Une Famille puritaine, roman américain de Mme Beecher-Stowe

La bibliothèque libre.
Une Famille puritaine, roman américain de Mme Beecher-Stowe
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 970-991).
UNE
FAMILLE PURITAINE
ROMAN AMERICAIN.

The Pearl of Orr’s Island, a story of the coast of Maine (2e partie), by mistress Harriet Beecher-Stowe ; Boston et Londres, 1861-62.

Un des points sur lesquels Horace insiste avec le plus de force, dans les conseils qu’il donne aux écrivains, est la nécessité d’embrasser une œuvre dans son ensemble avant de s’occuper des détails. C’est à ce prix seulement qu’un auteur peut atteindre cette harmonie du tout et des parties qui est une des conditions du beau. Le cadre une fois trouvé et déterminé, il semble que ce qui doit le remplir arrive tout naturellement sous la plume et prenne comme de soi sa véritable place. Ce n’est point impunément au contraire que l’on essaie d’échapper au labeur de cet enfantement. Voyez les œuvres d’imagination qui ont eu, dans ces vingt dernières années, le succès le plus retentissant. Ni la fécondité d’invention, ni la verve, ni l’esprit, ni le talent de peindre, ni le don des larmes n’ont manqué aux écrivains contemporains; néanmoins leurs ouvrages les mieux réussis supportent difficilement d’être lus autrement qu’ils paraissent, c’est-à-dire au jour le jour. Le livre fermé, l’impression qui domine est celle de quelque chose d’incohérent et de décousu, d’un corps mal attaché, dont les membres inégaux ne se conviennent pas. Si les auteurs nous faisaient leurs confidences, plus d’un confesserait que tel livre dont il vient d’écrire la dernière page était tout autre dans sa pensée au moment où il écrivait la première, que la donnée originale s’est peu à peu effacée de son esprit dans les entraînemens de l’improvisation. La facilité avec laquelle les personnages secondaires usurpent la première place, le développement excessif des épisodes, le défaut de proportion et d’ordonnance ne sont pas les seuls inconvéniens attachés à ce mode de composer ; un autre danger naît de l’inévitable désappointement des lecteurs. La première partie d’un livre, si elle est signée d’un nom célèbre, ne manque guère de faire travailler les imaginations : plus l’impression produite est vive, et plus on se sent irrésistiblement entraîné à poursuivre par la pensée l’œuvre interrompue. Comment la continuation véritable, quand elle vient à paraître, ne demeurerait-elle pas au-dessous du roman que chacun a bâti en l’accommodant à ses propres prédilections? Comment l’auteur, coupable d’avoir trompé toutes les prévisions, échapperait-il au reproche ou d’avoir été infidèle aux prémisses qu’il avait posées, ou de n’avoir pas su développer les caractères qu’il avait esquissés? Ce sont des accusations de ce genre que nous venons porter contre Mme Beecher-Stowe à propos de la seconde partie de la Perle de l’île d’Orr ; les lecteurs de la Revue jugeront si nos critiques sont fondées[1].

Mme Stowe, en déposant la plume, nous avait ajournés à six mois. Une année tout entière s’est écoulée avant qu’elle tînt parole, et cette année est de celles qui dans l’histoire d’un peuple comptent comme un siècle. La guerre civile a éclaté en Amérique, elle y fait couler des flots de sang, et les destinées des États-Unis se jouent aujourd’hui dans une lutte gigantesque où les victoires et les revers se succèdent avec une rapidité sans exemple. Si l’Europe a peine à détacher ses regards de ce spectacle terrible, qu’est-ce donc pour les Américains, à qui chaque jour apporte une espérance ou une douleur? Qu’est-ce surtout pour ceux qui ne peuvent séparer du sort de leur patrie l’avenir d’une cause à laquelle ils ont voué leurs veilles et attaché leur nom?... Aussi en croyons-nous aisément Mme Stowe, quand elle nous dit, dans sa nouvelle préface, que les événemens dont l’Amérique est le théâtre la remuent jusqu’au fond de l’âme et bannissent de son esprit toute autre pensée. Elle n’a que trop raison d’ajouter que le moment est passé de s’abandonner à ses rêves et de raconter des histoires! Fille, femme et sœur d’hommes qui ont joué un rôle considérable dans les luttes des partis, mêlée elle-même aux polémiques ardentes qui ont préludé à la guerre civile, Mme Stowe n’a pu demeurer indifférente au conflit qui déchire sa patrie. Son nom a paru plusieurs fois dans la presse d’Angleterre ou d’Amérique, au bas de lettres ou d’écrits en faveur de la cause du nord, qui est celle de la constitution et des lois et celle de la liberté. Nous l’aurions excusée d’avoir oublié, au milieu du bruit des combats, l’idylle ébauchée dans le calme de la paix. C’est uniquement par une honorable fidélité aux engagemens qu’elle avait contractés envers le public et envers ses éditeurs que Mme Stowe a repris la plume et a conduit jusqu’au bout le récit qu’elle avait interrompu. Nous nous figurons qu’elle a dû plus d’une fois faire effort sur elle-même pour fermer l’oreille à la grande voix du canon et se consacrer tout entière aux faits et gestes de Mosès Pennel et de Mara Lincoln. Si naturelles qu’aient été les préoccupations de l’écrivain, si légitimes, si inévitables même qu’aient été les distractions qui ont assiégé sa pensée, la critique inflexible, qui n’a devant elle que le livre, ne saurait abdiquer ses droits. Elle doit dire à Mme Stowe : Ce n’est pas impunément que votre cœur généreux a saigné de toutes les blessures de la patrie ; ce n’est pas en vain que les bruits du dehors ont arrêté votre plume au milieu de la page inachevée. Non, ce n’est pas ici l’œuvre commencée avec amour, et que nous avions entrevue parée de toutes les délicatesses de votre esprit et de toutes les grâces de votre pinceau. Le souffle destructeur de la guerre civile a emporté, comme dans un tourbillon, ces figures aimables que vous aviez seulement esquissées, et votre imagination distraite n’a pu en ressaisir et en fixer les contours.

Est-ce à dire que cette seconde partie de la Perle de l’île d’Orr, pour être inférieure à la première, soit indigne de Mme Stowe? Ce serait pousser trop loin la rigueur que de le penser, et les citations que nous aurons occasion de faire nous donneraient tort auprès du lecteur. Seulement cette suite ne répond pas aux espérances qu’avait fait concevoir le début : elle ne montre pas, comme nous nous y étions attendu, le talent de l’auteur sous un nouveau jour; enfin elle ne tient pas les promesses qui nous avaient été faites. Mme Stowe avait annoncé une démonstration et une histoire, elle n’a donné ni l’une ni l’autre. Pour s’excuser d’avoir pris ses deux héros au berceau et d’avoir consacré tout un volume à leur enfance, l’auteur disait dans la préface de la première partie qu’elle avait voulu montrer les influences morales qui agissaient sur Mosès et Mara dès leurs premières années. Le caractère du jeune homme et de la jeune fille devait avoir une action décisive sur leur destinée, et il était essentiel que le lecteur assistât, pour ainsi dire, à la formation de ces deux caractères. Cette étude préliminaire, si longue et si minutieuse qu’elle pût paraître, était la clé indispensable du récit qui viendrait ensuite. Cette déclaration et quelques remarques en forme de conclusions, disséminées dans le cours de la première partie. avaient donné lieu de penser que Mme Stowe avait sur l’influence de l’éducation première une théorie dont le roman serait le développement et la démonstration. Cette supposition devait venir d’autant plus naturellement à l’esprit que, fille d’un instituteur éminent, Mme Stowe a été élevée par une sœur qui a beaucoup écrit sur l’éducation, qu’elle-même a professé dans le pensionnat de sa sœur, et que son mari appartient au haut enseignement. Quoi de plus simple que Mme Stowe voulût traiter à son tour des questions qui lui sont nécessairement familières, et qu’elle prît la forme la plus appropriée à son talent?

Il n’en était rien cependant, et cette seconde partie de la Perle de l’île d’Orr s’ouvre par une philippique des plus vives contre les gens qui se mêlent d’éducation ou qui en écrivent. Il est impossible de tirer plus vaillamment sur les siens :


« C’est l’ordinaire, dit Mme Stowe, des gens qui écrivent des traités sur l’éducation de débiter leurs règles et leurs théories d’un air de parfaite satisfaction, comme si une créature humaine était une de ces choses qui se peuvent fabriquer avec certains matériaux combinés d’après une recette infaillible, — une fournée de pain par exemple. Prenez, vous dit-on, un enfant; faites ceci et cela pendant tant d’années, et vous obtiendrez un individu complètement formé. En réalité, l’éducation dans la plupart des cas n’est autre chose qu’une lutte aveugle des parens et des tuteurs contre les évolutions d’une nature énergique, déterminée, obstinée, inaccessible aux influences du dehors, qui cherche, par une loi irrésistible de son être, à se développer elle-même et à conquérir la liberté de se manifester à sa propre façon. »


Après avoir invoqué à l’appui de son opinion cette ironie fréquente du sort qui donne au fils d’un pasteur l’amour des armes et au fils d’un marchand le goût des arts ou de la poésie, comme si une fée malicieuse prenait plaisir à changer les nouveau-nés de berceau, Mme Stowe en vient à conclure que le meilleur système est de n’en point avoir :


« En somme, dit-elle, ceux qui réussissent le mieux à élever les enfans sont les gens tolérans et faciles, qui suivent instinctivement la nature et acceptent sans trop de curiosité tout ce qu’elle leur envoie, ou bien encore les personnes, en bien plus petit nombre, qui savent discerner les dispositions naturelles et adopter les procédés les plus propres à leur culture et à leur développement, qui peuvent, à force de prudence et de soin, façonner chaque caractère conformément à un idéal véritable et distinct. »


Ainsi Mme Stowe n’a point de plan d’éducation à nous proposer, peut-être pour en avoir entendu débattre un trop grand nombre autour d’elle, comme les médecins qui se prennent à douter de la médecine en écoutant leurs confrères. Loin de là, elle semble croire que si l’éducation peut aider au développement des dispositions et des aptitudes que nous apportons en naissant, elle est impuissante à les détruire ou simplement à les modifier, et que nous sommes inévitablement et forcément ce que la nature nous a faits. C’est une forme nouvelle de fatalisme, et à prendre au pied de la lettre les expressions qu’emploie Mme Stowe, à presser ses argumens à la rigueur, on serait conduit à lui demander quelle différence elle établit entre l’intelligence de l’homme et le pur instinct des animaux. S’il est impossible au chien courant de ne pas chasser, au lapin de ne pas se terrer, au cygne et à ses congénères de ne pas chercher l’eau, personne n’admettra que tel jeune homme soit inexorablement condamné à être fantasque et exigeant, et que telle jeune fille soit assurée de n’être jamais ni capricieuse ni coquette, parce qu’une puissance irresponsable autant qu’irrésistible, la nature, en a ainsi décidé. Gardons-nous d’insister et de nous mettre en frais de métaphysique à propos d’une agréable histoire d’amour; nous risquerions de prendre trop au sérieux ce qui peut n’être qu’un pur jeu d’esprit. Qu’a-t-on le droit d’exiger d’un romancier, sinon de garder dans les faits ou les sentimens qu’il retrace ce degré de vraisemblance sans lequel un récit perd tout intérêt ? Les théories et les doctrines sont faites pour les gros livres que couronnent les académies; le mieux est d’en mettre le moins possible dans ces œuvres légères destinées à délasser l’esprit, et où la prédication n’est tolérable qu’à la condition de se déguiser et de s’effacer.

Qu’importe donc que Mme Stowe n’ait rien prouvé ni pour ni contre l’éducation dans les deux parties de son livre? Que gagnerions-nous à lui démontrer avec méthode que l’enchaînement de causes et d’effets qu’elle a cru établir n’a rien de réel, et qu’elle aurait pu changer du tout au tout les incidens et le dénoûment de la seconde partie, sans que personne soupçonnât qu’elle se contredisait elle-même ? Le point essentiel était que l’auteur nous divertît ou nous émût par l’histoire qu’elle nous avait promise. « Nous allons dire adieu à nos deux petits amis, — ainsi se terminait la première partie, — et quand dix années auront passé sur leurs têtes, quand Mosès aura vingt ans et que Mara en aura dix-sept, nous reviendrons vous raconter leur histoire, parce qu’alors il y aura une histoire à raconter. » C’est cette histoire qu’on cherche vainement dans le nouveau volume que Mme Stowe vient de publier. On n’y trouve ni complications, ni aventures, ni péripéties imprévues, soit que l’auteur, distrait ou découragé par les événemens contemporains, ait vainement fait appel aux ressources de son imagination, soit que le temps lui ait manqué pour féconder son sujet, soit enfin qu’il faille se décider à regarder l’invention comme le côté faible de son talent. Mme Stowe effectivement n’a montré dans aucun des ouvrages qu’elle a publiés jusqu’ici la puissance de combiner les ressorts d’une intrigue et de faire concourir à un effet dramatique tout un groupe de personnages et toute une série d’événemens. La Case de l’Oncle Tom et Dred ne sont que deux suites de tableaux épisodiques, à peine rattachés les uns aux autres, à ce point même qu’il n’est aucun de ces tableaux qui ne puisse être retranché sans que le lecteur s’aperçoive de cette suppression. Des discussions théologiques, quatre ou cinq portraits supérieurement tracés, et la délicate analyse d’un amour de jeune fille, voilà toute la Fiancée du Ministre. Les événemens n’abondent pas davantage dans la Perle de l’île d’Orr; supprimez de la seconde partie un long et inutile épisode, l’histoire sous forme de lettres de la jeunesse du pasteur, et il ne restera qu’un bien petit nombre de scènes, dont quelques-unes n’ont même pas le mérite de la nouveauté. L’émotion que causent les apprêts de la noce de Mara Lincoln et le babil des commères qui travaillent à broder la courte-pointe traditionnelle sont autant de réminiscences de la Fiancée du Ministre.

Pour peu qu’on ait en mémoire les personnages si nombreux et si divers de la Case de l’Oncle Tom et des autres ouvrages du même auteur, on ne saurait refuser à Mme Stowe l’art des portraits et la fécondité. Mme Stowe réussit merveilleusement à dessiner une figure, à la marquer de traits distincts et à la rendre vivante. Aussi une des raisons principales qui nous portent à soupçonner quelque précipitation et quelque fatigue dans la seconde partie de la Perle de l’île d’Orr, c’est que nous n’y retrouvons guère que des contre-épreuves de figures déjà connues. Zéphaniah Pennel, ce chrétien soumis et ferme, dont la résignation est au niveau de toutes les infortunes, et qui trouve dans chaque épreuve une nouvelle consolation et un nouveau sujet de remercier Dieu, n’est-ce pas l’oncle Tom un peu débarbouillé et revêtu d’une casaque de marin? Les amoureux chez Mme Stowe sont toujours de mauvais sujets, du moins l’auteur se plaît à nous les donner pour tels; ailleurs on serait assurément moins rigoureux à leur égard. Le jeune marin de la Fiancée du Ministre n’a guère en effet d’autre tort que de n’être pas ferré sur la doctrine de la prédestination, et de ne point aimer à aller au sermon, hormis pour y conduire ou en ramener sa jolie cousine. Mosès Pennel est un peu plus pervers : il boit du punch, il jure quand la présence de ses parens ou de Mara ne le retient pas, et il déclare la Bible une lecture ennuyeuse. Si énormes que soient ces défauts, si scandalisées qu’en soient les matrones de l’île d’Orr, bien des gens penseront avec le capitaine Kittridge qu’il n’y a là rien qui autorise à désespérer de l’avenir d’un jeune homme de dix-huit ans, d’un marin qui a déjà fait ses preuves, et le retour de Mosès Pennel aux bons principes paraît tout aussi facile et tout aussi assuré que celui de James. Tous deux sont vifs, emportés, amoureux, tous deux haïssent le prêche, tout en ayant en eux l’étoffe de fort honnêtes gens; leur plus grand tort, à nos yeux, est de se trop ressembler. Quant à Mara Lincoln, cette frêle jeune fille dont l’âme use le corps, ce pur esprit dans une enveloppe fragile, qu’un nimbe de sainteté environne, et qui passe comme une apparition céleste, n’est-ce pas Eva Saint-Clair dont la vie s’est prolongée jusqu’à dix-huit ans? ou n’est-ce pas Marie Scudder dont le cousin n’est pas revenu? N’est-ce pas chez toutes trois la même beauté merveilleuse, la même piété angélique et la même faiblesse de constitution? car, hélas! Mme Stowe réserve les trésors de sa palette pour les jeunes filles poitrinaires. De quelques charmes que l’auteur pare la consomption, nous ne serions pas fâché de rencontrer dans son prochain ouvrage une héroïne bien portante, fût-elle un peu moins dévote et même un peu moins sentimentale.

On sait que les héros de la Perle de l’île d’Orr sont deux orphelins : Mara Lincoln, qui a perdu son père et sa mère le jour même de sa naissance, et Mosès Pennel, jeté par la tempête sur la côte du Maine et recueilli par les grands parens de Mara. Les deux enfans ont grandi ensemble : ils sont destinés à s’aimer, ils s’aiment en effet; mais, par une sournoiserie sur laquelle roule tout le livre, ils ne se le disent jamais. Donnez à l’un ou à l’autre un accès de franchise, et voilà le roman terminé. Le malentendu entre ces deux jeunes cœurs commence aussitôt que Mara a découvert les fâcheuses habitudes que Mosès a contractées dans la société de contrebandiers. La jeune fille fait part de sa découverte à son confident ordinaire, l’indulgent capitaine Kittridge, qui s’occupe aussitôt d’arracher Mosès à des fréquentations dangereuses, et le fait embarquer à bord d’un navire qui va en Chine. Trois années se passent, pendant lesquelles Mosès devient un homme ; mais il fait plus de progrès dans l’art de naviguer que dans l’art épistolaire : on ne reçoit de lui que des lettres courtes, froides, insignifiantes, et Mara, qui, malgré sa douceur, sa piété et son amour, est très formaliste, lui répond sur le même ton glacé.


« Mara trouva également une couple d’occasions d’écrire à Mosès ; mais une sorte de découragement, une glaciale impression d’isolement donnèrent à ses lettres un tour retenu et contraint, et quoique Mosès dût savoir qu’il n’avait au monde aucun droit d’attendre qu’il en fût autrement, il jugea à propos de se regarder comme une victime que personne n’aimait et qui était vouée à l’abandon et au malheur. Aussi, quand, débarqué à Brunswick, au commencement de l’hiver, il se rendit tout bouillant d’impatience à l’île d’Orr, et trouva Mara partie pour Boston, il ressentit cette absence comme une injure personnelle. Il aurait pu se demander pourquoi Mara l’aurait attendu, et si sa vie devait se passer à la fenêtre de la maison, à voir s’il n’arrivait pas. Il aurait dû se rappeler qu’il n’avait averti de sa venue par aucune lettre. Mais non ; Mara se souciait fort peu de lui, elle ne s’inquiétait pas de ce qu’il devenait ; elle était en train de se divertir à Boston, et probablement au milieu d’un essaim d’adorateurs, tandis qu’il essuyait toutes les tempêtes de l’Océan, elle n’avait pas songé un seul instant à ses périls. Que de choses il s’était promis de lui dire ! Il ne s’était jamais senti tant de bonté et d’affection. Il aurait confessé tous ses torts envers elle et lui en aurait demandé pardon, et elle n’était pas là !

« Mistress Pennel lui suggéra d’aller la chercher à Boston. Non, il n’en ferait rien ; il n’irait pas jeter au milieu de ses plaisirs, comme un trouble-fête, le souvenir d’un rude et laborieux matelot. Il était seul au monde, et il avait son chemin à faire : le mieux était d’aller rejoindre tout de suite les bûcherons d’Umbagog et couper le bois destiné au brick qui devait porter César et sa fortune. Quand Mara apprit, par une lettre de mistress Pennel, que Mosès était venu au logis et qu’il était parti pour Umbagog sans chercher à la voir, elle sentit au fond de son cœur une étreinte un peu plus vive d’une douleur froide et silencieuse qui était devenue une des habitudes de sa vie intime. — Il ne l’aimait pas, il était froid et égoïste, lui disait une voix intérieure, et elle répondait faiblement pour le justifier : C’est un homme, il a l’habitude de la vie ; il a tant de choses à faire et tant de choses auxquelles il doit penser ! »


On se revoit enfin, on s’embrasse, mais on ne se fait aucune confidence. L’auteur assure qu’il n’en peut être autrement, parce que Mara a dix-sept ans, et qu’à cet âge une jeune fille n’avoue jamais rien à un ami d’enfance et ne lui laisse même rien deviner. Nous donnons l’argument pour ce qu’il vaut. Même quand Mosès la trouve en tête-à-tête avec un inconnu et qu’il fait éclater son dépit, Mara, qui vient de refuser une demande en mariage des plus flatteuses, n’a point la pensée de rassurer celui qu’elle aime et de désarmer sa jalousie.


« Mara voyait fort bien que Mosès était mécontent et blessé : si elle avait eu encore quatorze ans, elle se fût jetée à son cou en lui disant : — Mosès, je ne me soucie point de cet homme, et je vous aime plus que tout au monde ! — Mais la jeune fille de dix-sept ans ne pouvait faire rien de pareil. Aussi souhaita-t-elle le bonsoir à Mosès très gentiment, et fit-elle mine de n’avoir rien remarqué.

« Mara approchait de la sainteté autant que cela est possible à l’humaine poussière ; mais c’était une sainte : on peut donc lui pardonner une petite dose d’amour de la vengeance. Elle était, quoique sans rancune, assez satisfaite que Mosès s’allât coucher mécontent, et assez satisfaite encore qu’il ne sût point ce qu’elle aurait pu lui dire, ce qu’elle était tout à fait résolue à ne lui point faire connaître pour le moment. Fallait-il lui apprendre qu’elle n’aimait personne autant que lui? Non, à moins qu’il ne l’aimât plus que tout au monde, et qu’il ne parlât le premier. Mara était ferme sur ce point. Mosès pouvait aller où bon lui semblerait, coqueter avec qui lui plairait, rentrer aussi tard qu’il voudrait : jamais un mot, jamais un regard ne lui donnerait lieu de croire que Mara en prît le moindre souci. »


Mosès donne un libre essor à cette mauvaise humeur que Mara aurait pu faire tomber d’un mot et qu’elle ne prend pas la peine de dissiper; il épanche sa bile en méchans propos sur le pasteur, sur la tante Roxy, sur tout le voisinage :


« — Au diable ! je hais tous ces gens-là. Si je pouvais faire ma volonté, si je pouvais avoir tout ce que je désire et faire tout ce que bon me semblerait, je sais bien ce que je ferais!

« — Et que voudriez-vous avoir, s’il vous plaît? demanda Mara.

« — Bon! En premier lieu la richesse!

« — En premier lieu?

« — Oui, en premier lieu, vous dis-je, car avec l’argent on achète tout le reste.

« — Bien, dit Mara. Supposons qu’il en soit réellement ainsi, et qu’achèteriez-vous tout d’abord avec votre argent?

« — Un rang dans le monde, le respect, la considération. J’aurais une belle habitation où tout serait élégant. Ce ne sont pas les idées qui me manqueraient. Donnez-moi seulement les moyens de les réaliser. Puis j’aurais une femme, cela va sans dire.

« — Et combien seriez-vous disposé à payer pour une femme? demanda Mara de l’air le plus calme.

« — Je l’aurais à cause de tout le reste. Une fille qui ne me regarderait seulement pas aujourd’hui me prendrait pour ma fortune, vous le savez bien. C’est ainsi que cela se passe dans le monde.

« — En vérité! dit Mara; pour moi, je ne m’y connais guère.

« — Oui, c’est ainsi que vous faites toutes, vous autres filles, et c’est ainsi que vous ferez quand vous vous marierez.

« — Ne vous échauffez pas ainsi; je n’en suis pas encore là! s’écria Mara. Allons, il faut que j’aille mettre la table pour le souper aussitôt que j’aurai rangé ces effets.

« Et chargeant ses bras de vêtemens, Mara monta l’escalier en chantant et remit en ordre l’armoire de Mosès, — Sa femme aura-t-elle, comme moi, ces mille petits soins pour lui? pensait-elle. Il est naturel que je les prenne; nous avons été élevés ensemble, et je l’aime comme s’il était mon frère; je n’ai jamais eu d’autre frère que lui. Je l’aime plus que tout au monde, et cette femme qu’il parle de prendre ne pourrait l’aimer davantage.

« — Elle se soucie de moi comme d’une épingle, se disait Mosès. C’est uniquement pour elle une affaire d’habitude et l’effet des idées d’ordre et d’économie qu’on lui a données. Voilà tout. Elle est femme de ménage par instinct, elle met la main sur le linge qui traîne et sur les effets à réparer comme sur un butin légitime. Elle en ferait tout autant pour son grand-père.

« Et Mosès se mit à tambouriner tristement sur l’appui de la croisée. « 


Voilà nos deux amoureux en pique réglée. Nous n’y trouverions point à redire, si cette brouille ne durait six grands mois. Est-il vraisemblable que deux jeunes gens qui s’aiment sincèrement, qui vivent sous le même toit, et à qui mille occasions s’offrent journellement de provoquer une explication, réussissent à se cacher si longtemps l’un à l’autre un secret que chacun d’eux a un si grand intérêt à pénétrer? Encore si un tort grave élevait une barrière entre eux; mais l’amour-propre seul est en jeu. Il s’agit d’une question de pure étiquette : c’est à qui ne fera pas le premier l’aveu de son amour. Y faut-il voir un trait de mœurs américaines, et par-delà l’Atlantique les amoureux conduisent-ils leurs affaires de cœur avec autant de calme, de régularité et de calcul qu’une partie d’échecs? Mara joue l’indifférence; Mosès appelle à son aide la jalousie. Il fait une cour assidue à Sally Kittridge, la plus jolie et la plus coquette des filles du pays; il la comble de nœuds de rubans, il parle de donner son nom à son navire, il accepte d’elle un anneau et une boucle de cheveux : la voix publique proclame qu’ils sont fiancés. Mara se laisse prendre à ce manège, elle croit à l’amour de Mosès pour Sally, elle en souffre horriblement, mais elle ne laisse rien paraître; elle est obstinément calme, opiniâtrement gaie; elle paraît pousser de tout cœur au mariage qui doit lui ôter toute espérance; elle ne se trahit pas un instant, et nul ne soupçonne qu’elle joue la comédie. Voilà bien de la dissimulation pour une fille loyale et franche, bien du savoir-faire pour une dévote, bien de la résignation pour une amoureuse.

Mais que font, pendant tout ce temps, les grands parens? Ces bonnes gens, dont Mara et Mosès sont l’unique affection, n’ont donc d’yeux que pour ne point voir! Ils ne se doutent de rien, ils ne cherchent à rien savoir ! Ils ne s’inquiètent point apparemment du bonheur de deux enfans si chers, et ils ne songent pas à leur établissement. Il ne vient point à la pensée de Zéphaniah Pennel de faire expliquer Mosès, et sa femme se garde bien d’interroger Mara. Quant au ménage Kittridge, il ne paraît pas prendre plus de souci des coquetteries de Sally avec Mosès. Cette abstention des parens dans la plus importante affaire de la vie est, dit-on, de règle aux États-Unis; mais elle répugne aux mœurs européennes et elle renverse toutes nos idées.

Le plus incompréhensible, ou, si l’on veut, le plus américain de tous ces personnages, est assurément Mosès. L’auteur nous le représente comme une nature violente et incapable de se maîtriser, comme un caractère impérieux et dominateur, qui s’irrite de toute résistance et brise tous les obstacles à sa volonté. Après ce portrait, on s’attend presque à ce que Mosès jettera par la fenêtre l’homme qu’il croit son rival et qu’il surprend en tête-à-tête avec Mara. Point du tout : il cause avec lui marine et voyages, et ne le traite de magot que quand il est parti. Cet homme emporté dissimule pendant six mois avec le plus parfait sang-froid et sans se trahir un instant; cet amoureux irascible supporte sans l’ombre d’une plainte la froideur et les épigrammes de la femme qu’il aime ! Il étudie incessamment ses traits, il épie toutes ses actions, et la patience ne lui échappe jamais. Il ne lui arrive pas d’éclater, de décharger son cœur et de laisser échapper au milieu des reproches et des plaintes l’aveu de cet amour qui remplit son âme. Si les caractères bouillans, si les natures impétueuses se maîtrisent à ce point aux États-Unis, à quel degré de calme glacial et d’impénétrabilité ne doivent point arriver les amoureux transis! Il faut qu’à la veille du départ de Mosès, Sally Kittridge, à qui le jeune marin fait une proposition de mariage, lui ouvre les yeux et lui fasse lire dans son propre cœur et dans celui de Mara, en accompagnant cette confidence d’une verte réprimande. Mosès reconnaît ses torts envers l’amie de son enfance, et se décide à déclarer son amour. La scène est agréable et fait excuser bien des fautes.


« Le calme du soir régnait partout quand Mosès revint à la maison. La lune, dont les rayons jouaient en faisceaux brillans sur la mer lointaine, laissait dans l’ombre un des côtés de la Maison-Brune. Mosès aperçut une lumière à travers les rideaux de la petite chambre du rez-de-chaussée, qui avait été son séjour de prédilection pendant l’été qui venait de finir. Sur le rideau blanc flottait de temps en temps une ombre mince et affairée, qui tantôt se levait et tantôt se baissait pour se relever encore, qui s’affaiblissait jusqu’à s’évanouir complètement et reparaissait de nouveau. Son cœur battit plus vite.

« Mara était dans sa chambre à lui, occupée, comme à la veille de chacun de ses départs, de mille petits soins. Que de choses elle avait faites pour lui! que de vêtemens cousus ou réparés depuis qu’il était au monde! Il avait reçu ces services comme s’ils étaient dans l’ordre naturel et nécessaire des choses, ainsi que la clarté de cette belle lune. Sa pensée se reporte au temps de son premier voyage, alors qu’il était encore un enfant pétulant, impressionnable, ignorant ce qu’il voulait et hargneux, et qu’elle était déjà ce bon ange toujours occupé de lui, de l’affectueuse douceur duquel il s’était cru le droit d’user et d’abuser. Il se souvient tout à coup de l’avoir fait pleurer quand il aurait dû lui adresser quelques mots d’amitié et de remercîment : les paroles de reconnaissance qu’il aurait dû lui faire entendre n’ont jamais été dites; à cette heure encore, elles sont demeurées sur ses lèvres. Il étouffe le bruit de ses pas et s’avance jusqu’au rideau de mousseline. Tout est clarté dans la chambre et obscurilé au dehors : il peut voir tous les mouvemens de Mara comme à travers un nimbe transparent. Elle prépare son coffre de marin; tous ses habits sont autour d’elle, pliés ou roulés artistement. Il la voit prendre un crayon, écrire sur ses genoux quelques mots dans un livre, puis envelopper avec soin ce livre dans du papier de soie, l’attacher avec dextérité et le cacher tout au fond du coffre. Elle demeure alors quelques momens à genoux devant le coffre, la tête cachée dans ses mains. Un sentiment de respect inconnu s’empare de Mosès quand un faible bruit, arrivant jusqu’à lui, lui révèle que Mara élève son âme vers ce Dieu dont il ne ressent jamais, dont il n’admet pas la présence. Il lui semble qu’il fait injure à sa jeune amie en l’observant avec cette curiosité alors qu’elle se croit seule avec Dieu. Une sorte de vague remords remplit son cœur : il lui semble que Mara est trop au-dessus de ce qu’il vaut. Il retourne sur ses pas, entre dans la maison, et, marchant à petit bruit, il met la main à la serrure de sa porte. En ouvrant, il entend un léger frémissement, comme si quelqu’un se levait avec précipitation : le voilà en face de Mara. Il avait arrêté dans son esprit ce qu’il devait lui dire; mais en la voyant debout devant lui, l’air surpris et l’œil interrogateur, ses idées se brouillent.

« — Quoi! de retour si tôt ! dit Mara.

« — Vous ne m’attendiez donc pas?

« — Non, certes : pas avant deux bonnes heures encore, répond-elle. Et, jetant les yeux autour d’elle, elle reprend : — J’ai trouvé quelques petites réparations à faire à vos effets. Si vous aviez tardé autant que je le croyais, vous auriez retrouvé tout en place, et ne vous en seriez même pas aperçu.

« Mosès s’assit et attira Mara à lui, comme s’il avait quelque chose à lui dire; puis, la parole lui manquant, il se mit à jouer, sans savoir ce qu’il faisait, avec la boîte à ouvrage de Mara.

« — Grâce pour ma boîte, je vous en prie! dit celle-ci malignement; vous savez combien je suis vieille fille, quand il s’agit de mes petites affaires.

« — Mara, dit Mosès, on vous a demandée en mariage, n’est-ce pas?

« — On m’a demandée en mariage!... J’espère bien que non. Quelle singulière question!

« — Vous savez ce que je veux dire. On vous a fait des propositions de mariage : M. Adams, par exemple...

« — Eh bien?

« — Vous ne les avez pas agréées?

« — Non.

« — Et cependant c’était un beau garçon, m’a-t-on dit, et qui avait tout ce qu’il fallait pour vous rendre heureuse.

« — Je le crois, répondit tranquillement Mara.

« — Et pourquoi avez-vous fait cette folie?

« Mara fut froissée de cette question : elle pensa que Mosès venait lui annoncer qu’il était accordé avec Sally, et qu’il la voulait préparer à cette nouvelle. Elle répondit : — Je ne sais pourquoi vous appelez cela une folie. J’avais une véritable amitié pour M. Adams; il me semblait voir en lui tout ce qu’il fallait pour rendre heureuse une femme raisonnable. Je crois encore que la femme qu’il épousera aura sujet de bénir son sort; mais je n’ai point eu envie de l’épouser.

« — Y a-t-il quelqu’un que vous lui préfériez, Mara?

« Mara tressaillit, le feu lui monta aux joues, et ses yeux étincelèrent.

« — Vous n’avez pas le droit, dit-elle, de me faire cette question, quoique vous soyez mon frère.

« — Je ne suis pas votre frère, Mara, dit Mosès en se levant et en allant à elle, et voilà pourquoi je vous fais cette question. Je crois que j’ai le droit de vous la faire.

« — Je ne vous comprends pas, répondit-elle à demi défaillante.

« — Je vais parler plus clairement alors ; il faut que ma pauvre destinée se décide. Je vous aime, Mara, mais pas comme un frère : je veux vous avoir pour femme, si vous voulez de moi.

« Comme Mosès disait ces mots, Mara sentit la tête lui tourner, et un brouillard se fit devant ses yeux; mais elle avait une volonté énergique et ferme; elle se maîtrisa, et répondit, au bout d’un instant, d’un ton calmé et triste :

« — Comment puis-je vous croire, Mosès? Si vous dites vrai, pourquoi, vous être conduit comme vous avez fait tout l’été ?

« — Parce que j’étais fou, Mara, parce que j’étais jaloux de M. Adams, parce que je comptais un peu, s’il faut tout dire, ou que vous m’aimiez, ou que vous arriveriez à attacher plus de prix à moi par jalousie d’une autre. On dit que l’amour se reconnaît toujours à la jalousie.

« — Pas le véritable amour, autant que je puis croire, dit Mara. Comment avez-vous pu agir ainsi? Vous avez été cruel pour elle, cruel pour moi !

« — J’accepte tout, absolument tout ce que vous pouvez dire. J’ai agi comme un insensé et comme un lâche, si vous voulez, Mara; mais après tout je vous aime. Je sais que je ne suis pas digne de vous, que je ne l’ai jamais été, que je ne le pourrai jamais être. Vous êtes en toute chose un cœur loyal, une noble femme, et j’ai été un misérable. »


Quand un amoureux se déclare un misérable, son pardon est tout accordé : il est si doux à une femme d’être clémente. La paix se fait incontinent; le mariage est chose arrêtée, il aura lieu au retour de Mosès, et les apprêts en commencent aussitôt. La félicité de Mara serait sans mélange, si Mosès était plus assidu aux offices. Apprenez donc ce qui gâte le bonheur d’une fiancée puritaine :


« Personne ne sentait plus vivement que Mara que le cœur et l’esprit de l’homme qu’elle chérissait ne sympathisaient pas avec elle en ce qui touchait le côté le plus vital et le plus essentiel de son existence intérieure. Pour Mara, le monde spirituel était une réalité, et Dieu un témoin dont la présence se faisait continuellement sentir. Le cours de la vie actuelle lui semblait se mêler et se confondre d’avance avec une vie future et plus heureuse, au point qu’il lui était impossible de causer avec quelque intimité sans laisser échapper sa conviction à cet égard. Pour Mosès, il n’y avait que la vie de ce monde : il n’y avait point de présence divine, et toute pensée relative à la vie future lui inspirait une répulsion impossible à contenir, comme pour quelque chose d’effrayant et contre nature. Mara sentit cette différence dans les quelques jours qui suivirent ses fiançailles plus qu’elle ne l’avait fait dans tout le reste de sa vie, car maintenant que la barrière de la mésintelligence et de la contrainte était tombée, ils causaient avec un abandon et une confiance qui rendaient leurs rapports plus véritablement intimes qu’ils ne l’avaient jamais été. Mara comprit alors que si ses sympathies pouvaient suivre Mosès dans tous ses projets et toutes ses préoccupations, il y avait dans son propre cœur tout un monde de pensées et de sentimens où Mosès ne pouvait la suivre, et elle se demandait s’il en serait toujours ainsi. Faudrait-il marcher à ses côtés en ce monde, en retenant toujours l’épanchement de ses sentimens les plus intimes et les plus sacrés, et n’avoir avec lui qu’une communion purement extérieure et nominale? Comment se pouvait-il que ce qui lui apparaissait à elle si aimable et d’une réalité si évidente, que ce qui était pour elle comme le plus pur de son sang, comme l’air même où elle vivait et se mouvait, et qui pénétrait tout son être, ne fût absolument rien pour Mosès? Se pouvait-il vraiment, comme il le disait, que Dieu n’existât pour lui qu’à l’état de croyance inerte et froide, que le monde spirituel ne lui apparût que comme une terre peuplée d’ombres et de fantômes lugubres qui le remplissaient d’appréhensions, et à laquelle on ne pouvait faire d’allusion qui ne lui fût pénible? En serait-il toujours ainsi, et en ce cas pourrait-elle être heureuse? »


Voilà qui est à merveille et tout à fait digne d’une petite personne bien élevée, un peu songeuse de sa nature, qu’on a mise en pension, qui a lu dans les livres, et que des parens pieux ont habituée de bonne heure à se préoccuper de son salut; mais n’est-ce pas un peu raffiné et un peu subtil pour un marin qu’on a embarqué pour la pêche de la morue dès l’âge de dix ans, et à qui l’on a surtout enseigné à faire son point et à calculer exactement sa longitude? Nous ferons même un aveu, dussions-nous paraître à Mme Stowe un mécréant grossièrement attaché aux choses de la terre : si Mara tenait habituellement ce langage à Mosès dans ses épanchemens intimes, nous excusons volontiers le pauvre garçon de s’en être montré plus effarouché que séduit, et il ne nous aurait pas déplu de lui entendre dire à sa jeune amie : « Ma chère Mara, redescendez quelques instans sur terre, et tâchez de m’aimer un peu comme je vous aime, rondement et le cœur sur la main. »

Mme Stowe semble du reste avoir compris qu’elle avait établi une incompatibilité morale trop grande entre ses deux héros. Dans la Fiancée du Ministre Mary Scudder convertit son cousin. Mosès avait peut-être trop de chemin à faire : Mme Stowe, qui finit par le marier à Sally Kittridge, se débarrasse de Mara, grâce à un mal trop fréquent sous l’âpre et rude climat du Maine, la consomption. Mara meurt avant l’époque fixée pour son union avec Mosès, et celui-ci arrive à peine à temps pour assister à son agonie. Ici éclate toute la différence entre les mœurs puritaines et les mœurs de l’Europe, et nous sommes tenté de crier encore à l’invraisemblance. C’est une opinion généralement accréditée de ce côté de l’Océan que les progrès de la consomption et de la phthisie sont assez lents, et au début assez imperceptibles pour que ceux qui sont atteints de ces maladies inexorables soient les derniers à avoir conscience du danger qu’ils courent. On s’applaudit d’ordinaire qu’il en soit ainsi, et chacun s’efforce d’entretenir chez un malade une illusion qui soutient son courage et ôte toute amertume à ses derniers jours. On affecte devant lui et on lui prêche l’espérance que l’on n’a plus soi-même. Il n’en va pas ainsi, paraît-il, dans la Nouvelle-Angleterre. C’est Mara qui devine la première qu’elle est vouée à une mort prochaine. Personne ne s’en doute encore autour d’elle : les deux Pennel ne savent pas lire dans les traits de leur fille, pas plus qu’ils n’ont su lire dans son cœur : seule, la tante Roxy, éclairée par l’habitude de voir et de soigner des malades, a conçu quelque inquiétude. Quand Mara est bien convaincue que sa fin est proche, quand elle a pris son parti de se soumettre à l’arrêt de Dieu, et qu’elle sent ses forces physiques la trahir, elle prie la tante Roxy d’instruire ses vieux parens de son état, afin qu’elle-même n’ait plus à s’imposer, pour leur cacher son mal, des efforts qui l’épuisent. La tante Roxy ne cherche nullement à réveiller l’espérance chez Mara; elle pleure avec elle sur sa fin prochaine, et elle se charge, comme d’une chose toute simple, de faire aux deux vieillards une révélation qui doit leur briser le cœur. Elle s’acquitte immédiatement de cette tâche :


« — Vous pouvez, dit en terminant miss Roxy, aller à Portland consulter le docteur Wilson; mais, dans mon opinion, le mal est sans remède.

«Le silence qui suivit ne fut rompu que par le bruit d’un pas léger qui descendait l’escalier. Mara entra; elle se dirigea vers mistress Pennel, lui entoura le cou de ses bras et la baisa. Se retournant alors, elle se blottit dans les bras de son vieux grand’père, comme elle avait fait souvent autrefois, aux jours de son enfance, et elle posa la main sur son épaule. Pendant quelques instans, on n’entendit d’autre bruit que celui de sanglots étouffés; mais Mara ne pleura point : elle demeura les yeux calmes, brillans et comme attachés sur une vision céleste.

« — Ce n’est point chose si triste, dit-elle enfin de sa voix douce, que je m’en aille là-bas. Vous y allez aussi, vous et grand’maman; nous y allons tous, et nous serons pour toujours avec le Seigneur. Pensez-y, pensez-y bien.

« Nombreuses furent les paroles échangées dans cette étonnante communion des âmes, et, avant que miss Roxy se retirât, le calme d’un repos plein de solennité était descendu sur eux tous. La vieille bible de la famille fut ouverte, et Zéphaniah Pennel y lut ces admirables paroles de consolation et d’encouragement qui enlèvent à la mort son aiguillon et au tombeau sa victoire : « Et j’entendis une grande voix qui venait du ciel et qui disait: « Regarde, le tabernacle de Dieu est parmi les hommes, et lui-même habitera avec eux, et ils seront son peuple, et Dieu lui-même sera parmi eux et sera leur Dieu. Et Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et il n’y aura plus de mort, ni de chagrin, ni de pleurs, car les choses d’autrefois seront passées pour toujours. »


La tante Roxy, Sally Kittridge, tous les amis de la maison sont de même, et sans plus de formalités, mis au courant de la situation de Mara, et tout ce monde, après avoir commencé par pleurer quelque peu, prend son parti de la perdre. On s’entretient devant elle et avec elle-même de sa mort comme d’une chose réglée et convenue, absolument comme on causait auparavant de son mariage avec Mosès et des apprêts de sa noce. On n’y met pas plus de façon. C’est même un sujet d’édification et de contentement pour tout le voisinage que de savoir à quel point Mara est résignée, à quel point elle est préparée à ce qu’on appelle une mort triomphante. Il va sans dire qu’on ne verse plus de larmes à la maison.


« La vue de Mara assistant assise tous les jours aux prières de la famille avec une douce tranquillité et le sourire sur les lèvres produisait l’effet d’une inspiration d’en haut. Les deux vieillards savaient qu’elle n’appartenait déjà plus à ce monde, et cependant elle était pour eux une consolation et un encouragement, comme l’ange qui autrefois leva la pierre du tombeau et s’assit dessus. Ils voyaient dans ses yeux non pas la mort, mais la victoire solennelle que le Christ donne sur la mort. »


Maintenant tout cela est-il vrai au point de vue de la réalité et au point de vue de l’art ? Nous ne le pensons pas. Il est impossible que la nature humaine soit si différente des deux côtés de l’Océan. Nous demanderons à Mme Stowe si c’est un sermon ou si c’est un roman qu’elle a entendu écrire. Si c’est un sermon, il sera forcément stérile, parce qu’il rencontrera chez le lecteur une invincible incrédulité. Personne n’admettra comme possible la facile et imperturbable résignation de Mara et de tous ceux qui l’entourent, si vous ne montrez comment, au prix de quelles luttes et par quels degrés la résignation se substitue dans une âme chrétienne à la douleur la plus naturelle et la plus légitime. Êtes-vous sûre d’ailleurs de ne pas excéder les limites de la pure littérature, et croyez-vous que le talent le plus fécond ne soit pas ici frappé d’impuissance ? Quand vous voulez faire pénétrer dans les âmes les grandes vérités chrétiennes, ne mettez pas sous nos yeux des malheurs imaginaires et des victimes d’invention. Voulez-vous nous enseigner avec autorité le détachement de toutes choses, l’immolation de toute affection, l’héroïsme de la mort, imposez silence aux conceptions de votre esprit, allez droit aux Actes des Apôtres, et surtout aux pages les plus sublimes qu’il soit donné à l’homme de lire, à l’Évangile de la passion.

Si c’est un roman que vous avez voulu écrire, pourquoi avoir délaissé la mine féconde qui s’offrait à vous pour poursuivre un filon stérile? Mara est résignée, Mara est satisfaite : que disons-nous? Mara est heureuse de mourir ! Alors que peut nous faire sa mort? Mettez vite au rang des saintes ce modèle de toutes les perfections, et parlez-nous de nos pareils, qui peuvent seuls nous intéresser. Dépeignez-nous des joies que nous puissions comprendre ou des douleurs qui nous rappellent les nôtres. Eh quoi! Mara est jeune, elle est belle, elle aime et elle se sait aimée ; elle goûte ce bonheur, le plus vif qui soit sur terre, de s’abandonner librement à un amour que l’approbation de tous a consacré, que la bénédiction paternelle et la religion vont sanctifier, et tout à coup il lui faut mourir! Quel renversement affreux des plus douces espérances, et quel cœur ne se briserait dans une pareille épreuve? Mara le dit elle-même à la tante Roxy, elle le répète à Mosès : elle a terriblement souffert; elle a longtemps combattu avant de parvenir à se résigner. Romancier oublieux des lois de votre art, c’étaient ces souffrances et ces combats qu’il fallait nous raconter, et bien effacées eussent été les couleurs de votre palette, bien froides eussent été vos paroles, si vous n’aviez pas éveillé un écho dans nos cœurs ! Qui de nous, en effet, ne cache au fond de son âme, comme une blessure toujours prête à se rouvrir, quelque doux et cruel souvenir, quelque espérance brisée, quelque image bien chère que nous appréhendons d’évoquer? Qui sait? si vous aviez retracé avec force et avec vérité cette lutte où l’âme la plus chrétienne ne peut triompher du premier coup, peut-être nous auriez-vous fait croire plus aisément à la victoire de Mara sur son cœur, et auriez-vous atteint plus sûrement le but édifiant que vous vous êtes proposé. A qui espérez-vous persuader que la lecture d’une seule page de la Bible suffise pour réconcilier Zéphaniah et Mary Pennel avec la pensée de perdre leur unique enfant, l’objet de toutes leurs affections. Avez-vous craint de nous voir méconnaître les douceurs de la prière et de nous écarter des autels du Dieu consolateur des affligés, en remplissant de larmes et de plaintes cette maison dont Mara est la joie? Tout au contraire, si vous voulez nous amener sûrement à votre avis, déchirez hardiment ces âmes chrétiennes, sondez devant nous leur blessure, faites-nous entendre leurs sanglots et même leurs murmures; qu’elles se révoltent parfois, comme le psalmiste, contre l’étendue de leur malheur: vous ne nous ferez croire à la sincérité de leur résignation que par la sincérité de leur douleur. Vous serez alors dans la vérité de la nature humaine et par conséquent dans la vérité de l’art. Oui, quelque chrétien que l’on soit, quelque assidu que l’on puisse être à retremper son courage par la prière, il est affreux de disputer à la mort un être que l’on aime avec la certitude d’être vaincu dans cette lutte, de sentir à toute heure sa raison condamner cet indomptable besoin d’espérer qui est en nous et sans lequel la lutte même nous serait impossible, de suivre pas à pas, en refoulant ses larmes et le cœur serré, les progrès d’un mal inexorable, de s’abreuver à l’avance de toutes les amertumes d’une séparation qu’on voit chaque jour plus prochaine. Oui, c’est là une torture qui déchire une à une toutes les fibres du cœur, qui use nos forces et épuise notre énergie. Et voilà pourquoi, quand tout est consommé, la lassitude nous prend et la résignation nous arrive plus facile et plus prompte que nous n’aurions osé l’espérer. Ces combats douloureux, ces rudes épreuves, inévitable lot de la triste humanité, voilà la peinture éternellement vraie, partant éternellement neuve, éternellement intéressante, qui s’offrait au pinceau de Mme Stowe, et que nous aurions voulu trouver dans son livre.

Aussi le seul personnage du roman qui nous intéresse parce que, seul, il est dans la vérité de son rôle, c’est Mosès Pennel, quand il s’irrite du calme avec lequel chacun accepte l’arrêt de Mara, quand il refuse de se résigner, qu’il repousse les consolations du pasteur et qu’il est prêt à blasphémer. Cet enfant gâté à qui tout a réussi jusqu’alors, ce caractère volontaire et impérieux doit se révolter ainsi au premier coup qui le frappe, et cette rébellion quoi qu’on en dise dans toute l’île d’Orr, n’a rien qui nous choque et qui nous effraie. C’est une religion trop sévère que celle qui fait nécessairement des pleurs et des plaintes une offense à Dieu. Nous a-t-il donc été ordonné de comprimer tous les mouvemens de notre cœur et de retenir nos larmes, même quand elles nous étouffent? Qu’importe à Dieu que la chair frémisse et crie, pourvu qu’elle se soumette? Nous ne sommes donc point scandalisés : il semble au contraire que ces premiers emportemens de Mosès délassent le lecteur, fatigué de trop de perfection, et qui est heureux de trouver un homme parmi tant de saints. C’est à merveille du reste que l’auteur rend ce besoin de solitude qui vous saisit sous le coup d’une grande douleur, et ces appréhensions naturelles à un noble cœur qui se reproche de n’avoir point suffisamment aimé l’être chéri que l’on vient de perdre.


« Mosès demeura un moment silencieux; puis, tournant le dos au ministre pans lui répondre, il se précipita hors de la maison. Il marcha à grands pas le long de la falaise, jusqu’à sa retraite favorite. Il se laissa glisser le long des rochers jusque dans la grotte, où la marée l’enferma et où il se sentit seul. C’est là qu’il avait lu la lettre de M. Sewell, qu’il avait caressé de vains rêves de richesse et de succès mondains, de tout ce qui était maintenant si vide pour lui et si misérable. Assis à cette même place et suivant machinalement de l’œil les bâtimens qui passaient, il comprit, ce jour-là, à quel point la perte d’un seul cœur anéantit pour nous le prix de toutes les richesses du monde. Sans qu’il s’en doutât, la douleur accomplissait en lui son noble office, en fondant comme dans un feu ardent les ambitions mesquines et les souhaits méprisables, en lui faisant sentir le prix inestimable de l’amour. Ce qui ne lui avait paru autrefois qu’un bien de plus entre mille autres lui semblait maintenant l’unique bien de ce monde : en apprenant la valeur sans égale de l’amour, il faisait un premier pas de la vie de la matière à la vie spirituelle.

« Les heures se succédèrent pendant qu’il demeurait ainsi au bord de l’Océan, et toute sa vie écoulée repassa devant ses yeux. Il vit mille actions, il entendit mille paroles dont la beauté et le sens n’avaient point été compris par lui. Hélas! il revit aussi mille circonstances où le mot qui aurait dû être dit n’avait pas été prononcé, où mille actes qui auraient dû être accomplis ne l’avaient pas été, et c’en était fait pour toujours! Toute sa vie, il avait été poursuivi par une vague appréhension de n’avoir pas été pour Mara ce qu’il aurait dû être; mais il avait toujours espéré de réparer ses torts dans cet avenir qui était devant lui. Hélas! cet avenir fuyait et s’évanouissait comme les nuages blancs que le vent chassait du firmament. Quelque chose à quoi il n’avait jamais pris garde le frappait de stupeur : c’était la terrible incommutabilité de nos actions et de nos paroles passées, des propos blessans autrefois tenus et que nulles larmes ne pouvaient effacer, de bonnes paroles demeurées sur ses lèvres et auxquelles aucun désespoir ne pouvait donner la réalité. Certains momens de leur vie redevenaient tout à fait présens à sa pensée. Il voyait distinctement Mara lui rendre quelque petit service et attendre timidement la parole de remercîment qu’il ne prononçait pas. Quelque démon capricieux et malfaisant l’arrêtait au passage, et le rayon qui avait illuminé cette petite figure anxieuse s’évanouissait peu à peu. Tout cela, il est vrai, avait mille et mille fois été pardonné et mis en oubli par eux ; mais ces heures si grandes et si précieuses de la douleur ont pour office de nous apprendre que rien dans l’histoire de l’âme ne meurt et ne s’oublie. Quand l’être que nous chérissons est frappé sous nos yeux et va disparaître, alors arrive pour l’amour le jour du jugement; toutes les minutes du passé revivent devant nous. »


Il nous est impossible de ne pas dire quelques mots d’une dissertation assez inattendue dans un roman. Un conteur qui fait mourir son héroïne n’a d’autre motif à donner que sa convenance et son bon plaisir. Mme Stowe se croit obligée d’invoquer des raisons beaucoup plus hautes. Dans un chapitre spécial, elle entreprend de prouver que le dénoûment de son livre est le plus heureux qu’elle pût trouver, que le comble de la félicité pour Mara, c’est de mourir prématurément et non d’épouser celui qu’elle aime, et que la résignation de la jeune fille n’est que de la sagesse et du bon sens. Quand nous souhaitons de voir grandir nos enfans, de les bien marier et de les voir prospérer, nos vœux portent à faux : il vaudrait mieux pour eux, et surtout pour nous, qu’ils mourussent à la fleur de l’âge. C’est donc avec raison que les parens et les amis de Mara se résignent à la perdre, et finissent même par s’applaudir de sa mort. L’auteur n’hésite pas à appuyer cette thèse sur un examen de la vie du Christ et de la vie de la Vierge. Nous n’oserions le suivre sur ce terrain : aussi ne prendrons-nous de son argumentation que la partie qu’il soit possible de discuter sans blesser aucune convenance.


« Nous avons voulu peindre dans cette histoire une catégorie d’existences modelées sur celle du Christ, obscures et sans prétention comme la sienne, paraissant également aboutir au chagrin et à la défaite, mais qui ont pourtant ce mérite et cette valeur, que les saints bien-aimés qui vivent de cette vie sont ceux dont la mission se rapproche le plus de la mission du Christ. Ils sont faits non pas afin d’avoir une carrière et une histoire à eux, mais afin d’être pour autrui le pain de vie.

« Dans chacune de nos demeures, il y a ou il y a eu quelqu’un de ces saints. Si nous considérons leur vie et leur mort avec les yeux de la chair incroyante, nous ne verrons que l’avortement le plus lamentable et le plus inutile. Les yeux de la foi nous montreraient au contraire que cette vie et cette mort ont été le pain de vie pour ceux qui sont demeurés ici-bas. Les plus sublimes de tous et les moins développés sont les saints innocens qui viennent dans nos demeures nous sourire du sourire des anges, qui dorment sur notre sein, qui nous gagnent par la douceur de leurs petites caresses, et qui passent comme l’agneau du sacrifice avant même d’avoir appris la langue des hommes. Non, elle n’est pas inutile, la vie silencieuse de ces agneaux du Christ; plus d’un cœur attaché à la terre s’est éveillé et a voulu les suivre, quand le pasteur les a conduits aux pâturages d’en haut. Ainsi encore la fille qui meurt avant l’âge, et dont les noces ne seront sonnées qu’au ciel; ainsi le fils qui n’a point parcouru de carrière ni rempli de devoir viril, si ce n’est parmi les anges; ainsi ces affligés pleins de patience, dont le seul lot sur terre semble avoir été de souffrir, dont la vie s’est écoulée goutte à goutte sur un fit de douleur : tous ont une existence semblable à celle du Christ. Ils n’ont pas été faits pour eux-mêmes : ils sont pour nous le pain de vie. »


Tout ceci revient à dire que la maladie, la souffrance, les infirmités, la mort prématurée, sont autant de bénédictions de Dieu. Cette glorification de la nature souffrante n’est pas nouvelle. Le moyen âge regardait les faibles d’esprit et les infirmes comme des créatures privilégiées : c’est encore aujourd’hui l’universelle croyance des peuples orientaux. Même dans notre Europe, chez certaines populations, un respect superstitieux s’attache aux crétins : leur présence est un gage de prospérité pour une maison. Faites un pas de plus : si les déshérités de ce monde sont les plus dignes d’amour, ne devrez-vous pas donner une place dans votre cœur aux êtres qui ne sont même pas capables de connaître Dieu ? Ne criez pas à l’exagération : saint François d’Assise appelait à lui et haranguait « ses frères les animaux. » Toute protestante et puritaine qu’elle soit, Mme Stowe est sur la même pente, elle est en plein mysticisme. Voilà, dira-t-on, un bien grand mot à propos d’un roman. Qu’y faire cependant? Il est du bel air assurément de crier haro sur la philosophie ; mais on a beau la bannir des livres et des programmes à la mode et proscrire jusqu’à son nom, on ne peut changer la nature des choses. Quiconque prétend toucher à ces grands problèmes de la destinée humaine et des règles qui doivent diriger la conduite de l’homme en ce monde ne peut le faire qu’avec le flambeau de la foi ou les lumières de la raison naturelle, avec le secours de la théologie ou de la philosophie. Si nous demandons au catéchisme pourquoi nous avons été créés et mis au monde, il nous répond : « Pour connaître Dieu, le servir, et mériter par là la vie éternelle. » Mais comment pouvons-nous le mieux servir Dieu? Par la prière ou par l’action? par la vie contemplative ou par l’accomplissement de nos devoirs ?

Mme Stowe, si l’on en juge par le langage qu’elle met dans la bouche de ses personnages de prédilection, penche pour la première des deux alternatives, et nous craignons qu’elle n’ait pas tout à fait raison, ou du moins qu’elle n’ait dépassé la juste mesure. Nous comprenons que, vivant au sein d’une société tout à fait tournée vers les choses d’ici-bas, âpre au gain, et tirant vanité de son entente des intérêts matériels et de son sens pratique. Mme Stowe ait éprouvé le besoin de protester contre le culte exclusif de la matière, contre cette préoccupation incessante de la richesse, et qu’en face des habiles et des heureux de ce monde elle ait pris plaisir à faire valoir les forces morales et à exalter les dons spirituels. Il est noble et il est utile de détacher l’homme de la terre, de lui rappeler qu’il a une âme et de tourner ses regards vers le ciel : parlez-lui de ses devoirs envers Dieu, mais ne condamnez pas son activité; ne réprouvez pas le fécond et salutaire exercice de ses facultés. Si vous prêchez l’abstention au lieu du détachement, si vous mettez la prière trop au-dessus du travail, si vous rabaissez trop l’activité humaine et la déclarez incompatible avec l’intelligence des choses spirituelles, prenez garde : toute fille de Luther et de Calvin que vous soyez, il vous est interdit de condamner le monachisme, qui n’est que la vie contemplative érigée en système et réglementée. Il y a d’ailleurs plus de dangers qu’on ne croit à vouloir transporter l’homme trop au-dessus de ce monde, pour lequel il a été fait, et où il a une tâche à remplir. « Qui fait l’ange, dit Pascal, fait la bête. » Comme nous ne saurions, quoi que nous fassions, anéantir notre corps, il faut que ses besoins aient leur tour, et le réveil de la chair, pour être retardé et combattu, n’en est souvent que plus irrésistible. Voilà pourquoi l’ascétisme dégénère et se corrompt si vite : on commence par offrir à Dieu ses propres privations, on ne tarde pas à lui offrir celles d’autrui.

Le livre de Mme Stowe, on le voit, soulève plusieurs questions graves. N’étant ni théologien, ni philosophe, nous nous sommes contenté de les indiquer à mesure qu’elles se sont présentées : c’est à de plus compétens qu’il appartient de les résoudre. Au point de vue littéraire, nous n’avons point caché ce qui manque à cet ouvrage, et peut-être au talent de l’auteur : la fécondité et la variété des détails, l’art de mener une intrigue et celui de préparer et d’enchaîner les événemens. Mme Stowe excelle dans l’analyse et le développement des sentimens; il est impossible d’avoir une touche plus délicate, plus fine et plus juste : plusieurs passages de cette seconde partie, la peinture des anxiétés et de la jalousie de Mara, le récit des manèges de Sally Kittridge, peuvent compter parmi les meilleures pages que l’auteur ait écrites. L’écueil de ce talent tout psychologique est la monotonie : il lui faudra varier les personnages et les situations sous peine de tomber fatalement dans les redites. Déjà, dans ce dernier ouvrage, Mme Stowe n’a pas tout à fait échappé au danger que nous signalons; elle fera bien d’aviser pour son prochain roman. Elle a délaissé avec grande raison les nègres, ses premiers cliens; qu’elle se défie désormais des jeunes filles poitrinaires et sentimentales; qu’elle ne craigne pas de nous peindre des héroïnes mieux portantes et, s’il se peut, moins parfaites qu’Éva Saint-Clair et Mara Lincoln.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez, sur la première partie de ce roman, la Revue du 1er décembre 1861.