Une Annexion d’autrefois - Le royaume de Jagello et son dernier historien, Karol Szajnocha/01

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Une Annexion d’autrefois - Le royaume de Jagello et son dernier historien, Karol Szajnocha
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. --38).
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UNE
ANNEXION D'AUTREFOIS

LE ROYAUME DE JAGELLO ET SON DERNIER HISTORIEN

L’an passé, le 10 janvier 1868, s’éteignait dans une ville lointaine, — au pied des Carpathes, — après une vie de longs labeurs et de longues épreuves, un érudit, un écrivain de premier ordre dont il est impossible de rappeler la mémoire sans l’accompagner d’un douloureux habent sua fata !… Il a doté son peuple d’œuvres profondes et charmantes, il a su lui retracer ses siècles de splendeur avec un génie merveilleux ; sous ses mains, l’histoire nationale a complètement changé de face, elle est devenue lumineuse, pleine d’expression et de vie. Placé dans des conditions autres et moins décevantes, citoyen d’un pays indépendant et libre, cet homme d’un grand talent et d’un grand cœur aurait pu prétendre aux dignités et aux honneurs, aurait facilement atteint la considération et la fortune : du moins la renommée et le retentissement n’auraient point certes manqué à ses travaux d’une science et d’un art également consommés… Mais il naquit sous un ciel inclément, sur une « terre de tombeaux et de croix, » chez une nation qui n’a point de patrie, et il eut pour partage la souffrance, le dévoûment et l’obscurité… Cette théorie des milieux, dont abuse si étrangement de nos jours une certaine école littéraire, elle pourrait bien trouver dans la circonstance son application légitime, poignante même : il est vrai que là encore le problème serait loin de constituer une simple question de climat et d’influences matérielles ; il serait toujours, il serait surtout une question morale, une question de liberté. Né en Galicie, dans la Pologne autrichienne, Karol Szajnocha[1] connut de bonne heure, dès l’âge de dix-sept ans, le cachot et les chaînes… Qu’on veuille bien nous pardonner d’entrer à cette occasion dans quelques détails ; les détails ici peignent les effroyables destinées de plusieurs générations, ils caractérisent tout un régime, — ce régime « paternel » de la vieille Autriche qui déjà commence à s’effacer dans les mémoires, et que certains esprits forts et désabusés du présent se donnent même parfois l’air de vouloir regretter… Il arriva donc qu’un soir, en 1834, pendant une représentation au théâtre de léopol, des vers « incendiaires » furent lancés dans le parterre, et que les soupçons de la police se portèrent sur un adolescent, un étudiant. Elle l’arrêta, et ne négligea pas non plus de saisir tous ses papiers. La fatalité voulut que ce jeune homme, comme tant d’autres à son âge, eût rêvé de composer une tragédie, un drame, que, comme tant d’autres aussi, il ne fût parvenu à jeter sur le papier que les noms des personnages de l’œuvre méditée ; il n’avait pas même été complètement satisfait de son premier jet, et il avait remanié à plusieurs reprises ces noms des personnages en les consignant sur des feuilles éparses. Avec sa sagacité ordinaire, la police autrichienne devina dans ces feuilles « des listes de conjurés, » et comme le nom de Paul (le héros du drame si peu avancé) se trouvait à la tête de chacune de ces « listes, » elle conclut judicieusement que c’était là le chef de la conspiration ; elle fit surtout passer au crible de ses recherches et de ses persécutions les « individus suspects » qui répondaient au nom de Paul ou à ses dérivés, un écrivain distingué, Zegota Pauli, dut à ce génie de combinaison une captivité de dix-huit mois. Quant au malheureux détenteur des « listes, » quant au pauvre étudiant qui ne comptait que dix-sept printemps et qui avait rêvé une tragédie, il eut les mains et les pieds chargés de fers, il fut jeté dans un cachot sombre, humide, suintant, horrible, et il y demeura deux ans. « Des têtes comme celle de votre fils, il faut les aplatir[2] ! » dit un jour le délégué du gouvernement paternel, M. Kriegk, à la mère éplorée qui lui demandait la mise en liberté de son Karol ou du moins sa mise en jugement. Comment s’y prit-on pour aplatir cette tête d’enfant ? Nous l’ignorons, et dans l’œuvre de Szajnocha nous n’ayons trouvé qu’une seule page qui fasse allusion à cette douloureuse époque. C’est une pièce de vers (le grand historien n’a jamais complètement renoncé à la poésie) ; elle porte la date de 1848 et a trait à la guerre de Hongrie, à laquelle la jeunesse polonaise prenait alors une part si active sous les drapeaux de Bem et de Dembinski. Dans des strophes émues, touchantes, l’ancien prisonnier remercie Dieu, le dieu des batailles, d’avoir enfin ouvert à ses compatriotes, à ses compagnons, un champ d’honneur véritable où ils pourront lutter franchement, loyalement et à la face du ciel ; il félicite ses frères de rencontrer enfin des combats autres que ceux du passé, des combats publics, bruyans, rapides, — rapides surtout, « car il fut long, ô mes frères, il fut bien long le combat d’autrefois, le combat sourd dans le cachot souterrain, où pour toute arme nous n’avions que le signe de la croix, pour tout bouclier le mépris des tortures, pour toute musique le cliquetis de nos chaînes, et pour tout laurier la moisissure de notre fosse ! » Le dernier vers emprunte une énergie sinistre à la circonstance que c’est dans les humidités du cachot que Szajnocha avait contracté la maladie terrible qui le rongea jusqu’à la mort, qui finit même par le rendre aveugle et « le séparer des vivans bien avant qu’il ne fût séparé de la vie. »

Au bout de deux ans de carcere duro, le dangereux détenteur des « listes » fut enfin relâché, mais avec le bénéfice de la formule meurtrière, « faute de preuves. » Dans le langage du régime paternel, cette formule interdisait au « libéré politique » toute école, tout emploi public, toute profession libérale. A l’âge de vingt ans, Szajnocha n’avait plus d’avenir, voyait toute carrière fermée devant lui, — et il était pauvre, et il était brisé de corps, et il avait une vieille mère à nourrir ! Il fit comme il put, tout ce qu’il put pour gagner la vie de deux êtres ; il donna des répétitions, il courut le cachet, il fut correcteur dans une imprimerie, — il rédigea un journal de modes ! Depuis sa sortie de prison jusqu’à une vieillesse bien prématurée, pendant tout un quart de siècle, — longum humani œvi spatium, — le « libéré politique » eut ainsi à livrer chaque matin son combat pour le pain quotidien[3]. Ajoutez à cela l’infirmité chronique due au séjour souterrain, aux « moisissures de la fosse, » infirmité atroce qui ne lui laissait presque jamais de répit et qu’exprime si bien un mot d’une lettre intime, navrant dans sa trivialité, « Avez-vous jamais connu le mal de dents ? écrivait, à un ami le pauvre perclus. Eh bien ! ce mal de dents, je l’ai dans mes bras, dans mes jambes, dans mes côtes, dans chacun de mes os ; il gambade à travers tout mon corps… » Et c’est au milieu de privations, de douleurs et de misères pareilles que la tête aplatie par M. Kriegk fit des études vastes et approfondies, conçut des œuvres belles et durables ; c’est dans de telles conditions que l’interdit de toute profession libérale devint le plus grand ou plutôt le seul grand historien de la Pologne contemporaine, — son Augustin Thierry ! Rien en effet ne rappelle plus le génie de remirent maître français, que l’art merveilleux avec lequel Szajnocha savait reconstruire les âges anciens, rendre l’éclat et la vie à des époques reculées et effacées, profiter d’un mot dans une chronique ou dans un document pour donner à son tableau une couleur locale saisissante. Hélas ! c’est encore par un autre côté que l’historien des Piasts et des Jagellons fait penser au grand peintre des Mérovingiens… L’infirmité que lui avait donnée la prison, ce mal chronique qui fut le tourment incessant de sa vie, ce mal, après avoir longtemps « gambadé » à travers tout son corps, il finit par se fixer, il élut son siège dans les organes visuels, que les ténèbres envahirent lentement. Comme Augustin Thierry, Szajnocha passa le déclin de sa vie dans une cécité complète ; comme lui aussi, il demeura attaché à ses études malgré cette calamité effroyable, et il continuait à percer, la nuit du passé d’un regard fermé à jamais aux clartés du jour. Une épouse jeune, courageuse, admirable de dévoûment, devint alors son ange tutélaire et sa « muse. » A l’approche de la catastrophe, elle avait pris ses mesures, et au moment opportun elle se trouva déjà en savoir assez sur les langues classiques, les langues slaves et la paléographie, pour pouvoir faire des lectures au savant aveugle, recueillir des notes et le remplacer dans les recherches. La dernière et peut-être la plus remarquable des compositions de Szajnocha (Deux ans de notre histoire) est due en entier à cette collaboration touchante où l’intelligence de l’homme fut servie par les yeux et par les mains d’une femme.

Habent sua fata ! ou, pour penser plus chrétiennement, disons avec le poète anonyme : « Dieu a voulu que le même esprit de civilisation qui s’est revêtu de toutes les pompes de la gloire, du succès et du bien-être à une extrémité de l’Europe, fût forcé à l’autre de passer à travers toutes les épreuves du sacrifice, toutes les saintetés du dévoûment et les inébranlables enthousiasmes du martyre…[4] » Il ne connut ni la gloire, ni le succès, ni le bien-être, cet historien éminent, complètement ignoré à l’étranger, et dont on a cru devoir évoquer du moins le nom à la tête d’une étude qui ne fera que résumer en quelque sorte une de ses œuvres les plus charmantes et les plus estimées[5]. L’alliance de la Pologne et de la Lithuanie est un souvenir cher entre tous à une nation qui ne vit plus presque que de souvenirs, et Szajnocha lui a consacré quatre beaux volumes. Est-ce trop de demander pour le même sujet quelques pages fugitives dans la Revue ? Le pacte conclu à Horodlo et ratifié depuis à Lublin a eu une place importante dans l’histoire de toute une moitié de l’Europe, dans l’histoire du monde slave ; il a subsisté pendant cinq siècles, et il subsiste encore aujourd’hui dans la conscience de tout un peuple, dans la foi des « générations posthumes nées d’une mère assassinée ; » à ce titre seul, il mériterait déjà d’être connu avec plus amples détails. Dans un temps d’ailleurs où la fatale maxime du compelle intrare semble passer de l’église à l’empire, où la violence, la ruse et la fourberie s’ingénient à forger des unités mensongères, et, Dieu le veuille ! éphémères, il peut ne pas être sans intérêt de voir comment se forma et se consolida entre deux peuples une union toute volontaire et libre, union mémorable qui, cimentée encore tout dernièrement par le sang versé à Varsovie et à Wilno, remonte par ses origines dans le moyen âge, dans ces temps ingénus et barbares qu’on nomme le XIVe siècle.


I

Le monde paraît bien petit dans ce XIVe siècle, ce n’est encore qu’un fragment du globe, et, comme eût dit Pascal, un raccourci de planète. Tout un hémisphère demeure ignoré jusque dans son existence ; l’Asie se dérobe dans un nuage de fables et de terreur, l’Afrique ne déroule aux regards que ses côtes baignées par la Méditerranée, et l’Europe elle-même, l’Europe civilisée et chrétienne, ne s’étend guère que des rivages de l’Atlantique jusqu’aux bords de la Vistule. Une bulle du pape Innocent VI, de l’année 1356, désigne le royaume de Pologne comme la dernière limite de l’extrême Occident, in finibus christianitatis, in frontario infidelium. Au-delà de ce royaume et de son fleuve, la Vistule, on entrevoyait des contrées vagues, fermées à la lumière de l’Évangile, presque autant fermées à la clarté du ciel : on y constatait un phénomène qui de nos jours n’est connu que dans les régions boréales. « En Lithuanie, dit le grave chroniqueur du temps, Dlugosz, la durée de l’hiver est de dix mois ; le soleil luit alors bien bas à l’horizon et pour quelques heures seulement ; mais en revanche pendant les deux derniers mois il reste fixé au firmament, et ne laisse point arriver les crépuscules de la nuit. » C’est que l’homme n’avait encore rien fait pour changer sous ces latitudes les conditions d’un climat rigoureux, et que la terre y était demeurée « telle qu’elle sortit le premier jour des mains du Créateur, » terre inculte, inhospitalière, couverte de landes « nourricières des chevaux, » de lacs et de forêts immenses. Un voyageur français du siècle suivant, Gilbert de Lannoy, comparait les lacs lithuaniens à des « mers véritables ; » quant aux forêts, les écrivains contemporains renoncent à en faire comprendre l’étendue et la sublime horreur : c’étaient des forêts vierges, inexplorées, comme en devaient rencontrer plus tard les compagnons de Colomb dans un nouvel hémisphère. La Lithuanie de nos jours garde encore aux environs de Grodno comme une image de son antique passé dans cette fameuse forêt de Bialowiéz, que la croyance populaire proclame « insondable comme l’Océan, » et au milieu de laquelle, derrière les brouillards impénétrables, elle place une cité mystérieuse, un Éden étrange, la walhalla du règne animal. Là, dit la légende, vivent paisibles les premières paires de toutes les espèces répandues sur la terre, de là aussi sortent tous les jeunes animaux à la recherche des aventures et des combats ; là également ils s’empressent de revenir lorsqu’ils sont blessés par le chasseur ou quand ils sentent approcher leur fin. « L’ours qui a mangé ses dents et le cerf dont les jarrets faiblissent, le corbeau qui commence à blanchir, le faucon quand il a perdu la vue, et l’aigle dont le bec tordu par la vieillesse ne s’ouvre plus à la pâture, tous ils regagnent la patrie qu’ils avaient quittée au printemps de leur vie : l’oiseau y dépose ses plumes et le quadrupède son poil.. »

Au milieu de ces steppes, de ces lacs et de ces forêts campait un peuple qu’à un premier aspect on serait bien tenté de rapprocher de ces tribus indigènes de l’Amérique dont le brillant Hepworth Dixon vient de nous donner encore tout dernièrement une nouvelle et saisissante peinture, et les buffles sauvages, les zubry, qui parcouraient alors ces contrées en troupeaux innombrables[6], semblent ajouter ainsi un trait de plus à la ressemblance. Établis depuis les temps les plus reculés sur les bords du Niémen et de la Willa, les adorateurs farouches de Perkunos, les « Sarrasins, » comme les appelaient les écrivains du moyen âge (Sarracini dicti Lithuani) menaient encore au XIVe siècle l’existence des pasteurs nomades. Ils ne remuaient que rarement le sol aride et ingrat de leur charrue de bois, — l’emploi du fer leur inspirait une répugnance superstitieuse, — ils vivaient de la chasse et de la pêche, et l’hydromel recueilli dans les ruches abondantes du pays causait parmi eux autant de ravages que le fait parmi les Hurons et les Sioux l’eau-de-feu des faces pâles. C’est aussi au wigwam du Huron et du Sioux que fait penser la numa lithuanienne, la tente de bois que dressait de temps en temps le pasteur pour abriter son « bétail et la famille, » et la femme y apparaît dans l’humble condition de la squaw. Dégradée par la polygamie, elle est l’esclave résignée d’un maître despotique qui la vend à son gré et tue ses enfans ; elle partage ses plus rudes travaux et l’accompagne à la guerre. La guerre était après la chasse la grande préoccupation des habitans de la numa. A la voix de leurs princes, sur l’ordre transmis par le cywun (staroste, castellanus), ils accouraient vêtus de peaux de mouton aux polis retroussés, armés de leurs arcs, les carquois bien munis de flèches empoisonnées. A l’exemple des Tatares, ils emportaient avec eux des outres remplies de lait de cavale ; comme les Tatares aussi ils traversaient les fleuves à la nage en s’attachant à la queue de leur monture.

Ce n’étaient pourtant ni des Tatares ni des Peaux-Rouges que ces ancêtres de Kosciuszko et de Miçkiewicz ; ils appartenaient à la noble et glorieuse race aryenne, et, dans la langue qu’ils parlaient au XIVe siècle et que parlent encore à l’heure qu’il est les pauvres paysans des vallées du Niémen et de la Wilia, la philologie comparée constate avec un intérêt légitime l’idiome européen le plus rapproché du sanscrit primitif, du sanscrit du Rig-Véda, plus rapproché que le gothique, le celtique ou la langue d’Homère et d’Eschyle ! Et de même dans les « hideuses superstitions » que les pieux écrivains du moyen âge ne cessent de déplorer chez « les Sarrasins du nord, » dans ce panthéisme exubérant et touffu qui prêtait un génie particulier, une divinité distincte à toute chose, — au printemps, à l’hiver, à la chasse, à la numa, au lin et au chanvre, aux abeilles et aux fleurs, — il est aisé de reconnaître ce culte des forces et des phénomènes de la nature qui est le fonds commun des idées religieuses chez les différens peuples aryens. Quelques historiens et Szajnocha entre autres ont également essayé de rapprocher du trimurti indien les trois suprêmes divinités de la Lituanie (Perkunos, Potrimpos et Poklus), qui semblent en effet symboliser les mêmes principes de la création, de la conservation et de la destruction que personnifie la fameuse trinité de Brahma, de Vichnou et de Siva. On aurait tort cependant, croyons-nous, de trop insister sur cette similitude, car le trimurti est une conception toute brahmanique, très postérieure par conséquent à l’époque où s’accomplit la grande dispersion des Aryas ; mais l’Agni (ignis) des hymnes védiques reparaît d’une manière incontestable dans le Znicz auquel les Lithuaniens élevaient des autels en tout lieu, dans leurs forêts, sur leurs montagnes, dans leurs temples, et dont la flamme éternelle était toujours gardée par des vestales, « des vierges chastes depuis le berceau jusqu’à la tombe. » Une organisation sacerdotale puissante répondait naturellement à un système religieux qui divinisait tous les phénomènes et embrassait toutes les minuties de la vie. Au-dessous d’un grand-pontife (un kriwè-kriweïto) venait s’échelonner une nombreuse hiérarchie de prêtres aux classemens et aux fonctions multiples ; au dernier rang apparaissent les bardes, dont la science et la vocation participaient également du sacré et du profane. Il n’y avait en effet ni fête de famille ni réunion joyeuse sans que le waïdelote vînt célébrer la gloire des ancêtres et les grandes actions des temps passés. Arrachés à la patrie, captifs sur la terre étrangère, ces pauvres rapsodes continuaient à exercer leur métier avec une fortune diverse. Dans un épisode célèbre de son Wallenrod, Miçkiewicz introduit ainsi à un banquet des chevaliers teutoniques de Marien-bourg un waïdelote aveugle qui égaie la compagnie de ses sons rauques et étranges. Un seul comprend son chant, le grand-maître lui-même, et c’est de lui seul aussi que le barde demande à être compris, car il a élevé ce grand-maître, il connaît son origine lithuanienne, que tout l’ordre ignore, et il salue en lui le futur vengeur de la patrie opprimée ; — il continue donc de chanter, tandis que les chevaliers continuent de rire et que les pages espiègles l’accompagnent dérisoirement en sifflant dans des noix creuses… La scène est originale et pathétique à coup sûr, mais on ne se douterait guère que le poète en empruntait les traits pittoresques à un récit du temps, à un chroniqueur de l’ordre. « Un prisonnier lithuanien, un prêtre, dit le chroniqueur, vint aussi chanter au festin, et crut faire merveille en comparant notre grand-maître au grand weïdawut. Les chevaliers ne comprirent rien au langage barbare du pauvre diable, et pour récompense ils lui envoyèrent plaisamment une coupe remplie de noix creuses… »

D’ailleurs, et à mesure qu’on avance dans l’étude, on trouve à ces adorateurs de Perkunos des qualités et des vertus bien surprenantes, et on est forcé de leur reconnaître un degré de civilisation que ne laisserait point soupçonner le nom de « fils de Baal » dont les gratifiait l’esprit chrétien du temps[7]. Le dirons-nous ? ce Lithuanien ondoyant et divers, tel qu’il se révèle à nous au xiv" siècle, tel qu’il éclate dans les compagnons d’Olgerd et de Keystut, ce Lithuanien à la fois sauvage et chevaleresque, fanatique et tolérant, pasteur nomade et constructeur de grandes villes, habitant de la numa grossière et initié à tous les raffinemens de l’Occident, — il finit même par prendre à de certains momens des proportions inquiétantes, fantastiques. On craint d’avoir affaire à un être de fiction, à une espèce de Chactas de l’Atala, ce Chactas introuvable qui compte les années par les chutes des feuilles, mange des jambons d’ours, et qui néanmoins connaît les tragédies de Racine, les oraisons funèbres de Bossuet, — et a même soupé chez Ninon !… Heureusement que pour croire à l’existence réelle des compagnons d’Olgerd et de Keystut nous avons quelque chose de mieux que l’œuvre d’imagination d’un poétique rhéteur : nous avons les dépositions irrécusables des contemporains, des témoins oculaires, et, qui plus est, des ennemis. On ne saurait méconnaître l’esprit tolérant de ces grands-ducs lithuaniens qui, tout en demeurant très attachés à la foi nationale et en sévissant avec une rigueur extrême contre les missionnaires franciscains, permettaient cependant à leurs épouses, des princesses slaves, d’adorer publiquement la croix et de célébrer le culte chrétien dans les châteaux de Wilno et de Troki. « Lorsque nous entrâmes dans la chapelle du château, raconte un chroniqueur, il y avait grands offices ; toutes les dames de la cour étaient réunies sous le portique que couvrait un filet vert derrière lequel elles apparaissaient comme des ombres légères. » Cette*cour, ces châteaux, les splendeurs de Wilno et de Troki dont parlent à l’occasion les écrivains du temps, ce sont là aussi autant d’indices d’une culture et d’un développement supérieurs. Ce n’était pas non plus un ramassis de tribus sauvages qu’une nation qui envoyait des ambassades à la cour d’Avignon, à l’empereur, et qui concluait des traités de commerce avec l’Angleterre. Enfin il est difficile de refuser le génie politique à un peuple qui, serré de tous côtés par des ennemis redoutables, sut résister aux chevaliers teutoniques, refouler les Tatares, faire des incursions incessantes en Pologne, et au sud étendre ses conquêtes jusqu’au-delà de Kiew.

On dirait que la Providence a voulu honorer le paganisme lithuanien au moment de sa chute, en lui donnant pour derniers représentans les deux fils de Gédimin, les deux frères Olgerd et Keystut[8], si renommés dans l’histoire du nord européen, si unis entre eux et dans l’amour de la patrie, et qui, par le contraste même de natures diverses, offrent un ensemble si harmonieux et si charmant. « Il n’y a pas certes de plus beau témoignage pour le grand cœur de ces deux païens, dit un historien allemand récent[9], que l’éloge unanime que font d’eux leurs adversaires les plus implacables. » Tout en maudissant dans le grand-duc Olgerd l’envahisseur de leur pays, les annalistes russes du temps ne laissent pas de rendre hommage à la « sagesse » de ce prince « taciturne. » — « C’est, lisons-nous dans la relation d’un envoyé de l’ordre teutonique, c’est un homme de taille moyenne, au visage long, au front légèrement chauve, à la barbe blonde, mais déjà grisonnante ; ses sourcils hérissés sont tempérés par un regard bleu et doux. Il a une voix très agréable à l’oreille, monte admirablement à cheval ; mais en marchant il boite du pied droit, c’est pourquoi il s’appuie ordinairement sur une canne ou sur un petit page. Il comprend très bien notre langue et la parle même ; mais dans ses entretiens avec nous il s’est toujours servi des interprètes. « Il se servait parfois aussi d’un langage en action et en images. Aux ambassadeurs d’un prince slave qui un jour vinrent lui déclarer la guerre pour l’automne prochain, après le printemps vermeil, après l’été silencieux, il répondit, tirant un briquet de sa poche et eu allumant un morceau d’amadou : « Votre maître, vous le voyez bien, trouvera du feu en Lithuanie pour se chauffer dans l’automne ; mais avant l’été silencieux, avant le printemps vermeil, je lui ferai ma visite de Pâques, et nous casserons un œuf béni ! .. » Un autre jour, il se montra soudain avec son armée sur les hauteurs de Moscou alors qu’on le croyait anéanti et que les églises du Kremlin célébraient bruyamment sa prétendue défaite ; il se laissa fléchir par les prières du grand-duc Dimitr et n’entra point dans la capitale, mais au moment de lever le camp il tourna bride, éperonna son cheval, courut au galop vers la porte de la ville et y brisa sa lance. « Kniaz Dimitr Ivanovitch, dit-il, souvenez-vous toujours que la lance lithuanienne est venue frapper la porte de Moscou… » Le pittoresque toutefois ne paraît chez Olgerd que comme l’ornement discret d’un esprit sérieux et pratique par excellence. Grand justicier et protecteur zélé du culte national, il recherche cependant les relations politiques et commerciales avec les états chrétiens, avec l’Allemagne, avec l’Angleterre ; son génie éclate surtout dans la direction qu’il s’efforce de donner à l’ardeur belliqueuse de son peuple. Il laisse volontiers à son frère cadet Keystut le soin de harceler les Mazoviens et de défendre la frontière de l’est contre l’ordre teutonique ; pour lui, c’est vers l’ouest et le sud que tendent constamment ses vues et ses expéditions guerrières. Maître de Kiew, de Sœolensk et de Twer, il aspire à la conquête de la Crimée, il veut ouvrir un débouché à ses états continentaux, s’emparer de la Mer-Noire… La Pologne et la Lithuanie expient aujourd’hui cruellement la faute immense, incalculable, d’avoir négligé, sous les Jagellons et les Wasa, la voie que leur traça au XIVe siècle la pensée du grand prince Il taciturne. » Olgerd est la « sagesse » de la Iithuanie païenne, comme Keystut en est la poésie, le héros légendaire demeuré cher à l’imagination du peuple, exalté dans les daïnos[10], presque autant exalté dans les chroniques arides de ses ennemis. Spectacle étrange ! pour l’Europe chrétienne, le XIVe siècle marque déjà la fin de l’esprit chevaleresque et romanesque qui l’avait si longtemps animée, guidée ou égarée : la dernière heure des croisades avait sonné depuis la prise de Saint-Jean-d’Acre, et si le Vénitien Sanuto prétend encore en 1321 révéler des « secrets » aux fidèles de la croix (secreta fidelium crucis), leur indiquer les moyens de conquérir le tombeau du Christ, ce ne sont plus que des secrets d’économie politique, un blocus commercial et maritime contre l’Égypte ! Le XIVe siècle, c’est déjà l’avènement du légiste et du fisc, c’est l’époque inaugurée par le soufflet de Nogaret et par le bûcher des templiers. Les plaintes sont générales alors sur la corruption du temps et la disparition des vertus qui brillaient jadis au front d’un Godefroy et d’un Richard Cœur de Lion. « L’honneur diminue et la honte augmente, dit Peter Suchenwirt, ce poète favori de Guillaume d’Autriche, le minnesänger célèbre qui eut, comme nous le verrons bientôt, son petit rôle et son grand mot dans la déconfiture de son maître à Cracovie. La pudeur et la décence dépérissent, la trahison trouve un nombreux cortège, la vérité a la langue malade, la bienfaisance souffre du bras, et la fidélité de la jambe ; la justice est toute moulue de coups et a les reins cassés. Les chevaliers pratiquent la simonie et l’usure, gâtent le métier des juifs, et l’amitié se dérobe lorsque vient l’heure de l’épreuve… » Eh bien ! c’est au milieu de ce XIVe siècle et dans un pays de forêts vierges, c’est sous « un ciel sans soleil, » et chez un peuple sauvage et nomade, qu’un adorateur de Perkunos, un « enfant de Baal » fut le type accompli du chevalier chrétien, — moins la foi, — réunit en lui les vertus idéales d’un paladin de la Table-Ronde, et ne vécut que « pour l’amour, pour le combat et pour l’honneur ! » Il eut son aventure amoureuse aussi originale et piquante que pourrait la rêver de nos jours l’imagination d’un romancier : il arracha une prêtresse aux autels du dieu Znicz, et fit sa femme de Biruta la vestale ; mais il l’entoura d’un respect, d’une affection qui désarmèrent à la longue la colère d’un peuple profondément blessé dans sa foi, et depuis les daïnos n’ont plus gardé à Biruta que le souvenir de son tendre dévoûment et de sa fin lamentable. Les combats, Keystut les aimait pour eux-mêmes, pour les émotions qu’ils procuraient, pour les qualités qu’ils faisaient briller. Que de fois ne fut-il pas fait prisonnier, grâce à l’ardeur qui l’emportait et le poussait toujours au plus fort et au plus sanglant de la mêlée ! Que de fois aussi, dans ses nombreuses captivités, ne dut-il sa délivrance qu’à l’admiration qu’il sut inspirer à ses gardiens, à ses geôliers ! Après huit mois de captivité chez les chevaliers teutoniques, il s’échappa un jour dans le costume de l’ordre (le fameux manteau blanc avec la croix noire) et sur le cheval même du grand-maître ; mais il eut soin de renvoyer le cheval avec des excuses aussitôt qu’il fut arrivé à la frontière. On croirait presque avoir devant soi quelque roman de Lancelot ou d’Aimon lorsqu’on lit dans les chroniques des moines allemands les prouesses du frère d’Olgerd, « le prince de Troki ; » on y rencontre des traits et des scènes qui font penser à la Gerusalemme, ou qu’on regrette de ne pas retrouver parmi les terzines de Torquato. Quel tableau, par exemple, que cette prise de Johannisbourg, ainsi que nous la retrace la plume sobre et sèche d’un écrivain moine ! Surpris dans une attaque nocturne, les chevaliers de la garnison avaient mis bas les armes ; vêtus de leurs manteaux blancs avec la croix noire, ils sont tous réunis dans l’étroite cour de la forteresse, qu’éclairent des flambeaux aux lueurs fumeuses et rougeâtres. Tout autour, les vainqueurs dans leurs peaux de moutons aux poils retroussés, les arcs et les flèches dans leurs mains, poussent des cris de vengeance sauvage ; les kriwés, les prêtres de Znicz, demandent des sacrifices humains pour leur dieu tant de fois outragé. Le malheureux commandant de la garnison s’avance ; c’est le comtur Othon, un vieillard à la barbe blanche et à la jambe de bois : « Fils de Gédimin, je suis prêt à mourir, mais grâce pour mes compagnons ! » Le fils de Gédimin lui prend la main : « Choisis quatre de tes compagnons qui te sont le plus chers et quitte la ville en liberté ; quant aux autres, ils auront tous la vie sauve, c’est Keystut qui l’a dit… » La parole de Keystut, amis et ennemis savaient bien qu’elle était sacrée, et « qu’il n’estimait rien au-delà de la bravoure, si ce n’est l’honneur. » — « Keystut, ainsi s’exprime un chroniqueur de l’ordre, aimait avant toute chose la gloire et la vérité. Toutes les fois qu’il méditait une expédition contre nous, il en prévenait loyalement notre grand-maître, et il ne manquait jamais de venir après un tel avertissement… » Disons-le cependant, l’auteur de Hedvige et Jagello, Karol Szajnocha, ne partage pas complètement à l’égard du frère d’Olgerd l’admiration exaltée qu’avaient pour lui ses contemporains : il lui tient rigueur de son esprit peu politique, d’une vie entièrement vouée aux prouesses et aux aventures ; il lui trouve la tête toujours trop jeune, légère et légèrement folle. Tête folle, nous le voulons bien, mais cœur si droit et âme si loyale ! Nature noble, chaleureuse et charmante, et à laquelle ne devait pas manquer non plus « ce je ne sais quoi d’achevé » que donne à une vie d’héroïsme une mort émouvante et tragique ! On est quelque peu étonné de trouver un historien polonais, un poète, aussi sévère pour le prince de Troki, qui fut bien le Saladin de ces « Sarrasins du nord. » — « Il fut, nous dit-il, le zélateur tardif d’une religion écroulée, de cette religion de la chevalerie, jadis puissante, mais qui alors allait déjà en s’affaiblissant et était destinée à périr. » Soit ; mais toute croyance, toute foi, tout grand mouvement d’idées a ainsi eu ses tard-venus comme ses précurseurs, et parfois les uns ne sont pas moins respectables et moins touchans que les autres. L’historien polonais est-il bien sûr que le peuple qu’il aimait tant, le peuple polonais, ne soit, lui aussi et par quelque côté, le Keystut du XIXe siècle, le zélateur tardif d’une grande foi qui s’écroule, — la foi aux causes justes, au dévoûment, au sacrifice ?… Pardonnons à un enfant des forêts vierges d’avoir, dans une époque encore si rapprochée des Godefroy et des Cœur de Lion, cru un peu follement à cette religion de l’honneur qui a fait des miracles dans les siècles de foi, et qui plus tard même, alors qu’elle ne fut plus qu’une superstition, a bien mérité encore de la noblesse et de la dignité humaines !…

Ce qui est vrai, et ce que démontre supérieurement l’auteur de Hedvige et Jagellon, c’est que ni l’esprit chevaleresque de Keystut, ni même l’esprit politique d’Olgerd ne pouvaient, au XIVe siècle, préserver le royaume de Gédimin d’une ruine prochaine et fatale. Déjà l’existence de ce royaume devenait de plus en plus précaire à mesure que grandissaient les états voisins. Serré de tous côtés par les Polonais, les chevaliers teutoniques, les Moscovites et les Tatares, « l’arc toujours tendu vers les quatre coins du ciel à la fois, » le peuple peu nombreux des Lithuaniens portait, au milieu même de la fortune prodigieuse que lui avait créée une série remarquable de princes intelligens et despotiques, le vague sentiment de sa fin. La question poignante des tribus indigènes de l’Amérique, la question d’émigrer, de chercher une nouvelle patrie, une terre moins disputée, les habitans de la numa se la posaient plus d’une fois au moment des grandes crises, et il n’est pas jusqu’à leurs triomphes, jusqu’à leurs conquêtes éclatantes qui n’aient eu quelque chose de cette activité fiévreuse que donne une gageure contre l’impossible. Le mal du dedans toutefois était bien plus grand encore que celui du dehors. L’aspect brillant du grand-duché au XIVe siècle, les vertus et les exploits d’un Olgerd et d’un Keystut ne doivent pas nous faire illusion sur la condition morale du pays, sur le déplorable état dans lequel il se trouvait à l’intérieur. Cet état, il était basé sur la polygamie et l’esclavage, les deux éternels fléaux de toute société païenne. Il est inutile de parler de la polygamie : on en connaît les influences funestes ; mais « l’esclavage organisé » tel que nous le présente le royaume de Gédimin est un des spectacles les plus tristes de l’abaissement humain. Ce n’est pas seulement par le fait de la naissance ou de la captivité qu’on y était esclave : l’homme libre, lui aussi, le devenait sur l’arrêt du souverain, ou lorsqu’il ne pouvait acquitter ses impôts, ses dettes, ou lorsque la faim le forçait de se vendre volontairement à un autre. Le propriétaire de ces esclaves, l’homme de guerre, le boyar[11] n’était lui-même que l’esclave du prince : sans le consentement du souverain, il n’avait la liberté ni de marier sa fille, ni de vendre ou d’aliéner la moindre parcelle de son bien, ni de laisser son héritage à ses fils. La femme qu’il achetait, ses enfans, sur lesquels il avait droit de vie et de mort, étaient bien sa propriété, sa « chose, » et il pouvait les vendre pour payer ses dettes ; mais lui-même il était sous la tyrannie du grand-duc. Qu’il est effroyable, le tableau que nous retrace de cette tyrannie un contemporain, Æneas Sylvius, celui qui depuis fut le pape Pie II ! Il nous montre un de ces grands-ducs (un des meilleurs) chevauchant toujours avec son arc tendu et abattant de ses flèches tout homme qui encourt sa colère, — carnifex sanguinarius ! Plus d’une fois le sang coule pour le simple amusement du prince ; souvent aussi le « coupable » est cousu dans une peau de bête et jeté aux ours qu’on élève exprès pour ces exécutions horribles. Un jour les Polonais qui accompagnaient le grand-duc Witold en Lithuanie assistèrent à une scène étrange. Le prince avait condamné deux malheureux à la mort ; ils devaient se pendre eux-mêmes, et l’un des patiens exhortait l’autre à faire vite. « Dépêchons-nous, le kniaz s’impatiente !… » Les fils d’un pays libre demeurèrent stupéfaits devant une pareille abjection dans la servitude. Deux siècles plus tard, les Polonais devaient encore éprouver le même sentiment à Moscou en voyant ce grand seigneur russe qui, empalé sur l’ordre d’Ivan le Terrible, ne cessa de crier pendant les vingt-quatre heures que dura son épouvantable supplice : « Grand Dieu, protégez le tsar !… » Ah ! c’est que la servitude porte partout les mêmes fruits empoisonnés, — dans la Rome élégante des césars comme dans les forêts vierges que hante le zubr, — et que ceux qui parlent de la morale indépendante ne se doutent guère à quel point l’âme humaine est avilissable !

il n’y avait qu’un seul moyen de relever, dans la Lituanie du XIVe siècle, les âmes flétries par l’esclavage et de leur donner le sentiment de la dignité, de la liberté : ce moyen, c’était la parole de l’Évangile, la civilisation chrétienne, qui pénétrait lentement dans ce « pays sans soleil. » Les moines franciscains y jetaient les semences sanglantes de leur martyre, et derrière le « filet vert » qui, dans les chapelles des princesses slaves, aux châteaux de Wilno et de Troki, séparait les femmes païennes du sanctuaire, plus d’un cœur adressait des prières clandestines au dieu crucifié. D’ailleurs des esprits aussi intelligens que l’étaient la plupart des souverains de la Lithuanie ne furent pas sans s’apercevoir que leur pays ne saurait longtemps échapper à la foi nouvelle : un fleuve seulement, le Niémen, séparait ce pays de tout l’univers, et l’univers adorait le Verbe ! « De l’autre côté du fleuve, comme s’exprime le poète, se dressait toujours le signe du rédempteur, haut, ferme, la tête couverte de nuages, et les bras étendus, menaçans. » Déjà au commencement du siècle précédent, un grand-duc, Mindowé, avait voulu embrasser le christianisme : la rapacité de l’ordre teutonique empêcha seule alors la conversion dès cette époque possible des enfans de Perkunos. Depuis, plus d’un parmi les successeurs de Mindowé s’était arrêté à la même pensée, et il n’est pas jusqu’à Olgerd qui n’ait eu pendant son long règne des velléités semblables. Certes les deux fils de Gédimin étaient dignes d’entreprendre cette œuvre grande et salutaire, d’inaugurer sur le Niémen la nouvelle ère et le Nouveau-Testament ! « D’eux ou de certains princes baptisés, leurs contemporains, dit un historien allemand[12]. Il est encore permis de se demander lesquels avaient l’âme plus chrétienne ! » On aimerait surtout à se figurer le prince de Troki unissant ainsi l’éclat du confesseur à celui du chevalier, ajoutant à tant de « folies » généreuses de sa vie héroïque la dernière et sainte folie de la croix. Il méritait bien, ce Keystut, qui « avant toute chose aimait la gloire et la vérité, » d’aimer aussi la vérité de l’Évangile et d’attacher à son nom la gloire impérissable de premier prince chrétien de la lithuanie convertie. Cette gloire, toutefois, il ne devait point l’atteindre ; « cette couronne, — pour parler avec le prophète de la Bible, — elle fut ôtée de sa tête et donnée à un autre moins digne que lui… « Il est aussi ingénieux que profond, cet enseignement douloureux que l’épopée immortelle d’Homère nous a légué dans ses deux héros, dont l’un, beau, loyal et magnanime, périt loin des siens, sur la plage étrangère, d’un trait caché et perfide, — dont l’autre, rusé, astucieux et cruel, finit par s’emparer d’Ilion et par revoir Ithaque. Hélas ! plus d’une époque de l’humanité, plus d’une grande évolution historique a eu ainsi son Achille et son Ulysse, son Marc-Aurèle et son Constantin, son saint Louis et son Louis XI, et de même l’auréole chrétienne qu’un Keystut avait laissée passer’ au-dessus de sa tête, c’est au front d’un Jagello qu’elle est venue s’attacher. Olgerd mourut en 1381, et dans les chroniques du temps on lit encore la description détaillée de ses funérailles, — les dernières funérailles païennes d’un grand-duc de Lithuanie. Sur un bûcher immense, près de Miskoli, était déposé le corps du héros vêtu d’un kaftan parsemé de diamans et de perles, d’une ceinture dorée et d’un manteau de pourpre ; une grande partie de son trésor, ses armes, ses faucons, étaient placés à ses côtés. Les kriwés (prêtres) entonnèrent une musique sacrée sur les flûtes et les trompettes, chantèrent des hymnes, versèrent du lait et de l’hydromel, puis mirent le feu, et tout ce qui se trouvait en haut et en bas du bûcher, jusqu’au cheval favori du prince, périt dans les flammes. Ce fut le fils d’Olgerd, Jagello[13], qui lui succéda, et Keystut, alors déjà octogénaire, accepta la suzeraineté de ce jeune homme de vingt-six ans. « Je te servirai aussi fidèlement que j’ai servi ton père, » lui dit-il, et il tint parole ; « il protégea son neveu de tous les côtés, » ajoutent les chroniqueurs de l’ordre teutonique, et il ne cessa de guerroyer contre les Mazoviens, les Allemands et les Russes. Grande dut donc être la douleur du vieux héros en apprenant bientôt que Jagello conspirait contre lui avec les chevaliers teutoniques, et voulait lui ravir sa principauté de Troki. Un fait aussi étrange dans l’histoire de la Lithuanie que l’alliance avec l’ennemi séculaire, une ingratitude si monstrueuse de la part d’un enfant d’Olgerd, l’âme loyale de Keystut se refusa longtemps à y ajouter foi ; Witold surtout, le fils de Biruta, ne cessait de se porter garant pour Jagello, son ami d’enfance, son frère d’armes. Les preuves devinrent bientôt accablantes, la trahison était manifeste, et le fils de Gédimin, marchant promptement sur Wilno, s’empara du neveu félon et perfide.. « Sois tranquille, dit-il même alors à son fils Witold, je laisserai à Jagello les pays de Witebsk et de Krewa, avec tout le trésor et tous les chevaux qui lui reviennent de son héritage, et comme les a reçus Olgerd de notre père Gédimin. » C’est qu’il ne voulait ni « ternir son nom ni exiler aucun membre de sa glorieuse famille. » Générosité imprudente ! du fond de Krewa, Jagello ne tarda point à renouer ses intrigues avec les chevaliers teutoniques, avec les princes slaves voisins, avec d’anciens adhérens ; le vieux lion fut bientôt pris dans un réseau de trahisons et d’inimitiés. Elle fut longue et tragique, cette dernière lutte du fils de Gédimin contre des adversaires qui surgissaient de toutes parts, et aussi contre cette machine infernale, — le canon, — que pour la première fois dans sa longue vie de guerrier il vit alors fonctionner, « faire merveille, » porter des ravages épouvantables dans les rangs de ses fidèles compagnons. Un moment le vieillard, âgé de plus de quatre-vingts ans, pensa même à émigrer, à chercher une autre terre pour y déposer « ses os et ses dieux ! » Il ramassa cependant ce qui lui restait de son armée pour attaquer sa ville héréditaire, la place de Troki, et là ce ne fut point la bravoure de Jagello, ce fut son astuce qui triompha du dernier défenseur du paganisme lithuanien. Maître du pays, le jeune grand-duc sévit cruellement contre la famille et les amis de son oncle. Witold dut se réfugier à l’étranger ; sa mère Biruta, l’ancienne prêtresse, la femme si aimée du fils de Gédimin, fut noyée ; le père de Biruta, son frère, ainsi que plus d’un boyar demeuré fidèle à la cause de Keystut, subirent le dernier supplice. Quant à Keystut lui-même, amené chargé de chaînes à la forteresse de Krewa, après quelques jours il y fut trouvé étranglé, et Jagello n’a jamais pu complètement se laver du reproche d’avoir ordonné un meurtre qui servait si bien ses desseins ambitieux.

Tels furent les débuts de cet homme extraordinaire qui plus tard, dans la journée de Grunwalden, devait étonner le monde par une élévation d’âme et une humilité chrétienne admirables !… Dès ce moment toutefois, le jeune fils d’Olgerd comprit la situation et eut sa pensée politique, une vraie pensée de génie. Il comprit que la Lithuanie devait cesser d’être païenne ; il comprit aussi que, pour être chrétienne sans devenir la proie de l’ordre teutonique, elle devait chercher son appui auprès d’une puissance slave, civilisée et libre. Il agit en conséquence, et, à peine raffermi sur le trône ensanglanté de Gédimin, il envoyait une ambassade à Cracovie. Il demandait la main de la jeune reine Hedvige ; à ce prix, il promettait de convertir son pays à la foi catholique et de le réunir au royaume de Pologne.


II

« Allemans de nature sont rudes et de gros engin, si ce n’est à prendre leur proffit ; mais à ce sont-ils assez experts et habiles ; item moult convoiteux et plus que nulles autres gens, jà ne tiendroient rien de choses qu’ils eussent promis ; telles gens valent pis que Sarazins ne payens… » Ainsi parlait Froissart vers la fin du XIVe siècle, et une expérience toute récente et douloureuse, l’inique démembrement de la vieille monarchie danoise, n’est pas venue trop infirmer de nos jours le jugement porté par le bon chroniqueur français. Il fut curieux en effet le « réveil » de l’Allemagne moderne, de l’Allemagne « nationale-libérale ! » Comme l’a si bien dit un document demeuré célèbre, a sa première pensée a été une pensée d’extension injuste, son premier cri un cri de guerre[14]. » L’Allemagne ancienne que connut Froissart, l’Allemagne féodale et impériale, n’eut point d’autre pensée ni d’autre cri pendant tout le cours du moyen âge ; depuis Henri l’Oiseleur jusqu’à Maximilien, le chasseur infatigable de chamois, les fils de Tuisco ont poursuivi sans relâche le même projet de domination universelle, le même idéal d’un saint-empire auquel ils voulaient soumettre les Welches, les Scandinaves et les Slaves. Dans la péninsule italienne, ce débordement germanique dut souvent se briser, et à la fin se retirer devant les obstacles que lui opposaient les Alpes, la puissance des villes maritimes, le pouvoir hostile des papes et en dernier lieu la rivalité des autres nations. De même le nord Scandinave trouva longtemps son salut dans sa situation géographique, dans l’abord pénible de ses îles, dans sa flotte, — et il n’a été donné qu’à notre époque, à notre diplomatie contemporaine supérieurement habile, de voir enfin s’écrouler devant le canon prussien le rempart séculaire du Danewirk ! Autre a été le sort des pays slaves au-delà de l’Elbe et de l’Oder. Là, sur des plaines immenses, fertiles et très enviables, aucun obstacle ne venait se dresser devant la race « moult convoiteuse ; » elle n’y trouvait ni défenses naturelles m grands travaux d’art ; elle ne s’y heurtait ni contre le pouvoir protecteur des papes ni contre la rivalité des puissances ; elle ne voyait devant elle que des peuples laborieux, paisibles, braves sans doute, mais indolens et dénués d’esprit politique, — et elle se mit à les fouler, à les broyer sans merci ni trêve. Les contrées situées de l’autre côté de l’Elbe et de l’Oder devinrent ainsi de bonne heure le far-est des farouches compagnons de Henri le Lion et d’Albert l’Ours, et depuis lors les Allemands n’ont cessé de poursuivre la destruction du Slave, « Experts et habiles à prendre leur profit, » ils ne négligèrent aucun moyen pour l’accomplissement de ce qu’ils nomment maintenant une « mission providentielle, » et, selon l’expression énergique de l’un de leurs historiens[15], « il n’est pas jusqu’à leur aune et à leur balance dont ils n’aient su faire un glaive et un instrument d’oppression. » Cette œuvre de destruction, ils l’avaient commencée au nom de la religion chrétienne ; ils la continuèrent plus tard au nom de leur « civilisation supérieure, » à l’heure qu’il est, ils demandent à l’achever au nom de « la liberté moderne » et des Reichsrath centralisateurs…

Vers la fin du XIVe siècle, lors de l’avènement de Jagello au trône de Gédimin, il n’existait plus de trace des anciens et puissans royaumes slaves des Obotrites, des Lutiks et des Moraves, sur l’Elbe et sur l’Oder ; la Bohême des Premislaw était devenue, elle aussi, le fief d’une dynastie allemande, et, dans sa marche irrésistible, écrasante, vers la domination universelle, la Germanie avait déjà commencé à fortement entamer les trois derniers états indépendana du far-est, la Hongrie, la Pologne et la Lithuanie. Un document curieux de ces temps et qui nous a été conservé, une lettre des « prélats, barons et seigneurs du royaume de Hongrie aux prélats, seigneurs et nobles de la couronne de Pologne » retrace avec naïveté et vigueur les empiétemens, les violences et les rapines des « Teutons » dans la monarchie de saint Étienne en appelant le jugement du monde sur des iniquités « que tout le monde connaît. » Dès le XIIe siècle d’ailleurs, un successeur de saint Étienne écrivait à un descendant de Boleslas le Grand ces paroles caractéristiques : « la sauterelle tudesque, après avoir mangé les vignes hongroises, viendra ensuite s’abattre sur les champs léchites, » — et cette prédiction n’avait pas tardé à se réaliser. Depuis lors, la Pologne s’est vu ravir successivement une province riche et précieuse après l’autre : la Silésie, la Poméranie, les terres de Dobrzyn et de Michalow. « L’aune et la balance » des Teutons ne se montrèrent pas moins actives et « providentielles » que leur épée ; leurs marchands, leurs trafiquans et colons affluaient par milliers dans les pays magyars et polaques ; ils s’y cramponnaient, s’y « nichaient, » avec la ténacité placide qui les a distingués de tout temps : Bude et Cracovie, les capitales des deux pays, passaient alors pour des villes déjà plus qu’à moitié germanisées. Une ingénieuse combinaison matrimoniale, préparée de longue date, devait maintenant venir couronner l’œuvre et combler les vœux de la Germania semper augusta. Des deux filles du roi Louis d’Anjou, dont l’une était appelée à régner à Bude et l’autre à Cracovie, l’aînée, Marie, était fiancée au margrave Sigismond, de la maison du Luxembourg ; Hedvige, la cadette, était promise au duc Guillaume, de la maison d’Autriche. Le royaume d’Arpad, le royaume de Piast, allaient donc avoir à leur tour des dynasties allemandes à l’instar du royaume de Bohême : le saint-empire poussait ses marches jusqu’au-delà de la Theiss et de la Vistule.

Non moins brillantes et radieuses étaient les perspectives du côté du Niémen. Sur les bords de ce fleuve, les chevaliers teutoniques préparaient à l’empire une acquisition importante ; ils la préparaient lentement, depuis bientôt cent cinquante ans, et en exploitant avec beaucoup d’industrie ce qui restait encore en Europe d’esprit romanesque : ils offraient à cet esprit les émotions et les mirages d’une croisade factice. Dans ce coin des « fils de Baal, » la Germanie s’était ménagé en effet une petite terre-sainte, selon les besoins du siècle et tout à sa portée ; on pouvait y aller combattre les « infidèles » sans trop de fatigues et avec des profits certains. Deux fois par an, aux mois de février et d’août, — à l’approche des deux grandes fêtes de la sainte Vierge, — arrivaient à Marienbourg les fils nobles de tous les pays de la chrétienté avec des cadeaux et offrandes pour le vaillant ordre ; ils s’y faisaient armer chevaliers, échangeaient deux ou trois coups de lance avec les « Sarrasins du nord, » et s’en retournaient ensuite conter aux belles damoiselles leurs prouesses de quelques jours. Parfois même un minnesänger obséquieux, qui avait suivi le jeune seigneur sur les champs des « Sarrasins, » mettait en strophes cadencées les hauts faits du maître ; Peter Suchenwirt, le poète déjà mentionné, avait ainsi accompagné le duc Albert d’Autriche dans sa courte « croisade » au nord, et chanté ensuite la défaite des Lithuaniens, que le duc amena « liés comme une meute de chasse[16]. » Ces combats de parade, ces splendides mises en scène, propageaient la gloire, remplissaient les coffres et servaient les desseins de l’ordre, — ordre étrange, et qui déjà porte dans ses flancs la Prusse triomphante de nos jours ! Il l’annonce en effet, et dès le XIVe siècle il la préétablit par une organisation toute militaire et un génie bureaucratique comme n’en connut point l’Europe, par son esprit économe aussi, enfin et surtout par une politique sans scrupule et sans vergogne. Institué et doté en 1230 sur la frontière de Mazovie par le duc Conrad avec la mission de défendre la Pologne contre les incursions lithuaniennes et de propager le christianisme au-delà du Niémen, l’ordre teutonique n’eut rien de plus pressé que de tourner contre la Pologne elle-même les armes qu’il tenait d’elle, et de lui arracher ses possessions de la Baltique dans une suite de guerres sanglantes et toujours renaissantes. Quant à la Lithuanie, les chevaliers la combattaient avec bien moins d’acharnement ; ils lui faisaient la guerre à de très longs intervalles, méthodiquement, posément, sans beaucoup la presser, évitant surtout de trop l’exaspérer, — car le désespoir pouvait bien la jeter dans les bras du christianisme, et alors l’ordre perdait toute raison d’être. C’en était fait alors des dotations immenses qui affluaient de tous les pays de l’Europe, des « croisades » si lucratives aux deux fêtes annuelles de la sainte Vierge ; c’en était fait surtout du riant espoir de posséder un jour les terres de Gédimin en nue propriété ! Aussi les chevaliers voyaient-ils avec un déplaisir extrême ces moines franciscains qui s’en allaient, parmi les adorateurs de Perkunos, prêcher l’Évangile et chercher le martyre : ils les dénonçaient même à l’occasion aux grands-ducs ; ils voyaient avec une défaveur égale les fréquens mariages des grands-ducs avec les princesses slaves, qui habituaient la cour de Wilno et de Troki à la vue des cérémonies chrétiennes ; encore moins se souciaient-ils d’entreprendre, de concert avec les puissances voisines, — avec la Pologne par exemple, comme les papes ne cessaient de le leur recommander, — quelque expédition décisive pour en finir d’un coup avec « les fils de Baal. » Peu s’en fallut que les grands-maîtres de l’ordre n’eussent garanti à la Lithuanie un paganisme perpétuel, comme plus tard leurs successeurs, les rois de Prusse, devaient « garantir » à la république polonaise ses « perpétuelles libertés, » sa constitution anarchique, gage assuré d’une mort lente et fatale. Ce qui est certain, c’est qu’au XIIIe siècle Mindowé, après avoir un moment professé la foi catholique, était revenu au culte de Znicz à la suite des exactions de l’ordre, et de même dans le siècle suivant le grand Olgerd devait s’écrier un jour : « Ce n’est pas à ma religion, c’est à mes biens qu’en veulent ces chevaliers ; je resterai donc dans le paganisme[17]. » Cette possibilité d’une conversion spontanée des souverains de la Lithuanie était la terreur constante des grands-maîtres. « Ce serait, écrivait l’un d’eux, une calamité immense pour le monde chrétien et pour l’ordre, car une pareille conversion ne saurait avoir rien de solide et de sérieux… » Ce qui leur paraissait solide et sérieux par excellence, c’était leur établissement dans les provinces polonaises. De là ils entendaient isoler la Lithuanie, lui couper toute communication avec l’Occident et lui prendre une terre après l’autre, à loisir, sûrement, en y « déracinant » les anciens habitans et en y implantant des colons germaniques. A le bien prendre, l’ordre teutonique n’agissait point autrement, à l’égard de l’idée chrétienne d’alors, que ne le fait la Prusse contemporaine à l’égard de l’idée moderne, de « la grande idée allemande. » — « Le roi, écrivait en 1866 M. de Bismarck à M. de Goltz dans une dépêche maintenant fameuse[18], le roi attache moins de prix à la constitution d’une confédération politique du nord, et tient avant tout à des annexions ; il préférerait abdiquer plutôt que de revenir sans une importante acquisition territoriale… » Au XIVe siècle, les grands-maîtres attachaient moins de prix à la conversion du nord, et tenaient avant tout à des annexions ; ils frémissaient à l’idée d’abdiquer leur « mission » entre les mains d’un Mindowé, d’un Olgerd ou d’un Jagello baptisé, et voulaient s’assurer en tout cas d’importantes acquisitions territoriales. Quand on considère de la sorte la situation vraiment intolérable que les visées de l’Allemagne avaient faite à l’extrême Occident, à l’Europe en général, pendant tant de siècles, jusqu’à la fin du XIVe, on ne peut que profondément admirer l’inspiration de Jagello, reconnaître l’instinct supérieur qui le guida dans la conception de son projet mémorable, et l’on n’est pas même éloigné de penser que les ambassadeurs lithuaniens qui entraient le 18 janvier 1385 à Cracovie couverts de « manteaux de pourpre » portaient dans les plis de leurs manteaux la paix et l’équilibre du monde. Le projet du fils d’Olgerd ne devait pas seulement assurer à la Lithuanie les bienfaits du christianisme et un avenir indépendant ; il devait encore préserver la Pologne et la Hongrie de la domination du saint-empire, poser une digue aux envahissemens de la Germanie, envahissemens séculaires et de plus en plus menaçans pour le repos et la vie des nations. Il se peut que, par la déplorable confusion des langues et des mots qui règne de nos jours, par la faveur inespérée et inepte que la « grande idée allemande » a su trouver parfois jusque sur les bords de la Seine, on traite maintenant de « vieux préjugé » l’importance que les esprits réfléchis ont de tout temps attachée à la constitution du royaume des Jagellons. S’il est vrai toutefois que l’histoire a toujours et très justement glorifié les peuples et les princes qui ont su combattre et empêcher la domination exclusive et universelle d’une seule puissance au milieu de notre continent, s’il est vrai que les adversaires d’un Charles-Quint, d’un Philippe II, d’un Louis XIV, ont sauvé la liberté du monde, on ne saurait nier que le fils d’Olgerd n’ait, lui aussi, bien mérité du genre humain. « L’union que nous venons vous proposer est une union pour la gloire de Dieu, pour le profit des âmes et la sécurité des royaumes ». » Ainsi s’exprimait dans un discours qui nous a été conservé le chef de la légation lithuanienne, un propre frère de Jagello, à son audience devant la reine Hedvige, et ces paroles trouvèrent un écho retentissant sur les bords de la Vistule et de la Theiss. Une diète nationale convoquée en toute hâte à Cracovie acclama le projet du mariage avec enthousiasme, et, chose caractéristique, à l’ambassade qui se mit en marche vers Krewa pour porter au prince lithuanien la réponse du peuple polonais vint se joindre une députation magyare. Le royaume de saint Etienne saluait également dans l’union d’Hedvige et de Jagello la promesse d’un avenir meilleur, l’espoir de défendre désormais avec succès les vignes hongroises contre « la sauterelle tudesque. »

Il est aisé de s’imaginer l’émotion profonde que dut causer le projet du « barbare, » du « Sarrasin, » parmi les blouds enfans de la Germanie. Le pays de Gédimin allait donc recevoir un baptême qui n’était pas le « baptême allemand, » le baptême de sang ! L’œuvre poursuivie depuis, cent cinquante ans sur les bords du Niémen serait d’un coup emportée par une conversion, qui évidemment n’aurait « rien de solide et de sérieux, » puisqu’elle laisserait à la race de « Baal » sa nationalité et son sol ! Ce n’est pas tout ; la combinaison ingénieuse préparée de longue main avec le feu roi Louis d’Anjou, « le bon, le noble, le magnanime Angevin, » allait également échouer par ce mariage « monstrueux et impie ; » à l’instar de la Pologne, qui osait répudier un duc de la maison d’Autriche, la Hongrie faisait de son côté et à ce moment même des efforts « malhonnêtes » pour écarter un margrave de la maison de Luxembourg qu’on lui avait destiné : les « marches » de la Vistule et de la Theiss échappaient au saint-empire ! La consternation, l’indignation, furent générales ; mais celui qui ressentit le plus vivement l’affront, ce fut, on le conçoit, le pieux ordre teutonique. Les chevaliers de Marienbourg avaient eu tout lieu de voir dans Jagello leur créature et leur instrument ; ils lui avaient prêté leur concours contre l’honnête et héroïque Keystut, combattant son combat suprême ; la « trahison » de ce récent allié, de cet homme-lige de l’ordre, avait bien de quoi exaspérer leur âme. Ils décrétèrent une « croisade » contre l’ingrat et le félon, — singulière croisade pourtant qui prétendait punir un païen de sa volonté d’embrasser la croix ! — et ils inaugurèrent l’expédition par une splendide table d’honneur…..

Cette institution étrange, réminiscence probable de la Table-Ronde d’Arthur, était un des moyens ingénieux imaginés tout récemment par l’ordre pour augmenter ses revenus au dedans et sa renommée au dehors. Au début d’une « croisade, » aussitôt qu’on avait passé la frontière et touché du pied la terre « païenne, » on y dressait une table sous un baldaquin magnifique et sur une estrade élevée, visible à tout le monde. Douze convives, douze hôtes venus de l’étranger, étaient seuls admis à cette table, que desservaient les plus hauts dignitaires de l’ordre. Pour obtenir une distinction pareille, — le prix insigne et suprême de la chevalerie, — il fallait présenter des titres exceptionnels soigneusement débattus auparavant par un grand jury d’honneur ; il fallait avoir accompli quelque action hors ligne, comme ce Conrad de Richartsdorff par exemple qui, à l’encontre de l’usage habituel, avait fait le pèlerinage de la terre-mainte par terre et à cheval en longeant les bords de la Mer-Noire. On se doute du reste que la puissance de tel hôte et la richesse de tel autre devaient constituer aux yeux du jury des titres pour le moins aussi sérieux que le ramble du vaillant sire de Richartsdorff ; on se doute que l’ordre ne perdait rien à ces petits banquets dispendieux, bien que chacun des douze convives fût tenu d’emporter dans sa et besace de voyage » les plats d’argent et les coupes d’or (parfois de plus remplies de doublons) qui lui avaient servi pendant le repas. Cette fois, pendant la « croisade » contre Jagello, deux tables d’honneur furent successivement dressées, et le nombre des convives porté exceptionnellement jusqu’à quinze, si grand avait été l’empressement des « frères allemands » à venir secourir l’ordre dans sa détresse extrême. Malgré ces préparatifs extraordinaires, l’expédition échoua misérablement. Jagello se défendit avec vigueur, et eut la joie de voir les chevaliers regagner Marienbourg après trois semaines de dévastations cruelles dans ce malheureux pays. Le fils d’Olgerd ne se flatta point d’en avoir ainsi fini pour toujours avec l’ordre, — toute sa vie devait encore se passer en luttes sanglantes avec cet ennemi implacable ; — mais il eut un moment de répit, et il s’empressa de s’acheminer à son tour vers Cracovie, où l’avaient déjà précédé tant de négociateurs ; il eut même la bonhomie ou la malice d’inviter le grand-maître de l’ordre à venir assister à son baptême dans la capitale de la Pologne, à lui servir de parrain. Il va sans dire que le grand-maître Zollner de Rotenstein refusa de sanctionner par sa présence « l’acte de profanation » qu’il ne lui fut plus donné d’empêcher.

A Cracovie, pendant tout ce temps, s’étaient passées des scènes étranges, et, chose bizarre, la grande combinaison dont dépendait le salut de tant de peuples avait failli un moment se briser contre l’obstacle que lui opposait un frêle amour d’enfant ! Il est vrai que l’enfant était une reine, une orpheline de quatorze ans, enthousiaste, passionnée, qui défendait les droits de son cœur et la sainteté d’une promesse contre les exigences impitoyables de la raison d’état. D’origine à la fois polonaise et française (Piast et Anjou), née en Hongrie, élevée à la cour de Vienne, la reine Hedvige n’habitait la Pologne que depuis un an ; elle y était sous la tutelle des grands seigneurs du royaume et notamment de Dobieslaw, castellan de Cracovie et « maire du château. » D’une beauté remarquable et que célèbrent à l’envi tous les contemporains, d’une piété fervente, nature ardente et énergique, la fille du roi Louis n’éprouvait que de l’horreur pour l’union projetée avec un païen, un barbare, un sauvage, le meurtrier d’un oncle et d’un bienfaiteur, un homme que les Allemands ne manquaient pas de dire d’un extérieur repoussant, hideux, « tout velu. » Jagello avait beau envoyer à Cracovie des preuves et des témoignages qui le disculpaient de la mort de Keystut (c’était, il paraît, un chevalier teutonique qui avait étranglé le vieux héros dans la prison de Krewa), les hauts dignitaires de la couronne avaient beau représenter à la « petite reine » les avantages politiques immenses de cette union, et les évêques, — « le perfide archevêque de Gnesen surtout, » ainsi que s’exprime le chroniqueur allemand, — lui parler du mérite, de la gloire insigne de conquérir tout un peuple à la foi du Christ ; la pauvre enfant ne pouvait maîtriser les violentes répugnances de son cœur. Lors de la première ambassade lithuanienne, au mois de janvier, elle s’était bornée à rappeler qu’elle était déjà promise à un autre, au duc Guillaume d’Autriche, et elle avait fait tout dépendre de la décision de sa mère, régente en Hongrie. A mesure qu’avançaient les négociations, ses terreurs augmentaient. La mère régente, au fond très désireuse du mariage lithuanien, mais de toutes parts entourée de dangers et pour ainsi dire couchée en joue par la maison d’Autriche, ne donnait que des réponses évasives et contradictoires ; le dernier avis venu de Bude était même favorable au prétendant allemand. Forte de cette réponse, Hedvige se retrancha derrière la volonté de sa mère, le vœu du roi Louis, l’engagement pris depuis si longtemps avec un autres Au moyen âge, les fiançailles étaient considérées comme sacrées, et avaient presque la même force que le serment nuptial ; or Hedvige avait été fiancée dès sa septième année, par son père le roi Louis, au duc Guillaume d’Autriche ; les fiançailles avaient été publiques et splendides. Ces fiançailles d’Haimbourg, Hedvige les opposait désormais à toutes les démarches pressantes des hauts dignitaires de la couronne et des nonces de la diète. Le souvenir vague du gracieux adolescent entrevu autrefois à Haimbourg et à Vienne, et qui maintenant avait déjà seize ans, entrait-il pour quelque chose dans cette attitude ? Nous l’ignorons ; mais il est sûr que ce souvenir se ranima singulièrement, et éclata en flammes aussitôt que l’adolescent eut apparu en personne devant la fille des Piast.

Il parut en effet à Cracovie vers le milieu de l’été de cette année 1385, le prince charmant, la fleur de la chevalerie, « l’élégant duc Guillaume, » ainsi qu’on l’appelait alors ; il arrivait avec un cortège brillant où l’on voyait de beaux compagnons, des musiciens, des minnesängers et des costumes somptueux. Il ne put habiter le château, cette magnifique forteresse royale qui dresse ses tours sur le rocher de Wawel, et regarde de là-haut coule la fistule à ses pieds. Le castellan Dobieslaw et les grands du royaume lui interdirent l’entrée de la pompeuse, demeure des souverains, et il dut se loger dans la ville basse ; mais il n’y avait pas moyen d’empêcher la rencontre des « fiancés » sur quelque point neutre, dans le vaste réfectoire du couvent des franciscains par exemple, que les bons moines leur prêtèrent avec empressement. Guillaume s’y rendait presque tous les jours avec ses chevaliers, ses chanteurs et ses musiciens ; la jeune reine y arrivait de son côté avec ses demoiselles de la cour, ses chambellans et ses pages. Polonaise, Hongroise, Française à la fois, de plus bien resplendissante et bien heureuse de ses quatorze printemps, que vouliez-vous que fit Hedvige au son d’une musique ravissante ? Elle dansa, elle dansa avec son Guillaume ; les demoiselles de la cour dansèrent avec les autres beaux messieurs ; on s’enivra de joie, on renouvela maintes fois les sermens d’Haimbourg. Si enfant qu’on soit, l’on a toujours « un parti, » ses courtisans, alors qu’on est placé sur un trône ; la fille de Louis d’Anjou n’en manqua point : ils lui promettaient aide et assistance ; un oncle bénin, Allemand de cœur et de mœurs, le prince régnant d’Oppeln, protégeait ouvertement les jeunes amoureux, — et Jagello était loin, il soutenait à ce moment sa lutte contre l’ordre teutonique, il défendait son pays contre l’invasion de la « croisade. » La situation devenait grave, et déjà même on parlait de célébrer le mariage à la barbe des « politiques, » de le célébrer le 15 août, à la fête de l’Assomption, lorsque heureusement une étourderie de Guillaume vint tout compromettre. Il voulut un jour forcer l’entrée du château. On donna l’alarme ; le duc fut piteusement éconduit, et Dobieslaw put désormais mettre de bonnes gardes à toutes les issues de l’enceinte royale « pour protéger la jeune reine. » En réalité, elle fut prisonnière.

Les événemens à cet endroit, selon une gracieuse remarque de Szajnocha, prennent tout à fait l’allure d’un conte, de ce conte merveilleux que plus d’un parmi nous a probablement entendu dans son enfance, et qui commençait à peu près ainsi : Il y avait autrefois un grand château royal situé sur le haut d’un rocher aux bords d’un large fleuve, dans le château demeurait une princesse royale d’une beauté admirable, au pied du rocher soupirait un prince charmant qui possédait son cœur ; mais des vieillards terribles tenaient prisonnière la fille des rois, dont ils destinaient la main à un monarque étranger, un païen, lorsqu’un jour… Un jour en effet ou plutôt un soir (et ici l’histoire reprend son style sobre et véridique), la fille des rois quittait ses appartemens accompagnée de quelques fidèles servantes : elle voulait s’échapper de sa prison, s’enfuir avec son « fiancé, » qui l’attendait caché dans la ville. Elle ne descendit point par le grand escalier d’honneur, elle prit un petit escalier tournant qui donnait sur un guichet qu’on montre encore aujourd’hui au château de Wawel[19]. Le guichet était ordinairement libre ; mais cette fois on le trouva fermé, et des gardes y étaient postés, comme partout. Un dialogue étrange s’établit alors : a Ouvrez ! — Cela nous est, défendu. — Qui vous le défend ? — Les seigneurs. — Mais je suis votre reine ! Donnez-moi une de vos haches…. » On n’osa point refuser ; l’enfant de quatorze ans prit en main la hache, et se mit à en frapper les gonds de la porte pour la faire sauter. L’entourage demeura stupéfait ; à ce moment survint Dimitr de Goray, le trésorier de la couronne. Ce vieux serviteur du père et du grand-père d’Hedvige tombe à genoux et supplie la fille de ses anciens et illustres maîtres de respecter leur mémoire, d’avoir pitié de leur royaume… Les larmes du vieillard et de l’enfant se mêlèrent ; la fille des rois rentra dans ses appartemens au bras de Dimitr, chancelante et l’âme brisée. Elle ne devait plus jamais revoir son Guillaume ; elle lui écrivit même sur-le-champ pour le supplier de quitter la ville. Il le fit, mais sur des injonctions tout autrement pressantes. A la nouvelle de l’étrange scène du château, la population de Cracovie se souleva en masse et se mit à la recherche de « l’élégant duc » Guillaume s’enfuit avec son brillant cortège, et c’est probablement dans cette retraite précipitée que le poète de sa maison, le bon Peter Suchenwirt, médita les strophes courroucées qu’il ne devait pas tarder à lancer contre les « Polaques grossiers et impies… »

Cette « scène du guichet » est demeurée célèbre dans la mémoire du peuple, dans ses récits et dans ses chants, et, — équité admirable de la conscience populaire, — la tradition a su gré à Hedvige presque autant de l’énergie de son amour que de la plénitude de son sacrifice. Le sacrifice fut en effet complet et entier ; la reine et la chrétienne prennent dès ce moment et pour toujours le dessus sur la femme dans l’enfant charmante des Piast : la fille d’Eve ne se révéla plus que par un seul trait de curiosité bien pardonnable à coup sûr et que nous raconte le chroniqueur. L’époux futur, « le roi, » ce Jagello qui, vainqueur de l’ordre teutonique, approchait déjà des frontières de la Pologne, était-il vraiment aussi « hideux » que l’affirmaient les Allemands ? Était-il vraiment un monstre repoussant, « tout couvert de poils comme un ours ? » Hedvige fit venir le chevalier Zawisza, l’homme dont la loyauté et la véracité étaient à toute épreuve. — « Parole de Zawisza » est encore aujourd’hui un dicton polonais. — Elle le chargea, sous le prétexte de complimenter Jagello, d’aller à sa rencontré et de revenir aussitôt ; elle fit jurer au chevalier de lui dire toute la vérité sur le compte du « païen. » L’homme de cour revint bientôt avec des renseignemens rassurans ; le païen « était beau, bien proportionné, de taille moyenne, avait des traits réguliers, l’expression douce, et les manières toutes princières. » Jagello, qui s’était douté du véritable but de la mission de Zawisza, l’avait accueilli avec une grâce parfaite, et, — ajoute ingénument le chroniqueur, — « l’avait amené avec lui au bain !… »

Bien d’autres que Zawisza, la plupart des magnats et des nonces de la diète étaient allés au-devant du futur roi ; tous avaient hâte de voir le prince fortuné qui, suivi de ses nombreux frères et parens et d’un brillant cortège de boyars, traversait maintenant en messager de paix et de prospérité ces contrées « léchites » que les vaillans Lithuaniens n’avaient jusqu’ici visitées qu’en dévastateurs farouches. Dans l’entourage du grand-duc, un homme surtout excitait la curiosité et attirait les regards, un jeune guerrier déjà très célèbre et qui bientôt allait devenir un héros, — le plus grand héros même du monde slave au siècle suivant : — Witold, le fils de Keystut et de Biruta. Naguère encore proscrit, mais maintenant réconcilié, Witold semblait par sa présence témoigner en faveur de Jagello, qui ne cessait de répudier toute responsabilité dans le meurtre tragique de Krewa. Le 12 février 1386, la ville de Cracovie saluait dans ses murs ces hôtes illustres, et en moins de trois semaines Jagello ou plutôt Ladislas II, comme il devait s’appeler désormais de son nom chrétien, recevait des mains de l’archevêque Bodzanta « les trois sacres, » — baptême, mariage, couronnement, — qui devaient en faire « l’enfant du Christ, l’époux d’Hedvige et le père du peuple polonais. » — « Il reçut ainsi trois dons célestes à la fois, dit un pieux chroniqueur, et comme il n’en a été jamais simultanément accordé à aucun autre mortel. » Les frères, les parens de Jagello, un grand nombre des boyars, se firent également baptiser dans la cathédrale de Cracovie, et pour prouver au monde que c’était non-seulement une union entre deux têtes couronnées, mais bien une union entre deux peuples qu’on voulait sceller, plusieurs parmi les princes et les seigneurs lithuaniens contractèrent des alliances dans les familles polonaises ; le duc de Mazovie, un Piast, qui en cette qualité même avait longtemps prétendu à la couronne de Pologne et à la main d’Hedvige, épousa la sœur du nouveau roi, la princesse Alexandra. Vers le milieu du mois de mars, le couple royal commençait déjà sa tournée dans les différens états léchites en faisant un séjour un peu prolongé à Gnesen, le berceau vénéré de la monarchie de Boleslas le Grand.

Le jour même où Ladislas II fut couronné à Cracovie, le dimanche Esto mihi (4 mars 1386), rentrait tristement à Vienne le malheureux fiancé d’Haimbourg, qui devait regretter la fille de Louis d’Anjou pendant toute sa vie (il ne se maria jamais), et qui semble en effet lui avoir porté un attachement sincère. Dans les premiers temps de dépit et d’indignation, « l’élégant » duc Guillaume ne laissait pas néanmoins d’appeler Hedvige « une infidèle, une prostituée, » et son poète favori, maître Peter Suchenwirt, renchérissait encore sur ces expressions peu chevaleresques. A une époque d’ailleurs où de simples poètes comme Dante et Pétrarque trouvaient bon d’annoncer « à l’empereur, aux rois et aux puissans de la terre » leurs peines de cœur au sujet d’une Béatrice ou d’une Laure, il n’est pas étonnant que le Habsbourg de seize ans ait cru devoir écrire « à tous les princes de la chrétienté » pour se plaindre du « rapt » de sa fiancée et pour demander justice contre Jagello. Il est naturel aussi que celui qui de tous les chrétiens se montra le plus compatissant pour ces souffrances d’amoureux fût un moine, — le grand-maître de l’ordre teutonique ! Le jeune Guillaume, devint pour un moment l’Augustenbourg de la Prusse du XIVe siècle, « le prince héréditaire, le champion de l’honneur et du droit germaniques. » Zollner de Rotenstein conclut une alliance avec plusieurs princes allemands, — des princes poméraniens, — et déclara la guerre à Jagello « pour avoir ravi à l’illustrissime seigneur et duc Guillaume d’Autriche sa femme légitime et ses états héréditaires ! » Il ne reconnaissait pas « le soi-disant roi de Pologne, » il ne prenait pas au sérieux son « baptême de Cracovie, » et l’appelait dans un document public du gracieux nom de « chien enragé. » Le grand-maître n’avait pas négligé non plus d’encourager à la révolte un parent de Jagello, André de Poloçk, et de gagner à la « cause commune » les princes russes de Smolensk, « les fils de Rourik. » À cette ligue en apparence formidable de la maison d’Autriche, de l’ordre teutonique, des princes allemands et des princes russes, le roi Ladislas ne put opposer qu’un traité offensif et défensif avec la Hongrie ; mais l’orage ne tarda point à se dissiper, grâce surtout à une victoire lointaine remportée par les glorieux enfans de Tell. Coïncidence remarquable, vers la même époque où, du côté des Carpathes, le génie de Jagello travaillait à élever une digue contre les débordemens de la Germanie par une confédération des Polonais, des Lithuaniens et des Hongrois, un pauvre peuple de pasteurs poursuivait un but semblable dans les vallées des Alpes, et jetait dans la grande journée de Sempach (9 juillet 1386) les fondemens indestructibles de la confédération suisse. Dans cette bataille de Sempach, on s’en souvient, périt, avec la fleur de la chevalerie allemande, le chef de la maison d’Autriche, l’archiduc Léopold, le père du jeune fiancé d’Haimbourg. La nouvelle de ce désastre jeta le désarroi parmi les ennemis ligués contre Jagello ; les princes poméraniens montrèrent dès lors peu de zèle, et il n’est pas jusqu’à Zollner de Rotenstein lui-même qui ne crût devoir prétexter de la mauvaise saison pour ne point avancer. Seuls les chevaliers teutoniques de Livonie et les princes russes de Smolensk s’étaient mis en marche dès le printemps, et avaient pénétré fort avant dans le pays. « Les fils de Rourik » commirent des cruautés horribles, « telles, dit une chronique, russe, que ni Antioche le Syrien, ni Julien l’Apostat n’en avaient jamais exercé contre des chrétiens ; » mais un frère du roi, Alexandre, accouru en toute hâte de Cracovie, les défit dans un combat sanglant ! sur la Wechra, et Jagello put enfin songer à retourner dans le pays de Gédimin, qu’il avait quitté depuis un an. Il y revenait en chrétien et en apôtre de l’Évangile…

Au mois d’octobre 1386 sortait de Cracovie une longue et étrange procession. Le roi Ladislas II était à la tête du cortège, puis venaient ses frères et parens, ensuite les ducs de Mazovie et d’Olesniça, les princes de Sévérie, de Pinsk et d’Ostrog, ainsi que nombre de grands dignitaires de la couronne ; et de palatins du royaume. Plus loin, on distinguait une masse compacte de moines de l’ordre de Saint-François sous la conduite de l’archevêque Bodzanta et des évêques de Cracovie et de Posen ; ces franciscains dévoués, qui avaient tant de fois arrosé de leur sang de martyrs les contrées au-delà du Niémen, s’y dirigeaient maintenant pleins de sécurité et de joie : ils devaient y distribuer les sacremens, bâtir des églises et évangéliser toute une nation… » Ce fut un moment solennel dans la vie du peuple de Piast, le plus beau moment peut-être de son histoire. Il allait porter la croix et la charité au milieu des forêts vierges et des marais insondables, dans un « pays sans soleil, » le dernier coin de l’Europe où les dieux du paganisme avaient trouvé refuge, il allait à la rencontre de destinées nouvelles, des horizons immenses s’ouvraient à son activité. Cent ans encore après cette grande époque, et au moment où les découvertes des hardis navigateurs portugais et génois étonnaient et éblouissaient le monde, un Polonais, un contemporain de Colomb, devait s’écrier : « Les rois du Portugal ouvrent à la chrétienté les portes fermées du couchant ; nos Jagellons nous conduisent, nous, vers des pays et des peuples toujours nouveaux dans les régions du nord et du levant[20]… »

Le cortège passa bientôt le Niémen, et traversa tous ; les pays de Gédimin en s’avançant sur Wilno, la capitale des grands-ducs, le sanctuaire de Znicz et de Perkunos. Partout sur son trajet il chantait des hymnes sacrés, engageait les gentils à reconnaître le rédempteur, et recrutait des prosélytes. Les habitans de la numa, convoqués par les cywuny (les starostes), se précipitaient en masse devant leur kniaz, et recueillaient de sa bouche des discours étranges, le discours immortel d’un Dieu, le discours de la montagne…. Jagello tenait à enseigner lui-même son peuple, à lui démontrer l’inanité de ses idoles, à le pénétrer des préceptes du Verbe, et le peuple écoutait, d’abord stupéfait, puis ému ; il cédait aux prières, aux supplications, aux injonctions de son prince, il faisait le signe de la croix et répétait les paroles du Credo. Pour la première fois dans cet extrême Occident si cruellement évangélisé jusque-là par des margraves teutons et des chevaliers teutoniques, une nation venait à une autre lui parler sans haine du Dieu de l’amour, lui donner le livre des livres sans le présenter à la pointe de l’épée, et en échange de la civilisation qu’elle apportait, elle ne songeait ni à demander la terre des habitans, ni à vouloir leur ravir leur langue, leurs mœurs, leur dynastie. Il était nouveau également, sans exemple peut-être dans les annales de l’Europe chrétienne, le spectacle de ce prince païen, revenant d’un pays étranger avec une foi étrangère, et la prêchant à ses sujets sur les chemins et les places publiques ! Cédons ici la parole à l’historien le plus récent, le moins suspect assurément de toute complaisance pour les Slaves et de tout entraînement de l’émotion religieuse : c’est un Allemand et un libre penseur déclamé qu’on va entendre.


« Quelque grandes que doivent être, — ainsi s’exprime l’historien allemand, — nos réserves et nos restrictions à l’égard de l’œuvre de Jagello, on ne saurait nier ce qu’il y avait de profondément touchant dans son rôle d’apôtre. C’est en vain qu’évêques et franciscains, pleins de zêle et d’enthousiasme, avaient prêché pendant si longtemps le salut du Christ aux adorateurs de Perkunos : c’étaient des voix dans le désert ; les prédicateurs ne connaissaient bien ni la langue ni le sentiment de la nation de Gédimin. Un roi se leva du milieu même de ce peuple, et il fut écouté ; il enseigna l’Évangile aux enfans de son pays dans leur idiome et selon leur esprit, et la munificence du maître put au besoin suppléer à l’éloquence de l’apôtre. Le manteau de drap blanc, par exemple, que le roi donnait à tout nouveau baptisé (en signe de renouvellement et de pureté) n’était pas probablement pour peu dans l’empressement des néophytes ; mais il est sûr que les néophytes arrivèrent en foules nombreuses, et demandèrent le baptême du Christ, il est sûr que les prêtres ne suffirent pas à la besogne, et qu’il fallut mener les catéchumènes par groupes à la rivière, des groupes d’hommes et des groupes de femmes séparément : on les aspergeait de l’eau purifiante, et ils se relevaient chrétiens. C’est par groupes aussi qu’on leur donnait des noms : telle bande reçut en bloc le nom de Stanul, de Yanulis (Stanislas, Jean), tel autre celui de Anna, de Yadziula (Hedvige) et ainsi de suite… Qu’il dut être émouvant aussi, le spectacle qu’offrit Wilno le 17 février 1387, et qu’on aime à se le représenter par l’imagination ! C’est un jour de dimanche, le dimanche Esto mihi ; on lit le même évangile qu’entendit Jagello l’an passé à Cracovie pendant le couronnement. Les neiges de l’hiver couvrent de leurs couches blanches la terre, les rameaux des arbres et les collines. Sur la plus haute des collines qui l’entourent la ville se dresse l’image de Perkunos « aux yeux rouges et courroucés et au front flamboyant ; » sur la plate-forme plantée de chênes brûle le feu éternel du dieu Znicz, « le dieu vénéré et inaccessible. » Une brise glaciale, — on dirait le soupir plaintif des siècles qui meurent, — siffle à travers le bois sacré. La foule attend anxieuse, haletante, et ses lèvres crispées envoient une question muette aux « divinités. » Tout à coup la clochette du sacristain retentit au loin ; un nuage d’encens se lève au-dessus d’une procession qui avance en chantant des hymnes, et monte lentement la pente escarpée de la colline. A la tête marche le roi, entouré des princes du pays et des grands seigneurs de l’étranger ; puis vient le grand-prêtre de l’étranger en costume d’or, la tiare au front, la crosse dans la main, et derrière lui se pressent des moines franciscains. Le cortège fait le tour du temple, resté jusque-là à l’abri de toute souillure. Soudain des moines zélés saisissent des haches, d’autres s’emparent de vases remplis d’eau ; sous leurs coups impies, l’image de bois du dieu du feu éclate en morceaux, un torrent sifflant éteint la flamme gardée pendant tant de générations ; les vieux chênes tombent et couvrent dans leur chute la honte d’une superstition pieuse qui a duré pendant des siècles ! Perkunos, où sont tes foudres ? Et toi, Znicz, comment te trouves-tu tout à coup impuissant à venger l’injure qui vient d’être faite à tes autels et à tes croyans ? Un silence de mort règne à l’entour, un vent d’orage mugit seul sur le sanctuaire dévasté, et une douleur profonde saisit les cœurs qui ont adoré ces dieux et s’étaient confiés dans leur force. Là où il y a un instant à peine se tenait debout le faux dieu, une croix vient s’implanter, sur laquelle on voit la figure de celui qui, disait le roi, « est venu annoncer le salut aux cœurs brisés et abattus, rendre la liberté aux captifs, et donner la consolation à tous. » Et plus fort que les mugissemens de la tempête retentit le Te Deum des moines triomphans… Tout un monde de croyances fantastiques a croulé et est enseveli ; une foi nouvelle doit le remplacer, et sur les ruines du temple de Znicz Jagello met ce jour même les premiers fondemens de la cathédrale catholique de Wilno, où tant de générations viendront dans la suite porter leurs joies et leurs douleurs à Jésus, fils de Marie[21]… »


Que dans ces conversions en masse, dans cette refonte religieuse de toute une génération ainsi poussée au baptême, il dût y avoir une bonne part d’alliage, on ne peut guère en douter. Autre ne fut pas le triomphe du christianisme chez les Francs, chez les Normands, dans bien des pays de l’Europe, et quiconque sait lire trouvera dans l’histoire même des missions contemporaines maint exemple de ce tribut payé à notre fragile humanité. Parmi ces milliers de nouveaux croyans qui sur les bords du Niémen acclamaient si docilement la doctrine du maître, une rare élite évidemment en avait pu pénétrer les dogmes profonds et la morale sublime. Les multitudes raisonnent aussi peu leurs conversions que leurs plébiscites ; elles suivent quelque grand courant né dans leurs profondeurs mêmes, souvent aussi elles ne font qu’obéir à la direction plus ou moins éclairée de ceux qui les dispensent de choisir, cywuny, starostes ou préfets… Ce qui mérite d’arrêter un esprit réfléchi, c’est qu’aucune résistance, même partielle, ne se soit élevée quand un grand-prêtre de l’étranger vint abattre les temples de Znicz, c’est qu’une religion qui avait dans le passé de si profondes racines, qui naguère encore était défendue par un clergé puissant et pour laquelle les compagnons de Keystut avaient soutenu tant de combats héroïques, que l’antique culte national enfin n’ait point tenté une lutte suprême. Les documens contemporains ne parlent que de deux boyars « obstinés dans le manichéisme » que le fils d’Olgerd a dû faire exécuter. Faut-il attribuer une victoire aussi incontestée de l’Évangile au lent travail des âges passés, au sang fécond des martyrs franciscains sous les prédécesseurs de Jagello, à l’action sourde et pénétrante des princesses slaves et de leurs chapelles chrétiennes ? Doit-on y voir plutôt, avec tant d’historiens, un effet de cet esprit de servitude qui, en Lithuanie, aurait mis à la discrétion du prince la conscience de ses sujets aussi bien que leur fortune et leur vie en faisant du kniaz l’arbitre incontesté non-seulement des hommes, mais des dieux ? On serait peut-être mieux inspiré, si l’on voulait chercher dans le relâchement même de ce despotisme, — dans l’abandon généreux que fit alors le kniaz de la partie la plus exorbitante et la plus monstrueuse de ses prérogatives séculaires, — le secret principal du succès de « la croix léchite » à Wilno. Chose curieuse, partout où un grand changement religieux a été inauguré ou secondé par un chef de l’état, le pouvoir politique a rarement négligé l’occasion de fortifier sa puissance, d’étendre son cercle d’action, et depuis Constantin jusqu’à Henri VIII toute réforme dans un culte national a servi le despotisme des princes qui s’en étaient faits les protecteurs. Ce fut tout le contraire qui eut lieu dans la Lithuanie lors de sa conversion au christianisme. Là un prince vraiment supérieur, en donnant le signal de la rénovation religieuse à son peuple, se dépouillait en même temps, de sa propre volonté, d’une omnipotence jusque-là sans bornes et que le génie de la nation ne songeait nullement à lui contester. Rien peut-être n’honore plus la mémoire du roi Ladislas II, que cet acte d’une magnanime hardiesse, comme aussi rien n’était plus propre à pénétrer les Lithuaniens de l’amour du Christ, à leur démontrer que la foi ancienne avait bien été le règne de la misère et de l’esclavage, que la foi nouvelle, « la foi polonaise, » allait être le règne de la liberté et du bonheur.

Le mercredi qui suivit ce dimanche Esto mihi où s’écroula le sanctuaire de Znicz et de Perkunos, — un mercredi des cendres, — Jagello en effet publiait un édit qui devint la charte nouvelle de la Lithuanie chrétienne ; après avoir posé les premiers fondemens d’une cathédrale catholique dans son pays, le grand monarque y jetait aussi les premières bases des droits et des libertés publiques, salubre monumentum jurium ac libertatum, ainsi que s’exprime le document avec une concision et une énergie remarquables. Par cet édit célèbre, le souverain accordait à ses sujets lithuaniens le droit de disposer désormais en toute liberté de leurs biens et de leurs propriétés, de marier leurs filles, leurs paréos, selon leur volonté et sans l’autorisation du prince, de transmettre les héritages à leur gré et d’après les convenances de la famille. La veuve, elle aussi, devait désormais hériter de son mari, sauf à céder ces biens aux enfans issus du premier mariage en cas de secondes noces. Les sujets étaient également dispensés dans l’avenir de toute corvée (labores, robot) pour le prince ; ils m’étaient plus tenus qu’aux travaux d’utilité générale, tels que la construction des forteresses, et au service militaire ; en cas de levée en masse (pogonia), chaque homme était obligé de contribuer à la défense de la patrie. Enfin des juges étaient établis dans tout le pays ; ils devaient, sans l’intervention du grand-duc, recevoir les plaintes et prononcer des arrêts « d’après les lois qui sont en vigueur dans le royaume de Pologne, — pour que le droit soit égal envers ceux qui sont réunis sous la même couronne… »

Qu’on veuille bien se rappeler le tableau tracé plus haut de l’état intérieur de la Lithuanie païenne, de « l’esclavage organisé » qui a pesé pendant des siècles sur le pays de Gédimin, et l’on comprendra dès lors la signification que devait avoir pour l’adorateur de Perkunos « la foi nouvelle venue de l’étranger ; » elle en faisait un citoyen, elle lui assurait les biens de la terre et les joies de la famille, elle lui procurait ce salubre monumentum jurium ac liberiatum « à l’instar de la Potogne… « La liberté ! le droit ! mots jusque-là, inconnus de l’autre côté du Niémen et que la Pologne y apportait pour la première fois, — dons sublimes qui firent sans nul doute beaucoup pour l’union de la Lithuanie avec le Christ, qui firent tout pour l’union des deux peuples entre eux. Ceci apparaît avec une évidence lumineuse dans les deux assemblées politiques mémorables qui proclamèrent et ratifièrent cette union, à la distance de deux siècles, dans les deux grands actes parlementaires qui portent dans l’histoire les noms de Horodlo et de lublin, et qu’à nous reste encore à raconter.


JULIAN KLACZKO.

  1. On prononce Cheynoha.
  2. Solche Köpfe muss man drücken.
  3. La vente des ouvrages de Szajnocha était prohibée dans la plus grande partie de la Pologne (dans la Pologne russe), et les honoraires durent par conséquent se proportionner à l’exiguïté du marché. Pour son Histoire de Boleslas le Grand (un chef-d’œuvre), il reçut de l’éditeur cent vingt-cinq francs (50 florins), et il s’en montra heureux et reconnaissant !… Les dernières années de Szajnocha furent toutefois à l’abri de la gêne. Nommé lieutenant de l’empereur à Léopol, le comte Goluchowski trouva le moyen d’éluder l’interdiction qui continuait de peser sur le « libéré politique » en lui accordant, « à titre provisoire, » une place modeste, mais suffisante pour ses besoins, la place de sous-bibliothécaire à l’institution Ossolinski. C’est là un des nombreux titres de l’ex-gouverneur de la Galicie à la reconnaissance du monde lettré et de tous les hommes de bien.
  4. Lettre à M. Guizot, 1847. — Voyez la Revue du 1er janvier 1862 : La Poésie polonaise au dix-neuvième siècle et le Poète anonyme.
  5. Karol Szajnocha, Hedvige et Jagello, 4 vol., 2e édition. Léopol, 1866. On n’a pas négligé toutefois de consulter les auteurs qui ont traité le même sujet (Voigt, Narbutt, Caro, etc.). Pour l’histoire de la diète de Lublin, on s’est surtout servi du Procès-verbal de cette diète, publié par le comte Dzialynski.
  6. La forêt de Bialowiéz en garde encore de nos jours de rares spécimens, inconnus du reste de l’Europe. D’ailleurs le zubr de la Lithunaie est beaucoup plus grand et plus fort que le bison de l’Amérique.
  7. Chronicon filiorum Belial de l’énigmatique évêque Christian.
  8. On prononce Guédimine, Olguérd. C’est de-cette ligne de Gédimin que descendent les princes Czartoryski.
  9. Julius Caro, Geschichte Polen’s, t. II, p. 468.
  10. Les daïnos sont les chants populaires lithuaniens. On en a plusieurs recueils faits par MM. Rhesa, Jucewicz et d’autres.
  11. De boy, woy, woyna, guerre.
  12. Julius Caro, Geschichte Polen’s, t. II, ubi supra.
  13. On prononce Yaguéllo.
  14. Dépêche circulaire du comte Nesselrode à ses agens en Allemagne, 6 juillet 1848.
  15. Sartorius, Geschischte des hanseatischen Bundes.
  16. So führt man sie gebunden
    Gleich den jagenden Hunden.
    Suchenwirt, Werke, p. 12, éd. Primisser. — Le récent historien allemand, M. Julius Caro, est forcé d’avouer (t. III, p. 72) que les fameuses « croisades » des chevaliers dans les pays lithuaniens n’étaient au fond que « des parties de plaisir ; de magnifiques parties de chasse (eine belustigende Gevohnheit, eine ausgezeichnete Jagd). »
  17. Non meam fidem sed pecuniam appetunt, et ideo perseverabo in paganismo. Chron. Vitodurani, chez Eccard, Corp. hist., I, 1784.
  18. Dépêche chiffrée datée de Nikolsbourg, 10 juillet 1866, et publiée tout récemment dans la Relation de l’état-major autrichien.
  19. Ce magnifique château de Wawel, qui rappelle tant de souvenirs glorieux et qui garde encore les cendres de tous les rois de Pologne, il a été changé en caserne depuis l’incorporation de Cracovie à l’Autriche (1846). Il serait digne de l’empereur François-Joseph de faire cesser une profanation aussi honteuse et de rendre l’antique demeure des Jagellons a une destination plus convenable.
  20. Miechowita, De Sarmat., apud Pistor. Script., I, 22.
  21. Julius Caro, Geschichte Polen’s, III, 30-36.