Une Histoire de France - L’histoire de M. Ernest Lavisse

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Une Histoire de France - L’histoire de M. Ernest Lavisse
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 866-878).
UNE HISTOIRE DE FRANCE
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L'HISTOIRE DE M. ERNEST LAVISSE
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Ne craignons pas d’employer le mot banal quand c’est le mot propre. C’est un « monument, » et un monument qui fait honneur à l’école historique française, que vient d’achever M. Ernest Lavisse avec le concours d’une élite de spécialistes. Chacun a apporté à l’édifice commun une pierre qui souvent est elle-même une œuvre, — voire parfois un chef-d’œuvre, comme le magistral Tableau de la géographie de la France tracé par M. Vidal de la Blache, pour servir d’introduction à tout l’ouvrage[1]. Nous avons une Histoire de France définitive, c’est-à-dire que personne ne sera tenté de refaire avant un demi-siècle, ce qui est l’éternité pour un ouvrage de ce genre. Aucun compte rendu ne peut naturellement avoir la prétention de résumer une histoire de France en dix-huit volumes allant des origines de la Gaule jusqu’à la Révolution. Nous voudrions seulement donner un aperçu de la somme de travail que représente une pareille entreprise, de la manière dont elle a été conçue et du succès avec lequel elle a été menée à bien.

Chaque génération a sa manière de comprendre et d’écrire l’histoire. Sans tomber dans l’excès naïf de ceux qui se figurent a priori qu’ils font nécessairement mieux que leurs devanciers, il est permis de dire que, depuis un siècle, la méthode historique s’est de plus en plus attachée au souci de la précision et au respect de la vérité intégrale. Mais il ne faut pas non plus faire de l’histoire une simple branche de l’érudition, la rendre illisible sous prétexte de la rendre scientifique, confondre la préparation des matériaux avec leur mise en œuvre. Ce sont là deux phases distinctes du même travail. Ceux qui en restent à la première font une besogne utile, mais bornée : ils ne sont pas lus et c’est justice, car ils ne font pas ce qu’il faut pour l’être. Il est indispensable d’établir d’abord les faits matériels, non moins indispensable de les grouper et d’en tirer, non pas sans doute une « philosophie de l’histoire, » non pas même un enseignement civique ou patriotique qui serait à bon droit suspect d’être tendancieux, mais au moins quelques-unes de ces salutaires réflexions que l’histoire suggère à tout lecteur intelligent et qu’il serait singulier que l’historien seul n’eût pas le droit de se permettre.

Nous n’ignorons pas qu’il existe une école historique intransigeante, qui interdit à l’historien d’avoir et surtout d’exprimer des idées. « Importunes à ceux qui en ont d’autres, les idées, dit Brunetière, sont toujours suspectes à ceux qui n’en ont pas. » On peut dire de même que le style est mal vu de ceux qui se piquent d’en être dénués. Passant en revue la littérature historique au XIXe siècle, un professionnel n’hésite pas à dire qu’un chapitre de ce genre n’aura vraisemblablement plus de raison d’être dans une histoire de la littérature au XXe siècle. Le divorce entre l’histoire et la littérature sera consommé. « L’histoire ainsi traitée, avoue M. Seignobos, n’aura plus grand attrait pour le public, » mais les historiens remplaceront la satisfaction du succès par celle du devoir accompli. Il est permis de douter que de tels pronostics se vérifient. Il y aura dans un siècle, comme il y a toujours eu, des érudits, des préparateurs, des manœuvres ; il est même à souhaiter qu’il y en ait de plus en plus, parce que la complexité du travail historique va croissant, mais il y aura quand même, parce qu’ils répondent à un besoin et presque à une fonction sociale, des architectes, des constructeurs, en un mot, des historiens.

En tout cas, si la fin de ce siècle ne doit plus connaître d’historiens, voici pour ses débuts une histoire qui mérite ce nom, une histoire qu’on n’aura pas de peine à lire parce qu’on s’est donné la peine de l’écrire. Les fondemens n’en sont pas moins solides parce qu’on a bâti quelque chose dessus. L’Histoire de France de M. Lavisse est toujours au courant des derniers résultats acquis, ce qui n’est pas si simple que se le figurent les profanes, et elle est en beaucoup d’endroits un ouvrage de première main. Par exemple, pour étudier l’histoire économique du règne de Louis XIV, il a été nécessaire, vu l’ancienneté, l’insuffisance ou la rareté des travaux spéciaux, de recourir aux Archives. Ce tableau d’ensemble a été tracé en grande partie à l’aide de documens inédits, et ce n’est pas un cas isolé.

Du reste on se rend compte du mode de travail suivi rien que d’après la bibliographie. Il est facile d’aligner des bibliographies imposantes, indigestes et, pour tout dire, stériles. Ni critique ni érudition ne sont requises pour établir ce qu’on appelle une bibliographie en règle. Cela se recopie, cela se reproduit, cela se repasse de main en main. Il n’est même pas nécessaire d’avoir vu le dos de tous les ouvrages auxquels on se réfère. Il va sans dire qu’on ne trouvera rien de tel ici. M. Lavisse et ses collaborateurs ont résolument rompu avec ces procédés enfantins. Ils ont laissé de côté tout ce qui n’a d’intérêt que pour les bibliomanes. Il n’y a rien pour le trompe-l’œil. Les sources sont indiquées, mais seulement celles qui comptent. « L’histoire ne peut être bien faite, écrit Renan, qu’après que l’érudition a entassé des bibliothèques entières d’essais critiques et de mémoires ; mais quand l’histoire arrive à se dégager, elle ne doit au lecteur que l’indication de la source originale sur laquelle chaque attestation s’appuie. » Le reste est de la fantasmagorie et l’on ne peut que féliciter les auteurs de l’Histoire de M. Lavisse de s’en être abstenus.

Il en est de même de la liste des « ouvrages à consulter. » Ici encore un choix judicieux était nécessaire et a été fait, sans autre préoccupation que l’intérêt bien entendu du lecteur. Souvent un simple article perdu dans un recueil peu répandu ou dans un Bulletin de Société locale est plus utile à signaler que tout le fatras des vieux bouquins de seconde main dont rien ne tient plus debout. Dans un ouvrage d’ensemble il faut se borner à citer ce qu’il y a de meilleur dans l’excellent. Il est loyal de ne pas renvoyer à tout, mais seulement pour chaque point au bon endroit. C’est ce qu’ont voulu faire et ce qu’ont fait M. Lavisse et ses collaborateurs. Lorsqu’on est tenté à première vue de leur reprocher une omission, il suffit de réfléchir un moment pour en pénétrer le plus souvent les raisons. Par esprit critique, ils ont écarté tout ce qui n’en a pas paru suffisamment imprégné, tout ce qui n’a pas une valeur scientifique indiscutable. Il semble même que, dans les cas douteux, ils ont mieux aimé pécher par sévérité que par complaisance. Au total, le lecteur curieux ou spécialement intéressé est mis en état de contrôler, de pousser plus loin ; les autres se sentent eu confiance, sur un terrain sûr. Quiconque voudra étudier un point particulier saura d’où partir, quiconque voudra simplement savoir où l’on en est sur n’importe quel sujet sera fixé. Ce n’est pas rien que d’avoir mis entre les mains de tous un fil conducteur à travers le labyrinthe actuel des docks de l’histoire.

Mais il ne suffit pas d’aider le lecteur à apprendre, il aime aussi qu’on l’aide à comprendre. Pour tout dire, il ne lui déplaît pas qu’on se donne du mal pour lui en épargner. Même s’il tient à juger par lui-même, il ne lui est pas indifférent de savoir ce que pense de telle ou telle question, après l’avoir étudiée, un homme renseigné, réfléchi, de haute culture générale. « Ce n’est plus de l’histoire, » disent les farouches gardiens de la méthode orthodoxe. Si vous voulez, mais personne n’est trompé. L’historien ne donne pas ses jugemens et appréciations comme investis de la même certitude que les faits sur lesquels il les appuie. Il les donne comme étant de lui, sans autre autorité que celle qu’on voudra bien lui reconnaître. Quoi de plus loyal, de plus honnête, de plus scientifique même ? Les savans en font autant, dès qu’ils publient autre chose que le résultat brut de leurs expériences ou de leurs calculs. On a bien le droit, quand on a suivi avec une sagace attention le drame à cent actes divers que constitue l’histoire de l’humanité, d’avoir au moins des « impressions de théâtre. »

Ce droit, l’histoire de M. Lavisse en use sobrement, mais elle en use, et il serait dommage qu’elle se le fût refusé. Elle contient grâce à cela des pages qui dès maintenant sont classiques ou destinées à le devenir. Tout le jugement d’ensemble sur le règne de Louis XIV est guetté par les anthologies. Il faut plaindre ceux qui ne voient dans de tels passages que de la « littérature. »

L’histoire ne doit pas être un vain amusement d’amateurs, soit, mais encore moins une vaste entreprise d’ennui mutuel entre pédagogues. Quand un trait grave une idée, il n’y a pas à bouder contre ce trait. La vieille phraséologie historique est haïssable : les formules pompeuses, vagues, conventionnelles, ne sauraient trop être proscrites. Nul ne regrettera que Jacques Bonhomme ne lève plus l’étendard de la révolte, que Clodion ne monte plus sur le trône de ses pères, que le Parlement ne brandisse plus le glaive de la loi, qu’Anne d’Autriche ne confie plus à Mazarin les rênes de l’Etat, que Condé ne moissonne plus de lauriers sur le champ de bataille de Rocroi. Mais il y a bien d’autres façons d’être plat et banal, et il n’y en a qu’une en somme de ne pas l’être, c’est d’avoir du talent, non pas le talent de broder, mais celui de coudre après avoir taillé.

On peut se permettre de faire même des portraits quand on les burine comme celui-ci, de Louis XIV vieillissant :

Sous le regard de tous, il garde son même visage tranquille. Il est toujours plus « poli, » plus « avenant » que personne : il a toujours ce « charme de la parole et de la voix » qui était une séduction si grande. Pourtant, il commence à beaucoup changer. Dans l’intimité, il est souvent triste et de mauvaise humeur. Sur son visage, plus grave et même morose, l’expérience de la vie, une expérience si riche, a creusé le sillon du dédain. Et déjà plus d’un avertissement le fait souvenir de sa mortalité. Ses dents sont tombées, sa mâchoire est cariée ? ses lèvres rentrent, ses joues pendent. Il souffre de coliques et de ballonnemens. Bientôt viendra la grande crise de la « fistule. » Tout le corps s’est alourdi. Mais, la grâce évanouie, demeure la majesté, pour durer jusqu’au bout, et grandir et devenir superbe dans les tristesses et la ruine, qui approchent. (Tome VII, vol. 2, page 412.)

Les « méthodistes » condamneraient ce « couplet » : « les « portraits » de personnages, dit M. Seignobos, regardés jadis comme une des formes de l’art historique, ne peuvent plus guère prétendre à une place dans l’histoire scientifique. » En ce cas, Dieu nous garde de l’histoire scientifique et des professeurs de méthode historique.

Et que dire aussi de la conclusion d’ensemble sur le règne du grand Roi, pleine d’une noble et pénétrante mélancolie ?

A la raison qui découvre « le fond destructif » de ce règne, l’imagination résiste, séduite par « l’écorce brillante. » Elle se plaît au souvenir de cet homme, qui ne fut point un méchant homme, qui eut des qualités, même des vertus, de la beauté, de la grâce, et le don de si bien dire ; qui, au moment où brilla la France, la représenta brillamment, et refusa d’en confesser « l’accablement » lorsqu’elle fut accablée ; qui soutint son grand rôle, depuis le lever de rideau splendide jusqu’aux sombres scènes du dernier acte, dans un décor de féerie, ces palais bâtis en des lieux inconnus et sur terres ingrates, ces fontaines qui jaillissent d’un sol sans eau, ces arbres apportés de Fontainebleau ou de Compiègne, ce cortège d’hommes et de femmes déracinés aussi, transplantés là pour figurer le chœur d’une tragédie si lointaine à nos yeux, déshabitués de ces spectacles et de ces mœurs, qu’elle prend quelque chose du charme et de la grandeur d’une antiquité. (Tome VIII, vol. 1, page 480.)

De telles pages, s’élevant sans effort à cette hauteur de vues et de langage, sont rares et doivent l’être ; il serait malheureux qu’il n’y en eût pas. La fin du dernier volume où se trouvent rappelés, en un vigoureux raccourci, les vices de l’ancien régime et les raisons qui faisaient prévoir une révolution, est du même ordre, c’est-à-dire de tout premier ordre. C’est de l’histoire pensée, condensée dans un effort de synthèse que seuls les grands historiens peuvent se permettre, mais à quoi aussi on les reconnaît. « Pour qu’un homme soit sacré grand historien, écrivait naguère M. Seignobos, il lui faut réunir la sympathie du public et l’estime des gens du métier. Ces deux conditions se rencontraient encore il y a un demi-siècle, quand le métier n’était pas organisé ; elles deviennent de plus en plus incompatibles. Le moment semble venu où il faudra choisir. » M. Lavisse n’a pas choisi, et on ne saurait trop l’en féliciter. « Pour un jour de synthèse, disait Fustel de Coulanges, il faut des années d’analyse. » Évidemment, mais c’est ce jour qui compte, qui donne la fleur et le fruit.

Il y a bien un reproche qu’on pourrait faire à la nouvelle Histoire de France, un reproche qui serait à la fois juste et immérité. C’est d’être une œuvre collective. On a rarement vu, dit La Bruyère, « un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’œuvre de plusieurs. » Mais il ne s’agit pas ici d’un ouvrage d’imagination. Une Histoire de France digne de ce nom ne peut plus être l’œuvre d’un seul homme. Une vie entière, si longue et si laborieuse qu’on la suppose, serait à présent trop courte pour parcourir une aussi vaste carrière. Il faut la candeur de Nozière et de son camarade Fontanet, deux érudits qui usent leurs fonds de culottes sur les bancs d’une septième, pour entreprendre d’écrire une histoire de France « avec tous les détails, » en cinquante volumes. Les deux héros de M. Anatole France s’arrêtent à Teutobochus, qui leur barre la voie. M. Lavisse sait qu’il y a en histoire beaucoup de Teutobochus et qu’il faut être beaucoup de monde pour en triompher. C’est pourquoi il ne s’est pas embarqué seul. Il n’a pas voulu refaire un honnête et estimable Henri Martin. Ce qui paraissait encore possible, quoique téméraire, à l’époque de Louis-Philippe, n’est même plus un rêve qu’on puisse faire aujourd’hui. D’ailleurs, une histoire dont les derniers volumes paraîtraient un demi-siècle après les premiers manquerait encore plus d’unité, fût-elle d’un seul auteur, qu’une histoire collective écrite en une douzaine d’années.

Il faut bien des conditions pour réaliser l’unité dans une œuvre intellectuelle. Il faut l’unité de méthode, l’unité de ton, l’unité d’inspiration. Il n’est pas aisé de donner ce triple caractère à une œuvre collective, mais ce n’est tout de même pas impossible si elle est dirigée par un « chef : » M. Lavisse est un chef. Ce n’est pas une sinécure que de subordonner le travail de chacun à un plan d’ensemble soigneusement médité, de veiller au respect des proportions, au raccordement des fragmens, d’obtenir en un mot qu’il y ait association et non juxtaposition d’efforts. Pour y réussir, il faut une activité sans cesse en éveil, une autorité morale qui rende facile l’abdication des amours-propres, un regard dominateur capable d’embrasser l’ensemble du développement sans en perdre de vue le moindre détail, enfin un tour d’esprit dont l’empreinte soit assez forte pour marquer tout l’ouvrage. Ceux qui connaissent la flamme communicative qui se dégage de la puissante personnalité de M. Lavisse ne seront pas étonnés d’apprendre qu’il a su donner une physionomie propre, la sienne, à une œuvre collective. Ce n’est pas une formule vaine de dire qu’il a été « à la tête » de l’Histoire qui porte, — et qui portera loin, — son nom. Il a eu le secret de choisir des collaborateurs qui sont eux-mêmes des maîtres, de les plier à une discipline commune, de les amener à tracer dans le même sens leur sillon.

Malgré tout, on ne nous croirait pas si nous disions que M. Lavisse est parvenu à éviter complètement les dissonances ou les doubles emplois. Il s’en trouve même dans les ouvrages coulés d’un seul jet. Ces menus accidens se produisent de préférence dans les époques dont les subdivisions ont été réparties entre plusieurs mains : entre chapitres voisins il y a des incidens de frontière. Par exemple, les conséquences de la Révocation de l’Edit de Nantes reviennent à plusieurs endroits et sans qu’il y ait accord parfait. Ainsi M. Lavisse écrit : « Plus de 200 000 Français s’exilèrent » (tome VII, vol. 2. page 80). Plus loin, parlant du même événement, M. Rébelliau nous dit : « De 1680 à 1720 le nombre des Français qui s’en vont peut être évalué à près d’un million » (tome VIII, vol. I, page 343). Ce n’est pas positivement contradictoire, car les chiffres de M. Rébelliau s’appliquent à une période plus longue que celle à laquelle a sans doute songé M. Lavisse ; mais, à première vue, ce n’est pas concordant. Rien n’est du reste établi sur ce point. M. Lavisse, dans une conférence faite tout récemment à l’Ecole normale primaire d’Auteuil, donne une troisième évaluation : « 250 000 protestans aimèrent mieux s’en aller dans les pays étrangers que de se faire catholiques. » D’autre part, des recherches minutieuses ont abouti à 184 000 réfugiés, rien que pour la Normandie, entre 1685 et 1700, ce qui se rapproche davantage de l’hypothèse de M. Rébelliau. Ce n’est pas le lieu de traiter cette question : nous avons seulement voulu montrer que le lecteur de l’Histoire de M. Lavisse risque parfois d’être embarrassé entre des assertions divergentes. Il y a aussi quelques doubles emplois, mais ils ont moins d’inconvénient. On se consolera de trouver deux fois les mêmes détails sur la querelle de Louis XIV et du pape Innocent XI ou sur l’établissement de la dynastie capétienne. Il semble enfin qu’une règle uniforme n’ait pas été adoptée pour la transcription des noms de lieux anciens en leurs équivalens modernes. Voici, par exemple, à propos des translations de reliques à l’époque des invasions normandes, un « Messac en Poitou » qui s’appelle en réalité : Messais. Or il se trouve en France des Messac. Et comment reconnaître au premier abord dans « Saint-Porcien en Auvergne » la petite ville de Saint-Pourçain (Allier) ?

Nous nous reprocherions d’insister sur ces légères imperfections, dont le public ne s’apercevra guère, car un ouvrage de ce genre n’est pas de ceux qu’on lit généralement d’un trait. Voyons plutôt ce que M. Lavisse a voulu mettre dans son histoire, ce qu’il y a mis, en quoi elle est originale, en quoi cette nouvelle histoire est une histoire nouvelle.

« La meilleure partie de nos annales, la plus grave, la plus instructive, disait Augustin Thierry en 1820, reste à écrire : il nous manque l’histoire du peuple. » Nous n’en sommes plus là. Le peuple n’est plus à découvrir. Ce qui est difficile aujourd’hui c’est de faire à chacun sa part, au peuple comme aux grands. Le peuple n’est pas une divinité, ni un mythe. Sous prétexte de l’introduire dans l’histoire, il arrive trop souvent qu’on se livre à des généralisations hâtives et déclamatoires. D’autres, avec des traits empruntés à des régions diverses, voire à des époques sensiblement différentes, tracent des tableaux hypothétiques du peuple d’autrefois à l’usage du peuple d’à présent, où s’étale autant de fantaisie que dans les portraits illustrés de chaque roi qui figuraient naguère en tête de chaque règne, depuis Pharamond. C’est ce qu’on appelle écrire avec « l’imagination du cœur, » comme disait Taine de Michelet. Ce n’est pas ainsi qu’est conçue l’Histoire de M. Lavisse. Les gouvernemens et les gouvernés ne sont pas sacrifiés les uns aux autres, ni les provinces à la capitale. Et tout est décrit par des traits vivans. On ne trouvera pas un tableau de « la province » à telle ou telle époque. C’est par des détails soigneusement datés et localisés qu’on représente les choses. Ce qui se passe en Normandie n’est pas jeté dans la hotte pêle-mêle avec ce qui se passe en Bourgogne. La misère, la famine, la dépopulation, la guerre, la peste, ce sont des abstractions. Il y a la misère, la famine, la guerre, la peste en telle année, en tel endroit. Voilà ce qu’il faut dire et montrer.

Sans doute, à travers tout le royaume circule une vie commune, surtout lorsque la centralisation monarchique aura fait son œuvre. Mais il ne faut pas exagérer. Au moment même où l’on a l’habitude de nous la représenter comme achevée et déjà excessive, la centralisation était encore bien superficielle. Ce qu’on prend pour l’unité nationale, c’est surtout l’égalité dans la sujétion, et cette égalité elle-même comporte bien des nuances et des exceptions. La royauté n’a pas eu autant d’esprit de suite qu’on lui en prête. Ce qu’on appelle l’Ancien Régime, c’est un édifice disparate comme ces palais auxquels le caprice de chaque despote ajoute une aile ou un pavillon. Même à la veille de la Révolution, le royaume n’était, suivant le mot de Mirabeau, qu’une « agrégation inconstituée de peuples désunis. » Le chaos et l’anarchie régnaient dans la législation, dans l’organisation judiciaire, dans les finances. Personne n’arrivait à s’y reconnaître, ni les bureaux, ni les parlemens, ni les ministres, ni le Roi. « Au moment de la convocation des États Généraux, ce fait prodigieux se révéla, par des avis officiellement demandés aux « personnes intelligentes » sur ce qu’il y avait à faire, et par des arrêts consécutifs et contradictoires sur les circonscriptions électorales, que le Roi de France ne savait pas bien l’histoire ni la géographie de la France. » Pour analyser l’état matériel et moral d’une pareille société, il est clair qu’il faut procéder par espèces. C’est ce qu’explique admirablement M. Lavisse dans un passage qu’on nous saura gré de citer parce qu’il a toute la portée d’une déclaration sur la méthode générale suivie par lui et par ses collaborateurs.

Si l’on veut se représenter l’état des esprits dans les dernières années de l’Ancien Régime, il faut, entre autres choses, avant toutes autres choses même, considérer telle ou telle personne dans les réalités de la vie : le justiciable, qui cherche sa loi et son juge, et qui a tant de peine à les trouver ; le marchand, qui se heurte aux chicanes des douanes et qui gémit, disait Calonne, « sous les chaînes » qui l’entravent ; le contribuable accablé de taxes directes ou indirectes, se débattant contre les règlemens souvent incompréhensibles et contre les exactions de tant d’agens souvent prévaricateurs, contre les gabelous, contre les recors des aides, qui ont le droit de fouiller la maison, ou ceux de la taille, qui prennent garnison chez lui, et enfin, s’il est sujet d’un seigneur, comme c’est le cas du plus grand nombre des paysans, contre les percepteurs de droits et de redevances, contre le meunier du moulin banal, et le préposé au four banal. Il faut penser que le pain, le sel et le vin étaient des objets dont l’usage était dangereux. (Tome IX, vol. 1, p. 412.)

Nous pensons avoir donné une idée du but poursuivi et du résultat obtenu. Ce qui frappera le lecteur non prévenu, c’est une impression de brièveté. En dépit de ses dix-huit volumes, cette Histoire de France paraît succincte, et elle l’est. C’est qu’il y a trop à dire et que les auteurs se sont refusé la facile satisfaction de développer ce qu’on trouve partout. La politique extérieure, les guerres, ont été ramenées à l’essentiel. En bien des cas, la proportion habituelle des développemens paraîtra renversée. Il est admis aujourd’hui que le rôle de l’historien est de « mettre en relief les faits essentiels, ceux qui ont une portée générale et des conséquences lointaines, ceux qui ont eu sur la suite de l’histoire une répercussion certaine. » C’est ainsi que s’expriment les « instructions » relatives à l’enseignement de l’histoire d’après les derniers programmes, rédigées sous l’inspiration de M. Lavisse, sinon de sa main. Sans doute la grande Histoire de France n’est pas un manuel, et elle vise un public plus étendu que celui des écoles, mais elle n’en est pas moins toute pénétrée de cet esprit.

L’ « histoire batailles » est réduite à la portion « congrue, » à prendre le mot dans son acception propre. Elle n’est pas sacrifiée, mais on ne l’accusera certes pas d’empiéter sur le reste. De même certains personnages, certains épisodes popularisés par la littérature, et qui par tradition occupaient jusqu’ici dans l’histoire générale une place que leur rôle ou leur importance historique ne semblent pas toujours justifier, sont ramenés à leurs dimensions véritables ou rappelés au sentiment de la modestie. Ainsi la Fronde occupe moins de pages que le jansénisme, et tout de même, cela ne paraît pas beaucoup ; le cardinal de Retz redescend au second plan comme s’il n’avait pas écrit ses Mémoires, encore que les avoir écrits ne soit pas le fait du premier venu.

L’objet que se proposent M. Lavisse et ses collaborateurs est de descendre de leur piédestal les réputations usurpées ou surfaites qu’on finit par accepter sans les discuter, et surtout parce qu’on ne les discute pas. Ce qui les préoccupe le plus, c’est de faire saisir les changemens qui s’opèrent sans cesse et parfois sans bruit, sans que les contemporains s’en doutent et sans que la postérité en aperçoive après coup la marche, dans la société, le gouvernement, les mœurs, les conceptions religieuses. Assurément, bien des histoires antérieures ont eu aussi cette ambition et ont cherché plus ou moins à la réaliser, mais ce n’était pas chez elles l’idée directrice et maîtresse. Les chapitres quelles consacrent aux institutions, au mouvement des esprits, à l’évolution sociale et économique, donnent parfois l’impression d’un « placage. » Ils ne font pas corps avec le fond du récit. Ils n’en sont pas l’âme. Ils restent comme en marge de l’histoire des guerres et des traités, considérée toujours comme la base immuable de l’histoire, tout au moins de l’histoire générale. On y sent une concession à l’esprit nouveau plutôt que le souffle même de l’esprit nouveau.

Dans l’Histoire de M. Lavisse se marque un effort conscient et résolu pour faire quelque chose de plus qu’une retouche et une mise au point. Il ne s’agit plus ici d’adapter la conception traditionnelle de l’histoire à des exigences supplémentaires, d’atténuer en une certaine mesure la prépondérance attribuée jusqu’ici à l’histoire militaire et diplomatique, afin de ménager une place aux questions autrefois négligées. On ne s’est pas contenté d’élargir l’horizon, on a voulu changer de point de vue, ce qui a donné de nouveaux effets de perspective. C’est ce qui explique la part restreinte laissée aux époques dont la nôtre n’a rien hérité ou n’a hérité que peu de chose. Un seul volume est accordé aux deux premières dynasties, sous ce titre : le Christianisme, les Barbares, Mérovingiens et Carolingiens, alors que Louis XIV en a trois et Louis XVI un pour lui tout seul, encore que son règne s’arrête au seuil de la Révolution. Le cartésianisme tient plus de place que le règne de Clovis. Cette répartition des matières et des volumes ne répond pas aux règles classiques de la représentation proportionnelle : elle est inspirée par le dessein de ne pas mettre sur le même rang les événemens qui n’ont rien produit de durable et ceux dont les suites influent encore sur le monde moderne. On n’est pas forcé d’accepter ce critérium, mais il est difficile, si on l’adopte, de suivre un plan très différent de celui qu’a choisi M. Lavisse.

Ce plan n’est pas chronologique et ne pouvait pas l’être. La chronologie a l’ossature rebelle, elle se prête mal aux tableaux d’ensemble. Elle n’entre pas dans les cadres, elle coupe le fil des idées. M. Lavisse a été fatalement amené à préférer un plan logique. Il procède par questions plutôt que par périodes. Au lieu de tailler par tranches la suite des événemens, il découpe en tranches l’évolution politique, sociale et nationale. C’est plus suggestif et plus magistral, mais c’est moins commode et moins objectif. C’est moins commode, car il y a des faits qu’on ne sait trop où ranger, et il y en a d’autres qui se représentent sous différentes rubriques parce qu’on a à les envisager sous différentes faces. La Révocation de l’Édit de Nantes, pour reprendre l’exemple déjà cité, trouvera sa place naturelle dans les affaires religieuses, mais il faudra bien aussi la signaler comme une des causes de la dépopulation, de la crise économique, et de la formation de la Ligue d’Augsbourg. Il en résulte des répétitions, parfois des oublis et une impression de flottement. En outre, l’ordre logique comporte une dose d’arbitraire que l’ordre chronologique ne permet pas. La logique de Bossuet n’est pas celle de Michelet, tandis que la chronologie s’impose à tous deux.

Nous n’avons rien dissimulé des difficultés que M. Lavisse avait à vaincre, de par son sujet et de par la manière dont il entendait le renouveler. Il n’a pas joué la difficulté, mais il ne l’a pas fuie. Pour en triompher, il lui a fallu une rare sûreté de main. Il y a un danger à s’écarter du chemin battu, c’est le danger de s’en écarter trop. L’esprit nouveau n’est pas naturellement l’esprit de mesure, les réformateurs abondent volontiers dans leur sens et il ne manque pas d’exemples d’exagération dans les productions de l’école historique contemporaine. La peur de la littérature, la phobie de l’anecdote classique, le dédain du détail pittoresque, ont donné à certaines œuvres même destinées au grand public un aspect décourageant qui les a empêchées d’arriver à leur adresse. L’Histoire de France de M. Lavisse s’est gardée de cet excès. Elle est une tentative des plus neuves et en même temps des plus heureuses pour concilier la rigueur de la méthode historique avec le souci de la forme, pour faire aux questions économiques et sociales la part qu’elles méritent sans jeter le reste par-dessus bord, pour montrer l’enchaînement des faits et des causes sans tomber dans le travers de ceux qui tentent d’expliquer les causes sans raconter les faits. Il n’y a plus qu’à souhaiter, et c’est le vœu que chacun exprimera en fermant le dernier volume, qu’elle soit continuée jusqu’à nos jours, car rien ne serait plus précieux que d’avoir une Histoire de la Révolution et du XIXe siècle conçue dans le même esprit, offrant les mêmes garanties de savoir, de conscience professionnelle, de haute impartialité, d’indépendance à l’égard des idées toutes faites, écrite enfin de ce style dépouillé de toute rhétorique, dont la simplicité raffinée est chez M. Lavisse la forme suprême de l’art.


A. ALBERT-PETIT.
  1. Histoire de la France depuis les origines jusqu’à la Révolution, publiée avec la collaboration de MM. Bayet, Bloch, Carré, Coville, Kleinclausz, Langlois, Lemonnier, Luchaire, Mariéjol, Petit-Dutaillis, Pfister, Rébelliau, Sagnac, de Saint-Léger, Vidal de la Blache (18 volumes, Hachette).