Une Expédition européenne sur le Yang-tse-kiang

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Une Expédition européenne sur le Yang-tse-kiang
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 326-353).
UNE
EXPEDITION EUROPEENNE
SUR LE YANG-TSE-KIANG

Five months on the Yang-tsze, with a narrative of its upper waters, by Thomas W. Blakiston. London, John Muray, 1862.

Depuis que les traités de Tien-tsin ont ouvert aux Européens le cours du fleuve Yang-tse-kiang, c’est vers cette région de la Chine que se dirigent principalement les explorations du commerce et les promenades des touristes. C’est par là en effet que l’Europe, si longtemps retenue dans quelques ports du littoral maritime, doit pénétrer définitivement au cœur de l’empire. Le Yang-tse-kiang traverse la Chine de l’ouest à l’est, arrosant les plus belles provinces, baignant les murs des cités les plus populeuses, et répandant sur ses deux rives la vie et la richesse. Par sa position centrale, il commande toute la Chine. L’insurrection qui a éclaté dans le sud en 1850 n’est devenue formidable que lorsqu’elle s’est rendue maîtresse de son cours en occupant Nankin, et tant qu’elle conservera cette base d’opération, elle menacera sérieusement la dynastie tartare. Le rôle commercial du Yang-tse-kiang n’est pas moins important que son rôle politique. La plupart des produits agricoles et industriels de l’empire empruntent les eaux du fleuve, soit pour descendre à la mer, soit pour se distribuer, par les nombreuses artères que forment les canaux, entre les différentes provinces du nord et du sud. A tous ces points de vue, l’admission des navires étrangers dans le Kiang (nous abrégeons ainsi le nom du fleuve) est une véritable conquête pour l’Europe. Aussi le premier soin de lord Elgin, après avoir signé en 1858 le traité de Tien-tsin, a-t-il été de visiter ce nouveau domaine offert à l’exploitation britannique, et le récit de sa courte excursion, décrite par son secrétaire, M. L. Oliphant, a été accueilli en Angleterre avec un vif intérêt.

On possédait déjà quelques notions sur le Kiang par les relations des ambassades de lord Amherst et de lord Macartney ; mais en ces temps-là l’étiquette chinoise mesurait l’air et la lumière aux rares Européens qui étaient admis à franchir le seuil de l’empire. On les tenait bien soigneusement enfermés dans de bonnes jonques d’où ils voyaient la Chine passer ou plutôt fuir devant eux. Plus récemment, M. l’abbé Hue, ramené du fond du Thibet à Canton, a suivi le cours du Kiang : on connaît les singulières pérégrinations de ce missionnaire, qui menait si rondement son escorte, violait toutes les consigner et causait aux mandarins, par son humeur militante, de si cruels déplaisirs. Dans le journal de voyage où il a raconté son aventure d’une façon si amusante, on trouve une description du grand fleuve et d’une partie de ses rives. Ce n’est encore pourtant qu’une vue rapide et très incomplète. Si disposé qu’il fût à ne point se laisser enfermer et surveiller comme un ambassadeur, M. Hue n’avait point tout à fait ses coudées franches. Bien des détails lui ont échappé. C’est seulement depuis la dernière guerre que l’Europe est entrée à pleines voiles ou, pour parler plus exactement, à toute vapeur dans ce fleuve. Avant peu sans doute, on pourra écrire un guide pour le Yang-tse-kiang, à l’usage des commis voyageurs et des touristes. On y indiquera les étapes,, les distances, les monumens, les auberges, en un mot tout ce qui concerne ce genre particulier de littérature. Voici déjà une première ébauche. C’est le journal d’une expédition qui en 1861 est partie de Shang-haï avec le projet de gagner l’Inde en traversant la Chine, le Thibet et la chaîne de l’Himalaya. Ce dessein hardi ne put être complètement exécuté : arrivés au seuil du Thibet ! les voyageurs se virent obligés de revenir sur leur pas ; mais ils avaient remonté le Kiang à six cents lieues de son embouchure, en s’arrêtant chaque jour sur ses rives pendant une excursion de cinq mois, dont le capitaine Blakiston vient de publier le curieux récit. Nous pouvons, en attendant mieux, nous servir de ce guide et pénétrer avec lui dans les profondeurs de la Chine.

Ce fut en février 1861 que l’expédition quitta Shang-haï,. à la suite de l’amiral Hope, qui allait visiter les nouveaux ports ouverts au commerce par le traité de Tien-tsin et y installer les consuls, anglais. Cette partie du. Kiang est maintenant assez bien connue ; les bâtimens de commerce la sillonnent librement, en passant à travers les escadres impériales et sous les canons des rebelles, et l’on peut dire que l’Europe en a pris possession. Nous n’avons donc plus à la décrire ; nous ne dirons rien de Nankin, nous nous dispenserons de l’oraison funèbre qui serait due à la fameuse tour de porcelaine, aujourd’hui couchée sur le sol ; nous négligerons les détails de paysage qui abondent, aussi pittoresques que variés, dans cette région du fleuve, et nous irons droit et tout d’une traite aux extrêmes frontières de la Chine licite, à Han-kow, c’est-à-dire au point où commence la Chine qui n’est pas encore ouverte, avec ses mystères inexplorés auxquels s’attache le charme du fruit inconnu et défendu.

Han-kow, Han-yang et Wou-chang, capitale de la province du Hou-pé et résidence d’un vice-roi, sont situées au confluent du Kiang et de la rivière Han. Ces trois villes, en réalité, ne forment qu’une. seule et vaste cité dont les quartiers sont séparés par les eaux du fleuve et de la rivière. C’est là que M. Hue a logé une population de 8 millions d’âmes, non sans exciter un vif sentiment d’incrédulité. Nulle part il n’existe une telle agglomération, un tel entassement d’êtres humains, et, bien que l’esprit soit disposé à concevoir en Chine des choses qui ne se voient nulle part ailleurs, les 8 millions dénombrés dans la féconde relation de M. Huc ont été généralement contestés. M. Blakiston et M. Oliphant évaluent à 1 million d’âmes environ la population des trois villes ; mais ils ajoutent que, lors de leur passage, le pays était à peine délivré de la présence des Taï-pings, qui l’avaient mis à feu et à sang, de telle sorte que ce million ne serait plus qu’une population de ruines, et que l’on pourrait admettre un chiffre de 3 millions pour cette trinité de villes chinoises. Il est donc permis de donner l’absolution au père Huc, qui avait vécu trop longtemps en Chine pour ne pas y avoir pris, malgré lui sans doute, les habitudes et les termes d’exagération du terroir. Quand les indigènes du Céleste-Empire veulent exprimer l’idée de multiplicité, ils parlent de millions et de myriades, et les chiffres ne leur coûtent rien. C’est au voyageur de se mettre en garde contre ces formes de langage, et de ne point y chercher les élémens d’une indication statistique. Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de 8 millions ou de 3 millions, la population de Han-kow est énorme ; elle dépasse de beaucoup par le nombre celle de nos capitales européennes ; elle ne serait pas moindre que celle de Pékin, et l’on se demande en vérité comment de telles foules peuvent naître, vivre et mourir dans de si étroits espaces, comment les approvisionnemens arrivent et se distribuent régulièrement, par quels procédés l’ordre et la paix sont maintenus, ou à peu près, au milieu de ces masses épaisses qui s’agitent incessamment dans l’enceinte d’une grande ville chinoise. A Paris et à Londres, ces difficiles problèmes de l’ordre, des subsistances, de l’hygiène, ne sont résolus qu’au moyen d’une police toujours en éveil, par les efforts d’une administration très active, sous le coup de règlemens, d’ordonnances, de mesures, de toute sorte qui prévoient et dirigent les moindres mouvemens de la population. Dans une ville chinoise, rien de tout cela n’apparaît. Il n’y a point de conseil municipal, point de services organisés, point de soldats, à peine quelques agens de police. Les marchés sont toujours abondamment pourvus, sans que l’autorité s’avise de réglementer l’arrivage des denrées, ni d’en contrôler la qualité. Le régime de la voirie est des plus sommaires ; quant à l’éclairage nocturne, chacun se fie à sa lanterne, et la lune luit pour tous. En un mot, l’edilité semble être complètement absente ; on ne se doute pas qu’elle existe, et il est à croire qu’elle n’existe pas. Il est vrai que le long des fleuves les digues qui ont été élevées pour protéger les campagnes et les cités s’ouvrent parfois et laissent le passage libre • à l’inondation, que les édifices publics se dégradent, que les rebelles entrent sans façon dans les villes et mettent les boutiques ; au pillage. Ce sont des accidens ; mais qu’importe ? Tout le monde n’en meurt pas, et quand les eaux ou les rebelles se sont retirés, il reste toujours assez de Chinois pour combler les vides et reconstituer dans un temps rapproché les millions d’habitans dont ne peut se passer toute ville chinoise qui se respecte.

Il n’est rien de plus surprenant que de voir avec quelle facilité et quelle promptitude la vie remplace la mort et l’ordre succède -au désordre au sein de ce vieux pays, où les hommes sont tout à fait abandonnés à eux-mêmes, où les choses ne plient sous aucune règle, où la nature et la société marchent pour ainsi dire toutes seules, à leurs risques et périls, dans ce bienheureux état d’anarchie que certains politiques, nos contemporains, ont rêvé et prêché pour nous. Ces foules sont en vérité très commodes à vivre, et si l’étranger que le hasard jette au milieu d’elles peut éprouver une première impression d’inquiétude en songeant à la réputation d’humeur farouche, réfractaire et inhospitalière que l’on a faite au caractère chinois, il est bientôt complètement rassuré. Les Chinois n’ont pas de rancune. On vient de les combattre et de les battre, on a pris d’assaut leur capitale, on a brûlé et pillé le palais de leur empereur, on a couché jusqu’à terre l’orgueil de leurs mandarins ; tout cela date d’hier à peine, et voici qu’une petite bande de touristes, de ces Anglais à cheveux rouges qui leur ont été si souvent dénoncés dans les proclamations de l’autorité, vient se promener au milieu d’eux, curieusement, sans armes, en jaquette blanche, aussi librement qu’elle le ferait dans les rues de Londres ou de Paris ! — Mais nous sommes à Han-kow, dans une grande ville, au milieu d’un peuple éclairé et intelligent, sous le regard » vigilant d’un gouvernement qui couvre de sa protection efficace, bien qu’invisible, ces voyageurs trop empressés. Et puis l’amiral Hope est là, dans le port, avec ses corvettes, dont les canons partiraient au premier signe… Ne croyez pas à ces calculs de prudence. Les mêmes Anglais, au nombre de quatre, accompagnés de quelques soldats cipayes qui leur servent plutôt de valets que de gardes du corps, vont s’aventurer au-delà de Han-kow, loin de la protection officielle, hors de la portée des canons de leur amiral, au cœur de la vieille Chine ; ils se promèneront à leur guise, ils visiteront les villes, parcourront les campagnes, iront à la chasse, feront du daguerréotype, rencontreront ici des bataillons de l’armée impériale, là des bandes de rebelles ; ils passeront comme des Salamandres à travers ces feux croisés de la guerre civile, et ils reviendront en parfaite santé pour nous raconter leurs aventures. En vérité, pour peu que l’on réfléchisse, ne trouvera-t-on pas que les Chinois sent très honnêtes, très tolérans et même très généreux ? il est vrai que M. Blakiston et ses compagnons se sont pourvus d’un passeport qui leur a été délivré parle consul anglais de Shanghaï en vertu de l’article 9 du traité de Tien-tsin, passeport valable pour un an, — prix un dollar, — et que ce passeport a été visé, gratuitement sans doute, par son excellence le vice-roi du Hou-pé. Il est vrai encore que le vice-roi, à la demande de l’amiral Hope, a bien voulu déléguer un mandarin militaire pour accompagner la petite expédition jusqu’à la frontière de sa province, et lui donner aide et protection en cas de besoin. Néanmoins le passeport et le mandarin militaire eussent été d’un très faible secours, si les Chinois avaient eu la moindre velléité de chercher noise à ces curieux qui s’étaient mis en tête de les explorer !… Encore une fois, les habitans du Céleste-Empire sont magnanimes ; ils pratiquent l’oubli des injures avec une abnégation à laquelle il serait injuste de ne pas rendre hommage.

Pendant leur séjour à Han-kow, les voyageurs eurent à faire leurs préparatifs de départ. Les Chinois, comme on sait, ne circulent guère qu’en bateau. Les mandarins et les personnes riches possèdent pour la plupart des embarcations de plaisance, parfaitement aménagées, pour leurs excursions. Les petits marchands et le peuple prennent passage à bord des jonques de commerce qui vont et viennent d’un port à l’autre, et ils s’arriment comme ils peuvent au milieu des caisses et des ballots qui encombrent le pont. Quant aux gens aisés et aux voyageurs plus délicats, ils trouvent facilement à louer des véhicules à leur convenance dans la foule d’embarcations de toute grandeur et de toute sorte qui stationnent le long des quais. À Han-kow, comme à Canton et à Shang-haï, il y a des places de bateaux absolument comme on voit, dans nos grandes villes, des places de fiacres. M. Blakiston arrêta son choix sur une belle jonque de 25 mètres de long sur 3 mètres de large, pourvue d’excellens et nombreux appartenons qui étaient disposés sur toute la longueur du pont, coquettement peinte ou plutôt vernissée en noir, avec les formes élégantes et singulières tout à la fois que nous représentent les images sur papier de riz que l’on rapporte de Chine. Il convint avec le patron du prix de 45 piastres ou 300 francs, pour aller de Han-kow à I-chang, trajet de cent lieues marines environ à la remonte. Ce pris n’était certes pas élevé pour le transport d’une douzaine de personnes à une telle distance, et encore est-il probable que le patron avait quelque peu forcé son tarif en l’honneur des. Anglais. Un voyageur indigène s’en serait tiré à meilleur compte. Le marché ainsi conclu,, il n’y avait pas un instant à. perdre pour s’installer à bord, car l’amiral Hope, qui désirait se rendre compte de la navigation au-dessus de Han-kow, avait offert de prendre la jonque à la remorque, et il devait partir le lendemain ; mais les Chinois sont méthodiques : le patron n’était pas prêt, il demandait du temps pour recruter ses matelots, pour mettre son navire en état, et sans doute, aussi pour trouver un supplément de fret qui eût augmenté les profits de son voyage. Il fallut donc agir militairement : le capitaine Blakiston profita de son ignorance complète du chinois pour ne pas comprendre les objections graves et les exclamations désespérées du patron, il fit jeter les bagages sur le pont de la jonque, s’y établit ainsi que tout son monde, et, avec l’aide de quelques matelots anglais, il amena son bateau à l’arrière du steamer de l’amiral. Le 13 mars, on se mit en route, et le patron, tout étourdi de ces façons expéditives, se réconcilia pourtant avec le destin en voyant sa jonque si prestement enlevée contre vent et courant à la suite du vapeur, sans qu’il eût à user sa voile ni ses avirons. Il n’avait jamais eu pareille fortune.

Le fleuve présentait l’aspect le plus animé. Les jonques et les bateaux se croisaient en tous sens, et l’on rencontrait fréquemment d’immenses trains de bois, de 150 à 200 mètres de long, descendant vers Han-kow et vers Han-yang, où il existe de nombreux chantiers de construction. Une partie de ces bois est aujourd’hui dirigée vers Shang-haï par les soins des négocians européens, qui ont bien vite apprécié les profits que l’on peut retirer de cette branche de commerce. Le bois transporté ainsi d’une manière très économique provient des bords du lac Toung-ting, dont les eaux se confondent presque avec celles du fleuve, à cent vingt-trois milles de Han-kow. C’est au sud de ce lac que s’étendent les riches districts qui produisent le thé noir vendu sur le marché de Canton. Jusqu’ici ce thé arrivait à Canton par la voie de terre, après avoir franchi à dos d’homme une chaîne de montagnes ; il est probable que désormais il prendra la route du fleuve Yang-tse-kiang, qui sera beaucoup moins coûteuse, et qu’il s’écoulera par Shang-haï. La montagne de Kin-shan, qui domine le lac Toung-ting, a le privilège de produire le thé destiné à l’usage exclusif de l’empereur. On estime que ce thé vaut 25 francs la livre ; mais il ne se trouve point dans le commerce, la plantation impériale étant aussi soigneusement gardée que le jardin des Hespérides. À en juger par l’extrême activité qui règne sur le fleuve aux abords du lac, cette région doit être l’une des plus riches de la Chine, et l’on peut être assuré qu’avant peu les négocians européens établis à Han-kow sauront exploiter cette nouvelle mine d’or qui s’offre à leur esprit d’entreprise.

Le 15 mars, après avoir entrevu seulement le lac Toung-ting, l’amiral Hope reprit la route de Han-kow, abandonnant le capitaine Blakiston et ses compagnons à leurs seules ressources. La lourde jonque avait à lutter contre le courant, en manœuvrant à travers les nombreuses et brusques sinuosités du fleuve, et elle mit dix-sept jours pour gagner I-chang : elle ne faisait en moyenne que quatre lieues par jour. Les voyageurs avaient donc plus de loisirs qu’ils n’en souhaitaient pour se livrer à leurs observations scientifiques et pour contempler le paysage. Cette région du Yang-tse-kiang leur parut assez monotone. Les rives basses et plates n’ont rien de pittoresque ; elles sont, dans la plus grande partie de leur étendue, pourvues de digues destinées à protéger la campagne contre les crues du fleuve ; mais sur bien des points ces digues tombent en ruine. Les champs, plantés généralement en rizières, sont cultivés avec soin. Presque chaque jour les habitans de la jonque descendaient à terre pour visiter un village ou une pagode, pour calculer la hauteur du soleil, et quelquefois, ce qui était plus vulgaire, pour aller aux provisions. Le capitaine Blakiston mentionne, dans son journal, les noms de plusieurs villes considérables ; mais nous pouvons nous dispenser de reproduire ces détails de géographie, qui n’ont quant à présent qu’un intérêt très médiocre. Et puis cette énumération de villes ne serait ni harmonieuse ni même bien exacte, les Anglais, les Français, les Allemands ayant adopté des façons différentes d’écrire et de prononcer les noms chinois, de telle sorte qu’il est absolument impossible de s’entendre sur l’identité des villes. En attendant que les puissances se mettent d’accord sur cette question d’orthographe, il n’y aurait qu’à s’en tenir à l’expédient d’un ingénieux touriste, qui propose simplement d’éternuer toutes les fois que l’on veut dire le nom d’une cité chinoise. Le fait est que par ce moyen on doit toucher à peu près juste. Mais ne nous laissons pas arrêter par une difficulté qu’il nous serait si facile de tourner, et poursuivons notre récit sans nous inquiéter de l’exactitude plus ou moins arbitraire des dénominations que les géographes et les voyageurs infligent aux villes chinoises.

I-chang, où nous arrivons, est une ville provinciale de premier ordre, qui deviendra un jour la tête de ligne de la navigation européenne sur le Yang-tse-kiang, car les navires de fort tonnage peuvent aisément remonter jusque-là, c’est-à-dire à trois cent cinquante lieues de la mer. L’expédition s’y arrêta pendant trois jours. Pour éviter les curieux, on avait eu soin de mouiller la jonque sur la rive opposée à la ville. Vaine précaution ! la foule ne cessait d’assaillir les étrangers, et elle était surtout empressée aux heures des repas. Dès le second jour, les habitudes de la jonque étaient parfaitement connues : à l’approche du déjeuner, du tiffin et du dîner, les naturels d’I-chang encombraient le rivage comme si on les avait convoqués par un son de cloché, et ils assistaient à une représentation qui paraissait les intéresser vivement. Peut-être le patron s’était-il avisé d’exploiter à son profit la curiosité populaire en vendant les premières places et en annonçant les heures des repas, absolument comme le directeur d’une ménagerie appelle les spectateurs au moment où les animaux doivent se livrer aux exercices les plus émouvans. M. Blakiston n’est pas bien sûr de n’avoir pas été montré pour de l’argent aux bons citoyens d’I-chang, et cela n’a rien d’invraisemblable. L’Européen en pays chinois doit prendre son parti de pareilles aventures. Du reste, à I-chang de même que dans les autres villes où les voyageurs s’étaient arrêtés depuis leur départ de Han-kow, la population se montra bienveillante et pleine d’égards. Pas le moindre signe d’hostilité ni de mécontentement. On a si souvent représenté les Chinois comme offensés et indignés de la présence des étrangers sur leur territoire, on a si souvent parlé de leur antipathie nationale contre les hommes et les choses du dehors, qu’il n’est pas sans intérêt de signaler les dispositions amicales que l’expédition rencontrait sur son passage. Les Sycks de l’escorte furent également les bienvenus à I-chang. Ils y trouvèrent des musulmans qui leur firent fête en qualité de coreligionnaires, le culte de Mahomet étant très librement professé dans les différentes régions de la Chine. Enfin, pour achever la série des observations recueillies à la hâte par M. Blakiston pendant son séjour à I-chang, nous mentionnerons certains bateaux peints en rouge qui stationnaient de distance en distance près des rives du fleuve, et qui remplissaient l’office de bateaux de sauvetage. Jusqu’ici les voyageurs avaient remarqué que la Chine est peut-être le pays du monde où il y a le plus de noyés, remarque aussi naïve que judicieuse dans une contrée où une partie notable de la population habite, travaille ou circule incessamment sur l’eau ; mais on n’avait pas encore observé que les Chinois eussent des préservatifs contre ce genre de mort : on croyait même, et cette opinion a été reconnue exacte pour Canton, qu’il n’est pas d’usage en Chine de repêcher les gens qui se noient. Les bateaux rouges d’I-chang prouvent que les Chinois possèdent comme nous et sans doute possédaient avant nous des sociétés de sauveteurs : tant il est vrai que ce vieil empire nous a devancés en tout et pour tout, en philanthropie comme en littérature et en politique ! Il a connu tout ce que nous prétendons avoir découvert, et il pratique de temps immémorial toutes les idées, toutes les institutions dont nous aimons à nous attribuer le privilège. Il n’y a pas de brevet d’invention qui puisse prévaloir contre l’antériorité chinoise. Il en est de toutes choses comme de ce simple détail que nous rencontrons en passant. La Chine avait les bateaux de sauvetage : nous n’avons inventé que les médailles.

Les bâtimens qui remontent au-delà de I-chang sont construits dans la province du Ssé-tchouen et présentent une forme particulière. Ils sont à fond plat, avec l’avant carré et l’arrière arrondi, système de construction qui diffère complètement du modèle ordinaire des jonques, et qui est approprié aux difficultés de la navigation dans cette partie du fleuve. L’expédition opéra son transbordement sur l’un de ces bâtimens, non sans regretter sa première jonque, dont les aménagemens intérieurs étaient beaucoup plus comfortables, et elle se mit en route, le 5 avril, pour se rendre à Quei-chow, à trente lieues environ d’I-chang. A peine a-t-on perdu de vue les murailles de cette ville, que le paysage change d’aspect. Jusque-là, le Yang-tse-kiang roule ses eaux larges et profondes entre deux rives à peu près plates qui laissent à découvert une vaste étendue de campagne, et dans le lointain une suite de timides collines qui çà et là découpent et festonnent la bande de l’horizon : nature tranquille et simple dans ses grandes proportions, nivelée par le travail de l’homme et dépouillée du charme pittoresque. Nous voici maintenant dans des parages tout nouveaux, où l’artiste peut prendre ses crayons. Le fleuve se resserre subitement ; il n’a plus que 200 mètres de largeur : ses rives se dressent en montagnes de rochers dont la hauteur varie de 70 à 120 mètres. Le Yang-tse-kiang se précipite comme un torrent entre ces remparts de pierres à travers lesquels s’échappe une végétation vigoureuse dont le sombre feuillage étend la nuit sur ses eaux. Telle est la gorge d’I-chang, qui se prolonge sur une étendue de plusieurs lieues, et dont M. Blakiston nous décrit avec admiration les aspects sauvages et grandioses. Il y a entre I-chang et Quei-chow plusieurs gorges semblables. C’est là également que se rencontrent les rapides ou les cataractes du Yang-tse-kiang, comme si la nature, jalouse du noble fleuve, avait voulu lui disputer le passage en accumulant sur le même point tous les obstacles, pour le laisser ensuite reprendre librement sa course vers l’Océan avec la majesté du triomphe.

Les rapides s’annoncent par de nombreux blocs de rochers qui sortent du lit du fleuve et qui ont quelquefois les proportions d’une île. Lorsque, dans les grandes crues, l’eau couvre entièrement ces rochers, on en reconnaît la présence au caractère accidenté des rives qui sont de la même formation. Dans les gorges, la navigation est plutôt pénible que dangereuse ; on peut toujours, à la voile ou à l’aviron, vaincre le courant. Les bords sont à pic, et, si le passage est étroit, on n’a pas à craindre de rochers ni de bas-fonds. Il n’en est pas de même à la remonte des rapides. Ici la manœuvre est plus compliquée. Le patron débarque la majeure partie de son équipage, il va recruter dans les environs les renforts qui lui sont nécessaires, et quand tout ce personnel, qui s’élève ordinairement à une centaine d’hommes, est rangé en bon ordre sur le rivage, il l’attelle à une amarre fixée à l’avant du bateau ou au pied du mât, et il donne le signal du départ. La troupe s’ébranle, marque le pas en chantant et entraîne le bateau ; mais comme il n’y a pas de chemin de halage, et que dans ces endroits le rivage est toujours très inégal, la traction présente de grandes difficultés. Souvent la tête de colonne apparaît au sommet d’une crête de rochers, tandis que le milieu est enfoncé dans un ravin, et il faut à tout moment presser ou ralentir la marche, tendre ou détendre l’amarre, changer la direction selon les caprices du terrain ou pour contourner les roches qui se montrent irrégulièrement sur le fleuve, et contre lesquelles le bâtiment risquerait de se briser. Puis surviennent les accidens. Tantôt l’amarre se rompt, et tout s’en va à la dérive, tantôt le bateau se heurte et demeure arrêté contre un banc de rochers caché sous l’eau. Malgré l’adresse et, la patience des Chinois, qui sont très habitués à ces manœuvres, le passage d’un rapide est toujours chose délicate, et même périlleuse, à cause du courant dont la vitesse est extrême, des tourbillons et des bas-fonds. L’expédition put franchir sans encombre tous ces obstacles, et après une laborieuse navigation de trois jours, constamment passés au fond des gorges et au milieu des rapides, elle arriva devant Quei-chow, l’une des principales villes de la province du Ssé-tchouen.

Il s’agissait de décider si l’on continuerait le voyage par eau ou s’il valait mieux prendre la route de terre pour gagner Ching-tou, capitale de la province. A cet effet, deux membres de l’expédition se rendirent à l’hôtel du gouverneur, après avoir au préalable, selon l’étiquette chinoise, envoyé leur carte de visite. Admis sans difficulté en présence du haut fonctionnaire, ils commencèrent par lui exhiber leurs passeports ; puis ils lui demandèrent sa protection et ses conseils au sujet de la route qu’ils avaient à suivre, et dans le cours de la conversation ils ne manquèrent pas de lui parler du traité de Tien-tsin. Le gouverneur avait appris vaguement qu’il existait une convention récemment conclue avec les Européens à la suite de quelques démêlés qui s’étaient produits sur le littoral, mais il ne l’avait jamais lue. Aucun exemplaire du traité n’avait encore circulé dans la province. Nulle part le texte de cet acte, si important pour les Chinois comme pour les Européens, n’avait été affiché. Voilà comment la cour de Pékin exécutait la clause formelle qui en prescrivait la publication dans tout l’empire. Voyagez donc en Chine sur la foi des traités ! Du reste, les mandarins et le peuple n’en avaient que plus de mérite à laisser circuler librement sur leur territoire des étrangers qui auraient pu leur paraître suspects. Ils croyaient que ces étrangers étaient des marchands qui voyageaient dans l’intérêt de leur commerce. Il faut ajouter que dans certains villages on les prenait pour des Chinois d’une province très éloignée, les masses populaires ne se doutant pas qu’il existât au monde d’autre nation que la Chine. Dans tous les cas, personne, ni mandarins, ni peuple, ne s’avisait d’inquiéter les voyageurs ni de leur demander leurs passeports, et s’il ne leur était pas venu à l’esprit de solliciter du gouverneur de Quei-chow une consultation sur leur itinéraire, cet insouciant gouverneur ne se serait pas même occupé d’eux. Mis en demeure d’exprimer un avis, le mandarin conseilla aux Anglais de continuer, leur route par eau. Il leur donna une escorte d’un officier et de six soldats pour remplacer celle qui les avait accompagnés depuis Han-kow, les aida de son mieux à faire leurs préparatifs de départ, leur procura deux jonques qui devaient les conduire à la ville de Wan, leur prochaine étape, à vingt lieues de Quei-chow, et dès le lendemain 13 avril il eut la satisfaction d’apprendre que son chef-lieu était délivré de la présence des étrangers. C’était probablement tout ce qu’il demandait.

La campagne, aux environs de Quei-chow, forme un contraste frappant avec le pays que l’on vient de traverser. Les montagnes qui séparent la province du Hou-pé de celle du Ssé-tchouen disparaissent dans le lointain, et les regards s’étendent sur une belle et vaste plaine couverte de cultures. Les grains de toute sorte, les plantes fourragères, les légumes, les arbres fruitiers, se partagent le sol, arrosé par une infinité de petits canaux qui portent et entretiennent partout la fécondité. C’est dans cette région que commence la culture du pavot avec lequel les Chinois obtiennent leur opium. Dès que la fleur est tombée, on pratique à la tête du pavot plusieurs incisions verticales, d’où s’écoule une substance assez semblable à la glu. Cette substance, recueillie tous les deux ou trois jours, produit l’opium qui est livré au commerce. L’opium du Sse-tchouen est plus foncé en couleur que celui de l’Inde, et M. Blakiston estime qu’il n’est pas inférieur en qualité. On savait déjà que, malgré les prohibitions officielles, le pavot était cultivé dans les provinces occidentales de la Chine ; mais on ne supposait pas que ces cultures eussent acquis une grande extension. Les observations faites par M. Blakiston ne laissent plus aucun doute sur l’importance de ces plantations, qui menacent d’une sérieuse concurrence l’opium de l’Inde. Lors de l’ouverture de Han-kow, plusieurs maisons anglaises s’étaient empressées d’expédier dans ce port des cargaisons d’opium qu’elles espéraient vendre très avantageusement pour l’intérieur,de la Chine, dont l’accès leur avait été jusque-là fermé. Cette spéculation échoua. Le marché était pris par l’opium du Ssé-tchouen. Le gouvernement chinois s’est-il résigné à lever l’interdit qui frappait la culture du pavot, ou bien n’a-t-il plus la force nécessaire pour assurer dans cette région éloignée l’exécution de la loi ? On peut admettre l’une ou l’autre hypothèse. Quoi qu’il en soit, les Anglais n’ont plus le monopole de ce commerce de l’opium, qui a été l’objet de tant de malédictions philanthropiques : ils n’ont plus le privilège d’empoisonner les Chinois. Cela peut soulager leur conscience, mais au fond ils n’en sont pas plus satisfaits. Lors même que l’opium de l’Inde conserverait les marchés du littoral et continuerait à être plus recherché par les fumeurs des classes élevées, la concurrence intérieure aura probablement pour résultat d’amener une baisse de prix, et par suite une diminution des produits que le trésor indien retire de ce trafic. Un Anglais ne saurait donc voir avec indifférence ces nombreuses plantations de pavots qui couvrent dès à présent les plaines du Ssé-tchouen.

On a déjà prédit que l’Angleterre ne tarderait pas à venir acheter en Chine l’opium, qu’elle y vend aujourd’hui. Cette prédiction peut sembler étrange, et cependant, si l’on tient compte de l’habileté agricole des Chinois, du bas prix de leur main-d’œuvre, des facilités et de l’économie des transports, on ne peut douter que, s’ils adoptent définitivement la culture du pavot, ils ne réussissent à dominer le marché. Quant à la consommation de l’opium, elle s’accroît dans une proportion vraiment effrayante, surtout parmi les populations des villes. L’opium se fume publiquement au mépris des lois ; les mandarins et les lettrés ne prennent même plus la peine de dissimuler cette malheureuse passion, qui a envahi tous les rangs de la société et qui absorbe la majeure partie des salaires du peuple. Lorsque l’on a été témoin de l’ivresse abrutissante que produit l’opium et quand on a visité l’un de ces ignobles bouges où se débite la fatale drogue, on est bien obligé d’avouer que l’empereur Tao-Kouang avait raison de recourir aux moyens les plus énergiques et de ne pas reculer devant la guerre pour soustraire son peuple aux atteintes de cette contagion, importée par le commerce anglais. Il n’a pas réussi, pas plus que ne réussiraient en France et en Angleterre les efforts d’un gouvernement qui tenterait d’interdire ou seulement de modérer l’abus du tabac et des spiritueux. L’opium est devenu pour une portion de la nation chinoise une denrée de première nécessité. Le mal est fait et ne pourra que s’étendre. Là, comme ailleurs, les lois plieront devant un besoin populaire, et il est certain que depuis plusieurs années il s’est formé à la cour de Pékin un parti de l’opium. Quelle source inépuisable pour l’impôt, et quel profit pour le fisc! Un jour ou l’autre, le poison sera taxé et vendu par toute la Chine sous la garantie du gouvernement. Trésor vide n’a point de morale. L’opium figurera honorablement au budget des recettes de l’empire chinois, et dès qu’il aura cessé d’être défendu et considéré comme une marchandise de contrebande, il perdra son originalité, il n’en sera plus question dans les récits des voyageurs.

De Quei-chow à Wan, la distance, de vingt lieues environ, fut franchie en trois jours. Le fleuve coule sur une largeur de 3 à 400 mètres. On ne rencontre plus de gorges, mais de temps à autre quelques rapides rendent encore la navigation difficile. L’expédition remarqua plusieurs mines de houille qui étaient en pleine exploitation, et aux approches de Wan elle rencontra de nombreux groupes de Chinois occupés à laver le sable du fleuve pour y chercher des parcelles d’or qui proviennent des montagnes du Thibet. Quant à présent, l’exploitation est à l’état rudimentaire ; c’est un simple lavage, qui occupe beaucoup de bras sans procurer de grands bénéfices; mais patience! la houille est tout près de là, l’Europe y sera bientôt, et les misérables ouvriers qui remuent la vase du Yang-tse-kiang seront remplacés par les forces ardentes de la vapeur : il suffit que l’existence des mines de houille et la présence de l’or aient été constatées. La science européenne se chargera de mettre en valeur ces deux élémens de richesses, dont les Chinois n’ont pas su tirer parti, et peut-être une nouvelle Californie sommeille-t-elle au fond de ces régions que nous n’avons point encore abordées.

Dès son arrivée à Wan, le 16 avril, l’expédition fut agréablement surprise par un message qui lui annonçait pour le lendemain la visite du commandant. en chef de l’armée de Ssé-tchouen, alors de passage dans la ville. C’était assurément un grand honneur et en même temps une bonne fortune pour les voyageurs, qui se voyaient ainsi élevés au rang de personnages officiels, traités d’égal à égal par les plus hauts mandarins. Aussi toute la jonque fut-elle en mouvement et presque en révolution pour s’apprêter à recevoir dignement l’illustre visiteur. Les Anglais tirèrent de leurs malles leurs plus brillans uniformes; les quatre Sycks de l’escorte furent armés sur le pied de guerre; la place de chacun fut marquée à l’avance, et l’on régla avec un soin puéril tous les détails du cérémonial à observer à l’égard du mandarin. Le matin, à l’heure dite, une musique de cornemuses se fit entendre, et l’on vit trois ou quatre cents soldats en tunique rouge, armés de lances ou de mousquets, l’éventail et la pipe au côté, arriver, en bon ordre et se ranger sur le rivage. Bientôt après parut le général, porté dans un palanquin sur les épaules de douze coulies. À la suite venaient les palanquins de l’état-major. Sur les flancs du cortège manœuvrait très activement une bande d’agens de police qui élargissaient le passage en repoussant la foule à coups de rotin. Le général mit pied à terre en face de la jonque, monta à bord, fut introduit par l’interprète, chargé du rôle de maître des cérémonies, dans la chambre que l’on avait disposée pour l’entrevue, s’assit, non sans avoir longuement résisté, à la place d’honneur qui lui était offerte, et commença par échanger les politesses d’usage; puis il adressa quelques questions sur les projets de l’expédition, et, pour mieux provoquer les confidences de ses hôtes, il daigna faire les siennes en exposant le plan de campagne qu’il allait exécuter très prochainement contre les rebelles du Ssé-tchouen à la tête d’un corps d’armée qui l’attendait à Quei-chow. Pendant ce temps, les Anglais versaient généreusement des verres d’eau-de-vie qui, dans la circonstance, remplaçaient les tasses de thé, et, s’il faut en croire M. Blakiston, le général et. son état-major ne tardèrent pas à se trouver quelque peu émus. A chaque rasade, les Sycks, exécutant et exagérant les ordres qu’ils avaient reçus, portaient et présentaient les armes, croisaient la baïonnette, tiraient leurs grands sabres, allaient et venaient au pas militaire en faisant à eux quatre autant de bruit qu’un bataillon, si bien que le pauvre général et ses officiers ne comprenaient absolument rien à cette parade guerrière et paraissaient même peu rassurés. La scène, telle que nous la raconte M. Blakiston avec maints enjolivemens que je néglige, était certainement très grotesque; mais on peut bien croire que si les Anglais, de complicité avec leurs soldats sycks, cherchèrent à-s’amuser aux dépens de l’état-major chinois, celui-ci ne demeura pas en reste d’observations malicieuses sur les singulières façons de ces étrangers qui se donnaient tant de mouvement à propos d’une entrevue tout amicale, où il s’agissait simplement d’échanger quelques paroles polies. M. Blakiston crut remarquer qu’à plusieurs reprises le général se pencha vers son aide de camp pour lui signaler à voix basse la superbe tenue et les vaillantes manœuvres des quatre Sycks. Qui sait? M. Blakiston n’a rien entendu et à coup sûr il n’a rien compris de ce colloque intime. Peut-être le général disait-il à ses Chinois : « Voyez donc comme ces hommes de l’Occident sont ridicules et dépourvus de civilisation ! Ils ont toujours le fusil ou le sabre au poing. Ils se figurent qu’ils nous honorent avec tout ce fracas, et en vérité ils sont très ennuyeux. Il faut cependant les excuser et leur faire bon visage, car ils ne connaissent pas les convenances, et l’on assure qu’ils sont très colères. C’est décidément une race inférieure. » Et pourquoi n’aurait-il pas tenu ce langage plutôt que d’admirer, comme le suppose si complaisamment M. Blakiston, la gymnastique militaire dont on lui donnait l’inutile et fatigant spectacle?

La plupart des Européens qui se rencontrent avec les Chinois ont un grand tort : ils se comportent avec eux comme s’ils avaient toujours affaire à des niais dont on peut se moquer impunément, et puis, quand ils racontent leurs aventures de voyage, ils s’imaginent être très plaisans et très spirituels en nous présentant des caricatures au lieu de portraits, et en donnant à tout, hommes et choses, une physionomie grotesque. Si l’on veut que les Chinois nous prennent au sérieux, il faut commencer par les traiter sérieusement et ne pas nous livrer devant eux à des espiègleries d’écoliers. D’un autre côté, si l’on a la prétention de donner à l’Europe une idée exacte de ce peuple avec lequel nous aurons désormais de fréquens rapports et que nous sommes de plus en plus intéressés à bien connaître, il convient de laisser là les vieilles plaisanteries qui ont fort innocemment égayé nos pères du temps que l’on croyait aux magots, et de voir dans les Chinois autre chose que des motifs de vaudeville. Les Chinois ne pensent pas comme nous, n’agissent pas comme nous; ce n’est pas une raison pour qu’ils soient ridicules, comme oh serait tenté de le supposer d’après les relations de la plupart des voyageurs, qui recherchent et inventent au besoin les détails comiques et veulent avoir trop d’esprit. J’accorde que ce général en chef de l’armée du Ssé-tchouen qui a daigné faire visite au capitaine Blakiston et à ses compagnons ne soit pas très fort sur la discipline; son cheval de bataille ou de parade consiste en une bonne litière; il manie plus volontiers l’éventail que le sabre quand il a trop chaud; il ne marche jamais sans avoir à sa portée un parasol; ses soldats s’éventent et fument dans les rangs : tout cela ne prouve pas précisément qu’il manque d’intelligence ni qu’il mérite les puériles moqueries d’un soldat syck ou même d’un officier anglais. Si bas que soit tombé le gouvernement chinois, il n’en est pas encore réduit à confier les plus importantes fonctions à des idiots. Il est donc bien entendu que M. Blakiston a voulu se donner le plaisir d’un petit intermède pour faire diversion aux ennuis et aux fatigues d’une longue navigation, et qu’il a eu l’intention d’amuser ses lecteurs : il a cru devoir mêler l’agréable à l’utile, c’est un bon sentiment; mais il vaut mieux nous en tenir à l’utile et reprendre sérieusement notre route sur ce grand et magnifique fleuve qui, à plus de trois cent-cinquante lieues de son embouchure, s’étend sur une largeur de 500 mètres, avec une profondeur de cinq à neuf brasses à l’époque des basses eaux! L’expédition; quitta Wan le 18 avril, à bord des jonques qu’elle avait frétées à Quei-chow, et qui devaient la conduire jusqu’à Choungr-king, principal port de Ssé-tchouen, à une distance de deux cents milles. Nous entrons dans la région la plus riche de la province du Ssé-tchouen. La campagne est parsemée de villages ou de fermes et couverte de plantations qui annoncent partout l’activité et l’aisance. Les habitations prennent un aspect de propreté et d’élégance que l’on n’avait pas remarqué jusque-là. La population est plus vigoureuse et d’un type plus distingué. Les femmes travaillent aux champs : on les voit se livrer aux ouvrages les plus durs, porter de lourds fardeaux, garder le bétail, malgré la gêne que doivent leur causer leurs petits pieds, car, contrairement à ce que la plupart des voyageurs ont écrit, la mode des petits pieds n’est pas seulement observée par les dames de la classe riche: elle est générale, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Les femmes du Ssé-tchouen éprouvent au plus haut degré le sentiment de frayeur ou de timidité qu’inspire à toutes les Chinoises la présence d’un Européen. Lorsque M. Blakiston et ses compagnons visitaient un village, les femmes se retiraient précipitamment au fond de leurs maisons; dans la plaine, elles cherchaient d’abord à fuir, laissant là leur travail, puis, sur le point d’être atteintes, elles se rangeaient au bord du sentier en tournant le dos aux curieux et se cachaient le visage avec leurs mains calleuses. Bref, M. Blakiston avoue que pendant le cours de son voyage il ne lui fut donné que très rarement de voir un visage de femme; par conséquent il n’exprime qu’une opinion très réservée sur la beauté des Chinoises, et il craindrait de mal juger les dames du Céleste-Empire, s’il s’en tenait aux rares spécimens que le hasard lui a montrés. Il faut s’y résigner; après avoir battu les Chinois, nous aurons à faire la conquête des Chinoises; cette seconde tâche sera plus difficile que la première, et tout indique que l’assaut sera rude à livrer, puisque même dans ces régions reculées de l’empire, où l’étranger devrait être un objet de. curiosité plutôt que de crainte, nous voyons les femmes manifester instinctivement une répugnance contre laquelle nous sommes tout à fait désarmés. Or ce n’est point là seulement un de ces détails de, mœurs qui inspirent d’ordinaire aux touristes superficiels des réflexions d’un goût douteux sur la prétendue jalousie des maris chinois et sur la malheureuse destinée des dames chinoises. La question nous intéresse d’une façon très directe en ce qu’elle révèle dans l’attitude des femmes l’un des plus sérieux obstacles que nous devions surmonter pour pénétrer au cœur de cette société étrange, où nous cherchons à faire accueillir nos idées, notre civilisation et notre foi. Tant que l’Européen ne sera point admis à franchir le seuil du foyer domestique, la moitié de la nation, la plus influente peut-être au point de vue social, échappera à notre action et rendra stériles, par sa résistance passive, les conquêtes de l’intérêt et de la force. À en juger par le témoignage de M. Blakiston, nous, n’avons point cessé de passer pour des barbares aux yeux de cette plus belle moitié du genre chinois ; les impressions des femmes sont absolument les mêmes à cet égard dans toutes les régions de l’empire, et les voyageurs qui consentent à ne décrire que ce qu’ils voient se trouvent obligés de reconnaître l’importante lacune que présentent nécessairement leurs récits : la femme manque ; les pages qui devraient lui être consacrées dans toute relation un peu complète restent blanches ; on ne mentionne ce sujet si intéressant que pour exprimer le regret de n’en pouvoir rien dire. Le temps viendra peut-être où les Chinoises voudront bien relever leur voile et accepter l’innocente familiarité d’un regard européen. En attendant, il faut se contenter de ce que la Chine nous laisse voir. Le Yang-tse-kiang suffit à notre curiosité.

Aussi bien, si l’on est à la recherche d’une nature ondoyante et diverse, on n’a qu’à observer ce grand fleuve et ses rives. Tout à l’heure c’était un torrent resserré entre des montagnes et roulant sur un lit de roches ; maintenant c’est une large et calme nappe d’eau s’étendant au milieu d’une vaste plaine. Les montagnes se sont retirées et n’apparaissent plus qu’à l’horizon, formant une chaîne à peu près régulière. La culture monte en quelque sorte jusqu’à leur sommet, que couronnent souvent les toits des pagodes. À l’approche de chaque village, on aperçoit un ou plusieurs de ces élégans édifices à sept ou neuf étages (le nombre est toujours impair), qui contiennent un autel consacré sans doute au bon génie du lieu. La plus remarquable de ces pagodes est celle de Chi-po-waï, à trente milles environ au-dessus de Wan. Les neuf étages de la pagode de Chi-po-waï sont adossés à un énorme bloc de rochers, de 60 mètres de haut, qui domine toute la vallée. Les Chinois font remonter cette construction à quinze siècles. Plus loin, autour de Foung-tou, ville de second ordre, où le Yang-tse-kiang reçoit les eaux d’un affluent assez considérable, s’élèvent quatre pagodes entourées de temples et de couvens. Toute la contrée est ainsi peuplée de pagodes. Faut-il voir dans ces édifices d’une architecture si singulière et bien connue une manifestation de la piété ou de la superstition des Chinois ? C’est la première idée qui se présente à l’esprit ; mais si l’on considère que les pagodes ne sont pas également réparties dans toutes les régions, qu’elles sont construites ordinairement sur des hauteurs, aux abords des villes et des fleuves, on peut admettre qu’elles avaient dans l’origine un but d’utilité, qu’elles servaient à signaler soit l’approche d’un ennemi, soit la crue des eaux, et que plus tard seulement, par suite de la reconnaissance qui s’attache à tout ce qui est utile et du prestige qui entoure tout ce qui est ancien, elles ont acquis un caractère religieux. Quoi qu’il en soit, ces pagodes produisent un charmant effet. En quelque lieu qu’on les rencontre, sur la colline ou sur la rive, à demi cachées derrière un massif d’arbres que leur toit domine, ou bien isolées dans la plaine dont elles semblent surveiller et protéger les cultures, elles sont les bienvenues aux regards du voyageur. Peu importe qu’un dieu ou un génie les habite. Dès qu’on les aperçoit avec leurs formes originales et gracieuses, on reconnaît la Chine. La pagode est l’édifice chinois par excellence ; elle est l’âme et la poésie du paysage qui l’entoure. Supprimez la pagode, et la Chine disparaît.

D’étape en étape, ou plutôt de pagode en pagode, l’expédition arriva à Choung-king le 28 avril, après une navigation de dix jours. Cette ville est située au confluent du Yang-tse-kiang et de la rivière Ho-tou, qui arrose la partie septentrionale du Ssé-tchouen. En face d’elle, sur le bord opposé de la rivière, se trouve une autre ville, Li-min, également de premier ordre et entourée de fortifications. On remarque fréquemment en Chine et nous avons signalé à Han-kow ces cités doubles qui ne sont séparées que par le cours d’un fleuve, et qui, semblables à deux sœurs jumelles, sont nées et grandissent ensemble, vivant de la même vie et confondant leurs destinées. Tout le mouvement commercial de la province est concentré à Choung-king, où se rencontrent et s’échangent les différens produits de la Chine et de l’étranger, apportés par des milliers de jonques. M. Blakiston estime que Choung-king, par l’activité des affaires et par l’affluence des navires, doit être placé sur le même rang que Canton, Shang-haï et Han-kow. Nous sommes au plus profond des terres, à quatre cent quarante lieues de l’Océan, et cependant les calicots de l’Angleterre, les draps de la Russie et même certains articles de l’industrie parisienne ont déjà pénétré jusque-là. Quelles immenses, ressources pour le commerce étranger lorsque cette portion de la Chine lui sera définitivement ouverte, et qu’il pourra y aborder directement! Mais pour le moment ce n’est point un intérêt de négoce qui nous amène à Choung-king; l’expédition n’a qu’une pensée, une idée fixe : à peine arrivée, elle cherche le moyen de pousser plus loin et de gagner Ching-tou, capitale de la province. Faut-il prendre la route de terre ou bien continuer à remonter le Riang? "Voilà l’unique question dont se préoccupe M. Blakiston , et pour mieux s’éclairer il envoie sa carte de visite au préfet de la ville en demandant une prompte audience.

La présence des Européens dans le port de Choung-king ne pouvait manquer d’exciter vivement la curiosité populaire. La partie du rivage devant laquelle la jonque était mouillée fut immédiatement couverte d’une grande foule. Les badauds se rapprochèrent en passant sur les bateaux voisins; bientôt la jonque fut elle-même envahie; les Anglais crurent devoir se mettre sur leurs gardes, et l’un d’eux, indigné de cette violation de domicile, jeta à l’eau un des curieux, qui, sous prétexte qu’il appartenait à la milice, refusait obstinément de quitter la place. L’aventure égaya fort la plupart des assistans, mais elle offensa le corps des miliciens de la ville, et elle pouvait compliquer les affaires. Presque aussitôt le mandarin, dont on attendait la réponse, fit savoir qu’il n’était pas en mesure de donner audience aux membres de l’expédition, qui s’exposeraient aux plus grands dangers en traversant la ville, et en même temps M. Blakiston reçut d’un missionnaire catholique français qui habitait Choung-king le conseil très pressant de ne pas quitter la jonque. La réponse du préfet pouvait paraître suspecte, mais l’avis du missionnaire était évidemment très sérieux. Pour la première fois, depuis son départ de Han-kow, l’expédition se voyait en présence d’une velléité hostile. D’où venait ce revirement? devait-on l’attribuer au ressentiment de la milice? Dans aucun autre pays, la population ne serait d’humeur à supporter que des étrangers se permissent de jeter ainsi les gens à l’eau, et il faut bien avouer, puisque l’occasion s’en présente, que souvent les Européens, et les Anglais plus que tous les autres, ont le tort d’employer à l’égard des Chinois des procédés beaucoup trop cavaliers et peu faits pour entretenir les bons rapports. M. Blakiston néanmoins paraît convaincu que le bain du milicien était tout à fait étranger à l’incident : il suppose que le mouvement était provoqué par les étudians alors réunis à Choung-king pour passer les examens littéraires. En Chine comme ailleurs, les étudians forment une corporation assez turbulente et portée à l’opposition. Précisément on venait de recevoir dans le Ssé-tchouen les premières nouvelles de l’entrée des alliés à Pékin; on apprenait que les impôts devaient être augmentés pour payer les frais de la guerre; on disait que ces étrangers, arrivés si inopinément et sans but plausible, précédaient une armée d’Européens qui allait envahir le pays. Il n’en fallait pas tant pour émouvoir le peuple. — Quel que fût le motif de l’hostilité qui semblait se déclarer, la situation des habitans de la jonque devenait embarrassante et même critique. On tint donc conseil, et après discussion il fut résolu qu’on affronterait l’orage. On adressa au préfet un exemplaire du traité de Tien-tsin; — c’était l’inévitable entrée en matière, et l’expédition avait littéralement semé sur toute la route des copies de ce fameux traité ; — on rappela au mandarin qu’aux termes des conventions il était tenu de recevoir et de protéger les Européens munis de passeports réguliers; on lui signifia en conséquence qu’il eût à envoyer des palanquins et une escorte pour que les Anglais pussent traverser la ville en toute sûreté et se rendre au palais préfectoral. — Le mandarin s’exécuta : les palanquins et l’escorte furent envoyés; le cortège traversa sans le moindre trouble les principales rues de Choung-king au milieu d’une immense foule; l’audience se passa de la manière la plus courtoise, le préfet conseillant de remonter le fleuve plutôt que de prendre la route de terre interceptée par les rebelles ; bien mieux, au sortir de l’audience, M. Blakiston se fit conduire à la demeure de la mission catholique, et il y dîna fort agréablement à la table de l’évêque. — Tel fut le dénoûment de cette émeute chinoise.

Nous venons de voir M. Blakiston en relations immédiates et tout à fait publiques avec la mission catholique de Choung-king. Depuis son entrée dans la province du Ssé-tchouen, l’expédition avait rencontré plusieurs villages presque entièrement peuplés de familles catholiques qui l’accueillaient avec empressement, lui montraient leurs églises, lui racontaient les ennuis que leur causaient parfois les mandarins, en un mot traitaient ces étrangers non-seulement comme des coreligionnaires, mais encore comme des protecteurs envoyés du ciel. Les bons Chinois étaient tout surpris et tout peines quand les Anglais essayaient de leur faire comprendre qu’ils n’étaient point de la même foi, et que les protestans différaient des catholiques. Hâtons-nous de dire que, sans insister sur une distinction trop subtile pour la piété des néophytes, M. Blakiston manifesta en toute occasion un intérêt bienveillant pour ces enfans de la grande famille chrétienne; il ne manqua pas de leur faire une ample distribution, non pas de Bibles, mais d’exemplaires du traité et des édits qui garantissaient la liberté des cultes, et il leur promit d’appuyer leurs doléances auprès de qui de droit. — A Choung-king, il put rendre compte à l’évêque de ce qu’il avait observé et recueillir des renseignemens plus précis sur l’état du catholicisme dans la province, La mission du Ssé-tchouen a été de tout temps assez florissante. Les catholiques s’y comptent par milliers; ils professent ouvertement leur culte, et s’il se rencontre par momens quelques mandarins ombrageux qui inquiètent ces fragiles églises élevées sur le sol païen, ce ne sont que des exceptions. La plupart des gouverneurs et des préfets, soit pour se conformer aux instructions transmises de Pékin, soit plutôt pour ne point se donner de souci ni d’embarras, pratiquent la plus parfaite tolérance. A mesure que le gouvernement sera bien convaincu que les chrétiens n’ont aucun rapport avec les sociétés secrètes ni avec les rebelles, les actes de persécution deviendront de plus en plus rares, et les catholiques jouiront, comme les musulmans et les Juifs, de la liberté religieuse. Tout cela ne saurait être l’œuvre d’un jour dans un pays si vaste, où les ordres du gouvernement central ont à franchir d’énormes distances et de nombreux degrés de hiérarchie avant d’arriver dans les districts de chaque province. Si l’on songe aux résultats qui ont été déjà obtenus, on doit partager le sentiment de satisfaction et de confiance que l’évêque du Ssé-tchouen exprimait lui-même à M. Blakiston. En résumé, n’y a-t-il point dans le récit du séjour que l’expédition fit à Choung-king un indice très frappant des dispositions favorables dont les Chinois sont généralement animés à notre égard? Ces mandarins et ce peuple que l’on nous représentait si hostiles, vous avez vu comme ils se sont trouvés calmes et doux, et même débonnaires, envers cette bande de quatre Anglais dont l’attitude n’était cependant pas des plus conciliantes. Et peut-on dire encore que le christianisme est opprimé, persécuté, quand il existe au centre même de la Chine des villages entiers peuplés de catholiques, et quand un évêque habite paisiblement son hôtel au chef-lieu et y donne à dîner? Dans quelques années peut-être, les Chinois toléreront des consulats, des comptoirs européens et une cathédrale à Choung-king. Voilà ce qu’il est permis d’augurer du journal de l’expédition, et alors cette riche contrée de la Chine commencera à nous appartenir par la plus naturelle et la plus féconde des conquêtes.

L’avis du préfet et les conseils des missionnaires ne laissant plus aucun doute sur l’impossibilité de se rendre à Ching-tou par la voie de terre, l’expédition poursuivit sa pénible navigation sur le Yang-tse-kiang et partit de Choung-king le 3 mai. On entrait dans la saison des chaleurs : le thermomètre marquait 25 degrés (centigrades) dès le matin et plus de 32 degrés au milieu de la journée. Parqués dans leur jonque, les voyageurs souffraient cruellement de cette lourde température, qui amenait des nuées de moustiques; ils recevaient comme une rosée céleste les larges gouttes que leur versaient assez fréquemment des pluies d’orage, et, dès qu’on jetait l’ancre, ils se baignaient avec délices dans le fleuve, au grand ébahissement de leurs matelots, qui ne comprenaient pas que des gens de condition pussent se livrer à ce vulgaire exercice et trouver le moindre agrément à faire une pleine eau dans le Yang-tse-kiang. En Chine, il n’y a que les hommes du peuple qui se baignent dans l’eau froide ; parmi les classes riches et aisées, on ne connaît que les ablutions d’eau chaude. Les matelots n’étaient pas moins étonnés lorsque les Anglais allaient se promener sur les rives. Ils ne s’expliquaient pas que des personnages assez riches pour avoir à leurs ordres un bateau ou un palanquin prissent la peine de marcher à pied comme de simples villageois. Ces remarques de détail, que n’omet point M. Blakiston, montrent bien que, si nous nous étonnons à tout propos des us et coutumes des habitans du Céleste-Empire, ceux-ci nous le rendent largement, et qu’il y a entre les deux races un compte ouvert de surprises et de railleries mutuelles, dont la liquidation ne se solderait peut-être pas à notre profit. Les Chinois soyons-en sûrs, s’amusent autant de nous que nous croyons nous amuser d’eux, et nous passons à leurs yeux pour des êtres fort singuliers. M. Blakiston a d’ailleurs le bon goût de ne pas toujours les voir sous leurs traits grotesques, ou du moins qui nous paraissent tels, et il sait quelquefois leur rendre justice. Pendant ses promenades quotidiennes, il admirait avec quel soin et quelle habileté les moindres parcelles de terre étaient cultivées. On avait déjà fauché les champs de blé et d’orge ; les plantations de tabac, de riz, de maïs, de canne à sucre, offraient les plus belles apparences ; la population des nombreux villages qui se succèdent le long du fleuve était tout entière au travail. Dans les moindres détails se faisait remarquer la simplicité des procédés que les Chinois appliquent à l’agriculture comme à l’industrie. Ainsi l’orge et le blé étaient presque partout battus sur place et à la main ; quelquefois on se servait de fléaux que M. Blakiston préfère à ceux dont on se sert en Angleterre, parce que la surface qui frappe les épis est plus large et agit plus rapidement. Grâce à la vapeur, l’Europe est entrée depuis peu d’années dans une voie de progrès agricoles qui est encore ignorée des Chinois ; mais ceux-ci, avec l’extrême économie de leur main-d’œuvre, peuvent se passer plus facilement que nous des moyens mécaniques et obtenir à très bas prix les denrées alimentaires et les productions industrielles. D’ailleurs la vapeur ne leur fera plus longtemps défaut, car ils possèdent le charbon en abondance ; M. Blakiston a reconnu l’existence de nombreux gisemens de houille, et c’est peut-être la découverte la plus importante que nous devions à ce voyage d’exploration.

Déjà signalée, mais vaguement, par les missionnaires catholiques, la richesse minérale de la Chine est aujourd’hui un fait certain. La houille est extraite aux environs de Han-kow, sur les bords du lac Toung-ting ; elle se vend sur les marchés de Wan et de Choung-king ; on la retrouve partout en remontant le fleuve, et il est à supposer que plusieurs bassins houillers sillonnent le sous-sol de la province du Ssé-tchouen. Les procédés d’extraction sont encore très imparfaits ; mais lorsque les ingénieurs européens viendront à leur tour explorer le grand empire, lorsqu’ils auront sondé les masses minérales qui reposent, à peine effleurées, dans les profondeurs souterraines, lorsque par conséquent la vapeur prêtera son concours au travail de l’homme, on verra se produire une véritable révolution dans la puissance productive du pays et une modification profonde dans l’industrie des transports. Les steamers prendront possession du haut Yang-tse-kiang, comme aujourd’hui, sous les pavillons étrangers, et avec de la bouille apportée d’Europe à grands frais ils commencent à circuler entre Shang-haï et Han-kow. Sans doute, à raison des difficultés que présentent sur certains points les passages des gorges et des rapides, il faudra employer des bâtimens d’une forme différente, d’un moindre tirant d’eau, ce qui nécessitera le transbordement des marchandises ; mais cet inconvénient existe aujourd’hui avec la batellerie indigène, les jonques dû Ssé-tchouen étant très différentes de celles qui parcourent les parages plus voisins de la mer. Du reste, cette batellerie est trop bien organisée, elle travaille à des conditions trop économiques, pour ne pas se trouver en mesure de soutenir, pour la plus grande partie des transports, la concurrence de la vapeur. M. Blakiston rend hommage à la merveilleuse aptitude des Chinois pour tout ce qui concerne la navigation fluviale ; il van te la construction des bateaux, l’habileté des patrons ainsi que l’infatigable énergie des matelots, et il tourne en ridicule, il traite presque comme des Chinois ceux de ses compatriotes qui, dans leur infatuation britannique, se sont avisés de parler avec dédain de la marine du Céleste-Empire. S’ils n’ont pas encore la science de la navigation, les Chinois en ont l’instinct et la pratique poussés à un point que l’on ne rencontrerait nulle part ailleurs. Comment en serait-il autrement ? Sur les côtes, le personnel des bateaux pêcheurs qui s’aventurent au loin dans la pleine mer est si nombreux qu’il suffirait au recrutement de toutes les marines du monde, et à l’intérieur on ne voit que fleuves et lacs dont les grandes surfaces exigent des matelots et non des canotiers. On peut en juger par le voyage que nous venons d’entreprendre sur le Yang-tse-kiang. Ce beau et large fleuve n’est-il pas, sur une étendue de plus de cinq cents lieues, une excellente école de navigation ?

L’expédition franchit en quinze jours la distance de soixante-dix lieues qui sépare Choung-king de Su-chow, sa prochaine étape. Pendant ce trajet, elle passa devant quinze villages et six villes importantes, situées pour la plupart à l’embouchure d’un affluent du Kiang. Indépendamment des mines de charbon, elle remarqua des carrières de pierre à chaux, de nombreux lavages d’or qui indiquent que dans cette région du fleuve la recherche du métal devient plus productive, une succession non interrompue de pagodes, parmi lesquelles il faut citer la pagode de Kiang-tze, qui a treize étages, et enfin, ce qui était moins pittoresque, de fréquens indices du voisinage des rebelles. À mesure que l’on approchait de Su-chow, la campagne perdait de son animation, les fermes semblaient désertes, les cultures négligées ; des postes de soldats impériaux, des redoutes élevées à la hâte, des espèces d’observatoires en bambou d’où l’on pouvait surveiller tous les points de l’horizon, étaient disséminés sur les collines. Les matelots de la jonque, recueillant au passage les impressions des riverains, se montraient inquiets et se souciaient médiocrement de pousser plus avant. Lorsque les voyageurs s’arrêtaient quelque part, il leur était difficile de s’aboucher avec les mandarins, parce qu’on les prenait tout d’abord pour des rebelles déguisés ; on se défiait d’eux malgré leurs passeports si bien en règle. Il était évident que l’insurrection avait passé par là ou qu’on l’y attendait. Enfin à Su-chow, où la jonque arriva le 28 mai, l’expédition trouva portes closes : la ville était hermétiquement fermée. Le préfet, à qui M. Blakiston s’empressa de transmettre, selon son usage, un exemplaire du traité de Tien-tsin, répondit qu’il lui était impossible d’ouvrir les portes, et que, si les nobles étrangers tenaient absolument à entrer, on les hisserait au moyen d’une corde par-dessus les remparts. Une seconde missive, dans laquelle on se bornait à demander des palanquins ou des chevaux pour aller à Ching-tou, n’eut pas plus de succès : le préfet motiva son refus, très poli d’ailleurs, sur le danger que présentait la route, occupée par des bandes de rebelles dont on attendait à tout moment l’attaque. — Cette fois les voyageurs étaient à bout de patience et de combinaisons. Le préfet de Wan les avait renvoyés à se pourvoir devant son collègue de Quei-chow ; celui-ci les avait repassés au préfet de Choung-king, lequel, tout aussi empressé de se débarrasser d’eux, leur avait conseillé de voir à Su-chow, et là on leur offrait l’hospitalité au bout d’une corde. Il est vrai qu’ils avaient exploré, chemin faisant, l’une des parties les plus curieuses du fleuve, et ils pouvaient se consoler jusqu’à un certain point de leurs mésaventures ; mais Ching-tou, la capitale du Sse-tchouen, mais le Thibet, où ils ne pouvaient pénétrer qu’avec le concours et l’appui du vice-roi de la province, mais les Himalayas, où ils se promettaient de belles parties de chasse qu’il eût été si agréable et si glorieux de raconter aux sportmen de l’Angleterre, voilà ce qui leur échappait. C’était une excursion manquée. Un moment ils eurent l’idée d’acheter une barque, de se mettre bravement en route, seuls, sans équipage, puisque leurs matelots ne voulaient plus les suivre, et de s’engager sur la rivière Min, qui les aurait conduits à peu de distance de Ching-tou ; mais il leur aurait fallu manier l’aviron pendant trois semaines, et ils se seraient exténués en pure perte à ce travail impossible. La question cependant était assez grave pour qu’on allât aux voix : le parlement se réunit dans la cabine de la jonque, et la majorité se prononça, au scrutin secret, contre ce projet vraiment insensé. Bref, l’équipage de la jonque ayant annoncé qu’il voulait bien essayer de remonter encore le Yang-tse-kiang à deux ou trois journées au-dessus de Su-chow, les Anglais profitèrent de cette concession inespérée : ils arrivèrent ainsi le 25 mai à Ping-shan, leur dernière étape, à près de six cents lieues de la mer. Il y avait cent trois jours qu’ils avaient quitté Shang-haï.

La terreur régnait dans toute la contrée, terreur double, car elle n’était pas seulement inspirée par les rebelles : elle venait aussi de la présence des braves ou volontaires impériaux, qui, sous prétexte de combattre l’insurrection, mettaient la campagne au pillage et s’abattaient sans merci sur la malheureuse population qu’ils prétendaient protéger. C’est ainsi qu’à Su-chow les portes de la ville étaient fermées, non pas aux rebelles, qui n’avaient point encore paru, mais à deux bandes de braves qui étaient campées sous les remparts, et dont les habitans, y compris le préfet, ne voulaient à aucun prix. Ces bandes, ne pouvant s’en prendre à la ville, avaient dévasté les villages et les fermes des environs ; elles ne songeaient plus qu’à s’enlever réciproquement le butin, et, à la veille de quitter Su-chow, l’expédition assistait à la représentation plus bruyante que meurtrière d’un combat que les deux partis se livraient sur la rive du fleuve. — A Ping-shan, le spectacle fut plus pittoresque. La, ce furent bien les rebelles qui tentèrent contre la ville une attaque de nuit. Le combat, engagé à huit heures du soir, se prolongea presque jusqu’au jour. Les défenseurs de Ping-shan étaient postés sur les remparts, illuminés par des milliers de lanternes, chaque soldat ayant son fanal. C’est un usage adopté par les Chinois pour la défense des places. Le jour, la présence de chaque soldat est marquée par un petit drapeau, et la nuit par une lanterne. On assure, il est vrai, que très souvent les drapeaux flottent et les lanternes brillent pendant que les guerriers, retirés à une bonne distance, fument tranquillement leur pipe à l’abri des projectiles ; mais les assiégeans n’en sont pas moins intimidés par le grand déploiement de forces que semble annoncer cette profusion de lanternes et de drapeaux, derrière lesquels ils supposent autant de combattans, et l’on comprend qu’avec ce système les sièges peuvent durer des années, comme cela se voit en Chine. Pour en revenir au siège de Ping-shan, ce combat aux flambeaux ne laissait pas que d’être assez curieux pour les Anglais, qui n’avaient à y prendre aucune part. Les rebelles, en masses confuses, avançaient, reculaient aussitôt, revenaient faiblement à la charge, en ayant soin de ne pas se mettre à trop petite portée des remparts, et l’on suivait leurs manœuvres à la lueur des coups de fusil qui s’échangeaient avec une grande rapidité, mais sans beaucoup d’effet. En définitive, l’attaque fut repoussée, et pour cette nuit encore la cité de Ping-shan échappa aux Tou-fi; c’est ainsi que se nomment les rebelles du Sse-tchouen, qui n’ont aucun rapport avec la grande insurrection de Nankin, ni avec l’insurrection mahométane de la province de Yun-nan. Chaque province possède aujourd’hui son insurrection, c’est-à-dire ses bandes de pillards, auxquelles le gouvernement oppose d’autres pillards, les braves, qui défendent à leur façon la cause impériale, de telle sorte que le désordre est partout, que les Chinois ont aujourd’hui deux ennemis au lieu d’un, et que les paisibles habitans des villes en sont réduite à s’organiser de leur mieux en gardes civiques et à se défendre tout seuls. Voilà la situation, et cela dure depuis plusieurs années. Combien de temps cela durera-t-il encore? C’est ce que l’on ne saurait dire; mais il faut vraiment que le prestige de l’autorité impériale soit bien solide pour avoir résisté jusqu’ici à de telles épreuves. Dans tout autre pays, il y a longtemps que la révolution serait faite et qu’un pareil gouvernement n’existerait plus.

Il aurait manqué quelque chose à l’expédition, si elle n’avait eu, elle aussi, à brûler un peu de poudre. Cette satisfaction lui fut donnée à Ping-shan. A son arrivée, elle avait réussi à se concilier les bonnes grâces du préfet, qui apprit sans déplaisir que les Chinois et les Européens s’étaient mis d’accord en vertu des traités de Tien-tsin, dont il entendait parler pour la première fois; elle était donc entrée sans difficulté dans la ville, elle y avait circulé librement au milieu d’une population qui, malgré l’état de siège, paraissait très inoffensive, et ce bon accueil l’avait décidée à y prendre ses quartiers d’été pour attendre une chance favorable qui lui eût peut-être permis de réaliser le rêve de Ching-tow. Tout à coup ces heureuses dispositions se changèrent en défiance : le bruit se répandit que ces étrangers avaient des intelligences avec les insurgés; le mandarin, tout en protestant de son bon vouloir personnel, déclara qu’il ne pouvait résister aux désirs du peuple, et il conseilla, puis ordonna aux Anglais de s’éloigner au plus vite. A la fin, les habitans, de Ping-shan montèrent sur leurs remparts, plantèrent fièrement leurs petits drapeaux, et ouvrirent le feu sur la jonque. Plusieurs décharges se succédèrent, et personne ne fut atteint. Ce n’était donc qu’un feu d’artifice et une manœuvre d’intimidation. M. Blakiston pense que les armes de Ping-shan n’étaient chargées qu’à poudre, et qu’il en est ainsi dans la plupart des batailles chinoises. Après cette petite échauffourée et en présence de la confusion où l’attaque des rebelles avait jeté le pays, on ne pouvait songer à rester devant la ville ni à pousser plus loin. Le 30 mai, l’expédition vira de bord et reprit tranquillement, en descendant le fleuve, la route de Han-kow et de Shang-haï.

Tel est le récit abrégé de cette expédition qui, avec les apparences d’une simple promenade de touristes, peut être considérée comme une avant-garde, équipée à la légère, de l’Europe marchant, à la découverte et à la conquête pacifique du Haut-Kiang. Nous avons suivi pas à pas M. Blakiston à travers les incidens et les aventures de son curieux voyage; nous avons débarqué avec lui dans les villes et dans les plaines qui bordent le fleuve; nous avons vu de près les mandarins; nous avons observé le peuple, soit au milieu de ses paisibles travaux, soit au-milieu des agitations de la guerre; nous avons extrait de ce premier Guide sur le Yang-tse-kiang les noms, encore douteux, des principales étapes et les traits pittoresques d’un panorama qui se déroule sur une étendue de six cents lieues. Nous n’avons pu évidemment, dans une course aussi rapide, qu’effleurer en quelque sorte du regard cet immense sujet. Telle qu’elle est cependant, avec ses erreurs et ses lacunes inévitables, la relation de M. Blakiston suffit pour donner une idée générale du pays et de ses habitans, et elle permet de contrôler bien des assertions contradictoires, en même temps qu’elle ajoute des notions nouvelles à celles que l’on possède déjà sur l’empire chinois.

En premier lieu, si la question d’une communication directe entre la Chine et l’Inde par le Thibet et l’Himalaya demeure encore indécise (et cette question n’intéresse guère que les Anglais), il n’existe plus aucun doute sur le parti que les Européens doivent tirer du . Kiang pour étendre leur action et leur commerce dans les provinces les plus reculées de la Chine. Facilement navigable jusqu’à I-chang, ce magnifique fleuve peut être remonté, sans trop d’obstacles, même par des bâtimens d’un fort tonnage, jusqu’à l’extrémité du Ssé-tchouen. Dans le haut de son cours, U reçoit de nombreux affluens, plus larges et plus profonds que nos fleuves d’Europe, et ce sont autant de nouvelles voies pour pénétrer dans toutes les directions du vaste bassin qu’il féconde. L’existence d’abondantes mines de houille ayant été constatée, il est évident que la navigation à vapeur ne tardera pas à apparaître. Enfin les observations faites par M. Blakiston confirment tout ce qui a été écrit par les anciens missionnaires, accusés de trop de bienveillance et d’optimisme, sur la fertilité du sol, sur la densité de la population, sur l’activité extrême du commerce. Voilà pour le pays.

Quant aux habitans, ils sont Chinois, bien entendu, tout aussi Chinois dans le Ssé-tchouen que sur les côtes, où nous les voyons depuis longtemps, c’est-à-dire que dans leurs coutumes comme dans leur costume ils nous paraissent singuliers et passablement grotesques. Cependant, à les envisager de près, on reconnaît que cette singularité n’existe qu’à la surface. Au fond, les Chinois sont laborieux, intelligens, tolérans même, quoi qu’on en ait dit, et s’ils ont conservé dans l’art de la guerre une infériorité vraiment ridicule dont nous avons entrepris, à nos dépens peut-être, de les corriger, ils se sont élevés très haut avant les autres peuples dans les arts de la paix. L’ignorance complète où ils sont de ce qui se passe hors de leur pays et même hors de leur province, cette ignorance qui, malgré nous, blesse notre vanité, vient uniquement de ce que leur empire est assez vaste pour se suffire à lui-même et pour contenir dans son horizon la satisfaction de leurs idées et de leurs intérêts; mais quand nous allons à eux, est-ce qu’ils nous repoussent de parti-pris et se refusent, comme on le leur reproche si souvent, à accepter nos avances? Nullement. Les Chinois du Fo-kien et du Che-kiang ont laissé M. Fortune se promener à travers champs tant qu’il a voulu, et s’ils ont péché en quelque point envers cet infatigable botaniste, ce n’a été que par un excès de vénération, parce qu’ils le croyaient un peu fou en le voyant passer son temps à ramasser des herbes et à mettre des insectes en bouteille[1]. Quant à M. Blakiston, il vient de nous raconter lui-même comment il a été traité. Sauf l’incident qu’il appelle trop pompeusement le combat de Ping-shan, il a été sur toute sa route, dans la campagne comme dans les villes, reçu avec une bienveillance que la curiosité seule pouvait rendre quelquefois importune, et il semblerait même, d’après son récit, que les habitans de l’intérieur sont plus favorablement disposés pour nous que les habitans du littoral, en d’autres termes que les Chinois nous accueillent d’autant mieux qu’ils nous connaissent moins. Cela malheureusement s’explique trop bien par les procédés hautains et violens des Européens en résidence dans les ports. Il y a là de fâcheuses traditions, de mauvaises habitudes, dont il conviendra de se défaire quand on se trouvera en contact direct avec les populations de l’intérieur.

L’état présent de la Chine, l’anarchie qui y règne, l’insurrection, ou plutôt les insurrections qui la désolent depuis près de quinze ans, l’intervention européenne, même avec le caractère de l’alliance et de la protection, tous ces symptômes trahissent assez la faiblesse déplorable et probablement incurable du gouvernement. M. Blakiston ne s’est pas aventuré à écrire des considérations et des prédictions politiques à l’occasion de la crise où la Chine se débat. Ces graves questions sont étrangères à notre sujet. Quel que soit le dénoûment, que l’empire soit reconstitué, morcelé ou conquis, le Yang-tse-kiang n’en demeurera pas moins le roi des fleuves, arrosant au profit de tous l’une des plus riches vallées du monde, nous appelant, nous aussi, dans ses profondes eaux, et tout prêt à nous recevoir sur ses rives hospitalières. Les révolutions ne sauraient troubler un seul moment la majesté de son cours, ni barrer cette grande route, par laquelle l’Europe doit arriver définitivement au cœur de la Chine.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1858.