, L’éloignement des deux raies principales, placées aux deux bouts du spectre visible, rend cette réaction peu sensible : l’œil ne peut distinguer qu’un millième environ de milligramme de chlorate de potassé dans une flamme.

Les métaux alcalins ont des spectres plus simples que les métaux qui entrent dans la composition des terres alcalines : le strontium a huit raies remarquables, six rouges, une orange et une bleue, et l’œil peut, à l’aide du spectre, percevoir jusqu’à 6 millionièmes de milligramme de ce métal dans l’air. Le calcium, métal qui se combine à l’oxygène pour former la chaux, donne trois raies, verte, rouge et bleue, qui n’apparaissent que dans les flammes intenses. le baryum, métal de la baryte, se distingue par deux raies vertes. Le fer, qui donne des raies très nombreuses, le manganèse, le zinc, le cuivre, l’or, tous les métaux en un mot, ont été essayés par MM. Bunsen et Kirchhoff, et ils ont soigneusement étudié les raies que chacun d’eux fait apparaître dans le spectre. Ces zones brillantes restent invariables, quelle que soit la composition du sel où le métal se trouve engagé ; elles sont encore les mêmes quand le métal se trouve volatilisé directement dans la flamme, lorsqu’on fait passer un fort courant électrique entre deux pointes métalliques placées à quelque distance l’une de l’autre. Les propriétés optiques que nous venons de signaler sont donc les attributs des corps simples eux-mêmes, et elles peuvent s’observer toutes les fois que ceux-ci sont portés à une haute température.

Cette curieuse étude des lignes brillantes des spectres artificiels se rattache par le lien le plus intime à l’explication des raies obscures du sceptre solaire. Ce lien n’est pourtant pas facile à saisir au premier abord, et il a même pu échapper à un ingénieux physicien, M. Foucault. Dès 1849, M. Foucault annonçait qu’il avait observé le fait suivant : lorsqu’on regarde sur un spectre la raie jaune du sodium, de brillante elle devient obscure dès qu’on illumine vivement la source de lumière artificielle où le sodium est en suspension. M. Foucault examinait alors l’arc voltaïque qui unit deux pointes de charbon, et il voyait se produire dans le spectre une raie brillante jaune, due à la présence d’un composé du sodium réduit en vapeur incandescente par l’action du courant : or, lorsque l’arc lumineux voltaïque était traversé par les rayons de la lumière solaire, cette raie devenait obscure.

Cette observation étrange ne fut ni expliquée, ni généralisée par le physicien français. M. Kirchhoflf l’ignorait quand il commença en 1859, avec M. Bunsen, la série de ses fécondes expériences. Il montra que la raie brillante du sodium occupe dans la série des couleurs élémentaires la place qui, dans le spectre solaire ordinaire, est remplie par la raie noire, que Frauenhofer nommait la raie D. Pour emprunter ses propres expressions, la raie D n’est que la raie brillante du sodium renversée (on ferait sans doute mieux de dire éteinte). Mais comment éteindre cette raie dans une flamme qui tient du sodium en suspension ? On a vu que c’est en faisant arriver dans cette flamme les rayons d’une flamme plus ardente. Qu’on regarde le spectre d’une flamme sodique, on y apercevra d’abord la raie jaune caractéristique ; qu’on laisse ensuite pénétrer la lumière solaire avec une intensité croissante dans cette flamme, et la raie jaune pâlira par degrés, et enfin elle deviendra sombre quand le spectre produit par le soleil aura dominé celui de la flamme artificielle. Ce qui est vrai du sodium l’est de tous les métaux. M. Kirchhoff a converti la ligne rouge de la lithine en ligne obscure de la même façon que la ligne jaune du sodium ; les autres métaux présentent aussi, quoique avec moins de netteté, le phénomène du renversement. Que prouvent ces phénomènes ? C’est que, de tous les rayons de lumière naturelle qui traversent la flamme artificielle, celle-ci retient, absorbe en plus grande abondance les rayons qu’elle émet en plus grande quantité quand elle brille toute seule ; elle prend ce qu’elle donne, ou, pour parler plus savamment, elle a un pouvoir absorbant correspondant à son pouvoir émissif.

Qu’on se représente d’après cela le noyau solaire, foyer d’une incessante ardente lumière, et autour, du soleil une atmosphère. Cette enveloppe, qui se trouve à une température moins élevée que le noyau central, retiendra de préférence les rayons pareils à ceux qu’elle émettrait en plus grand nombre, si, en supposant le globe du soleil enlevé, l’atmosphère restait comme seul foyer de lumière et de chaleur. L’atmosphère joue ici le rôle que remplit la flamme pâle et artificielle dans les expériences de M. Bunsen, et le globe solaire celui de la flamme plus vive qui renverse les raies brillantes de la flamme artificielle. L’atmosphère solaire, isolée de ce qu’elle renferme, fournirait un spectre, sillonné de raies brillantes, correspondant à toutes les substances qui s’y trouvent en ignition. Le foyer intense du soleil renverse, éteint toutes ces raies, et en place de ce spectre imaginaire à fond-obscur, couvert de lignes colorées, il donne un spectre à fond brillant, couvert de lignes obscures. Le spectre du soleil est en quelque sorte l’épreuve négative du spectre de son atmosphère : nous trouvons une raie obscure à la place qui revient à la ligne brillante du sodium ; nous pouvons donc affirmer que cette ligne brillante se trouverait dans le spectre de l’atmosphère solaire, ou, en d’autres termes, que le sodium se trouve en ignition dans cette enveloppe.

Le soleil renverse toutes les raies brillantes que fournirait sa propre enveloppe, ou, en d’autres termes, chacune des raies obscures du spectre révèle négativement la présence d’un corps simple particulier dans l’atmosphère de l’astre central. Or on compte aujourd’hui des milliers de raies obscures dans le spectre. Combien le corps qui nous envoie la chaleur et la lumière ne doit-il donc pas être riche en corps simples ! Beaucoup de ces raies occupent la place qui correspond à des métaux terrestres connus ; nous pouvons dire sans hésiter : la raie D appartient au sodium, une autre à la lithine ; voilà soixante lignes noires qui toutes coïncident avec des raies brillantes du fer ; voici les raies du calcium, du magnésium, du sodium métaux qui sont si répandus à la surface de la terre : les groupes brillans du chrome se retrouvent, comme raies noires, dans le spectre solaire. Il était fort intéressant d’y rechercher le nickel et le cobalt, qui accompagnent presque constamment le fer dans les météorites. Ces deux métaux produisent un nombre très considérable de raies colorées, moins brillantes que celles du fer. Toutes les lignes les plus vives du nickel se retrouvent renversées, c’est-à-dire noires, dans le spectre de la lumière solaire ; on y voit aussi quelques-unes des raies du cobalt ; mais, chose étrange ! ce ne sont pas les plus brillantes. Le baryum, le cuivre, le zinc, paraissent se trouver en petite quantité dans l’atmosphère solaire ; en revanche, on n’a pu découvrir aucune trace bien nette de l’or, de l’argent, du mercure, de l’aluminium et du silicium, si abondant parmi les métaux telluriques, du cadmium, de l’étain, du plomb, de l’antimoine, de l’arsenic, de la strontiane, du lithium.

Les découvertes de MM. Bunsen et Kirchhoff ne permettent plus de douter que le soleil n’ait une atmosphère d’une température moins basse que celle du noyau lumineux proprement dit, et qui tienne en suspension la plupart des corps simples que nous retrouvons sur notre planète. Cette grande conception s’accorde bien avec l’hypothèse de Laplace, qui attribuait la formation de tout notre système planétaire au refroidissement graduel d’une nébuleuse unique, où la matière cosmique actuellement condensée dans le soleil, les planètes et les satellites, était primitivement répandue dans l’espace entier qu’occupe notre tourbillon. Les plus petits corps se refroidissent naturellement le plus vite ; la lune est gelée, sans atmosphère, sans eau, sans vie organique ; sous le télescope, elle a quelque chose de morne et d’effrayant. La terre s’est refroidie moins promptement que son satellite, mais bien plus rapidement que le soleil, dont la brûlante atmosphère contient encore les nombreuses substances qui, sur notre planète, sont depuis longtemps condensées et fixées dans les roches solides. Notre atmosphère appauvrie ne contient plus que les élémens nécessaires à l’entretien de la vie organique, l’oxygène, l’azote, le carbone, l’eau, et notre esprit peut difficilement s’accoutumer à l’idée d’une atmosphère chargée de fer, de métaux alcalins, des corps les plus divers en combustion. Il faudrait la plume de Dante pour peindre cette nature à l’état de chaos, cette pluie de métaux en feu, ces nuages lumineux devenant obscurs par le contraste d’une lumière plus ardente, cet océan incandescent du soleil, avec ses tempêtes, ses courans, ses trombes ruisselantes et gigantesques : de tels tableaux mettent au défi les imaginations les plus amoureuses du fantastique et de l’étrange, et nos rêves s’évaporent comme une goutte d’eau devant cette brûlante lave, ce foyer, splendeur du monde, source de toute chaleur, de tout mouvement, de toute vie.

En telle matière, rien n’est plus éloquent que le langage précis de la science ; il tire sa force de son humilité même. Si des vapeurs métalliques entourent le soleil sous forme d’atmosphère, on comprend qu’elles puissent se condenser en nuages, comme la vapeur d’eau dans notre propre atmosphère. Galilée considérait déjà les taches du soleil comme des nuages flottant devant le corps brillant d’où rayonne la lumière ; mais cette hypothèse a été généralement abandonnée des astronomes. Pour faire comprendre les théories qui sont adoptées aujourd’hui sur la constitution physique du soleil, décrivons les apparences qu’il présente lorsqu’on l’examine avec un fort grossissement.

La surface entière paraît couverte d’innombrables petites inégalités, pareilles à des marbrures ou plutôt aux rugosités d’une orange. Sur le fond lumineux se montrent quelques taches foncées, de couleur brun gris ou noire, de formes très irrégulières. Quand on examine ces taches plusieurs jours de suite, on remarque qu’elles font leur apparition sur le bord oriental du disque, s’avancent vers le centre, le dépassent, et disparaissent derrière le bord occidental ; quelquefois on voit les mêmes taches reparaître après avoir fait un tour entier ; c’est même ce phénomène qui a donné le moyen d’estimer la vitesse de rotation du soleil Les taches du soleil ont des contours très nets, elles montrent ordinairement une partie noire à peu près centrale, entourée d’une pénombre moins foncée, nettement distincte de la zone la plus obscure. La pénombre est ordinairement un peu plus claire tout autour de la tache noire, centrale ; ce n’est que dans des cas assez rares qu’on observe une tache sans pénombre ou une pénombre sans tache.

Quand on regarde une tache pendant plusieurs jours, on observe des changemens fort curieux dans les contours de la tache noire et de la pénombre. Si les taches étaient adhérentes au corps même du soleil et, comme La Hire et Maupertuis le croyaient encore à la fin du siècle dernier, étaient des sortes d’îles ou d’écumes dans l’océan solaire, on verrait naturellement s’évanouir d’abord une partie de la pénombre, puis le noyau noir central, puis l’autre côté de la pénombre. Il arrive au contraire que la tache avançant vers le bord occidental du disque solaire, la pénombre occidentale, au lieu de diminuer, augmente de largeur, la pénombre orientale se rétrécit, s’efface ; enfin le noyau noir central disparaît lui-même avant la pénombre occidentale. À la suite de cette observation, due à Wilson, William Herschel avait imaginé, dès 1779, pour en donner l’explication, que le soleil a une enveloppe de nature toute particulière » Au centre, d’après lui, serait un noyau solide et obscur, de toutes parts entouré d’une atmosphère gazeuse et transparente, comme l’atmosphère terrestre ; cette atmosphère se composerait de deux couches : la couche extérieure lumineuse, véritable photosphère du soleil, la couche inférieure obscure ou faiblement éclairée par réflexion. Comment expliquer, d’après cette hypothèse, les apparences des taches solaires ? Imaginez qu’une tempête, un ouragan, déchire l’atmosphère sur un espace immense (il y a des taches dont l’étendue ne le cède en rien à la surface de la terre) ; dans ce gouffre sans fond, un observateur terrestre apercevra le noyau solide du soleil comme un point obscur, et la première atmosphère, peu transparente et peu éclairée, comme une pénombre entourant la tache centrale. On comprendra aussi facilement que le mouvement de rotation du soleil dérobera à nos regards obliques l’un des côtés et le fond de ce vaste gouffre avant de nous dérober le côté opposé. Tous les phénomènes décrits par Wilson s’expliquent ainsi très aisément. Sous l’influence de quelles forces le voile lumineux du soleil et le second voile à demi diaphane que recouvre le premier se déchirent-ils pour nous montrer le noyau obscur ? C’est ce qu’on n’a jamais pu expliquer. Herschel supposait que le noyau solide était couvert de volcans, dont les vapeurs lancées avec une grande force pouvaient faire une brèche dans l’atmosphère ; mais c’est la une supposition tout à fait gratuite que rien n’est venu corroborer.

Une découverte faite par Arago en 1811 contribua à donner à l’étrange hypothèse de Herschel sur la constitution du soleil un nouveau degré de probabilité. On avait cru pendant longtemps que la lumière émise par des corps incandescens n’était point polarisée[1] ; Arago observa au contraire que la lumière provenant d’un corps incandescent, solide ou liquide, présente toujours des traces de polarisation. La flamme d’un gaz en combustion présente seule les propriétés de la lumière normale. Cette observation fournissait un moyen très simple de découvrir la constitution physique du soleil. S’il était composé d’une masse incandescente liquide, il devait envoyer de la lumière polarisée. Si la photosphère était gazeuse, c’est le contraire qui devait avoir lieu. Or, en regardant le soleil avec un polariscope, Arago n’y a trouvé aucun indice de polarisation : il en a conclu que la partie lumineuse du soleil est gazeuse, et non liquide ou solide.

Les deux enveloppes atmosphériques dont Herschel et Arago ont admis l’existence autour d’un soleil central obscur peuvent avoir environ 4,000 kilomètres d’épaisseur ; mais les singuliers phénomènes observés pendant l’éclipse totale du soleil du 8 juillet 1842 obligèrent les astronomes à reconnaître qu’il existe encore une troisième atmosphère solaire au-dessus de la photosphère proprement dite. Ces phénomènes ont été aperçus de nouveau pendant l’éclipse de l’année 1860. Au moment où la lune vient recouvrir entièrement le disque solaire lumineux, l’écran lunaire s’entoure d’une auréole lumineuse brillante, d’un blanc argenté, qu’on nomme la couronne ; sur le bord de la lune s’élèvent des hauteurs, ou protubérances, que les observateurs comparent tantôt à des montagnes roses dentelées, tantôt à des masses de glace qui seraient rougies, tantôt à des flammes rouges immobiles. Ces protubérances ont une hauteur qui peut atteindre 80,000 kilomètres, distance qui dépasse le diamètre même du soleil. L’ancienne théorie de Herschel ne peut rendre compte de ces étranges apparitions. Si le soleil avait la photosphère pour enveloppe extérieure, le ciel devrait être complétement obscur au moment où le disque lunaire recouvre tout à fait l’astre lumineux. On a donc été forcé d’admettre qu’il existe une troisième atmosphère, très épaisse et assez transparente, qui entoure la photosphère elle-même.

Il était impossible que M. Kirchhoff, à la suite des belles découvertes qu’il a faites avec M. Bunsen, ne songeât pas à réformer les doctrines astronomiques relatives à l’astre central de notre système planétaire. Pour lui, le disque visible du soleil n’est point formé par une photosphère ; il ne croit point aux deux enveloppes de Herschel et au noyau central obscur ; il regarde le soleil comme un corps incandescent dont les contours sont ceux mêmes du globe lumineux que perçoit notre œil, et qui se trouve entouré d’une immense atmosphère riche en substances les plus diverses. L’ancienne théorie était fondée entièrement sur les apparences des taches. M. Kirchhoff les considère comme des nuages flottans dans l’atmosphère solaire ; il admet que ces nuages peuvent se former à des hauteurs différentes, comme il arrive dans notre propre atmosphère, Deux nuages superposés, de grandeur inégale, nous apparaissent de loin comme une tache obscure entourée d’une pénombre. Il faut avouer qu’en mettant au centre du soleil un noyau obscur, et en lui donnant pour première atmosphère une zone à demi sombre, on offre à la raison une hypothèse qui contrarie vivement les inductions instinctives du bon sens. Si la photosphère est le foyer de chaleur et de lumière solaire, on ne comprend guère comment toutes les substances qu’elle contient n’ont pas été portées par degrés, si faible qu’y soit d’ailleurs la conductibilité, à la température de l’incandescence. On peut bien garder quelque temps un morceau de glace dans une chambre chaude, mais il finit toujours par fondre. Supposez le noyau du soleil aussi froid que vous voudrez, assez froid pour être habitable par des êtres tels que nous, le rayonnement de cette fournaise qu’on nomme la photosphère devra graduellement élever la température de la première atmosphère et celle du globe solide lui-même. Je pense donc que M. Kirchhoff a raison de repousser une théorie qui est en opposition avec toutes les lois connues du mouvement de la chaleur.

Reste pourtant l’observation célèbre d’Arago. Si, comme le prétend M. Kirchhoff, le disque lumineux n’est point une photosphère gazeuse, comment se fait-il qu’il nous envoie de la lumière non polarisée ? À ce sujet, le savant allemand remarque que si les corps lumineux liquides émettent de la lumière polarisée, c’est parce qu’on les observe immobiles ; si on les examinait agités, il pense que, la lumière étant alors émise sous les angles les plus divers, il n’y aurait plus d’uniformité dans le sens des mouvemens vibratoires, par conséquent plus de polarisation. Il croit donc que la surface visible du soleil peut fort bien être liquide et cependant émettre de la lumière non polarisée ou naturelle, parce que ce vaste océan de feu n’a point une surface unie comme un miroir, qu’il est sans cesse hérissé de vagues énormes et balayé par d’épouvantables tempêtes. Faire de telles suppositions, ce n’est pas céder à l’entraînement de l’imagination. Tout mouvement des airs et des eaux résulte d’une simple différence de température : quelques degrés de moins au pôle qu’à l’équateur sur notre terre, et voilà la mer traversée par des courans et des contre-courans, l’atmosphère ouverte aux vents, agitée par les tempêtes ; mais, qu’on y réfléchisse, les fluctuations de température, si faibles sur notre planète, doivent être immenses dans le soleil et autour du soleil. La condensation des vapeurs métalliques de l’atmosphère, la vaporisation du bain solaire sont des phénomènes bien autrement grandioses que nos pluies terrestres. Quelle puissance doivent avoir les vents alizés sur une sphère aussi vaste que celle du soleil ! Quelles pluies épouvantables doivent tomber du flanc de ces nuages aussi étendus que nos plus vastes continens, tout chargés de métaux en ignition ! Les variations de température dans l’atmosphère solaire peuvent s’estimer, avec de grandes chances de probabilité, à plusieurs centaines de degrés ; les pressions atmosphériques doivent varier dans les mêmes proportions, tandis que, dans les baromètres terrestres, c’est par millimètres seulement qu’on estime les différences de pression dans la colonne mercurielle qui fait équilibre au poids de l’atmosphère. Et pourtant, on le sait, une chute rapide de quelques millimètres dans la colonne barométrique est l’avant-coureur certain d’une violente tempête.

Après avoir décrit le soleil, comme un globe liquide incandescent, entouré d’une épaisse atmosphère pénétrée des corps simples que nous retrouvons dans notre planète elle-même, M. Kirchhoff s’arrête. Il ne cherche pas à expliquer comment s’est allumé ce foyer de chaleur, ni comment il s’entretient. La question, si elle ne peut être résolue complètement, mérite au moins d’être discutée. Si le soleil n’était qu’un corps échauffé rayonnant dans l’espace, semblable à un boulet de canon rougi, il est à croire qu’il ne pourrait rester longtemps aussi brillant qu’il nous apparaît et qu’il est apparu à nos aïeux les plus éloignés. La chaleur qu’il perd par le rayonnement est véritablement énorme. M. Pouillet a calculé que pendant chaque seconde il émet 13,300 calories, c’est-à-dire 13,300 fois, la quantité de chaleur nécessaire pour élever 1 gramme d’eau de zéro à 75 degrés. Veut-on avoir une idée plus facilement appréciable de cette quantité de chaleur ? Employée à exercer un effet mécanique, elle suffirait à élever d’un mètre un poids de 5,600,000 kilogrammes.

Cette dépense de chaleur est si énorme, que la surface du soleil s’obscurcirait sans doute assez vite, si elle était invariable, et si quelque chose ne rendait au soleil la chaleur qu’il perd constamment. Or où se prend cette chaleur toujours nouvelle ? Peut-on imaginer qu’elle résulte d’une combinaison chimique, de la combustion de substances diverses ? Si le soleil était un morceau de charbon incandescent, on a calculé que 1,200 kilogrammes de cet astre devraient être consumés par heure et par mètre carré. Si l’astre central avait la composition de notre poudre de guerre, pendant chaque minute une couche de poudre d’un mètre d’épaisseur serait brûlée, et notre soleil actuel disparaîtrait en neuf mille ans. Le diamètre solaire, dans la même hypothèse, aurait été, il y a huit mille ans, double de ce qu’il est aujourd’hui. Je ne présente ces suppositions singulières que pour faire comprendre que le phénomène par lequel s’entretient la chaleur solaire ne peut se comparer aux phénomènes de combustion avec lesquels nos habitudes sont le plus familières. Il faut préparer notre esprit à quelque chose d’extraordinaire quand il s’agit de cet immense foyer dont l’activité semble ne jamais se ralentir. Tout porte à croire que le soleil ne se consume pas seulement lui-même, mais que du dehors il reçoit sans cesse de nouveaux matériaux qui se précipitent dans son orbite, et y deviennent incandescens. Supposons que l’astre central soit entouré d’un immense anneau cosmique formé d’une multitude de météorites : attirés par la puissante masse du soleil, ces météores décriront des spirales de plus en plus rapprochées du centre avec une vitesse toujours croissante ; parvenus dans l’atmosphère solaire, ils tomberont sur le soleil avec la formidable vitesse que leur communiquera la gravité, qui, à la surface du soleil, est vingt-huit fois plus grande qu’à la surface de la terre. La vitesse d’un météore en arrivant sur le soleil dépasse 600 kilomètres par seconde ; en supposant qu’il soit entré dans l’atmosphère solaire avec la température glacée des espaces interplanétaires, on voit qu’il devra promptement y être porté aux plus hautes températures que nous puissions imaginer. Un savant anglais, à la fois mathématicien et physicien, M. Thomson, a calculé que, pour entretenir la chaleur solaire actuelle, il suffirait qu’il tombât tous les ans dans le foyer solaire une quantité de matière météorique qui pût couvrir la surface du soleil sur 9 mètres d’épaisseur. Supposons, si l’on veut, que le double soit nécessaire, que tous les ans le niveau des mers solaires s’élevât de 18 mètres, en raison de cette pluie continuelle de météores incandescens : il faudrait quatre mille ans pour que le diamètre apparent du soleil augmentât d’une seconde, quarante mille ans pour qu’il grandît d’une minute. À ce compte, au bout de deux millions d’années, un observateur terrestre qui aurait vécu tout ce temps ne verrait pas le soleil plus différent de lui-même que nous ne le voyons chaque année d’une saison à l’autre, à mesure que la terre s’en éloigne ou s’en rapproche. Si la masse du soleil augmentait par l’addition des substances météoriques, nous n’aurions donc aucun moyen de nous en apercevoir : en revanche, on ne peut arguer de la constance du diamètre solaire pour repousser cette hypothèse, qui a l’avantage d’assigner une cause rationnelle au développement de la chaleur solaire.

On demandera peut-être d’où viennent ces météores, dont la pluie de feu tombe sans cesse sur la surface de l’astre qui nous éclaire. N’avez-vous jamais, par une soirée claire de mars ou de septembre, au moment des équinoxes, aperçu une lueur blanchâtre qui se montre dans le ciel du côté de l’occident ? Elle a de 20 à 30 degrés de largeur, s’élève au-dessus de l’horizon, en suivant à peu près la direction de l’écliptique. C’est ce qu’on nomme la lumière zodiacale, parce que ceux qui l’observèrent les premiers la crurent délimitée par le zodiaque, Sous le ciel Brumeux de nos climats, on n’aperçoit cette pâle lueur que bien rarement, après le crépuscule ou avant le lever du soleil, au commencement du printemps et de l’automne, et elle se confond aisément avec les reflets du jour qui s’évanouit ou qui s’approche ; mais sous les tropiques, le phénomène s’étale dans toute sa magnificence. Sur les sommets des Cordillères, dans les prairies du Mexique, sous le beau ciel de Cumana, sur les bords de la Mer du Sud, la lumière zodiacale s’est montrée à Alexandre de Humboldt plus brillante que la voie lactée. À l’équinoxe, au moment où le disque solaire vient de descendre sous l’horizon, l’obscurité totale succède presque immédiatement au jour, et l’on voit tout à coup apparaître la lumière zodiacale, qui s’élève jusqu’à la moitié de la hauteur du ciel et ne s’évanouit qu’à l’approche de minuit.

Dominique Cassini observa le premier la lumière zodiacale en 1683, et la considéra comme une sorte d’anneau lumineux lié à l’équateur solaire ; il reconnut en effet que cette lumière suit les mouvemens de l’équateur solaire à mesure que celui-ci s’éloigne de l’écliptique. M. Thomson pense que cet immense anneau lumineux est le réservoir des météores dont se nourrit l’astre central. Une telle théorie se concilie bien avec la grande conception cosmogonique de Laplace : l’anneau zodiacal étendu entre le soleil et l’orbite terrestre serait en quelque sorte un résidu de la matière cosmique qui composait à l’origine la nébuleuse entière d’où par degrés est sorti notre système compliqué de planètes.

Quoi qu’il en soit, à mesure que l’astronomie étudie avec plus de soin les phénomènes du ciel, elle y rencontre de plus surprenantes merveilles. Que de belles découvertes faites récemment dans notre propre système solaire, que l’on se flattait pourtant d’avoir entièrement exploré ! Parmi ces découvertes, celle de MM. Kirchhoff et Bunsen restera comme une des plus importantes. L’analyse spectrale de l’atmosphère solaire a donné la preuve de l’unité chimique de notre système planétaire, et peut-être un jour, appliquée aux étoiles du plus vif éclat, révélera-t-elle une parenté physique entre notre système et tous ceux qui remplissent les infinies profondeurs de l’espace ; mais si elle nous ouvre en quelque sorte les portes de l’infiniment grand, elle nous ramène encore par un autre chemin à l’idée de l’unité dans la nature. En étudiant le spectre, nous reconnaissons aujourd’hui chaque corps simple tenu en suspension dans la flamme dont le prisme de verre décompose les rayons ; mais qu’est-ce qu’un corps simple qui trahit sa présence non par une seule raie brillante, mais par deux, trois, quelquefois par soixante raies ? À mesure que le spectre augmente de netteté, le nombre des raies lumineuses augmente pour chaque substance ; les verrons-nous jamais toutes ? Il est permis d’en douter. Il y a donc là une multiplicité et une indétermination qui s’accordent assez mal, il faut l’avouer, avec l’idée théorique que nous nous faisons d’un corps simple, substance non composée, toujours semblable à elle-même, substratum de toutes les combinaisons chimiques. Faudrait-il, avec quelques esprits hardis, admettre que les corps que nous nommons simples ne nous le paraissent que parce que jusqu’ici nous n’avons pu réussir à les décomposer ? Doit-on croire que les divers corps simples, s’il y en a vraiment de tels, ne sont formés que d’une seule et même matière à des états divers de condensation ? Nous nous trouvons ainsi entraînés à l’idée de l’unité de substance. Gaz, liquides, solides, vide et plein, corps et espaces célestes, satellites, planètes, soleils, etc., ne seraient que les formes transitoires de quelque chose d’éternel, les images éphémères de quelque chose qui ne peut changer, et, dans le tourbillon des phénomènes, dans l’éternel mouvement de toute substance, l’histoire du monde nous montre partout le devenir dans l’être, l’être, dans le devenir.


AUGUSTE LAUGEL.


  1. On dit que la lumière est polarisée quand les vibrations lumineuses s’exécutent dans des directions déterminées par rapport à la direction du rayon lumineux lui-même.