Une Histoire de la Révolution française

La bibliothèque libre.
UNE HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE

M. Aulard a écrit ce qu’on appellerait, si l’on parlait encore la langue du XVIIIe siècle, une histoire philosophique de la Révolution française[1]. Il a fait l’histoire des idées essentielles, des idées maîtresses qui ont présidé à la Révolution, et de leurs destinées diverses à travers la période qui s’étend de 1788 à 1804. Il a fait l’histoire, non pas tant de la Révolution, que de l’idée démocratique au travers de la Révolution. Il a tracé la courbe, le graphique de l’idée démocratique de 1788 à 1804, avec ses saillies, ses défaillances, ses élans et ses régressions, et indiqué les causes successives de ces successifs accidens.

Et ce serait, comme M. Aulard manifeste la crainte que ce ne le soit en effet, l’histoire d’une abstraction, si M. Aulard n’était pas un des trois ou quatre hommes qui connaissent le plus intimement les faits de l’histoire révolutionnaire, et si l’abstraction dont il s’agit ne se pouvait enlever et abstraire elle-même, au gré du lecteur, de telle sorte que, si l’on fait cette manière d’ablation, il reste, très solide et même massive, une histoire des opinions et de l’esprit public de 1789 à 1804, et une histoire des hommes qui ont eu une opinion et qui l’ont exprimée dans cette période de notre histoire.

Cette histoire de l’idée démocratique a un premier avantage qui peut-être est précieux ; c’est qu’elle ruine radicalement la fameuse théorie du « bloc. » Si l’on demande à M. Aulard ce que c’est que la Révolution, il répondra, avec un très grand bon sens, selon moi, qu’il n’en sait rien du tout. La Révolution est une époque ; ce n’est pas une personne indivisible. Si on la considérait ainsi, on trouverait en elle « une espèce de puissance incohérente, capricieuse, violente et sanguinaire, » tantôt plus oppressive et liberticide que le plus affreux tyran de tragédie, tantôt plus sage, plus généreuse et plus magnanime que les sept sages de la Grèce ; et donc, la tenir pour indivisible, c’est précisément tenir à ce qu’elle soit absurde. — Mais, à travers cette époque, il y a à remarquer l’évolution d’une idée, de l’idée démocratique, et c’est cela qu’il faut isoler d’abord pour le bien entendre ; considérer ensuite au milieu des faits discordans qui l’entourent, pour voir comment il en est qui le favorisent, d’autres qui lui nuisent, et comment il s’en tire ; isoler de nouveau enfin, pour voir comment, en définitive, il s’en est tiré et quelle figure il fait après ces épreuves.

Et voilà un grand avantage de cette méthode, qui est immédiatement balancé par un assez grand inconvénient. Quand on fait l’histoire de la Révolution française, il est assez naturel de s’arrêter soit au 9 novembre 1799, soit au 18 mai 1804 ; mais, quand on fait l’histoire de l’idée démocratique, il n’y a absolument aucune raison de s’arrêter ni en 1799, ni en 1804, ni même en 1901 ; — ou, du moins, à s’arrêter à cette dernière date, il n’y aurait qu’un prétexte. Il est si évident que l’idée démocratique n’avait nullement achevé son évolution en 1804, qu’on s’étonne que l’historien nous quitte là plutôt qu’ailleurs ; et, à vrai dire, son sujet, ainsi conçu, n’a plus de bornes, que celles, et encore si l’on veut, où exposer devient prévoir. Et par conséquent le livre de M. Aulard n’est qu’un « fragment de l’histoire de l’idée démocratique en France. » Cela ne laisse pas d’être sensible et désagréable quand on finit de le lire.

A la vérité, le fragment est d’importance. Prenons-le pour ce qu’il est.


Rien n’est plus net, — comme aussi il n’y a rien de plus net que l’esprit de M. Aulard ; et c’est pour cela qu’on se rencontre de plain-pied avec lui sur les idées synthétiques des événemens, alors même qu’on est très éloigné de lui comme tendances ; — rien n’est plus net que le résidu que nous donne M. Aulard des idées, tout compte fait, directrices et des principes, tout compte fait, essentiels de la Révolution française. La Révolution, à la réduire aux idées et sentimens qui ont eu, pendant son cours, le plus d’influence sur ses partisans, a été anti-aristocratique, anti-monarchique, anti-religieuse, anti-ploutocratique. Réduisons encore. Cela revient à dire que ses deux « principes » ont été « l’égalité » et la « souveraineté du peuple, » et, comme dit Aristote, il n’y en a pas un de plus. Et tout le reste est venu de là, et rien d’important dans toute l’histoire de la Révolution jusqu’à nos jours ne se rattache à autre chose.

Avant d’aller plus loin, remarquez les lacunes apparentes et intentionnelles. Il n’est question dans ce résumé ni de « liberté, » ni de « sûreté, » ni de « propriété, » quoique ces choses soient inscrites, à titre de droits, soit dans la Déclaration de 1789, soit dans celle de 1793. C’est qu’en effet ces choses n’ont quasi aucune importance pour les révolutionnaires français, je dirai même pour les Français ; et n’en ont vraiment aucune, relativement aux deux principes seuls gardés par M. Aulard comme vraiment constitutionnels : égalité, souveraineté du peuple. En d’autres termes, mis au choix, les Français sacrifieront-ils liberté, sûreté, propriété, à l’égalité et à la souveraineté du peuple ? Il faut répondre : oui, tant qu’ils seront pénétrés de l’esprit général de la Révolution française ; et donc il n’y a qu’égalité et souveraineté du peuple qui soient principes constitutionnels de la France nouvelle. De ces deux idées toutes les autres ont dérivé, avec le temps, plus ou moins combattues, plus ou moins entravées, suivant, cependant, leur cours et développant, successivement ou simultanément, toutes leurs conséquences.

L’égalité a été d’abord pour les Français imbus de l’esprit nouveau, l’égalité des droits, l’égalité devant la loi et devant la justice, l’égale possibilité d’accès à tous les emplois et à toutes les fonctions. C’est l’esprit général de 1789. Mais, l’égalité des droits n’étant guère plus qu’une plaisanterie un peu amère quand l’égalité de conditions n’existe pas, l’idée de l’égalité des conditions n’a pas tardé à pénétrer dans les esprits, comme une conséquence du « principe, » et aussi comme une condition de l’application réelle de l’égalité des droits elle-même. Etant incontestable qu’un homme riche et qu’un homme pauvre ne sont nullement égaux ni devant la loi, ni devant la justice, ni pour ce qui est de l’accès aux places et fonctions, il parut logique que fût établie d’abord l’égalité des conditions pour assurer l’égalité des droits. et, d’autre part, pour elle-même, l’égalité des conditions parut non seulement désirable, mais nécessaire, sitôt qu’on s’aperçut, précisément pour avoir obtenu l’égalité civile, que peu de chose était changé et que la plus blessante des inégalités est certainement celle qui consiste en ce que l’un possède beaucoup et l’autre infiniment peu.

— Mais c’était la propriété qui s’en allait et l’héritage ! — Précisément ; et voilà que commence cette antinomie entre les deux principes essentiels de la Révolution : égalité », souveraineté du peuple et tous les autres pseudo-principes que les révolutionnaires avaient d’abord acceptés pêle-mêle. Le duel, pour se borner à celui-ci pour le moment, entre l’égalité et la propriété, a été permanent pendant la Révolution, comme depuis.

Remarquez que les anti-propriétaires de ce temps-là pouvaient se réclamer de la Déclaration elle-même. Elle disait : « Les droits sacrés et inaliénables de l’homme sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété. » Cela peut vouloir dire : « Les propriétés sont inattaquables. » Mais cela peut vouloir dire, et en bon français c’est le vrai sens : « Tous les hommes ont droit à la propriété, comme à la liberté, à l’égalité et à la sûreté. » Si la liberté est un droit de l’homme, tous les hommes doivent être libres ; si l’égalité est un droit de l’homme, tous les hommes doivent être égaux ; si la propriété est un droit de l’homme, tous les hommes doivent être propriétaires.

Et remarquez bien que je ne joue point. Le socialisme du temps de la Révolution a précisément entendu les choses ainsi. Partout où le socialisme a paru au cours de la Révolution, jusqu’à Babeuf exclusivement, c’est sous forme, non de collectivisme, mais de partagisme ; et c’est-à-dire que les révolutionnaires socialistes interprétaient l’article 2 de la Déclaration de 1789 et l’article 2 de la Déclaration de 1793 comme je faisais tout à l’heure : tout homme a droit à être propriétaire de quelque chose ; donc il faut partager les biens.

A la vérité, l’interprétation différente était donnée par les Déclarations, qui, celle de 1789 par son article 17, celle de 1793, par son article 19, affirmaient que nul ne saurait être prive ; de sa propriété, ni de la moindre fraction de sa propriété. C’était donc bien le droit du propriétaire existant sur sa propriété existante, et non le droit de tout homme à être propriétaire, que les Déclarations avaient entendu dire ; et l’article 2 devenait un peu comique, affirmant ainsi que liberté, égalité et sûreté étaient droits de tous et propriété droit de quelques-uns, et qu’on avait droit à la liberté, à l’égalité et à la sûreté en tant qu’homme, mais qu’on n’avait droit à la propriété que si l’on était propriétaire.

C’est pourtant ainsi que l’entendaient les chefs de la Révolution, quand ils décrétaient la peine de mort contre quiconque proposerait la loi agraire. C’est ainsi que l’entendait Robespierre, même en ses momens de demi-socialisme, quand il déclarait que « l’égalité des biens est une chimère » et que « la propriété est le droit qu’à chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. » Il dit : « de jouir et de disposer, » ce qui suppose une propriété déjà acquise. C’est la proclamation du droit du propriétaire, ce n’est pas la proclamation du droit à être propriétaire. Un vrai socialiste dirait : « La propriété est le droit qu’à chaque citoyen de posséder. »

Quoi qu’il en soit, ce duel entre la propriété et l’égalité a duré, sans grand éclat ni grande violence, pendant toute la Révolution, jusqu’à ce que Babeuf, avec sa redoutable précision, lui ait donné sa forme définitive. Lui, le premier, je crois, s’est avisé que le socialisme révolutionnaire était enfantin ; que le partagisme n’avait pas le sens commun, parce que le partage n’était pas une solution ; que, le lendemain du partage, l’inaliénable, imprescriptible et intangible égalité serait détruite par l’inégalité entre ceux qui sauraient conserver leur part, ceux qui sauraient l’agrandir et ceux qui sauraient la perdre ; que c’est donc la propriété elle-même qu’il faut non partager, mais abolir ; et que le seul moyen pour qu’il y ait égalité entre les propriétaires est que la propriété ne soit point.

Et alors apparaît l’idée collectiviste, qui est l’idée obscure, mais essentielle, latente, mais fondamentale, de la Révolution française ; qui est l’idée dans laquelle la Révolution prend conscience d’elle-même, et prend connaissance, avec surprise, avec inquiétude, avec effroi et avec espérance, de tout ce qu’elle contenait : « Quoi ! Jetais communiste ! » et, si elle est logique : « Nécessairement ; » et si elle est effrayée de la grandeur de sa tâche : « Jamais ! » et si elle est clairvoyante : « Je le suis ou je ne suis pas grand’chose. »

C’était (confusément) l’idée de Marat : « Qu’aurons-nous gagné à détruire l’aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? Et, si nous devons gémir sous le joug de ces nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés… Pères de la patrie, vous êtes les favoris de la fortune ; nous ne vous demandons pas aujourd’hui à partager vos possessions, ces biens que le ciel a donnés en commun aux hommes… » — C’était (plus clairement) l’idée du journal les Révolutions de Paris : «… Vous ne vous apercevez donc pas que la Révolution française, pour laquelle vous combattez, dites-vous, en citoyen, est une véritable loi agraire, mise à exécution par le peuple ? Il est rentré dans ses droits ; un pas de plus, il rentrera dans ses biens. » — C’est, nettement cette fois, et sous sa forme pratique, celle du collectivisme, l’idée de Babeuf. On doit considérer l’Analyse de la doctrine de Babeuf, brochure répandue et placard affiché en 1796, comme la troisième Déclaration des droits. On y trouve ces axiomes, développemens indiscutablement logiques du principe de l’égalité : « La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens. Les travaux et les jouissances doivent être communs. Il ne doit y avoir ni riches ni pauvres. Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité. »

Et le Manifeste des Égaux doit être considéré comme un supplément à la Constitution de 1793. Le passage du partagisme enfantin de 1793 au socialisme réellement et efficacement égalitaire y est admirablement marqué et défini : « La loi agraire ou le partage des campagnes fut le vœu instantané de quelques soldats sans principes, de quelques peuplades mues par leur instinct plutôt que par la raison. Nous tendons à quelque chose de plus sublime et de plus équitable : le bien commun ou la communauté des biens. Plus de propriétés individuelles des terres : la terre n’est à personne ; les fruits sont à tout le monde. »

Mais ce n’est pas tout ; ce n’est presque rien. Le dogme, c’est l’égalité ; la vérité, c’est l’égalité ; donc il faut poursuivre l’inégalité jusqu’en son fort ; il faut pousser à bout l’inégalité. Les hommes sont inégaux en force, en courage, en intelligence. Ils ne doivent pas l’être ; car c’est contraire, sinon à la Déclaration de 1789, du moins à la déclaration de 1793, qui a dit : « Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. » S’il existe des inégalités naturelles, c’est la nature qui a tort, et il faut s’efforcer de les atténuer jusqu’à les détruire, ou de les entraver jusqu’à les empêcher de sortir leurs effets.

M. Aulard se demande si les ailleurs de la Déclaration ont voulu dire que les hommes naissent aussi forts d’esprit et de corps les uns que les autres ; et il répond que « celle niaiserie ne leur a été attribuée que par de mais adversaires. » Les auteurs de la Déclaration n’ont certes pas voulu dire cela ; mais ceux qui l’ont dit, avant ou après, ne sont pas des niais. C’est Helvétius, en son livre de l’Esprit, et tout autant dans son livre de l’Homme, Helvétius, qui soutient sans cesse qu’il n’y a aucune autre inégalité entre les hommes que celle qu’y met l’éducation, et que « l’esprit, le génie et la vertu sont les produits de l’instruction. » C’est Madame Roland, comme vous le lisiez ici même il y a quelque temps, qui croit que « les différences infinies qui se trouvent entre les hommes proviennent presque entièrement de l’éducation. » C’est Proudhon, qui dit formellement : « L’homme, par essence, est égal à l’homme, et si, à l’épreuve, il s’en trouve qui restent en arrière, c’est qu’ils n’ont pas voulu ou su tirer parti de leurs moyens… Si quelque différence se manifeste entre eux, elle provient, non de la pensée créatrice qui leur a donné l’être et la forme, mais des circonstances extérieures sous lesquelles les individualités naissent et se développent. » — Et c’est enfin Babeuf qui, aussi révolté des inégalités naturelles que des inégalités sociales, — et pourquoi donc non ? — écrit avec fermeté : « Celui-là même qui prouverait que, par l’effet de ses forces, il est capable d’en faire autant que quatre, n’en serait pas moins en conspiration contre la société, parce qu’il en ébranlerait l’équilibre par ce seul moyen et détruirait la précieuse égalité. »

M. Aulard se demande encore si, par l’article : « Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi, » les auteurs de la Déclaration ont voulu dire qu’il est souhaitable que les institutions corrigent autant que possible les inégalités naturelles, c’est-à-dire tendent à ramener tous les hommes à un type moyen de force physique et intellectuelle ; et ici, mieux inspiré, il répond : « Cela a été demandé ; mais plus tard, par d’autres. » Oui ; et ces autres sont les babouvistes, sont les Égaux de 1796 ; et c’est Babeuf lui-même, qui écrit sans ambages : « Il faut que les institutions sociales mènent à ce point qu’elles ôtent à tout individu l’espoir de devenir jamais ni plus riche ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières, qu’aucun de ses égaux. »

Et, au point de vue de l’esprit de la Révolution, il a raison absolument. L’esprit égalitaire est aussi choqué de voir un homme l’emporter sur un autre par son intelligence ou par son savoir que par sa force physique ou par ses richesses. Il l’est peut-être plus ; et la supériorité intellectuelle, avec ses prétentions d’être un don de Dieu, a quelque chose de plus insolent que la supériorité financière ou la supériorité tout simplement administrative, que l’on sent qui-n’est qu’une sorte d’expédient social. La supériorité intellectuelle est plus insupportable que toute autre, parce qu’elle commande plus impérieusement. Pascal, qui a tout vu, s’en est très bien avisé : « La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître ; car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot. » Il n’y a rien de plus cuisant. — En tout cas, la supériorité intellectuelle est, tout comme la noblesse, la richesse et la royauté, un privilège de naissance. Elle est une injustice ; et qu’elle soit une injustice naturelle, ce ne serait qu’une raison pour réparer par l’institution sociale l’iniquité de la nature. La démocratie actuelle, en préférant presque partout les médiocrités aux « lumières, » n’obéit pas à l’envie, comme ses perfides calomniateurs vont le répétant : elle obéit à l’esprit même de la Révolution française.

Voilà l’évolution complète de l’idée d’égalité. Egalité des droits ; égalité de la possibilité d’accès aux fonctions ; égalité des biens ; enfin égalité intégrale, c’est-à-dire des droits, des biens, des forces et des intelligences ; suppression absolue de tout ce qui est privilège de naissance ; que ce privilège ait été octroyé par l’institution sociale ou par la nature, si tant est que la nature en octroie.

Cette évolution s’est faite en sept ans, de 1789 à 1796, ce qui prouve qu’elle était naturelle et qu’elle s’était à l’avance faite entièrement dans un certain nombre d’esprits. et elle est complète, sans qu’on puisse aller au-delà du dernier terme où, en 1796, elle est arrivée. Elle ne peut que recommencer. Et c’est ce qui s’est produit. L’histoire depuis le commencement du XIXe siècle est figurée en raccourci par l’histoire de la Révolution, comme l’histoire du Christianisme par l’Ancien Testament. « Accomplir faut les Écritures, » comme disaient les frères Gréban. C’est une raison que M. Aulard aurait pu donner pourquoi il s’arrêtait en 1804 ; mais alors il aurait dû s’arrêter en 1796.


II

L’autre idée essentielle de la Révolution française, c’est l’idée de la souveraineté de la nation. Elle ne dérive pas de la première : mais elle s’accorde et s’ajuste très précisément avec elle.

Elle n’en dérive pas ; car, de cette idée : « personne ne sera au-dessus d’un autre, » relativement au commandement, que peut-on conclure ? Si personne ne doit être au-dessus d’un autre, qui commandera ? Personne. Voilà la réponse de l’anarchiste ; l’idée d’égalité peut conduire à l’anarchie. — Mais, d’autre part : si personne ne doit être au-dessus d’un autre, qui commandera ? Tout le monde. Voilà la réponse de celui qui veut que, l’égalité établie, il y ait encore un État ; voilà la réponse de l’étatiste. Et, en effet, l’égalité n’est point choquée de ce que le commandement s’adresse et s’impose à tous, si, aussi, il vient de tous. Tous ordonnent, tous obéissent ; l’égalité est parfaite. L’idée de souveraineté du peuple ne dérive pas de l’idée d’égalité ; mais elle s’y ajuste.

A la vérité, il y a bien quelque embarras. « Tous ordonnent, tous obéissent, » n’est, tout compte fait, qu’une fiction. Tous, en pratique, c’est la majorité ; c’est la moitié plus un. Le droit de la moitié moins un, que devient-il ? Et de cet embarras nous trouvons des traces dans les contradictions dont sont pleines, comme nous en avons donné déjà quelques exemples, les deux Déclarations (surtout la seconde). D’une part, la Déclaration de 1793 dit : « La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. » Mais, d’autre part, la même Déclaration dit encore : « Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier, » et elle dit aussi : « que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres. » Et ceci vise la royauté, et cela vise l’aristocratie. Sans doute ; mais la moitié plus un du peuple n’est, cependant, qu’une portion du peuple. Donc la moitié plus un tombe sous le coup de l’article : « Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple, entier ; » et l’insurrection de la moitié moins un contre la moitié plus un est légitime, surtout quand cette moitié plus un, comme il arrive toujours à cause des abstentions, n’est qu’un tiers, ou, comme c’était l’ordinaire sous la Révolution, un cinquième. Et, en combinant l’article : « Aucune portion du peuple… » et l’article : « Que tout individu qui usurperait…, » ce qui paraît permis, on arriverait à cette conclusion que la moi lié moins un a le droit de mettre à mort cette usurpatrice moitié plus un, si elle le peut ; et ce ne serait, après tout, qu’une application un peu vive de l’article : « La souveraineté est une et indivisible, » lequel semble bien affirmer que la souveraineté est dans l’unanimité des citoyens.

On voit très bien que les rédacteurs de la Déclaration de 1793 ont évité le mot majorité. Ils n’ont pas osé dire : « La souveraineté est dans la majorité de la nation. Elle est sans appel. Elle est sans contrepoids. Elle est sans limites. Les citoyens qui appartiennent à la minorité n’ont aucun droit. » — Ils ne l’ont pas osé ; car alors que devenaient les droits de l’homme ?

Ils l’ont si peu osé qu’ils ont dit le contraire, par une dernière contradiction qui est la plus violente de toutes : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Voyez-vous ou la contradiction, ou l’ambiguïté, ou la supercherie, du reste inconsciente ? Si par « les droits du peuple » il faut entendre « les droits de l’homme, » ceci est la proclamation des droits de la minorité ; ceci veut dire : « Les droits de l’homme sont au-dessus des décisions de la majorité. S’ils sont violés, le droit à l’insurrection est ouvert. Et peu importe que ce soit une décision de la majorité qui les ait violés, n’y eût-il qu’une portion du peuple pour les revendiquer, elle est dans le droit. » Et l’on peut bien interpréter ainsi, car enfin cet article est le dernier de la Déclaration des Droits de l’homme ; il en est la conclusion ; il doit on contenir la sanction. Voici vos droits. Si je les viole, quelle sanction ? La voici. Dernier article, dernier recours.

Mais si l’on entend par « droits du peuple » le — et non les, qui n’aurait aucun sens — le droit du peuple en son ensemble, qui est d’être souverain, cela veut dire, au contraire, que, quand le gouvernement brise une décision du peuple souverain, comme par exemple en fructidor, le peuple doit se soulever, toute portion du peuple a le droit de se soulever ; et par parenthèse c’est la justification préventive du 18 Brumaire. Et voilà une redoutable ambiguïté.

La vérité est peut-être que les rédacteurs, s’étant occupés d’abord des droits de l’homme, puis du droit du peuple, ont bien entendu donner ce dernier article comme la sanction du droit du peuple, mais en laissant planer une certaine obscurité, de telle sorte que ce qui était une affirmation véhémente de la souveraineté populaire pût paraître une affirmation solennelle des droits de l’homme ; et c’est ce que j’appelais, supposant qu’ils n’ont pas suffisamment analysé eux-mêmes leur idée, une supercherie inconsciente.

Quoiqu’il en puisse être, ces déclarations (et surtout la seconde) contiennent, et bien entendu sans la résoudre, l’antinomie entre les droits de l’individu et la souveraineté nationale ; et comme, même entre les droits de l’homme, il y a eu un conflit dans lequel l’égalité a fini par vaincre, ronger, et dévorer les droits qui lui étaient étrangers et opposés, liberté, sûreté, propriété, de même le dogme de la souveraineté populaire a fini par l’emporter sur les droits de l’individu, sur ces mêmes droits de liberté, de sûreté et de propriété, ne respectant que le droit d’égalité, qui n’est pas un droit individuel, qui n’est qu’une institution sociale, et avec lequel nous avons vu qu’elle pouvait s’accorder et de quelle manière.

Le dogme de la souveraineté du peuple a développé ses conséquences parallèlement au dogme de l’égalité développant les siennes, et ses conséquences n’ont pas été plus favorables aux droits de l’homme que celles du dogme de l’égalité. D’abord ce dogme habitue les esprits à cette idée que, là où il y a volonté du peuple et non volonté d’un homme, il y a liberté, et que les actes les plus oppresseurs sont des manifestations de liberté quand ils viennent de la foule. C’est une chose assez contes table. C’est une confusion entre la liberté du peuple et la liberté de l’homme, entre peuple libre et homme libre. Un peuple est libre, comme peuple, quand les lois qui le gouvernent viennent de lui ; c’est absolument vrai. Mais, de ce que le peuple est libre, il ne s’ensuit nullement que les citoyens le soient, et le peuple peut librement voter des lois épouvantablement oppressives pour chaque citoyen. La liberté, considérée comme droit de l’homme, selon la Déclaration de 1789, « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Un peuple peut, très librement, m’ôter cette liberté radicalement, jusqu’à m’interdire d’élever mon fils selon la méthode de l’Émile, et il est libre, et moi, je ne le suis pas ; et il exerce sa liberté, et il m’empêche d’exercer la mienne. Seulement on me dira toujours : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes libre, puisque vous appartenez à un peuple libre. »

Voilà, le sophisme, ou le paralogisme, comme on voudra, qui permet à un peuple libre d’être beaucoup plus oppresseur qu’un despote, et à la souveraineté nationale d’être beaucoup plus tyrannique que la souveraineté royale. On peut se révolter contre un tyran. Il est trop évident qu’avec lui, il n’y a de liberté nulle part et qu’il est un pur et simple usurpateur ; on ne peut pas, on ne doit pas se révolter contre le peuple oppresseur. Si on le fait, le sophisme se dresse : « Vous êtes libre, puisque la loi qui vous opprime vient de vous. En vous révoltant, vous vous révoltez contre votre liberté. Votre libéralisme est liberticide. Vous n’avez pas le sens commun. Il doit vous suffire d’être libre en tant que faisant partie de ce peuple libre qui, du reste, vous opprime. » On sait que ce sophisme est en toutes lettres dans le Contrat social. Il est aussi dans Lamartine, qui, je pense, en le formulant en un beau vers, n’y croyait guère :

Le joug que l’on choisit est encor liberté.


Il permet à un peuple d’être aussi oppresseur que possible avec la plus grande tranquillité d’esprit et de conscience. Un despote en son lit de justice doit avoir quelques inquiétudes ou quelques remords : un peuple dort dans le sien sur les deux oreilles. L’avantage d’appartenir à un peuple libre est qu’on y est tyrannisé, en passant pour un ennemi de la liberté si l’on est libéral.

Une autre conséquence du dogme de la souveraineté du peuple, c’est qu’un peuple croit avoir fondé la liberté quand il n’a que déplacé la souveraineté, et hérite de toutes les habitudes du despotisme qu’il a renversé en croyant les extirper à jamais, et l’imite de tout son cœur en le détestant, et le continue en exécrant sa mémoire. C’est précisément ce qui est arrivé au cours de la Révolution. Le peuple, en la personne de ses représentais, s’est installé tout simplement dans le trône de Louis XIV, et la séance a continué. Nonobstant toutes les Déclarations des droits, l’arbitraire a été le même et le bon plaisir a été identique, et que : « Car tel est notre bon plaisir » ait été remplacé par : « Car telle est la volonté nationale, » on ne voit pas que la différence soit considérable. La Révolution a eu ses caprices, son mépris absolu de l’individu, ses favoris gorgés, ses favoris disgraciés, ses Bastilles, ses Pignerol, ses dragonnades, ses guerres de conquête, ses guerres de magnificence, ses prétentions d’asservir l’Europe, en un mot son despotisme hautain, superbe, sanguinaire et hasardeux, comme le Roi-Soleil.

Remarquez bien que cette prétention aussi à l’omnipossession comme à l’omnipotence a été commune à la vieille monarchie et à la démocratie naissante. Ce « droit éminent de propriété » que revendiquait par ses juristes la dynastie capétienne, la démocratie la proclamé aussitôt comme étant le sien, et c’est sous cette forme que le socialisme a paru d’abord dans la Révolution française. Le Roi prétendait qu’il était propriétaire de toutes les terres de France ; le peuple, qui est maintenant le roi, prétend exactement la même chose et considère les propriétaires comme ses fonctionnaires préposés à la propriété et perpétuellement révocables, comme ses dépositaires perpétuellement exposés à se voir réclamer leur dépôt et inhabiles à le refuser. Le roi pouvait tout, le peuple peut tout ; le roi possédait tout, le peuple possède tout ; il n’y avait pas de droit en dehors du droit du roi, il n’y a pas de droit en dehors du droit du peuple : voilà ce que contenait le dogme de la souveraineté du peuple, en soi ; voilà ce qu’il contenait surtout quand l’exemple de la monarchie absolue était là tout proche, tentateur, non seulement tentateur, mais imposant, obsédant et remplissant les esprits, et qu’on n’avait qu’à transposer pour savoir exactement ce qu’on avait à faire. Qui était souverain ? Le roi. Qui est souverain ? Nous. Que faisait-il, en usurpateur ? Nous le faisons, légitimement. Que prétendait-il, contre le droit ? Nous le prétendons, selon le droit. Jusqu’où il allait, nous pouvons aller. Plus loin ; car son droit avait pour limites celles de sa force ; le nôtre est inépuisable. Devant cela, les pauvres Droits de l’homme font triste figure.

Notez encore une raison pourquoi cette souveraineté a moins de limites que celle de l’ancienne monarchie. L’ancienne monarchie est absolue ; mais encore elle est un peu gênée par des lois, qu’elle peut changer, il est vrai, et c’est pour cela qu’elle est absolue ; mais enfin par des lois qui ont la force, le prestige de l’ancienneté. Cela impose. Elle est un peu obligée de tenir compte des précédens. En un mot, elle a une constitution. Elle a une constitution tellement faussée, négligée, rouillée, encrassée, qu’elle fonctionne à peine et que c’est à peu près comme si elle n’en avait pas ; mais encore elle en a une. Quand Louis XIV révoque l’édit de Nantes, on sait bien, malgré tout, que c’est un coup d’Etat, pour cette seule raison, et c’en est une, que l’Edit date de quatre-vingt-sept ans ; et on le dit. Quand Louis XV brise les Parlemens en 1771, on sait bien que c’est un coup d’Etat, et, qu’on l’en blâme ou qu’on l’en loue, on dit très bien que c’en est un. C’est pour cela seulement que Montesquieu fait cette distinction, que Voltaire s’obstine à ne pas vouloir comprendre, entre la monarchie et le despotisme. Le despotisme, c’est le gouvernement arbitraire ; la monarchie, c’est un gouvernement tempéré par des lois qui ont une certaine stabilité et qui sont entourées d’un certain respect. Voilà les limites, très faibles, mais voilà les limites de la souveraineté royale.

La souveraineté populaire n’en a pas. Elle n’a pas de précédens. Elle est franche et nette de toute hypothèque. Elle est intégrale, Elle a des lois, mais qu’elle fait, non qu’elle a reçues. Ces lois n’ont pas la force de l’ancienneté, ni le prestige de la tradition. Elles sont d’aujourd’hui, peuvent être détruites demain par d’autres, et elles le sont. Une loi n’est une loi que lorsqu’elle est ancienne. Une loi nouvelle n’est qu’un décret. Une loi nouvelle n’est qu’un acte de celui qui est le plus fort. Elle ne le lie pas. Elle est un signe de sa force, non une limitation de sa force, un acte de sa volonté, non une règle de sa volonté, et, donc, loin qu’elle le lie, elle est une manifestation qu’il n’est point lié. La souveraineté populaire, à ses débuts, n’a aucune limite, non pas même celle de la loi.

— Mais elle en aura plus tard. — Il est possible, si elle prend un caractère traditionnel, si elle se respecte dans son passé. Mais pourquoi la tradition est-elle plutôt un caractère de la monarchie et n’est-elle guère un caractère de la démocratie ? Je n’en sais trop rien ; mais c’est un fait. Peut-être parce que la monarchie est une famille, et que la démocratie n’en est pas une. Peut-être faut-il appliquer à la monarchie (relativement, du reste) le raisonnement de Montesquieu sur la magistrature à peu près héréditaire de son temps : « C’est un métier de famille. » Toujours est-il que la démocratie est peu traditionnelle de son naturel, et la Déclaration des droits de 1793, chose assez notable, semble l’y inviter : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » De sorte que la souveraineté du peuple, en soi sans limites, par l’exemple de la souveraineté royale qu’elle remplace invitée à ne s’en point imposer, semble destinée à ne pas en avoir même de flottantes, indécises et ployables, dans la stabilité relative des lois et dans le respect des lois anciennes, qu’on l’incite plutôt à respecter le moins possible.

Telles sont, dans l’ordre politique et dans l’ordre social, les inquiétantes proportions et dimensions de la souveraineté populaire, héritière de la souveraineté monarchique. En face de quoi les pauvres Droits de l’homme me semblent conduits à se faire assez petits.

Mais la souveraineté populaire développe ses conséquences même dans l’ordre moral, et elles ne sont pas ici d’une moindre importance. Si la souveraineté populaire prétend à l’omnipotence et à l’omnipossession, elle ne prétend pas moins à l’omniscience et à l’omniconscience. On s’étonne quelquefois que la Révolution ait voulu avoir sa religion, son église, son clergé. On s’étonne qu’il y ait eu sous son régime des délits d’opinion, des délits de pensée et des délits de croyance. Il n’y a rien de plus naturel et cela n’est qu’une conséquence directe et prochaine du dogme de la souveraineté du peuple. La majorité a sa foi, ou elle doit en avoir une elle a sa pensée directrice, ou elle doit en avoir une ; elle a ses idées générales, ou elle doit en avoir ; et il est de son devoir d’empocher qu’une minorité, ou que des individualités, aient une foi, une pensée maîtresse ou des idées générales qui ne soient pas les siennes. Car alors que devient la souveraineté ? Elle s’exerce dans le domaine de la loi. Qu’importe, si elle ne s’exerce pas dans le domaine des mœurs ? Elle s’exerce sur les volontés. Qu’importe, si elle ne s’exerce pas sur les esprits et sur les cœurs ? Qu’entend-on bien par souveraineté ? Un droit d’abord ; mais ensuite un moyen de constituer et de conserver l’unité et l’indivisibilité d’un pays. Eh bien ! que devient l’unité d’un pays, s’il est divisé en mille sectes, en mille croyances et en mille pensées ? cette « unité morale » de la nation, dont certain parti parle tant depuis un siècle, ce n’est pas autre chose que la souveraineté nationale appliquée aux choses de la conscience, de la science et de la pensée. C’est le souverain qui veut qu’on croie comme lui et qu’on pense comme lui, d’abord parce que cela lui plaît, ensuite parce qu’il y a un immense péril à ce que, les uns pensant d’une façon, les autres d’une autre, l’Etat ne soit qu’un faisceau d’obéissances alors qu’il doit être un faisceau d’adhésions.

C’est ce qu’un penseur contemporain définissait naguère dans cette formule admirable : « il est moins important de socialiser les biens que de socialiser les esprits. » La démocratie tend à l’un et à l’autre de ces deux buts : par le développement logique de l’idée d’égalité, elle tend à la socialisation des biens ; par le développement logique de l’idée de souveraineté populaire, elle tend à la socialisation des esprits.

C’est ce que Rousseau indiquait si lumineusement quand il disait : « Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fît que l’Etat cessa d’être un et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens… Il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens… Mahomet eut des vues très saines ; il lia bien son système politique, et son gouvernement fut exactement un et bon en cela… Il y a une sorte de religion bizarre, qui, donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires. Telle est la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme romain. »

Ici Voltaire est parfaitement d’accord avec Rousseau et c’est le seul point où il le soit. La seule idée nette qu’il ait en politique est qu’il ne doit pas y avoir deux pouvoirs, mais un seul, ramassé dans les mêmes mains, celles du souverain laïque :


Qui conduit des soldats peut gouverner des prêtres.
Marc-Aurèle et Trajan mêlaient au Champ de Mars
Le bonnet de pontife au bandeau des Césars.


« Nous ne citerons jamais plus les deux puissances, parce qu’il ne peut en exister qu’une : celle du roi dans une monarchie, celle de la nation dans une république. » Ce qui l’amène une fois, tant est grande la puissance de la logique, à trouver bon même le gouvernement romain à Rome ; car, enfin, les deux pouvoirs y sont confondus et c’est l’essentiel :


Rome, encore aujourd’hui conservant ces maximes
Joint le trône à l’autel par des nœuds légitimes ;
Les citoyens en paix, sagement gouvernés,
Ne sont plus conquérans et sont plus fortunés, La passion de l’unité de l’État est si forte que Voltaire, partisan partout de la puissance spirituelle du roi, est partisan à Rome du pouvoir temporel du Pape. De cette façon encore le principe est sauvé.

Les révolutionnaires n’ont pas pensé autrement. Ils ont jugé qu’il y allait de la souveraineté du peuple de ne pas permettre que personne pensât autrement que l’État. Ils ont estimé qu’il fallait « socialiser les esprits. » De là la religion d’État, culte de la Raison ou culte de l’Etre suprême, de là la constitution civile du clergé ; de là l’éducation nationale et l’hostilité constante à la liberté de l’enseignement. La séparation de l’Eglise et de l’État et la liberté des cultes, de 1795 à 1797, n’a été qu’une trêve souscrite par des hommes fatigués de luttes, avec l’adhésion de quelques libéraux qui s’empressaient de profiter de cette fatigue. Et ici encore les partisans de la souveraineté populaire continuaient tout simplement la politique de la souveraineté royale, transposaient simplement ses maximes et son esprit, et, sans rien de plus, le peuple se mettait aux lieu et place du Roi. La lutte pour le gouvernement des consciences et des esprits sous la Révolution n’est qu’un épisode de la lutte pour la conquête des consciences et des esprits dans toute notre histoire moderne. Comme les révolutionnaires, Louis XIV entend que son peuple ait sa foi et ses idées et n’en ait point d’autres et, comme eux, il est persuadé qu’il y va de l’unité de l’État et de la souveraineté. Il combat les protestans comme des rebelles, et Voltaire, si fervent apôtre qu’il soit de la tolérance et quoique blâmant la Révocation au point de vue économique, ne peut, pas s’empêcher, à la rencontre, de l’en excuser : « Il les regardait, non sans quelque raison, comme d’anciens révoltés soumis avec peine. » — « Les catholiques étaient après tout les enfans de la maison, qui ne voulaient point de partage avec des étrangers introduits par force. » — « Le calvinisme devait nécessairement enfanter des guerres civiles et ébranler les fondemens des États… Il n’y a point de pays où la religion de Calvin et celle de Luther ont paru sans exciter des persécutions et des guerres. » Louis XIV est excusable. Au moins, il faut le comprendre. Il défendait « l’unité morale de l’État. » Les révolutionnaires ont fait de même.

Louis XIV a persécuté les jansénistes, comme des rebelles. Après tout, c’était une secte. Voltaire : « Le plaisir secret d’être d’un parti, la haine que s’attiraient les jésuites, l’envie de se distinguer et l’inquiétude d’esprit formèrent une secte. » Et une secte qui, après tout, ressemblait furieusement à celle des protestans. Voltaire : « Le sentiment d’Arnauld et des jansénistes semblait trop d’accord avec le pur calvinisme. » Louis XIV défendait « l’unité morale. » Il socialisait les esprits. Les révolutionnaires ont fait de même.

Au fond, eux et leurs successeurs sont exactement, de l’avis de Bossuet. Pour Bossuet, « l’hérétique est celui qui a une opinion particulière. » Pour les révolutionnaires, l’homme qui a une opinion particulière est un hérétique social qui conspire contre l’unité et l’indivisibilité de l’Etat. Il doit être comprimé, réprimé ou supprimé, selon ce que permettent ou persuadent les circonstances. C’est là, en dernière analyse, ce que contient le dogme de la souveraineté populaire, et c’est, au dernier terme, où il tend.

Enfin le dogme de la souveraineté populaire a eu une dernière conséquence qui intéresse les mœurs. Il a installé la guerre civile en permanence. Je reconnais tout de suite qu’il a pu être inventé pour la supprimer. Mais, en la supprimant, il l’a installée sous une autre forme. Quand personne ne commande, il faut, comme disait Girardin, « se compter ou se battre. » En barbarie on se bat, en civilisation on se compte. Rien de plus juste. Seulement se compter continuellement est une façon de se battre. Voici une nation. Elle est divisée en quatre ou cinq partis. La loi, dans ce pays, c’est l’opinion de la majorité. Tous ces partis n’auront qu’un but : conquérir la majorité. Ils sont convoqués tous les trois ou quatre ans pour se compter. Ils n’auront qu’une préoccupation : luttes d’influences, de pressions, de combinaison, de tous moyens, pour arriver à être les plus nombreux. Ils auront surtout la fureur de conquérir le pouvoir, de s’installer au gouvernement, le gouvernement disposant de moyens exceptionnels pour amener les individus à entrer dans le parti qu’il représente et qu’il préside. C’est la lutte constante, permanente ; c’est une véritable guerre civile perpétuelle. Qu’elle conjure la guerre civile sanglante, il est possible, encore que quelquefois elle y conduise ; mais elle en est une, sinon sanglante, du moins très âpre et qui change complètement le caractère d’une nation. Stendhal a très bien vu cela : « Le Français qui aimait tant à parler et à dire ses affaires devient insociable. La peur de perdre sa petite place a porté le bourgeois à rendre plus rares les visites à ses voisins. Il va même moins au café. (Il y va tout autant, mais, chose ridicule et triste, chaque café a son drapeau.) La crainte de se compromettre fait que le Français de trente ans devient casanier. Le Français n’est plus ce peuple qui cherchait à rire et à s’amuser de tout… » L’institution de la souveraineté du peuple n’a pas créé les partis ; mais elle en a fait des camps ennemis et des armées toujours sur le qui-vive, toujours en alerte, et rongées de haine les unes à l’endroit des autres. Il n’est pas douteux pour l’homme réfléchi qu’à ce jeu, si l’on peut ainsi parler, le patriotisme ne finisse un jour par disparaître.

Telle me paraît être la double évolution de l’idée d’égalité et de l’idée de souveraineté populaire à travers la Révolution et le XIXe siècle. Le livre de M. Aulard, qui, comme on le pense bien, ne tire pas de ces considérations des conclusions tout à fait pareilles aux miennes, aura ce grand mérite d’avoir analysé ces deux idées, en leurs commencemens et en leurs premières démarches, avec une netteté, une précision et une plénitude très remarquables. Nous aurons à nous expliquer sur ses conclusions ; mais, avant d’y arriver, je voudrais vous entretenir encore de quelques points très importans, quoique secondaires relativement à ceux que nous avons examinés jusqu’ici.


III

M. Aulard n’a pas mis en assez vive lumière, mais il n’a pas dissimulé non plus, le caractère aristocratique de la Révolution française, je veux dire la façon tout aristocratique, dans le sens précis du mot, dont la Révolution s’est faite. La Révolution a été voulue par tout le monde ; mais elle a été exécutée par quelques-uns et d’une manière qui ne répondait nullement aux vœux de la nation qui l’avait demandée. D’abord, pendant tout le cours de la Révolution, à cause de la manière de voter, qui a changé souvent, mais qui n’a jamais été organisée de façon à assurer le secret du vote, c’est un tout petit nombre de citoyens qui a voté. En moyenne, c’est un cinquième. C’est donc la moitié plus un d’un cinquième de la population française qui a gouverné la France de 1789 à 1800. Pour ne pas forcer les choses, disons, et nous serons dans le vrai, que c’est un huitième, à peu près, de la population française qui, de 1789 à 1800, a gouverné les sept autres huitièmes. Il n’y a guère de gouvernement plus oligarchique.

Mais ce n’est pas tout. Ces députés qui sont nommés par un si petit nombre de citoyens, ces députés oligarchiques, forment une oligarchie dans l’oligarchie. Ils ne s’occupent pas de l’opinion de leurs commettans. Ils s’occupent de la leur. En 1789, la nation, paroisse par paroisse, avait rédigé ses vœux, ses idées, ses volontés. C’étaient les Cahiers. Les cahiers, à les prendre en moyenne, réclamaient une constitution ferme et claire, des lois fixes et de l’ordre dans les finances. Rien de plus. Les constituans auraient dû voir dans les Cahiers des mandats moralement impératifs. Ils y virent un fatras négligeable et le négligèrent absolument. M. Aulard cite à ce propos l’opinion du constituant Faulcon. Elle est précieuse ; elle a toute la désinvolture de l’ancien régime : « En vérité, aujourd’hui que depuis deux ans l’horizon de nos lumières s’est si prodigieusement agrandi, comment peut-on avoir encore l’impudeur de soutenir que nous devions poser les bases d’une constitution libre sur des principes qui avaient été posés sous la verge et dans la peur du despotisme ? Etaient-ce donc des hommes courbés partout sous le joug de toutes les oppressions qui pouvaient s’énoncer avec une entière franchise ?… » Nous voyons encore le journaliste Le Hodey nous dire : « L’Assemblée regarde les Cahiers comme un conte de fées et rarement l’on peut s’empêcher de rire quand un député veut en argumenter. » De fait, quand ils le font, ils s’en excusent. Le marquis de Foucauld-Lardimalie dit en souriant : « Je suis forcé de vous citer mon malheureux cahier… »

Très vite, M. Aulard le fait remarquer, ce ne furent plus que « les réactionnaires qui alléguaient les Cahiers et qui les objectaient aux révolutionnaires. » Je le crois assez ; mais cela veut dire que les constituans dépassaient leur mandat et faisaient surtout ce qu’on ne leur avait aucunement commandé de faire. Ils se considéraient, non pas comme chargés de rédiger en lois la pensée générale de leurs commettans, mais comme chargés de penser pour la France et de la manier selon leurs pensées propres. C’est éminemment aristocratique, et, sous prétexte de remplacer la souveraineté royale par la souveraineté populaire, on remplaçait souveraineté royale et souveraineté nationale par la souveraineté parlementaire. On a continué depuis ; et c’est la raison pourquoi il ne faut pas trop s’étonner qu’il y ait quelquefois un abîme entre l’opinion publique et le Parlement, abîme où il arrive que les gouvernemnus s’effondrent.

Très parlementaire, faute de pire, et croyant que l’expédient parlementaire donne, après tout, des garanties qu’on ne trouverait pas ailleurs, j’ai souvent pensé que le Parlement est un peu le « miroir trompeur » dont parle l’Auguste de Cinna. Il déforme l’opinion publique en se flattant, ou plutôt en se targuant, de la reproduire. Il en donne une image fausse. Le meilleur gouvernement serait un gouvernement despotique qui s’inspirerait directement de l’opinion publique, en l’écoutant avec le plus grand soin dans les rapports de police, dans les rapports de préfets, dans les rapports de maires, et dans la presse laissée absolument libre. — Mais jamais un gouvernement despotique ne laissera la presse libre et ne s’inspirera de l’opinion publique. — Eh ! je le sais bien.

La Révolution s’est faite aristocratiquement encore, oligarchiquement, parce qu’il n’y avait pas de chemins de fer ni de télégraphe électrique, et que, par conséquent, elle s’est faite par Paris. A partir du moment où l’Assemblée constituante a été installée à Paris, la Révolution française a été une révolution parisienne. L’événement politique accompli à Paris, révolution, proscription, coup d’Etat, arrivait trop tard à la connaissance de la Province pour qu’il y eût réaction de l’opinion provinciale sur l’opinion parisienne. Il était fait acquis. Il était inscrit dans l’histoire. La Révolution française a donc été menée par Paris depuis le 6 octobre 1789 jusqu’au 9 novembre 1799. La France a été gouvernée par Paris, le plus souvent contre son gré, comme en témoignent les insurrections et aussi les missions des proconsuls, pendant ces dix années. Il n’y a rien au monde de plus parfaitement aristocratique. C’est ce qui explique fort bien le succès du 18 Brumaire. D’une part, Bonaparte apportait à la France précisément ce qu’elle avait demandé dans ses Cahiers de 1789, si méprisés, mais qui étaient, cependant, l’expression de sa volonté ; d’autre part, il mettait fin à un régime insolemment et violemment aristocratique, qui est justement ce que la France aime le moins et à quoi elle préfère le despotisme lui-même. C’est comme aristocratiques que les gouvernemens de 1815 et de 1830 sont tombés.

Il ne faut donc pas se dissimuler que ce grand mouvement historique de 1789 à 1799 a en partie un caractère factice ; il est violent ; mais il n’est pas profond. Il pèse sur la masse de la nation ; il ne l’entame pas ; au moins il ne la pénètre pas. Elle n’est pas sensiblement différente en 1799 de ce qu’elle était en 1788. C’est plus tard, c’est de 1820 à 1830, puis de 1840 à 1848, puis de 1880 à 1900, que les idées maîtresses de la Révolution française ont pénétré dans le fond de la nation et y ont développé, sinon encore toutes leurs conséquences, du moins une partie considérable de leurs effets.

Je ne voudrais pas qu’on crût que M. Aulard n’est exclusivement que l’historien philosophe que j’ai indiqué qu’il est. Nous avons en lui aussi un très bon historien des partis ; et c’est ainsi que son histoire redevient vivante au moment même qu’on pourrait appréhender qu’elle ne fût trop abstraite. Peu de tableaux historiques sont aussi bons que les pages qu’il consacre aux Girondins et aux Montagnards et à leur conflit. Ici M. Aulard, qui ailleurs disloque « le bloc, » le rétablit. Il montre lumineusement qu’il n’y a pas eu une idée montagnarde et une idée girondine ; et qu’il n’y a eu ni une pensée, ni un sentiment, ni un état d’esprit de la Montagne qui n’ait été de la Gironde. Républicains, les Girondins l’ont été autant que les Montagnards ; et les accusations de royalisme lancées par les Montagnards contre les Girondins sont aussi vaines que les accusations de royalisme lancées par les Girondins contre les Montagnards. Démocrates, les Girondins, — voir la Constitution de Condorcet, — l’ont été autant que les Montagnards. Violens et sanguinaires, les Girondins ne l’ont nullement été moins que les Montagnards. C’est Isnard qui a prononcé les paroles terroristes les plus implacables et qu’aurait pu signer Marat ; c’est Buzot qui fit voter la peine de mort contre les royalistes ; c’est Harbaroux qui le premier esquissa la loi des suspects. C’est Condorcet, c’est Boyer-Fonfrède qui demandent l’abolition de la peine de mort, excepté en matière politique. C’est Pétion qui le premier déclara formellement que les partis vaincus devaient périr. Ce sont les Girondins qui les premiers brisèrent « le talisman de l’inviolabilité » en envoyant Marat au tribunal révolutionnaire. Ce sont les Girondins, tout autant que les Montagnards, qui, au lendemain de l’événement, ont excusé et justifié les massacres de Septembre. Il n’y a eu, entre Montagnards et Girondins, que lutte pour le pouvoir, non lutte pour la défense d’idées différentes.

En un seul point, qui n’est ni de l’ordre des idées, ni même de l’ordre des sentimens, ils diffèrent. Les Montagnards s’appuient sur Paris et le flattent. Les Girondins ont de l’aversion pour Paris et ne le cachent point assez. Le secret est là de la victoire des uns sur les autres. Etant donnés les temps et circonstances, pour un œil perspicace, elle était indiquée. Telle est l’opinion de M. Aulard, et c’est tout à fait la mienne. Les Girondins sont des « Versaillais. » Il n’y a pas autre chose.

Tout au plus ajouterai-je, et même avec une certaine hésitation, qu’il me semble que les Girondins ont été plus hommes de principes et les Montagnards plus hommes de circonstances et avisés à les flairer et à y conformer leurs démarches. Ils sont essentiellement « opportunistes, » dans le sens précis du mot. Ils sont empiriques. Pour Danton, la chose est certaine ; M. Aulard lui applique lui-même quelque part la dénomination d’opportuniste ; mais elle ne l’est pas moins pour Carnot, pour Cambon, pour Barrère. Robespierre, tantôt demi-socialiste, tantôt anti-agrairien, précisément selon qu’il s’agit de lutter, d’une façon ou d’une autre, de popularité avec la Gironde, est un opportuniste très délié. Je ne vois que Saint-Just qui fût un systématique intransigeant. Mais Saint-Just ne fut jamais qu’un lieutenant. Les Girondins furent plus rigides et plus cassans. C’étaient des hommes à théories, des hommes à programme, beaucoup plus que les Montagnards. Thiers a dit, bien spirituellement : « Les hommes à principes sont dispensés de réussir. » Il faut convenir que ceux-ci ne réussirent pas.

J’aimerais à suivre M. Aulard jusqu’en ses portraits d’hommes, qui souvent sont remarquables, d’une netteté de dessin, dont, ce qui me plaît singulièrement, le pittoresque est diligemment banni. Car, encore une fois, tout historien philosophe qu’il est et qu’il veut être, M. Aulard attache toute l’importance qu’il faut aux personnages et sait qu’il n’est pas douteux que, s’ils dépendent des événemens, les événemens aussi, en une certaine mesure, dépendent d’eux. Scribe a fait du tort à Voltaire et Voltaire a fait du tort à Pascal dans cette question des petites causes produisant de grands effets. Mais, à l’inverse, on devrait réfléchira ceci que Scribe est couvert de l’autorité de Voltaire et Voltaire de l’autorité de Pascal, et qu’à eux trois, ce sont trois grands esprits, en totalisant les parts. Il est bien certain que le calcul de Cromwell et le nez de Cléopâtre auront toujours leur influence sur les accident, au moins, de l’histoire humaine. Et M. Aulard, qui le sait, tient compte, par exemple, de Mme Roland, qui pourrait bien être responsable du 31 mai, et pour cette seule raison, ou pour cette raison principale, qu’elle trouvait Danton très laid. Ou est toujours femme quand on est née comme cela ; et, M. Aulard le dit sans ambages, « c’est par leur figure qu’elle jugeait les gens. » On lui présente Vachard : « Je gémis, écrit-elle, du prix qu’il fallait attacher au patriotisme d’un individu qui avait toute l’encolure de ce qu’on appelle une mauvaise tête… » Passe pour Vachard ; mais on lui présente Danton : « Je regardais cette figure repoussante et atroce ; et, quoique je me disse bien qu’il ne fallait juger personne sur parole, que l’homme le plus honnête devait avoir deux réputations dans un temps de parti, je ne pouvais appliquer l’idée d’un homme de bien sur ce visage. » Le nez de Danton, s’il eût été mieux fait, la face du monde eût été changée. — On me dira que non ; que, simplement, le 31 mai eût été fait par les Girondins-Dantonistes contre les Montagnards, que la Terreur eût été girondine, que Thermidor eût été fait contre Danton et Vergniaud et que le compte y eût été. Il est possible.

Mais, de l’excellent chapitre de M. Aulard, il faudra toujours retenir ceci : que Girondins et Montagnards ont les mêmes idées, les mêmes sentimens et se valent ; que ce qui distingue les Girondins, c’est qu’ils n’aiment point Paris, et peut-être qu’ils sont plus systématiques et à coup sûr moins habiles, et enfin qu’ils sont tous amoureux d’une femme, très intelligente, sans doute, encore qu’on fait beaucoup surfaite, mais qui n’était pas du tout homme d’Etat. Dans une de ces formules qu’il aimait, Royer-Collard aurait dit ; le Girondin est un être systématique et amoureux. En politique et surtout en temps de révolution, c’en est assez pour échouer toujours.

Peut-être y aurait-il lieu de chicaner bien davantage M. Aulard sur la question du 18 Brumaire. Je m’étonne un peu qu’il dise, page 572 : « Cette bourgeoisie si sage, si éprise d’idéal, à quoi aboutira-t-elle définitivement après quatre ans de règne ? Elle livrera la France à Bonaparte ; » alors qu’il sait déjà tout ce qu’il écrira pages 693, 765 et autres, c’est à savoir que, « quand on apprit à Paris l’arrivée de Bonaparte à Fréjus, ce fut une explosion d’allégresse dans les théâtres, dans les cales, dans la rue ; » que « Bonaparte faisait un voyage triomphal ; » que « la foule était telle, au témoignage du Moniteur, même sur les routes, que les voitures avaient peine à avancer ; » que « tous les endroits par lesquels il est passé depuis Fréjus jusqu’à Paris étaient illuminés le soir ; » que, « à Lyon, ce fut du délire (et je crois que ceux de Lyon savaient particulièrement pourquoi) ; » que, « la garde nationale ayant renoncé à tout rôle politique, ceux qui rivaient de renverser Bonaparte n’auraient pu le faire que par une émeute de soldats et d’ouvriers ; » mais que « les rapports de police nous montrent qu’à Paris, dans les casernes, Bonaparte était populaire ; » et qu’ « il en était de même dans les ateliers ; » et que « la population laborieuse des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau admirait et aimait le Premier Consul bien plus encore qu’elle n’avait admiré et aimé Robespierre et Marat. »

Dans ces conditions (et rien n’est plus exact que ce tableau), il me paraît assez net que ce n’est pas la bourgeoisie qui a livré la France à Bonaparte, mais que c’est la France entière qui s’est livrée à lui unanimement, si même on ne pourrait pas dire que c’est le peuple, paysans, ouvriers, soldats, petits bourgeois, qui a livré la bourgeoisie à Bonaparte, tout en se livrant lui-même. Car enfin, d’où sont venues les rares protestations ? Du petit monde des Cinq-Cents, c’est-à-dire de la bourgeoisie, d’une portion particulière de la bourgeoisie, oui, de la bourgeoisie politicienne, des « avocats ; » mais enfin de la bourgeoisie ; et il n’y en a pas eu ailleurs. Et cela est assez naturel, la bourgeoisie seule, et cette bourgeoisie-là, ayant quelque intérêt à la continuation du régime parlementaire d’alors, qui constituait pour elle une carrière hasardeuse, mais une carrière, et par rencontre assez lucrative.

Quant à ce fait que, même dans ce monde-là, le coup d’Etat a été salué comme un acte salutaire et même légitime par de très honnêtes gens comme La Fayette, comme Carnot, cela aussi me paraît bien naturel. Il faut voir le 18 Brumaire à sa date et savoir qu’il a eu lieu en 1799. En 1799, il y a eu dix coups d’Etat, dix grands actes d’illégalité, dix violations générales de la Constitution depuis dix ans et l’on peut dire du Directoire, pour terminer, qu’il a été le coup d’Etat en permanence. En 1799, on peut dire des Déclarations et Constitutions de la Révolution ce que Mme de Staël disait spirituellement de la Constitution de l’ancien régime, qu’elles n’avaient jamais été qu’enfreintes. Dans cet état social, le coup d’Etat, par l’effet de l’accoutumance, ne paraissait nullement une monstruosité, mais « le jeu naturel de nos institutions ; » et il n’y eut personne en France, au lendemain du 18 Brumaire, qui ne se crût en République exactement comme la veille ; en quoi ils avaient raison ; car ils y étaient précisément de la même façon. — En tout cas, le 18 Brumaire a été vraiment désiré par les neuf dixièmes de la nation et accepté par la nation tout entière. Il y a peu lieu d’incriminer cette pauvre bourgeoisie, plutôt que toute autre fraction de la nation, d’avoir livré la France à l’ogre. L’ogre n’a mangé que gens qui se servaient eux-mêmes.


IV

Sur les conclusions de M. Aulard, j’aurais certes, pour ce qui est de la netteté de l’analyse et pour la clarté de l’abstraction, restant, si je puis dire, pleine de réalité, les mêmes félicitations à lui faire que sur la position de ses prémisses. Avec quelques réserves cependant : « La Révolution française c’est comme un idéal politique et social, un idéal rationnel, que les Français ont tenté de réaliser partiellement et que, depuis, les historiens ont essayé de confondre, soit avec l’application, souvent incohérente, qui en fut faite, soit avec les événemens provoqués par les ennemis mêmes de cet idéal en vue de l’abolir ou de le voiler. Ce livre aura, j’espère, contribué à dissiper cette équivoque… Je pense que maintenant les termes sont éclaircis : la Révolution consiste dans la Déclaration des Droits rédigée en 1789 et complétée en 1793 et dans les tentatives faites pour réaliser cette Déclaration. La Contre-Révolution, ce sont les tentatives faites pour détourner les Français de se conduire d’après les principes de la Déclaration des Droits. »

Je veux bien ; mais je fais remarquer, — et l’on a pu voir que c’est un peu pour cela que j’ai écrit cet article, — que, si « l’application de l’idéal politique » contenu dans les Déclarations fut parfois « incohérente, » les Déclarations elles-mêmes l’étaient déjà, ne l’étaient pas moins.

Ce qu’il aurait fallu, par conséquent, c’eût été, d’abord démêler, débrouiller, des principes contradictoires ou peu compatibles contenus dans les Déclarations, ceux qui étaient les vrais, les essentiels principes de l’idéal révolutionnaire ; et c’est précisément ce que M. Aulard a fait ; car vous voyez bien qu’il a délibérément jeté par-dessus bord les trois quarts des Déclarations, pour ne retenir que ces deux principes vraiment révolutionnaires, contenant tout l’esprit permanent, viable et destiné à durer, de la Révolution : l’égalité, la souveraineté nationale.

Ce qu’il eût fallu ensuite, c’est montrer que ce qui, dans les deux Déclarations, est en dehors de ces deux idées d’égalité et de souveraineté nationale, à savoir liberté, sûreté, propriété, garanties constitutionnelles, résistance à l’oppression, sont les véritables droits de l’homme, sont des droits sans force, que le pouvoir constitué reconnaît à l’individu pour s’empêcher soi-même de les violer ou de les enfreindre, sont les limites qu’il impose lui-même à sa toute-puissance, pour respecter l’individu, ou tout simplement pour qu’il y ait autre chose dans le pays que le gouvernement, ce qui est peut-être bon.

Il fallait montrer enfin que ces deux principes : égalité et souveraineté populaire, inscrits dans les Droits de l’homme, et qui ne sont pas du tout des droits de l’homme, étaient destinés, en se développant et en s’appliquant, à serrer les véritables droits de l’homme comme dans un étau et à les écraser progressivement avec une sûreté mathématique, de sorte qu’ils semblent avoir été inscrits dans les Droits de l’homme comme auprès de leurs victimes désignées.

Et il fallait montrer par surcroît, et pour exemple, que toute l’histoire du XIXe siècle a été précisément la lutte des principes révolutionnaires : égalité, souveraineté nationale, contre les droits de l’homme, qui sont de plus en plus battus en ruine par ces terribles envahisseurs. Car on ne fait pas à l’égalité sa part et on ne la fait pas non plus à la souveraineté nationale ; et l’égalité ne désarmera pas tant qu’il y aura une inégalité, même naturelle, devant elle ; et l’on ne voit pas pourquoi elle désarmerait. Et la souveraineté nationale, par définition, n’a pas de limites et, par caractère naturel, n’en supporte et n’en admet point.

Si l’on veut, ce qui me semblerait assez correct, appeler droits de l’homme la liberté, la sûreté, la propriété, les garanties constitutionnelles, la résistance à l’oppression, droits du peuple l’égalité et la souveraineté de la moitié plus un ; on pourra dire que l’histoire politique du XIXe siècle est la lutte des droits du peuple contre les droits de l’homme ; que les droits de l’homme sont condamnés à mort à l’avance par la Révolution, dont le véritable esprit, comme l’a très bien vu M. Aulard, n’est pas autre chose qu’affirmation des droits du peuple ; que, du reste, l’égalité et la souveraineté populaire ont en elles-mêmes des forces que les droits de l’homme n’ont pas ; et qu’enfin, si les droits du peuple et les droits de l’homme sont en opposition, il n’en est pas de même de l’Egalité et de la Souveraineté nationale, qui ne se contrarient nullement et qui peuvent agir de concert.

Où nous allons, c’est donc, très conformément à l’esprit révolutionnaire, vers l’égalité absolue, le nivellement le plus parfait possible, le gouvernement direct du peuple par le peuple (puisque le régime parlementaire est une forme d’aristocratie), la souveraineté populaire dans le domaine législatif, dans le domaine intellectuel et dans le domaine moral, la diminution progressive et la suppression pour finir de toute liberté, de toute sûreté individuelle, de toute propriété, de toute garantie constitutionnelle, de toute résistance à l’oppression.

— Il n’est guère probable qu’on en arrive jamais là ; car, quoi que vous en disiez, les droits de l’homme ont en eux des forces, peu grandes à la vérité relativement à l’énorme puissance de la souveraineté populaire et de la passion de l’égalité, suffisantes cependant pour faire quelque obstacle et mettre comme une sorte de frein.

— Évidemment ; et ce que je viens d’indiquer comme le terme de la Révolution n’en est que le terme théorique, n’en est que « l’idéal rationnel, » pour reprendre la formule de M. Aulard. Il faut même ajouter, ce que je n’ai jamais oublié de faire, que, s’il y a un mouvement de socialisation à travers tout le XIXe siècle, il y a aussi un mouvement parallèle d’individualisme, qui n’est pas faible. Seulement il faut remarquer que le mouvement individualiste n’est pas, lui-même, sans favoriser le mouvement de socialisation. Qui a des tendances individualistes ? L’homme cultivé, qui tient infiniment à sa liberté de conscience, à sa liberté de pensée, à sa liberté d’écrire, à sa liberté d’enseigner et de communiquer sa pensée. Mais cet homme-là, soldat de la liberté, il est vrai, est en même temps, pour cause de son individualisme, un isolé, un solitaire, un homme qui n’est pas engrené à un corps, à une collectivité, à une association et qui même, le plus souvent, n’est d’aucun parti. Cet homme-là, ceux qui lui ressemblent fussent-ils deux millions, ne compte guère, et les deux millions non plus. — C’est un frein très faible. Encore est-il que c’en est un et que la socialisation n’irait pas vite dans un pays où tout le monde serait comme cela. Or, quoique le tempérament général des Français soit tout autre, il y a encore un certain nombre de Français qui sont de ce tempérament-là. Le frein existe.

Il y en a un plus fort, c’est la nature des choses. Liberté, sûreté, propriété, résistance à l’oppression sont des droits solidaires et d’une telle solidarité que, tant qu’un seul restera debout, on n’en aura pas fini avec les droits de l’homme. Or il sera très difficile en France, quoique possible, d’abolir la propriété, à cause du nombre trop grand de propriétaires. L’égalité trouvera donc là, très longtemps, une borne très difficile à extirper, et la souveraineté nationale, un obstacle très difficile à franchir. Et, tant qu’un droit de l’homme existera, les autres se grouperont autour de lui et se soutiendront de son appui et les uns les autres. Longtemps l’individu revendiquera son droit, — prétendu, si vous voulez, — de travailler plus qu’un autre, d’être plus intelligent qu’un autre, et de posséder plus qu’un autre et d’en faire profiter ceux qu’il aime. Et cette prétention, parfaitement aristocratique, je le reconnais, il sera forcé, pour la soutenir, de faire appel à tous les autres droits, au droit de liberté, au droit de sûreté, aux garanties constitutionnelles, au droit de résistance à l’oppression. Cette fois nous sommes en présence d’une borne et d’un frein qui sont assez considérables.

« L’idéal rationnel » ne sera donc pas atteint de longtemps ; je crois même qu’il ne le sera jamais. Mais on s’en rapprochera de plus en plus. C’est précisément pour cela qu’on n’en aura jamais fini avec la Révolution. Ses revendications seront perpétuelles, parce que son objet est inépuisable. La marche de l’égalité ne s’arrêtera pas, parce qu’elle n’aura jamais atteint son but ; les conquêtes de la souveraineté nationale ne s’arrêteront pas, parce qu’elle n’aura jamais rempli ses frontières naturelles. La Révolution est éternelle, parce qu’elle ne sera jamais accomplie ; mais aussi, à ce qu’elle s’approchera toujours de plus en plus de son idéal rationnel sans jamais l’atteindre, elle gagne ceci d’être éternelle.


EMILE FAGUET.

  1. Histoire politique de la Révolution française, par M. A. Aulard, 1 vol. in-8o ; Armand Colin.