Une Correspondance d’Émile Pouvillon

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Une Correspondance d’Émile Pouvillon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 393-418).
CORRESPONDANCE
D’ÉMILE POUVILLON

Autrefois Loti avait l’aimable habitude de nous amener tous ses amis et c’est ainsi que nous avons connu Emile Pouvillon. Il vint pour la première fois chez mes parens à Marennes en juin 18…. Il pouvait avoir trente ans à ce moment-là, paraissait très jeune malgré des cheveux tout blancs, avec, dans son attitude, un mélange de timidité et de grande dignité ; ce qui charmait surtout, c’était le son de sa voix, sa manière de parler, sérieuse, grave, puis tout, à coup, des éclats de rire presque enfantins. Écoutant avec intérêt tout ce qu’on lui disait, semblant par sa bienveillance y donner un prix infini ; quand il parlait lui-même, c’était de l’air de s’excuser de ce qu’il pouvait bien vous apprendre. Mais les anecdotes de pays, les descriptions de paysage, donnaient à sa causerie un tour différent : celui de l’enthousiasme admiratif, qui fut toujours la marque caractéristique de son esprit. Il évoquait beaucoup les coutumes, les usages de son Midi, par comparaison avec ceux de notre Saintonge, toute nouvelle pour lui, et l’on sentait quelle valeur avaient dans son existence les choses qui en étaient le « cadre, » comme il disait : la plaine montalbanaise, la forêt de Grésigne, les pierrailles des Causses, les coulées de l’Aveyron entre les saules, avaient à ses yeux autant de prix que des personnes aimées.

Les plus ordinaires phénomènes de la végétation lui étaient des sources de ravissement, il en parlait avec émotion : de la poussée hâtive des printemps méridionaux, des brûlans étés qui dorent les fruits mûrs et des douceurs automnales voilées de légers brouillards. Il connaissait aussi les plus petits détails et les plus humbles plantes, possédant par excellence le sens de la nature. Et avec bienveillance toujours, il s’intéressa à l’enfant timide, à la petite fille gauche que j’étais alors, causant avec moi de tous les riens de la vie champêtre qui étaient le fond de mon âme. Et je me sentais grandir à être ainsi comprise, à pouvoir admirer avec lui les mêmes choses, à les trouver belles de la même manière. Déjà ensemble nous admirions,… Et cette admiration commune de la nature fut, pendant les vingt-sept années que dura l’échange affectueux de nos pensées, comme l’accompagnement continuel de nos causeries et le refuge aux heures tristes. Pour lui ce sentiment magnifiait, transformait tout en une minute ; les spectacles les plus simples de la vie rurale, suivant le moment et l’heure, prenaient une forme, une importance inouïes : son imagination se passionnait, dramatisait, s’attendrissait. Je l’entends encore me dire : « Ah ! ma chère amie, que c’est beau ! De quoi sont privés ceux qui ne savent pas admirer ! » Et nous avons tant admiré ensemble, en effet, son pays et le mien, la montagne et la mer, les beaux couchans et les lumineux clairs de lune, les couleurs, les verdures, les horizons, puis aussi toutes les belles œuvres humaines !

L’amitié pour lui était sacrée, il la pratiquait d’une manière grande et noble, sans une dissonance ni une faute, mais toujours avec quelque cérémonie qui la rendait élégante.

Il me mêla ensuite aux affections de sa famille et les siens m’ont accueillie avec une amabilité touchante qui devint de l’affection. Je peux dire même que, depuis sa mort, ces relations se sont encore resserrées dans son cher souvenir. Quand sa mère mourut, comme j’étais accourue pour la pleurer avec lui, il désira aux obsèques me mettre au même rang que ses belles-filles. A lui également tous les miens ont été chers, mes parens, mon mari, mes filles ; plus tard, il fut le second parrain de mon fils.

Nous partagions beaucoup nos peines et nos joies ; en général la lecture des lettres en donne mal l’idée ; d’abord elles sont incomplètes : nous ne nous écrivions que quand nous ne pouvions pas nous voir et cependant nous avons souvent passé ensemble de longs mois que ses lettres ne paraissent pas attester. Mais les difficultés à nous rejoindre venaient le plus souvent d’un découragement subit de sa part, d’une inquiétude de sa santé. Emile Pouvillon, qui aimait tant la force de la vie, redoutait la faiblesse et la maladie. Peut-être sentait-il en soi-même les atteintes certaines du mal inexorable, mais cela se voyait tellement peu aux apparences, il était si jeune de tournure, de mouvement, de regard, que nous le grondions sans le plaindre ; nous le traitions de malade imaginaire, d’exagéré ; il l’était quelquefois, en effet, le cher ami, car, aux descriptions qu’il faisait de son état, on l’aurait cru devenu subitement infirme ou boiteux ; mais, ces crises passées, il faisait, suivant sa jolie expression, « la toilette de son âme, » et il refleurissait dans une nouvelle vigueur de jeunesse pour entreprendre de grandes marches dans la campagne, imaginer, s’enthousiasmer, s’attendrir sur la beauté des paysages et les admirer.

Il était d’une sensibilité extrême, ressentait d’une manière quelquefois cruelle la variation des saisons ; le froid, le chaud et la pluie étaient pour lui à certains jours de véritables souffrances. Parfois son inquiétude morale l’amenait à douter de lui-même, à craindre de ne plus sentir, de n’avoir plus de goût, de ne plus pouvoir écrire et créer. Et il s’en désespérait. Là est bien le tourment de tous les vrais artistes, le mal inhérent à tout talent réel. Or Émile Pouvillon était incapable de mensonges littéraires et son œuvre, comme sa vie intime, comme son cœur et son âme délicate, était sincères. Souvent aussi il était obsédé par la fin des choses visibles, l’impossibilité à se représenter les invisibles, et par le vilain passage noir précédé du cortège effrayant des maladies et des infirmités. Très jeune déjà, cette teinte triste fut sur sa vie, rembrunie encore par la crainte de l’amoindrissement, de la vieillesse et du non-être ; mais, comme il disait, « l’espoir passait… »

Cependant l’espérance d’une vie autre semblait se préciser davantage en lui, à mesure que s’accentuaient dans son cœur la tendresse et la bienveillance, mêlées à une douce philosophie. La dernière journée que nous avons passée ensemble fut tout empreinte de cette tendresse. Cette fois, c’était le cadre ordinaire de notre salon parisien ; Emile Pouvillon était venu déjeuner avec nous et nous étions demeurés tous deux pour causer longuement. Les jeunes étaient partis à leurs affaires ; quelques personnes étaient venues dans l’après-midi et gaiement, spirituellement, il s’amusa de mes visiteurs, sans malveillance, sans malice, — il n’en était pas capable, — mais avec tant de finesse et de drôlerie. Et la nuit, hâtive encore à cette époque du printemps, tomba sur Paris : on alluma les lampes ; les gens partis, nous nous étions remis à causer dans le salon clos où les fleurs sentaient bon. Avec quelques cérémonies toujours (car cela n’avait pas été convenu), il accepta de rester dîner.

Hélas ! cette journée qui me laisse un si délicieux souvenir de tendre amitié fut la dernière.

Nous partions pour les vacances de Pâques deux jours après ; Emile Pouvillon, lui, restait à Paris pour ses affaires. Nous devions l’y retrouver, au moins il me le promettait, et nous nous sommes dit : au revoir, très confians, avec de beaux projets en tête : nous devions retourner en pèlerinage dans les îles heureuses.

Quand nous sommes rentrés, il était reparti, pris d’une de ces crises d’angoisse nerveuse et violente auxquelles il était sujet : « J’ai eu peur d’être malade loin des miens et sans vous, ma chère amie (m’écrivait-il), ne m’en veuillez pas ; à cet été quand même, j’espère. » Peu de temps après, la grave maladie d’un de mes proches me rappelait en Saintonge et, redoutant une issue terrible, connaissant l’impressionnabilité de notre cher ami, je voulus lui épargner de partager mes inquiétudes et ne lui parlai pas de venir. Cérémonieux jusqu’à la fin, il n’osa pas me le demander, et les siens m’ont souvent répété, depuis, la déception qu’il avait éprouvée de ce revoir manqué. En septembre, avançant son voyage coutumier en Savoie, il partit pour Chambéry d’où il ne devait plus revenir, où d’autres de ses amis devaient recueillir pieusement son dernier soupir.

Emile Pouvillon mourut donc en face de la montagne au lieu de mourir au bord de la mer, comme cela eût été, s’il était venu chez moi i mais sa mort, conforme à sa vie, fut quand même devant la belle nature. Il l’admirait dans un dernier geste pour montrer l’horizon splendide ; la parole admiratrice s’arrêta sur ses lèvres sans qu’il pût la formuler ; puis, — nous est-il dit, — « sa chère tête blanche s’affaissa sur l’herbe. »

En harmonie complète avec son existence où la douceur et la beauté des choses champêtres ainsi que son affection pour les siens restèrent ses joies les plus fortes, Emile Pouvillon ne connut ni la haine ni l’envie ; il sut se garder de l’orgueil et ne rechercha point les gloires faciles. Il partit dans le rayonnement d’un beau soir, les yeux emplis des radieuses lueurs du soleil couchant et sans avoir éprouvé les terreurs tant redoutées et les affres de la mort.

On rapporta son corps au doux clair de lune, sur une charrette traînée par des bœufs. Lui-même n’eût rien imaginé de plus conforme à ses goûts que la simplicité de ces premières funérailles à travers des sentiers de montagne.

J’ai parlé de lui comme d’un ami cher et précieux, sans même une fois faire allusion à son œuvre ; mais il faudrait de longues pages pour en énumérer les mérites. Qu’on me pardonne donc si j’ai insisté sur le bonheur de l’avoir si bien connu et tant aimé. J’ai voulu ainsi expliquer ses Lettres, en essayant de faire revivre par elles un peu du charme de sa personne, de son âme délicate et droite, éprise de beauté, de justice et de lumière.

N. D.


Montauban, 25 mai 1891.

Chère Madame,

L’élection de Loti lui arrive à l’âge où il y a de l’agrément à porter les palmes vertes. Et sans les antichambres, sans les intrigues, sans le fiel et sans le sucre de la comédie académique, c’est tout à fait bien ainsi. Et quelle joie pour madame votre grand’mère ! J’ai vécu des heures de souvenir en pensant à elle et à tout son exquis entourage de Rochefort et de Marennes. Que tout cela est loin et que c’était délicieux ! Et c’est fini ! Je n’ai certes pas oublié Loti cependant, ni madame votre mère, ni vous, ni rien de mes impressions de ce temps-là, et Dieu sait le plaisir très vif que j’aurais à vous revoir les uns et les autres et à revoir Rochefort et Marennes et les villages de l’île et les jardins fleuris appuyés aux murs blancs, et même les averses sur les grandes routes. Mais je sais bien qu’avec la meilleure volonté du monde de part et d’autre, cela n’arrivera plus. Et qu’y faire ? C’est la mélancolie de la vie. Et ce n’est pas moi qui aurai la force d’y rien changer.

Excusez, je vous prie, cette philosophie d’homme grippé. Elle doit dissoner certainement avec votre entrain de jeune ménage et je prie aussi M. D… de ne pas trop prendre au sérieux tout ce pessimisme que j’aurai tôt fait d’oublier en sa compagnie. Vous êtes très aimables tous les deux de vous souvenir de moi. Et moi je serais si heureux de me retrouver auprès de vous !

Veuillez agréer tous les deux l’expression de mes sentimens les plus affectueusement dévoués.


1891.

Chère madame et amie,

Quelle joie d’avoir de vos nouvelles ! J’en avais eu il y a un mois à Paris où le hasard m’a fait rencontrer M. Segond et vous pensez de qui nous avons parlé tout de suite. Et déjà alors je voulais vous écrire. Et savez-vous ce qui m’a arrêté ? Les indications à mettre sur l’adresse. Voyez quel nigaud est votre ami. J’ai prié Loti de m’instruire, puis madame votre mère. Et voilà comment à ma honte et à votre gloire d’amie, c’est vous qui m’avez devancé. Donc vous êtes bien là-bas ; vous y avez la santé et le rêve, la joie de M. D… Et le rire de vos Tototes et la magie des couchans. Et votre séjour ne durera pas assez pour que vous connaissiez l’envers des choses, la monotonie des soleils, l’écrasement de l’ardeur extérieure et le hâle fâcheux et le bâillement des chères petites et la nostalgie des averses. Et nous aurons eu, nous, la révélation — surprise ne serait pas exact — du joli écrivain de nature que nous porte votre exquise lettre.

Et moi je n’ose plus vous parler de nos ciels brouillés, de nos plaines vides habitées par la brume. Et cependant ces choses grises me parlent ; elles sont pleines de l’attente de ce qui va être, de la promesse sacrée du printemps. Et même c’est déjà bien tel quel, ce que je vois tous les jours. Il y a des aubes d’une tendresse exquise et des crépuscules fleuris de verts et de roses plus délicats que les plus belles fleurs du printemps. Et du bord de la prairie que je visite tous les matins, le long de la Garonne, il y a un saule pleureur qui frissonne déjà, prêt à sortir ses feuilles, ses longs chapelets de verdure tendre. Ce saule est mon ami ; il est mon inquiétude quand il gèle et ma joie quand la douceur de l’autan passe sur le visage des choses…

C’est peut-être un peu enfantin, tout cela ; tant pis ! Je serai toujours dans la vie celui qui s’intéresse à un saule.

Cependant puisque vous voulez bien vous inquiéter de ce que nous devenons ici les uns et les autres, je vous dirai que mes fils dansent beaucoup et dissèquent ou patrocinent un peu. Mon collégien a écrit quelques jolis menuets ; mon carabin a pris froid en sortant du bal. Et moi je traîne une vague névrose. Quoi encore ? J’ai fini d’écrire mon mystère sur Bernadette de Lourdes ; il a été déjà publié dans la Revue et je corrige les épreuves du volume qui paraîtra chez Pion dans le courant du mois prochain. Ce que ça vaut ? Je n’en sais vraiment rien. Mais cela m’a passionné à écrire, au point de me dégoûter un peu de besognes littéraires auxquelles je me suis attelé depuis. Oh ! la supériorité de la poésie sur l’observation, du rêve sur la vie !

Maintenant, laissez-moi vous remercier de tout mon cœur de votre bonne lettre. Et si vous pouvez, puisque les communications sont forcément restreintes, ne pas laisser rompre le fil de notre correspondance, vous nous rendrez tous bien heureux.

Beaucoup de caresses aux Tototes et pour vous et M. D… nos plus affectueuses amitiés.

E. P.


Capdeville, 1894.

Chère amie,

Voici les M… installés depuis hier. Ils seront sans doute partis le 4 octobre. Et vous viendrez ! Quelle joie de vous avoir, de vous garder un peu, d’entendre trotter dans la maison et dans le jardin les pas menus des Tototes. Comme on va causer, comme on va se promener à travers les mélancolies attendrissantes de l’automne. Elles m’attendrissent cette année un peu plus que d’habitude et j’ai bien joui autrefois de cette concordance momentanée ; mais elle me pénètre davantage à mesure que je la sens presque définitive. Car c’est bien l’automne pour moi et son dépouillement et son silence où des plaintes vibrent. Et tantôt j’y cède, et tantôt je résiste. Vous me verrez en ce tourment que je vous raconterai peut-être plus en détail, si vous avez assez d’amitié pour moi pour l’écouter. La gravité de cet état, c’est qu’il m’empêche tout à fait de travailler et quand je ne travaille pas, je ne vaux pas grand’chose. Enfin je tâcherai de faire une toilette à mon âme avant que vous veniez, afin qu’elle ne vous désagrée pas trop. J’attends vos œillets. J’ai gardé d’Argelès une poignée de gentianes qui ne veulent pas mourir. Leur bleu un peu dur serait curieux à marier avec le rose pâle des œillets d’Hendaye.

A bientôt, chère amie. Croyez que j’apprécie comme il le mérite le cadeau royal de votre amitié.

Bien affectueusement à vous et aux Tototes.

E. P.


Paris, mai 1895.

Chère amie,

C’est pourtant vrai que je suis en faute et ma honte s’aggrave de ma bonne santé qui ne me laisse aucune excuse. Mais cette vie de Paris est si secouante, si pressée ! Pas une heure de halte, de repos du matin au soir, et le soir où on rentre la tête vide, ahuri et las, hors, d’état de penser et d’écrire. Ah ! qu’il valait mieux le train paisible et bien ordonné des journées de la Limoise, les longues causeries encadrées de ce décor suggestif de l’autrefois et les promenades dans le beau pays lumineux et calme comme une mer silencieuse où les bois de chênes verts flottent pareils à des îles habitées par le mystère.

Tout de ces trop brèves journées m’a laissé une impression ineffaçable. Et La Roche-Courbon et Saint-Porchaire et mes joies à conquérir la nouveauté des paysages et le silence du retour, ce soir-là, sous les étoiles si éclatantes, vous en souvenez-vous ? Voilà les bonheurs pour lesquels je suis fait, ma chère amie, les seuls que je puisse goûter encore. Et je vous suis bien reconnaissant de me les avoir donnés. Pourquoi si courts ? Hélas ! ceci décolore cela, c’est-à-dire la vie, après, qui vous paraît inutile et plate et ne vous laisse que la ressource languissante un peu du souvenir et du rêve.

Encore si nous pouvions reprendre nos promenades à Capdeville, inaugurer ensemble de nouveaux paysages. Je ne peux pas renoncer à l’espérer. Je vous en reparlerai peut-être dans une quinzaine de jours, si je reviens par Rochefort. Il m’en coûte tant de vous dire un long et lointain au revoir !

J’embrasse vos chers enfans et vous prie de me rappeler au souvenir de Mme de La R… — Bien affectueusement à vous.

E. P.


Capdeville, 30 juillet 1896.

Ma chère amie,

C’est un long accès de paresse, d’anéantissement profond dans les riens de la vie quotidienne et encore un mois de vagabondage. Paris, Vienne, Normandie, et encore les misères et les horreurs de la santé ; que sais-je ? Peut-être la sensation amère de mon néant et le dégoût d’en sortir qui m’a fait vingt fois tomber la plume des doigts au moment de vous écrire. Et si je me décide aujourd’hui, ce n’est pas que je sois plus en train de vivre, ni plus content de moi, ni plus persuadé que je peux être bon à quelque chose. Non, c’est uniquement un vague instinct de conservation, la peur de perdre une amitié qui m’est d’autant plus précieuse que je m’en sens plus indigne. Mais je ne l’ai pas perdue déjà ; oh ! je ne vous en voudrais pas de m’avoir oublié ; je me vois très vague et lointain et tel enfin que je dois vous apparaître à travers le temps et l’espace. Que nos existences sont différentes ! Pendant que vous cueillez au fil de l’heure les images rares et les sensations exquises, je m’enlize ici dans une grisaille irrémédiable et définitive. Sauf de très brèves minutes où je revois les heures anciennes, la vie ne me dit plus rien. Mon pouvoir d’évoquer s’anémie, s’abolit de jour en jour ; il me semble que ce n’est plus pour moi, les spectacles si passionnans jadis de la nature. La ronde des saisons tourne devant moi, mais je n’entre plus dans la danse. C’est fort triste à éprouver, tout cela, et un peu ridicule à exprimer aussi. Le monsieur qui baisse, le vieux monsieur plaintif est une chose connue et qui prête moins à la sympathie qu’à la caricature. Commenter Salomon est de l’inutile rhétorique. Et voilà qu’après m’être décidé à vous écrire, je commence à regretter mon silence. Au moins aurai s-je pu le rompre d’une façon moins prétentieuse. Excusez-moi et donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de vos santés, de vos plaisirs, de vos ennuis même ; parlez-moi de vous, de monsieur D…, de vos chères Tototes. Aidez-moi à me représenter votre vie tonkinoise. Que je vous voie à Hanoï comme je vous voyais à Cayenne !

Reprenez bien vite le contact, je vous en prie. Et j’aurai grand plaisir aussi à savoir quelque chose de Rochefort. C’est un long détour, mais Loti en France me semble plus loin que vous en Asie.

Tous les miens vous envoient leurs meilleurs souvenirs, ma chère amie, et moi l’expression de ma très humble, très repentante et très vive amitié.

E. P.


Capdeville, 9 octobre 1896.

Chère amie,

Il me faut toute la confiance que j’ai dans votre belle santé pour n’être pas inquiet de vous savoir encore là-bas pour si longtemps. Le danger est déjà de trop, même avec le charme qui fait qu’on le brave, comme à Cayenne où vous aviez été tant et si profondément émerveillée. Mais le danger avec le dégoût, je n’imagine pas de pire supplice. Et c’est le vôtre. Je vous plains de tout mon cœur de le subir. Et je suis bien impatient d’en voir la fin ! Jusqu’au mois de mai prochain, que c’est long ! Il est vrai qu’il y aura le grand événement dans l’intervalle. Et peut-être est-il déjà arrivé et que ma lettre vous trouvera en plein emménagement de cette mignonne existence. Un garçon, oui, évidemment il le faut. J’en félicite M. D… d’avance. Votre lettre m’a trouvé, comme vous le supposez, à Capdeville où nous avons passé nos vacances, je ne dis pas l’été, parce qu’il n’y a vraiment pas eu d’été ; pas de chaleur du tout et à peine de soleil, hélas ! des journées obscures, des veilles ou des lendemains d’orage, des chansons de gouttières dans la maison, et dehors, des coulées de rivière jaune entre des verdures acides. Une seule bonne journée en trois mois ; une journée de chasse dans le causse avec la belle lumière fine sur la fierté des rochers. Vous rappelez-vous ces branches d’érable, ces bouquets de pierreries automnales que nous rapportions, et notre fuite dans la vallée crépusculaire, dans ce sentier de pierres au long de la rivière pleine d’étoiles ? C’est toujours pour moi le Pays merveilleux, la Patrie du rêve, encore plus depuis que votre image toute neuve s’y est mêlée aux images anciennes. Mais ce ne sera plus le souvenir l’an prochain, ce sera la présence réelle. Quelle fête de revoir avec vous ces pays adorés ! Ce me serait, à défaut d’autres, une raison suffisante de vivre jusque-là où ce sera la vraie vie. En attendant, je vais travailler. Et d’abord je vais exaucer votre aimable souhait d’avoir plus d’un livre de moi dans l’année en corrigeant les épreuves de l’Image, parue déjà dans la Revue, et que vous aurez, je l’espère, en novembre ou décembre. Puis ce sera une autre grosse histoire, une pièce pour l’Odéon où on m’a demandé de donner quelque chose, et je leur ai mis en drame ce projet du Roi de Rome qui me hantait depuis longtemps et dont je me délivrerai de cette façon.

Voilà une terrible chose pour moi, si cela aboutit, — et je n’en suis pas encore sûr, mais pensez à ce que je vais devenir, — tel que vous me connaissez, — dans ces enfers’ parisiens du théâtre : répétitions, premières, etc., etc. Si vous étiez là, au moins, si j’avais un regard ami dans ce monstre aux cent têtes qu’est le public et qui m’exécutera peut-être ce soir-là !

Je voudrais pouvoir dire : A bientôt, chère amie.

Mes meilleurs souvenirs à M. D… Et mes caresses aux Tototes.

Votre affectueusement dévoué.


Montauban, 13 octobre 1896.

Chère amie,

Vous ne doutez pas que je n’eusse pensé à vous depuis ces derniers jours et que je n’aie attendu impatiemment la bonne nouvelle. Hélas ! elle a été précédée par une autre, attendue aussi, — les journaux avaient donné l’éveil une semaine avant, — et combien triste celle-là. Et de l’une ni de l’autre je n’osais vous parler, supposant qu’on vous avait caché la mauvaise et n’ayant pas le cœur de vous féliciter sans pouvoir vous plaindre en même temps. Une lettre de madame votre mère vient de me délivrer de mon silence. Tout s’est donc bien passé là-bas et ce fut une arrivée heureuse. La nécessité de vous donner à cette vie nouvelle a dû vous sauver un peu de l’horreur de cette mort que vous redoutiez tant, menace suspendue sur votre exil et dont la réalisation ne vous a pas été épargnée. Votre douleur je la comprends toute et j’y compatis de toutes mes forces ; mais si un coup pareil peut être adouci, les circonstances qui ont entouré l’affreux départ, la sérénité hors nature, la présence visible de la grâce aux dernières heures, a dû tout au moins l’ennoblir en y mettant toute l’auréole possible de la beauté morale et de la paix surnaturelle…

J’ai pris une part bien vive à votre deuil et non pas seulement à cause de vous et de Loti, et de la grande affection que je vous porte ; ma vénération pour votre grand’mère aurait suffi et aussi ma reconnaissance pour son si affectueux accueil.

Tous les vieux souvenirs se sont réveillés, les heures si douces de l’autrefois, cette lumière délicate d’une aube qui était à la fois celle de votre jeunesse et de notre amitié. J’ai revécu les journées de Marennes et de Rochefort. Et une douceur de mélancolie a émoussé la pointe de mon chagrin à voir disparaître le cher visage dont le sourire présidait à nos joies. Et maintenant, ma chère amie, parlons de lui, de votre Jean. Parlons aussi de votre santé à tous. Je suppose que l’acclimatement est complet, que les mois d’épreuve sont passés et que la provision de courage ira maintenant jusqu’au bout. L’année finit et nous voilà près d’à moitié de votre exil. On compte déjà les mois en attendant de compter les jours. Et ce sera cette fois le retour définitif. On n’aura plus l’angoisse, — le serrement de la gorge, — à lire les nouvelles d’Indo-Chine, le bulletin sanitaire et ses périodiques noirceurs. Après cet éloignement, les distances s’effaceront, tout nous semblera voisinage. Et nous rendrons ce voisinage plus proche en nous réunissant à Rochefort ou à Capdeville. Ce sont là d’heureuses perspectives ; et vous me permettrez de les évoquer en finissant.

Dites bien, je vous prie, toutes mes amitiés à M. D…, tendresses aux Tototes et même une bienvenue platonique à M. Jean qui répondra plus tard.

Bien affectueusement à vous.


Capdeville, 7 octobre 1898. Chère amie,

Me voici enfin à Capdeville, mais un Capdeville défleuri, dépouillé, vendangé, maussade de m’y avoir trop attendu. J’y suis d’ailleurs un hôte sans joie. Ces vacances manquées m’ont désorienté tout à fait. J’espérais ramasser encore en cherchant bien au bord de l’eau, dans les bois, quelques miettes des féli cités estivales. Trop tard. Une pincée de froid, une matinée de gel blanc a tout emporté. C’est l’hiver ! Dans le ciel d’un bleu méchant s’affolent les hirondelles affamées. J’en ai ramassé une tout à l’heure sur le rebord de ma croisée ; elle s’était cognée à la vitre en poursuivant quelque insecte. Je l’ai ressuscitée, je l’ai relancée vers une mort plus cruelle.

Que n’êtes-vous avec moi, chère amie ? Le costume de vos servantes annamites nous donnerait une illusion de chaleur, ou bien votre horreur de l’Annam m’aiderait à goûter les apprêts de l’automne français. Et, puisque vous seriez là et qu’on causerait ensemble, ce serait toujours la saison la meilleure.

Je vais essayer de me consoler dans le travail. Je suis horriblement en retard et trop mal en train pour me rattraper d’ici à longtemps. Cependant, il faudra bien, je pense, me décider à revoir Paris. Et ces voyages me sont devenus une corvée. Mais pas le prochain cependant. Car, cette fois, je m’arrangerai pour m’arrêter à Rochefort. Quand ? Je ne sais pas encore et cela tient à assez de choses qui ne sont pas toutes en mon pouvoir. Mais ce sera bientôt. Je vous dis un bien cordial au revoir. Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès des vôtres.

Bien affectueusement à vous.


Paris, 1898.

Chère amie,

Je vous écris au coin du feu en pleine crise de grippe. Je suis tapissé de thapsias et tatoué d’iode. Ajoutez à ces agrémens la joie d’une chambre d’hôtel et, à travers mes vitres, l’horreur d’un Paris dans le dégel, de la neige souillée où les gens pataugent sous un ciel couleur de suie qui refuse de filtrer la lumière. Un joli cadre de vie, n’est-ce pas ? Et mon âme est en parfaite concordance avec ces choses : une âme de dégel morne et boueuse et triste. Oh ! combien triste ! Vous n’imaginez pas à quel point je suis las de Paris, las des littérateurs, mes frères, et de tout ce monde des théâtres où je traîne mes journées. Le théâtre et les émotions dû théâtre, voyez-vous, c’est comme le tripot et les émotions de la roulette. C’est infâme et attrayant, et on s’en veut de subir l’attrait par moment et on se méprise d’avoir partagé l’infamie. C’est quelque chose de très passionnant et de très rebutant aussi. Le travail s’y fait et s’y défait chaque jour ; on arrive à douter de soi et de son œuvre et des comédiens ; et le lendemain tout est changé. On est empoigné, on a la fièvre du succès, on marche dans un rêve… Mais que cela est au-dessous du bon travail solitaire, face à face avec sa pensée. Et autour le silence des campagnes, et le recueillement du jardin où tombent les sonneries du couvent. Il me tarde d’y revenir. Déjà trois mois de Paris et, encore un mois sans doute, ma femme arrive avec Henri pour la première des Antibel et je ne repartirai qu’avec eux. C’est bien long. Heureux ou malheureux, je ne renouvellerai pas souvent l’expérience.

J’espère bien aller vous voir à Foix dès mon retour, au plus tard aux vacances de Pâques. Votre beau-frère que j’ai vu souvent ces temps-ci se propose d’aller vous voir alors. Il s’arrêtera à Montauban et je l’accompagnerai à Foix. La montagne sera plus abordable et nous ferons quelques belles courses. J’ai besoin de penser à ces joies pour supporter les tristesses présentes. A bientôt, ma chère amie. Dites bien toutes mes amitiés à tous les vôtres.

Je vous serre les mains bien affectueusement.


Paris, 3 janvier 1899.

Chère amie,

Comment vous trouvez-vous de votre hivernage pyrénéen ? Le mois de décembre à Foix, ça ne doit pas être banal. J’imagine la colère du gave en bas sur les rochers et la méchante silhouette du château moyenâgeux, là-haut, dans la bourrasque. Pas banal ; non, mais peut-être un peu bien romantique pour vous, pour moi aussi d’ailleurs. Trop noir, vraiment, trop tourmenté, ce commencement d’hiver. Je vous aurais souhaité, je vous souhaite encore un hiver blanc, un hiver silencieux et étouffé sous la neige. Et cette blancheur en reflets dans les chambres bien closes, où l’on médite, où l’on travaille. N’est-ce pas le bon programme ? Cela vaudrait mieux, à coup sûr, que la tourmente parisienne où je suis ballotté depuis deux mois. Oh ! ces après-midi, cinq, six heures d’affilée dans la pénombre de théâtre à respirer la poussière et les courans d’air. J’en meurs, j’en suis malade tout au moins, et si malade que je renonce à lutter. Ce soir, demain matin, au plus tard, je rentre à Montauban. Voilà toute une semaine passée derrière mes carreaux, en tête à tête avec la grippe. Je renonce à lutter, et veux retourner vers la douceur de ma vie montalbanaise. Tant pis pour le Roi de Rome qui va passer à la fin de la semaine, tant pis pour les Antibel, qu’on répète en scène et au souffleur à l’Odéon. J’ai la nausée de tout cela encore plus que la grippe. Quand cette lettre vous arrivera, je serai probablement à Montauban. Donnez-moi bien vite de vos nouvelles. J’ai su chez votre beau-frère les magnificences de votre arbre de Noël. Mais ce n’est pas assez pour mon amitié qui demande des détails plus intimes. Je vous envoie les souhaits de santé d’un malade et de bonheur d’un malheureux. Ce sont peut-être les plus sincères. Bien affectueusement à vous tous.


Montauban, 9 avril 1900.

Ma chère amie,

C’est vrai que j’ai l’air d’être dans mon tort et que vous avez l’air de m’en vouloir. Pourtant ce n’est pas de ma faute, je vous l’assure. Je n’ai jamais été moins libre de mon temps et de ma personne que depuis ces derniers mois. L’état de ma mère, sans être tout à fait inquiétant, s’aggrave de jour en jour ; sa faiblesse augmente. Elle a besoin de moi à tout moment. Je ne sais ce qu’elle deviendrait si je n’étais pas là pour la rassurer, pour la remettre d’aplomb. Sans compter que j’ai maintenant tout le tracas de ses affaires qu’elle ne peut plus administrer et dont je suis obligé de m’occuper. Vous voyez d’ici la vie que je mène. Et tout mon regret est de ne pas la mener plus complètement, de ne pouvoir pas me vouer tout à fait à ma mère, parce que je sens bien que je suis l’unique raison de vivre de cette existence qui s’en va. Je dis tout cela, ma chère amie, par crainte que vous ne me soupçonniez de me faire de ces bons sentimens une excuse à ma négligence. Ajoutez que ma femme ou moi nous n’avons pas cessé d’être plus ou moins infirmes cet hiver. J’en suis à ma seconde atteinte de grippe pour mon compte et ce ne sont que des misères, mais qui n’embellissent pas l’existence. Je suis dans le noir jusqu’au cou et même au-dessus. C’est à peine si je suis en état de travailler J’ai renoncé à ma collaboration du Temps par effroi d’une échéance nouvelle. C’est vous dire où j’en suis et que si je pouvais m’arracher pour vingt-quatre heures à tous mes ennuis, je craindrais de vous amener un assez triste et maussade personnage. Cependant je ne veux pas vous laisser quitter Foix sans aller vous revoir. Mais il m’est impossible de vous fixer une date. Je ne comprends que trop votre dégoût d’écrire. Je réclame pourtant quelques lignes. Que je sache au moins en gros comment vous allez tous et quels sont vos projets pour ce printemps. Dites bien toutes mes amitiés à tous les vôtres.

Affectueusement à vous.


Capdeville, 14 septembre 1900.

Très beau, trop beau, l’éventail, ma chère amie. J’espère que vous assisterez à son début dans le monde, le soir ou la veille de la noce ; le cérémonial n’est pas encore réglé, ni la date, mais ce sera dans la première dizaine de novembre. Il manquerait quelque chose et même beaucoup à mon bonheur si vous n’étiez pas là, vous et G… Nous n’aurons pas cette fois l’intimité patriarcale de Saintrailles ni l’ampleur des horizons pyrénéens. Mais Sainte-Cécile d’Albi n’est pas un décor médiocre et vos toilettes seront belles à voir sous la splendeur des voûtes polychromées. Hélas ! il y aura bien de la tristesse mêlée pour moi à cette belle journée. Je penserai à ma mère, seule à Capdeville, errant comme une ombre dans la maison, tâtonnant des mains aux murailles, ou appuyée sur son bâton, car elle en est là, la pauvre mère. L’autre dimanche, j’ai eu une terrible alerte ; sa parole était embarrassée, elle n’y voyait plus ; j’ai cru à une attaque. Les médecins m’ont rassuré ; nous l’avons tirée de là, encore plus faible, il est vrai, plus chancelante. La crise est passée, mais demain. J’en ai toujours peur de ce demain. La nuit, au moindre bruit, je sursaute, je crois qu’on vient me chercher, que c’est la fin. Ah ! quelles vacances ! Je ne suis pas sorti de Capdeville depuis deux mois, pas même pour une journée à Montauban. Je m’extermine de travail pour oublier un peu. J’ai entrepris et achevé tout un drame rustique en quatre actes qui a chance d’être joué l’hiver prochain au Gymnase. Je vais me remettre à mon roman roussillonnais. Mais je me demande, non sans inquiétude, ce que peut valoir un travail fait dans de pareilles conditions. Je n’ose pas vous promettre d’aller vous voir à Périgueux. J’aurais pourtant besoin de quelques heures de distraction et de bonne amitié. Si je sors, ce sera pour aller chez vous. Pourrai-je sortir ? Je dépends de la maladie et des médecins. S’il y a un arrêt dans l’état de ma mère, si les médecins me garantissent un peu de sécurité pour quelques jours, je partirai. Pour le moment, je ne peux rien décider, ni rien prévoir. Vous me plaignez, n’est-ce pas ? en attendant de me plaindre davantage. Rien que des mois, peut-être des semaines me séparent d’une heure terrible à laquelle je ne peux pas penser sans frémir. Quand je pense à l’ébranlement nerveux que j’ai eu après la mort de mon père ! Et cette fois ce sera pire ! Où prendrai-je la force et la résignation nécessaires ? Pardonnez-moi cet accès d’égoïsme et croyez-moi votre toujours dévoué.


Capdeville, 1900.

Merci de votre affectueuse lettre, ma chère amie ; elle m’a fait du bien. C’est une grande douceur pour moi de pouvoir compter sur vous. J’aime à penser à ce refuge pour les jours mauvais, à cette possibilité de renouveler ma vie à des sources fraîches. Rien de nouveau ici, sinon que ma pauvre malade renonce peu à peu à la lutte par trop inégale qu’elle soutenait contre le mal. Elle n’espère plus autant, elle entre dans des idées de résignation, de préparation à l’inévitable. Elle se déshabitue d’agir et de vouloir. Plus de projets comme elle en faisait chaque matin pour la journée et qu’elle oubliait aussitôt faits, plus d’ordre d’atteler pour des visites qu’elle renonçait à faire. Le présent s’efface et se recule : c’est le passé qui revient, les mille détails de l’autrefois, les robes qu’elle portait, à dix ans, des propos de grands-parens, des souvenirs de pension, les journées, les heures abolies. C’est comme si le néant, la poussière des années révolues l’enveloppait déjà, tissant des voiles autour d’elle. Elle chantonne parfois des airs anciens, des couplets de romance, et cette voix qui vient de si loin me fait pleurer. Puis, une somnolence, et au réveil, tout s’embrouille, les années, les mois, les heures. Est-il soir ou matin, est-ce le jour qui Huit ou qui commence ? Tout flotte. Hier, elle a commandé d’acheter des bonbons, se croyant à la veille du jour de l’an. Le changement de siècle aussi l’embrouille et elle déclare que les saisons sont changées, que la planète ne tourne plus comme il faut. Puis la raison revient, la mémoire et la tristesse. Voilà où nous en sommes, ma pauvre amie. Et cette figure qui change tous les jours, qui se fait plus blême, cette taille qui se courbe, ces pieds qui traînent, ces parcours qui s’accourcissent de chambre en chambre il y a encore un mois, et maintenant d’un fauteuil à l’autre. Je ne sais pas pourquoi, à quelle impulsion maladive j’obéis en vous étalant ces tristesses. Mais j’en suis pénétré à ce point qu’elles sortent, qu’elles s’épanchent malgré moi. Vous me pardonnez, c’est-ce pas, de les mettre devant vos yeux. Comment ai-je pu travailler au milieu de tout cela ? C’est un vrai miracle. Mon drame est terminé et reçu ; j’ai même dû aller passer trois jours à Paris pour prendre mon tour de représentation. Mais maintenant que je n’ai plus de travail urgent pour écarter par moment mes idées noires, elles m’envahissent, je ne sais plus comment me défendre. Je suis tout seul ici, ma femme auprès de sa mère, Henri auprès de sa fiancée, Pierre chez des amis, Etienne dans son ménage. Je m’enfonce dans le tête-à-tête avec la mort. Si j’y échappe une minute, c’est pour causer avec les notaires et les autres hommes d’affaires. Car les préparatifs de la noce, du contrat d’abord, se poursuivent parmi ces alternatives. Ce sera probablement le 14 ou le 15 novembre. Où en serons-nous alors ? Dans quel état se trouvera ma pauvre mère ? Je n’ose pas y penser. Et là-dessus il faut que je vous quitte, ma chère amie, on m’appelle à la métairie pour une question de cuve et de vendange. Ah ! ma compétence et mon entrain ! Comme la vie se moque de nous ! Et nous aussi nous devrions nous moquer d’elle !

Je vous serre les mains en fervente affection.


Montauban, 13 septembre 1901.

Ma chère amie,

C’est affreux de penser ce que vous avez dû souffrir, vous et ce délicieux petit être que j’ai toujours vu si plein de vie et de santé. Oui, l’épreuve a dû être bien dure. Je vous vois, vous et ce pauvre G…, si bon et si émotif, et ces deux grandes sœurs penchées sur le petit lit, vers la chère tête déjà effleurée par la grande ombre menaçante. Eh bien, moi, malgré tout, ce n’est pas ainsi que je le vois, le cher petit homme. J’oublie bien vite cette vision du malheur pour me rappeler le bambin jouant à l’escarpolette dans votre jardin de Foix ou l’écolier que nous ramenions ensemble du lycée de Périgueux. C’est la vraie image qui demeure et qui va devenir une réalité. Je vous plains bien cependant. Ça meurtrit le cœur profondément, ces angoisses, et ça obscurcit l’imagination ; ça détache un peu plus de la vie à laquelle nous avons besoin de croire pour la vivre. Je compte sur votre habituelle énergie pour vous remettre sur pied, je compte aussi sur la santé revenue de Jean et sur votre joie de la voir revenir ; je compte encore sur le spectacle de bonheur de vos deux fiancés qui vous forceront à reprendre l’habitude de sourire.

Ce que j’ai fait depuis un mois ? Rien de bon, à peine de travail, encore moins de plaisir. Rien qu’une pointe de quelques jours en Roussillon quand ma femme a été assez bien pour me donner congé. Mais là je me suis abîmé de fatigue et j’expie présentement une folie d’excursionniste. Je me traîne avec une atteinte de bronchite dont je ne peux pas me délivrer. Mes soixante et un ans qui vont arriver tantôt me trouveront bien languissant, bien découragé et bien mal résigné à vieillir. Qu’y faire ? J’ose à peine penser à demain et après-demain que sera-ce ? Vous qui avez de l’énergie et du courage à revendre, si vous vouliez m’en envoyer pour deux sous.

Je vous serre les mains bien affectueusement, ma chère amie, et vous charge de mes souvenirs pour tous.


Montauban, 8 février 1902.

Ma chère amie,

J’ai su à Paris le malheur arrivé à vos enfans. C’est une grande tristesse au seuil de la joie, de la leur et de la vôtre. J’ai bien pensé à vous tous et au retentissement de ce coup imprévu, au milieu de vos mondanités de la saison. Vous voilà repliée sur vous-même et sur votre petit cercle tout éploré et tremblant. Car c’est à vous toujours, n’est-il pas vrai, qu’on demande appui et courage. Et je sais qu’on ne le demande pas en vain. Je vous vois trop occupée et préoccupée des peines et des soucis des vôtres pour essayer de détourner vers moi si peu que ce soit de votre attention. Je veux seulement que vous me sachiez en accord avec votre chagrin et que vous témoigniez à vos chers enfans et en particulier à M. D… toute ma cordiale sympathie, ne m’oubliez pas auprès de vos bons parens. Fidèlement vôtre.


Montauban, 1902.

Ma chère amie,

Savez-vous ce que c’est que des troubles de la circulation ? Je l’ignorais, moi qui vous parle, il y a encore une dizaine de jours. Maintenant me voilà instruit. Des troubles de la circulation, c’est une maladie qui vous oblige à rentrer directement de Paris à Montauban sans s’arrêter à Périgueux. J’ai beaucoup souffert de ce malaise — sans rire. J’ai déjeuné du reste chez L… quatre jours après ma première alerte et la veille de la seconde, c’est-à-dire en pleine horreur de moi-même, en pleine angoisse.

Le lendemain, je me sauvais de Paris et ici même, en pleine sécurité montalbanaise, le triste fantôme a fait sa troisième apparition.

Le troisième avertissement, et après ? Et après ? Il ne faut pas y penser. Et il ne faut pas non plus me demander ce que j’ai et le nom du fantôme qui me hante.

Un fantôme pour rire, assurent les médecins. Et peut-être ont-ils raison. Mais vraiment je ne suis pas en train de rire. Troubles de la circulation ? Je m’excite en traits noirs là-dessus et j’arrive au plus déplorable lyrisme. Puis, quand les nerfs sont trop tendus, viennent alors toutes les mièvreries, les délices innocentes des convalescences. J’en suis là cet après-midi. Et j’en profite pour vous écrire. Imaginez-vous un homme en suspens sur les abîmes et qui s’amuse à regarder une fleur, — et il est heureux, en attendant nue le vertige le reprenne.

Moi, j’essaie de penser à Cavillac et à la joie de m’y trouver avec vous, mais j’ai peur que ce soient là déjà des paradis perdus. Qui sait où je serai dans un mois ? Fou ou bien gâteux, c’est-à-dire paralytique ! Et alors quel convive ! Cependant je vais tâcher de reprendre un peu de force et d’équilibre et, dès que je serai présentable, j’arrive.

Amitiés à tous les vôtres, ma chère amie, et à vous une pensée qui est peut-être la dernière, mettons l’avant-dernière.


Montauban, 4 août 1902.

Ma chère amie,

Vous avez donc été souffrante et assez sérieusement pour qu’on ait dû retarder le mariage. M… vient de me l’apprendre d’après une lettre qu’elle a reçue de D… Vous avez été victime de votre excès de dévouement et cela ne m’étonne pas du tout ; mais cela m’alarme pour plus tard parce que vous guérirez bien, — et c’est déjà fait, — de votre maladie actuelle, mais non pas de l’autre, de votre altruisme exagéré, maladie peu commune, mais, j’en ai peur, incurable pour un cœur comme le vôtre.

Vous êtes descendue pour la première fois au jardin. La journée était-elle belle, au moins ? L’été vous a-t-il fait fête ? Aviez-vous la musique exaltée des cigales, et la bonne odeur de roses pour vous aider à revivre ? Que D… serait aimable si elle voulait bien, avant que vous ayez la force et le loisir de me répondre, m’envoyer un bulletin, si bref qu’il soit, de votre santé. La mienne n’est ni meilleure ni pire ; c’est une espèce de misère générale. Je ne puis plus ni penser ni agir. Les centenaires doivent, je le suppose, végéter à ma manière. Mon espoir est d’arriver à n’en avoir plus conscience. Peut-être aussi vaudrait-il mieux être mort.

Je vous serre les mains bien affectueusement.


Jacob-Bellecombette. Dimanche (automne 1903).

Ma chère amie,

Que devenez-vous ? Voilà plus d’un mois, bientôt deux, que je n’ai eu de vos nouvelles. Et vous attendiez cependant un événement d’importance. J’espère qu’il s’est bien passé, mais j’aimerais mieux en être certain. Je suis depuis six semaines en Savoie, presque en exil. Ma femme est, depuis mon départ, auprès de sa sœur malade à la campagne. Il n’y avait pas de place pour me loger et j’ai attendu pour rentrer que B… fût libre de venir se reposer avec moi à la campagne. Ce moment approche. La malade va entrer en convalescence et moi je vais réintégrer le Midi. J’ai beaucoup couru, j’ai visité quelques glaciers et beaucoup de lacs, j’ai écouté de la bonne musique à Aix-les-Bains, j’ai appris des chansons populaires de la Savoie. Ce fut tout mon travail de ces vacances. Maintenant j’assiste à l’inauguration de l’automne qui arrive en douceur, avec des brumes légères, des après-midi tièdes et des matinées un peu âpres et frissonnantes. Les colchiques qu’on appelle ici du joli nom de fridolines ont émaillé les prairies de leurs nuances de pastel et maintenant c’est la pluie d’or des feuilles mortes sur l’herbe. Avant-hier soir, sur le lac du Bourget, après une journée de pêche, j’ai admiré sur la nappe immobile les reflets mêlés du soleil couchant et de la lune naissante : or et argent C’était exquis. J’aurais voulu contempler ces choses avec vous qui les goûtez si vivement. Il y aurait eu de la place pour vous sur la barque. Mais la nature est belle partout et elle pourra nous offrir en Périgord ou en Quercy des images aussi plaisantes.

Donnez-moi bien vite de vos nouvelles, ma chère amie. Et dites bien toutes mes amitiés à tous les vôtres.

Je vous serre les mains bien affectueusement.


Jacob, 1903.

Ma chère amie,

Tout notre monde de Jacob est allé à Aix entendre le concert de musique classique du vendredi. Je garde la maison tout seul avec mon petit ami Lou. Il s’est endormi sur un château de cartes que nous construisions tous les deux ; on le couche, et je vous écris avant de faire comme lui. Savez-vous que vous m’avez donné le frisson avec votre auriste ? Je n’ai pas bondi comme le docteur Ménière parce que ma jambe ne me permet plus de bondir, mais j’ai frémi du danger que vous aviez couru. Pauvre amie ! Et vous avez eu le courage d’hésiter, de vous décider presque ; votre vaillance a failli vous perdre. Dites-moi bien vite que tout cela est fini, que ce cauchemar est loin de vous. Vous avez encore beaucoup de belles années devant vous, beaucoup de belles choses à voir et à entendre. J’ai besoin, pour me résigner à mes décadences et à mes infirmités, de penser avec certitude à la santé et à la joie de mes amis. Le bonheur des autres est, je crois bien, le seul dont je puisse jouir désormais ; et je voudrais que vous en ayez une belle part.

L’altitude n’a rien changé à mes misères, mais j’ai oublié d’y penser pendant quelques jours ou j’y ai pensé avec moins d’amertume. Mes idées noires ont eu quelques reflets des neiges et des lacs. Des images de suavité ou de grandeur se sont fixées dans ma mémoire. J’ai aimé un pays nouveau. Je vous dirai, quand j’aurai le bonheur de vous voir, le charme de Chambéry. C’est une chose trop particulière pour que j’essaie de vous l’exprimer en quelques lignes. J’ai peur pour mes nerfs des mélancolies de l’automne. Et que deviendrai-je avec les noirceurs de l’hiver ? Remerciez bien ma chère correspondante D… de sa bonne petite lettre. La voilà revenue auprès de vous et J… pas loin. J’aime à vous savoir ainsi aimée et entourée. Jean s’est-il bien amusé, à Cavillac ? Je l’embrasse bien affectueusement et j’envoie à tous mes meilleures amitiés.


Montauban, samedi 1er novembre 1903.

Ma chère amie,

Votre philosophie s’enrichit chaque jour de quelque nouvelle expérience. Le bon Nadaud l’avait sans doute éprouvé avant vous et avant moi ; rappelez-vous le Nid abandonné :

L’affection comme les fleuves
Descend et ne remonte pas.

Cette Lapalissade continue à être vraie ; Hervieu, dans sa Course du Flambeau, n’a pas voulu dire autre chose. Résignons-nous, ma chère amie, et laissons descendre notre affection sans en espérer aucun retour. Quelques larmes quand nous nous en irons, quelques couronnes à la Toussaint chaque année. Encore s’il fait mauvais temps, les fait-on porter, — je l’ai constaté aujourd’hui, — par ses domestiques.

Le monde est vieux ; il le serait plus encore s’il ne rajeunis sait pas par l’oubli. Ces constatations plutôt amères ne s’appliquent heureusement pas à notre amitié qui, toute vieille qu’elle est, n’a aucun besoin de se rajeunir. Nous en aurions fait l’expérience, très aimable, celle-là, si nous avions pu nous retrouver ensemble à Cavillac. Mais puisque les deux inséparables y séjournent encore, il faut renvoyer notre réunion à Périgueux. Je m’y arrêterai certainement en allant à Paris et ce sera au plus tard en janvier, peut-être avant. Il me tarde de vous voir pratiquer l’art d’être grand’mère.

A bientôt donc, ma chère amie.

Mes meilleures amitiés à tous les vôtres et à vous les plus affectueuses poignées de main.


Montauban, 1904.

Ma chère amie,

Les malades vont mieux, même moi qui me suis en somme bien trouvé de l’effort que j’ai fait en votre honneur pour me mettre en train. Ce n’est pas encore le train rapide. Mais je me contenterais bien de l’omnibus si ça veut durer. Malheureusement ce n’est pas la volonté seule qui a fait le miracle. Pauvre volonté que la mienne ! C’est encore et surtout le bonheur de vous avoir auprès de moi. Et je n’ai plus ce bonheur, mais je garde précieusement le souvenir de l’avoir eu et l’espérance de le ravoir ; le souvenir et l’espoir, c’est beaucoup, n’est-ce pas, c’est presque tout.

J’attends le mois de mai en travaillant ; encore cent quarante pages à recopier, c’est-à-dire à refaire. Je n’ai pas de temps à perdre si je veux avoir fini au 15 mai. La pensée d’aller à Paris avec vous me donnera du courage. A bientôt donc, ma chère amie.

Quelle joie d’explorer les paysages parisiens avec vous ! Causer en promenadant, vous savez que c’est ce que j’aime le mieux au monde. Avec vous, c’est le parfait idéal.

Dites bien, je vous prie, mes meilleurs souvenirs à tous les vôtres et en particulier à votre tout aimable et bienveillante mère dont je n’oublie pas les bontés pour moi.

Affectueusement vôtre.


Montauban, 24 novembre 1904.

Ma chère amie,

Quelle admirable saison vous avez rencontrée pour les débuts de votre vie versaillaise ! Vous étiez bien troublée et bien agitée encore, il est vrai, — non sans raison, hélas ! — à votre retour de Marseille, mais je ne doute pas que l’accueil du Parc ne vous ait été bienfaisant. Il doit y avoir certainement une vertu dans ce voisinage, surtout pour une âme telle que la vôtre, et vous en aurez tiré quelque bénéfice d’apaisement et d’oubli. Même maintenant que la fête de l’automne est finie et que la fièvre est éteinte, le parc d’hiver avec ses nuances délicates, attendries par la brume, doit être bien émouvant encore. Je voudrais bien m’y promener quelquefois avec vous. Je serais curieux par exemple de revoir, dans le décor de deuil de novembre, cette admirable vasque de marbre rouge et de bronze doré reculée au fond d’une allée solitaire du Grand Trianon. Les feuilles mortes et les branches nues doivent se composer étrangement en contraste avec ses magnificences galantes.

Si le cœur vous en dit, vous pourriez m’en donner des nouvelles.

Mais les vôtres surtout m’intéressent et je vous serais reconnaissant de ne pas me les faire trop attendre.

Ma femme me charge de vous remercier de votre bon souvenir. Elle a assez mal commencé son hiver. Il faudra bien des précautions et des ménagemens pour la tirer sans trop de dommage des griffes de l’hiver.

Au revoir, ma chère amie. Mes meilleurs souvenirs à votre chère fille et à vous mes sentimens les plus affectueux.


Montauban, 1905.

Chère amie,

Quelle joie d’être grondé par vous et si affectueusement. Et n’était-ce pas justement cela que je cherchais, vos si doux à entendre et si précieux reproches ? Car d’avoir douté de votre affection, non je n’en suis pas capable. Seulement je vous imaginais distraite dans l’éblouissement d’une vie brillante et parée. Et j’étais un peu jaloux de tout ce bonheur où je ne pouvais être pour rien. Mais ce tableau, vrai extérieurement, avait un envers que je ne soupçonnais pas, et voilà, qu’au lieu de vous envier, il faut vous plaindre. Oh ! je le fais de bien bon cœur !

Tant de misères, vraiment, c’est affreux ! Misères physiques et misères morales ; et vous au milieu de ces horreurs, seule et plus que seule ! oh ! c’est trop cruel à penser pour vos amis ! Et tant de mois à passer avant que vous soyez sortie du cauchemar ! Malgré tout ce que je sais de votre vie et ce que je devine, je ne peux pas m’empêcher d’associer votre image à des perspectives de bonheur. J’ai une foi enfantine en la vertu de votre sourire intrépide et calme pour déjouer le destin mauvais, pour mettre en fuite les visions de laideur et d’épouvante. Illusion de poète, sans doute et, je n’ose pas vous la donner pour une prophétie, un pressentiment tout au plus. Et pourtant, si peu justifié qu’il soit jusqu’ici, je veux y persister encore.

Au revoir, ma bien chère amie, je vous écris à Montauban où j’ai pris mes quartiers d’hiver. Il fait triste en moi ou autour de moi. Des rayons jaunes effleurent les gazons humides ; un rouge-gorge chante ; chanson brisée à travers les feuillages meurtris. Et je pense au jardin de Marennes aux traits automnals, aux rainettes que nous regardions palpiter sur les feuilles. Je vous serre les mains affectueusement.


Montauban, 10 mars 1905.

Ma chère amie,

L’hiver finit mal décidément, et il a tant de mal à finir. Hier je le croyais défunt et il a ressuscité ce matin, plus traître et plus grognon que jamais. Croiriez-vous que je n’ai pas encore vu un amandier en fleurs. Le 10 mars ! C’est désolant ! Et s’il n’y avait que les amandiers à souffrir de ce froid persistant ! Mais il y a les bronches de ma femme et les miennes qui en pâtissent. J’ai été tout ce mois dernier et encore au commencement de celui-ci malade ou garde-malade, et quelquefois les deux ensemble, et ce n’est pas drôle ! J’espère ressusciter avec les violettes. Mais elles ne se pressent guère. J’irai les chercher lundi prochain à Orly au bord du Ceton. Une semaine de plein air, de promenades à travers courbes et coteaux, — de pêche à la ligne peut-être, si les eaux ne sont pas trop froides. Et si je me ragaillardis un peu à ce régime, je nie remettrai au travail en rentrant. Voilà des mois que je ne fais rien et mon oisiveté me pèse.

Et vous, chère amie, où en êtes-vous de vos projets de travail ? Il me semble que vous êtes dans un bon endroit pour méditer et pour écrire. Promener une ébauche de chapitre à travers les solitudes du parc, ce doit être délicieux et profitable. J’espère revoir ces merveilles avec vous à la fin du mois prochain et je m’en fais une fête. C’est déjà une joie de pouvoir vous dire : A bientôt.

Mes meilleurs souvenirs à D…, et pour vous, ma chère amie, toute ma fidèle affection.


Montauban, 28 juillet 1905.

Les joies, ma chère amie, s’appauvrissent, se rapetissent en vieillissant de jour en jour ! C’est triste, mais c’est déjà beaucoup que l’absence de malheur et il faut même en être heureux. Ce n’est pas un malheur que nous avons eu la semaine dernière, mais un gros chagrin. Marquise[1] est morte. Elle vivait si peu que la différence n’a pas dû être grande pour elle. Mais pour nous c’est un grand vide. Ses infirmités demandaient des soins assidus qui nous importunaient quelquefois — dispensez-moi des détails. Mais parce que nous étions continuellement occupés d’elle, elle nous manque davantage. Et puis dix-sept ans de vie commune, ça compte ; nous avions vieilli ensemble.

Elle repose maintenant dans la pelouse du jardin sous un chapiteau gothique. Du lierre commence, à grimper au socle… Ainsi finit l’histoire de Marquise. Je m’attriste en vous la racontant. Et je ne sais pas au juste si c’est à cause de la mort de Marquise ou si c’est l’effet d’une marche funèbre qu’on joue dans la rue en portant au cimetière un capitaine de dragons que je ne connaissais pas d’ailleurs. La musique pleure le capitaine et je pleure Marquise. Mais voilà assez de deuil et de tristesse.

Nous partons la semaine prochaine pour les Pyrénées et je compte, pour me désattrister, sur les eaux vives et les ombrages de Bagnères-de-Bigorre.

Et vous, pendant ce temps, vous aurez les grandes eaux de Versailles et ses ombrages. Le parc doit être admirable, l’été.

Donnez-moi de vos nouvelles. Je vous serre affectueusement la main ainsi qu’à votre fille. Votre fidèlement dévoué.


EMILE POUVILLON.

  1. Sa petite chienne.