Une Logique nouvelle à l’Oratoire

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Une Logique nouvelle à l’Oratoire
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 913-942).


UNE
LOGIQUE NOUVELLE
À L’ORATOIRE


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Logique, par Alphonse Gratry, prêtre de l’Oratoire, 2 vol. in-8o, 1855.


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Deux membres du clergé ont en ces derniers temps attiré l’attention publique : l’un, déjà célèbre parmi les prédicateurs chrétiens, s’est montré grand professeur à la Sorbonne, et a su conquérir à l’enseignement de la Faculté de théologie une popularité inattendue ; l’autre, plus jeune et jusque-là obscur, s’est élancé d’un vol soudain vers les plus hautes spéculations de la philosophie religieuse, et ce brillant coup d’essai a signalé la résurrection d’une compagnie chère à l’église de France, à la philosophie et aux lettres, la noble, la libérale, la sage et aimable compagnie de l’Oratoire[1].

Entre le nouvel oratorien et le professeur éprouvé, il y a plus d’un point commun : tous deux s’abstiennent presque entièrement de déclamer contre l’esprit moderne. Ils sont du clergé, et le nom de théologiens philosophes ne paraît pas leur faire peur. S’ils nomment Platon, c’est sans aucun mépris, et s’ils parlent de Descartes et de Leibnitz, c’est avec indulgence. Voici d’ailleurs un rapport plus intime et qui explique tous les autres : l’aîné de ces deux écrivains a été le maître du plus jeune. Le disciple est-il resté fidèle ? C’est une autre question, mais il est certain que le père Gratry est sorti de ce groupe d’esprits actifs, inquiets et distingués que M. Bautain réunissait, il y a vingt-cinq ans, autour de sa chaire de Strasbourg. Depuis lors, le petit troupeau s’est dispersé, mais il n’a pas trop mal fait son chemin dans le monde : M. de Bonnechose occupe un siège épiscopal, M. l’abbé Cari gouverne à Juilly la maison où vécut Malebranche, et tandis que le père Gratry écrit et médite à l’Oratoire, M. Bautain enseigne à la Sorbonne avec le plus grand éclat et un incontestable talent.

Nous n’avons point dessein de raconter l’histoire de l’école de Strasbourg, et, s’il faut l’avouer, nous inclinons à penser que cette école peut parfaitement se passer d’histoire ; mais il serait injuste d’étendre cette indifférence jusqu’aux publications du père Gratry. Ce dernier venu des disciples de M. Bautain nous paraît valoir à lui seul plus que tous les autres, et nous ajouterions volontiers plus que le maître lui-même.

Ce n’est pas que M. l’abbé Bautain ne soit un homme d’un grand talent et un personnage considérable, mais il lui manque la qualité essentielle du penseur et de l’écrivain, l’originalité, et, chose singulière, il a suscité un disciple qui a des idées et qui sait écrire. Comment expliquer cela ? Ne serait-ce pas que l’influence de certains chefs d’école tient souvent à leur caractère plus qu’à leur talent, et que, pour dédommager ces natures ardentes et impérieuses d’une certaine stérilité d’idées, la Providence leur a donné le privilège d’attirer à elles des esprits plus féconds ?

Au surplus, le temps où le père Gratry se rangeait humblement à la suite de M. Bautain est déjà loin de nous. Sans vouloir deviner les vicissitudes que leur intimité philosophique a pu traverser depuis la dissolution du faisceau de Strasbourg jusqu’à la récente résurrection de l’Oratoire, nous croyons qu’à l’heure qu’il est, ni le maître n’avouerait les hardies spéculations de son ancien disciple, ni le disciple ne serait disposé à s’incliner devant l’autorité de son ancien maître. Il faut donc considérer le père Gratry comme un esprit à part, qui a pu subir des influences, mais qui ne relève plus que de lui-même.

Aussi bien l’ambition du nouvel oratorien n’est pas médiocre. A Strasbourg, on ne songeait guère qu’à une réforme dans les études cléricales ; à l’Oratoire, on vise tout autrement haut. Il ne s’agit pas moins que de régénérer la philosophie, de faire circuler parmi toutes les sciences humaines une sève plus puissante, de porter enfin jusque dans l’immuable théologie le mouvement et le progrès. Pour opérer ces merveilles, sur quoi compte le père Gratry ? Sur sa Logique. Est-il question pour lui de retraduire la logique d’Aristote ou de commenter celle de Port-Royal ? Évidemment non ; ce n’est là que l’ancienne logique. Or la logique du père Gratry est nouvelle, et pourquoi se récrier ? Quand un philosophe annonce à son siècle une Instauratio magna, il est tout simple qu’il écrive son Novum Organum.


I.

Voilà donc une grande entreprise ; pour en comprendre le fort et le faible, cherchons-en l’origine et jetons un coup-d’œil sur la carrière du père Gratry. Ses premiers goûts le portèrent aux mathématiques ; il s’en nourrit avidement et dut à son succès dans ce genre d’études l’honneur d’entrer à l’École polytechnique et l’avantage d’y entendre Poisson, Ârago, Dulong, Coriolis. Deux ans s’écoulent dans cette vie de réflexion abstraite et d’austères calculs, et nous retrouvons le jeune polytechnicien à Metz, sous l’uniforme d’officier d’artillerie. Il s’y préparait à une carrière partagée entre les recherches du savant et les devoirs du soldat, quand tout à coup, par des causes diverses, une grande révolution s’opéra dans ses idées et dans toute son existence. La religion avait touché ce cœur ardent, qui, une fois saisi, se donna tout entier. Le sous-lieutenant quitte son épée, dit adieu à toute carrière mondaine et se fait prêtre. C’était vers la fin de la restauration, au moment où un autre jeune homme, sorti d’une autre grande école, où il avait trouvé pour maîtres M. Royer-Collard, M. Villemain, M. Cousin, et pour camarades M. Jouffroy, M. Augustin Thierry, M. Damiron, M. Dubois, venait aussi d’être subitement illuminé par l’idée religieuse et d’entrer dans les ordres sacrés. Cette communauté d’origine et de destinée rapprocha les nouveaux convertis. M. Bautain était l’aîné des deux, et il avait déjà conquis à Strasbourg une position tout à fait considérable. Brillant professeur de philosophie à l’Université, prédicateur populaire à l’église, directeur très recherché au tribunal des consciences, rien ne manquait à ses moyens d’action. Il avait un don rare et supérieur, le don de convertir. Comme les apôtres, M. Bautain était pêcheur d’âmes. Le retour à la foi de plusieurs incrédules, mais surtout le baptême éclatant de deux frères israélites, qui laissèrent de belles positions sociales pour se faire prêtres et devenir les disciples fervens de leur père spirituel, tout cela avait donné à M. Bautain un ascendant extraordinaire. L’évêque de Strasbourg, M. de Trévern, lui confia son petit séminaire de Molsheim, et ce fut là le berceau de cette école de théologiens philosophes dont le dernier venu et le plus remarquable est le père Gratry.

Dans ce coin obscur de l’Alsace, on agitait d’assez grands desseins. La théologie, telle qu’on l’enseigne dans les séminaires, paraissait à ces enfans de l’Ecole polytechnique et de l’École normale qui avaient respiré l’air du siècle et entendu à Paris les savans et les philosophes, la théologie scholastique leur paraissait frappée de stérilité. Il fallait lui rendre la vie. On en essayait la réforme sur un seul petit séminaire, mais on méditait de l’étendre à tout le diocèse et de proche en proche à toute l’église. Voisins de l’Allemagne, nos théologiens de Molsheim tendirent la main à la savante et catholique Bavière. Ils étudiaient la philosophie avec Schelling, la théologie avec Mœhler, la physiologie avec Burdach, et à tout cela ils associaient volontiers le mysticisme de Gœrres et de Baader. Voilà le foyer ardent où s’est allumée l’intelligence de M. l’abbé Gratry. Philosophie, mathématique et mysticisme, les trois objets de ses prédilections, c’est à Strasbourg qu’il a commencé de les aimer et de les unir.

Au milieu de ces études et de ces plans de réforme éclata l’orage qui devait disperser le cénacle de Molsheim. L’évêque de Strasbourg, d’abord si favorable aux novateurs, n’avait pas tardé à prendre alarme de leurs progrès, et il se décida, le 15 septembre 1834, à les signaler publiquement à la défiance de l’église. On se défendit, on protesta, on partit pour Borne ; mais le récent exemple de M. l’abbé de Lamennais était significatif. Les idées de paix prévalurent, et M. l’abbé Gratry fut un des dix signataires de l’acte de soumission. Tout en cédant de bonne foi sur quelques points particuliers, M. l’abbé Gratry s’attacha à une idée générale qui ne manque pas de grandeur : c’est l’idée de vivifier les sciences par la philosophie et la philosophie par la religion. Nous l’avons connu à Paris en 1840 directeur du collège Stanislas, puis aumônier de l’École normale, et toujours uniquement occupé de mûrir son idée et de la répandre parmi la jeunesse.

M. l’abbé Gratry était alors parfaitement ignoré du public. Il n’avait pas écrit et ne songeait peut-être pas à écrire, mais on ne pouvait le voir et l’entendre sans être frappé de la tournure de son esprit et de la distinction de toute sa personne. Ce qui attirait tout d’abord à lui, c’était l’aimable accord de la gravité adoucie du prêtre et de l’aisance de l’homme du monde. Sa conversation, tour à tour sérieuse et enjouée, était pleine de séduction. Il ne fallait pas l’avoir beaucoup fréquenté pour être au fait de ses idées favorites, et il avait à leur service une abondance, une chaleur et une verve inépuisables. C’était un homme à systèmes ; mais, chose étonnante, avec une confiance absolue dans ses idées, il ne laissait jamais paraître ni ton dogmatique ni orgueil. Il vous proposait les idées les plus hardies, les plus subtiles, quelquefois même les plus bizarres, non pas comme extraordinaires ou comme siennes, mais comme les plus simples du monde, comme l’évidence et la vérité mêmes. C’étaient des applications perpétuelles de l’algèbre et de la physique à la théologie ; c’étaient des équations et des cercles, des ellipses et des paraboles, des miroirs, des foyers, des rayons, et je ne sais combien d’autres symboles ingénieux dont il se servait pour figurer les mystères les plus profonds de la nature, j)Our adoucir et simplifier les dogmes les plus redoutables de la religion, tout cela avec une hardiesse de spéculation, une sincérité de christianisme, une subtilité d’analyse, une chaleur de cœur, un éclat d’imagination, une exaltation, une finesse et une candeur surprenantes. On sentait tour à tour en l’écoutant le polytechnicien, l’incrédule converti, le prêtre, le savant, le mystique, et par-dessus tout l’homme d’esprit.

Malgré une réunion si attachante de qualités rares, M. l’abbé Gratry n’eut à l’École normale qu’un demi-succès. L’ardeur de ses convictions, les grâces de sa parole, les ressources de sa dialectique, plaisaient infiniment à cette jeunesse choisie, mais le mélange du mysticisme et de l’algèbre la tenait en défiance. Les géomètres trouvaient l’abbé Gratry peu exact et trop exalté ; aux esprits littéraires, il semblait trop abstrait, trop hérissé de formules. On écoutait, on admirait, on souriait, on n’adhérait pas.

Ce fut seulement en 1851 que le nom de M. l’abbé Gratry sortit de l’obscurité. Un de ses collègues de l’École normale, ardent philosophe autant qu’homme sincère, M. Vacherot, venait de terminer une savante histoire de l’école d’Alexandrie. À tort ou à raison, M. l’abbé Gratry crut apercevoir dans cet ouvrage certaines traces de la doctrine de Hegel, et comme à ses yeux l’hégélianisme est la grande maladie intellectuelle du temps, sa tête s’échauffa, et il se persuada qu’ayant charge d’âmes à l’École normale, le zèle de la maison du Seigneur lui faisait un devoir de signaler publiquement l’erreur et le péril. Nous ne jugeons pas cette polémique fâcheuse, qui amena la destitution d’un homme excellent et la démission de l’agresseur, mais il est certain qu’elle révéla dans M. l’abbé Gratry un dialecticien habile, un écrivain plein de feu, et qu’en l’éloignant de l’Université, elle lui ouvrit une carrière nouvelle, mieux appropriée à son ardeur et à ses talens. L’Oratoire venait de renaître par l’heureuse initiative d’un homme que le cardinal de Bérulle aurait aimé, M. l’abbé Pétetot. Quel asile meilleur qu’une congrégation libre et savante pour un esprit de la trempe de M. Gratry, nature rêveuse et inquiète qui a besoin de solitude et de silence, de discipline et de loisir ! Aussi l’Oratoire lui a porté bonheur, et le premier fruit de ses études solitaires a été un remarquable essai de philosophie religieuse, qui a partagé, avec le livre du Devoir de M. Jules Simon, les couronnes de l’Académie française.

Mais dans la pensée du père Gratry, le traité de la Connaissance de Dieu n’est qu’une sorte de préambule. La grande idée, l’idée nouvelle et féconde, qui est sa conquête, n’a pu y être qu’indiquée, et encore n’a-t-elle pas été comprise. Pour la mettre dans tout son jour, pour lui donner les vastes développemens qu’elle comporte, il fallait un ouvrage exprès. La Logique, récemment publiée par le père Gratry, est cet ouvrage.


II.

La Logique, pourquoi ce titre sévère et peu attrayant ? Il y a un secret là-dessous, c’est que le dernier grand philosophe de l’Allemagne, Hegel, a entrepris de ramener tous les problèmes de la métaphysique à un enchaînement de concepts abstraits, de manière à transformer en logique la théodicée elle-même. Or la pensée favorite du père Gratry, on pourrait dire son idée fixe, c’est de renverser l’hégélianisme. La logique de Hegel a fait le mal ; c’est à la logique nouvelle de le guérir.

Quelle est donc cette entreprise extraordinaire qui doit régénérer la philosophie et l’esprit humain ? Le père Gratry en a conçu l’idée en méditant sur le mal qui travaille la société intellectuelle de notre temps : c’est d’abord le divorce des sciences et de la philosophie, c’est ensuite et surtout le divorce de la philosophie et de la religion. D’où vient ce double mal ? Il est l’ouvrage du siècle dernier.

Le XVIIe siècle, voilà l’âge d’or de la pensée. Toutes les sciences marchaient unies dans un accord majestueux sous la direction suprême de la philosophie. Le père de la métaphysique moderne, Descartes, est le premier géomètre et le premier physicien de son temps. Newton lui-même ne vient qu’au second rang, parce que Newton est moins philosophe. Et remarquez que ces deux puissants esprits sont des hommes profondément religieux, des chrétiens convaincus. Comme eux grand philosophe et grand mathématicien, Leibnitz n’est pas seulement un homme religieux, c’est un grand théologien, capable d’entrer en lice avec l’auteur de l’Histoire des Variations. À leur tour, les théologiens sont philosophes. Il suffit de citer Bossuet, Fénelon, Arnaud, et ce noble personnage qui répond si bien à l’idéal du père Gratry, le père Malebranche, l’honneur de l’Oratoire, à la fois géomètre, philosophe et théologien.

Le XVIIIe siècle a détruit cette admirable économie. Il a rompu le faisceau, et en divisant tout, il a tout affaibli. La philosophie a déclaré la guerre au christianisme, et dès ce moment elle a perdu le principe de vie. La voilà devenue étrangère au sentiment religieux, niant l’infini, l’idéal, l’invisible, et s’emprisonnant dans le fini. Vainement elle fait effort pour ralentir sa chute rapide et se rattacher au déisme, la logique l’entraîne loin de Dieu et ne lui laisse le choix qu’entre le scepticisme et le matérialisme, entre le doute et l’impiété. Du même coup voilà l’unité des sciences brisée. Dès que la chaîne des causes, suivant l’expression d’un philosophe, cesse d’être attachée au trône de Dieu, la nature n’est plus qu’un assemblage confus de phénomènes. Les savans se la partagent, et chacun s’attache au lambeau qu’il a pu saisir. Plus d’enchaînement et d’harmonie dans l’esprit humain, tout tombe en poussière, tout s’abâtardit. Quelques savans chrétiens, comme Euler et Linné, essaient, à la vérité, de maintenir les sciences à leur ancien niveau ; mais plus le siècle marche, plus les sciences se brisent en fragmens. On a des astronomes esprits forts et des naturalistes athées, des Lalande, des Lamarck, et si les derniers enfans de cette génération corrompue sont plus respectueux et plus discrets, les Laplace, les Cuvier, les Arago ne cachent guère leur profond dédain pour la pure spéculation métaphysique.

Voilà les maux que souffre l’esprit moderne ; comment les guérir ? Il n’y a qu’un moyen, c’est de ramener les savans à la philosophie, et les philosophes à la religion. Après avoir posé en ces termes le problème du temps, voici comment le père Gratry le résout.

Le savant oratorien a fait une découverte, c’est que les sciences s’appuient sur un procédé fondamental, qu’elles appliquent sans le savoir sous les formes les plus diverses, et qui est au fond le même dont se sert la métaphysique.

Il y a deux grandes familles de sciences, celles qui se partagent l’étude de la nature, physique, physiologie, chimie, et celles qui s’appellent exactes, comme l’algèbre, la géométrie, et en général les mathématiques. Or quel est le procédé fondamental des sciences de la nature ? C’est l’induction. Et quel est celui des sciences mathématiques ? C’est d’abord le calcul ordinaire, lequel n’est autre chose que le raisonnement sous sa forme la plus précise ; mais c’est surtout ce calcul supérieur qui s’appelle depuis Leibnitz le calcul infinitésimal.

Cherchons maintenant si la métaphysique a aussi un procédé fondamental. Elle en a un. Platon est le premier qui l’ait connu, et il l’a appelé le procédé dialectique. En quoi consiste ce procédé ? à s’élever du réel à l’idéal, du fini à l’infini, de la nature à Dieu.

Voilà, s’écrie la science de notre temps, voilà le vice radical, voilà la vanité de la métaphysique. Elle veut atteindre l’infini, c’est-à-dire l’inaccessible ; elle veut parler aux hommes de l’ineffable. Et sur quoi se fonde-t-elle pour raisonner de l’infini ? Sur l’univers et sur l’homme, c’est-à-dire sur le fini. La voilà engagée dans des difficultés inextricables. Avec un point d’appui borné, la nature, et un levier imparfait, la raison, elle veut soulever le poids de l’infini : chimère, folie, contradiction !

Telle est la grande objection des hommes exacts et positifs. C’est la raison de leur dédain de la philosophie, c’est la source de leur matérialisme ou de leur incrédulité, c’est en un mot le principe de dissolution, de stérilité et de mort caché sous le faux éclat et la trompeuse fécondité des sciences physiques et mathématiques.

Eh bien ! le père Gratry s’adresse aux physiciens et aux géomètres, et il leur dit : Vos sciences, si exactes et si positives, n’existent qu’à une condition : c’est d’employer sans cesse, à chaque théorème, à chaque expérience, ce même procédé qui vous semble chimérique et impuissant entre les mains des philosophes. Vous, physicien, vous ne feriez point un pas dans la découverte des lois de la nature sans l’induction. Or l’induction bien examinée, l’induction ramenée à ses conditions essentielles, l’induction consiste à passer du fini à l’infini. Vous, géomètre, vous avez, j’en conviens, dans le calcul ordinaire un instrument admirable ; mais les mathématiques eussent-elles pris le magnifique développement dont elles sont justement fières, si elles étaient restées dans le domaine du fini ? Ce qui leur a donné l’essor, c’est le calcul infinitésimal, qui consiste encore à passer du fini à l’infini. C’est donc en vain, géomètres, physiciens, chimistes, que vous cherchez à vous réduire au fini. L’infini vous domine et vous envahit de toutes parts. Tandis que vous croyez en faire abstraction, il pénètre dans vos calculs en dépit de vous, et si, sachant ce que vous faites, vous parvenez à l’écarter en effet, vous vous condamnez à l’empirisme, que dis-je ? au scepticisme absolu. Vos lois de la nature, vos théorèmes, vos méthodes, tout s’écroule à l’instant. Vous avez voulu chasser Dieu de la nature, la nature elle-même vous échappe ; elle a perdu ses lois, elle n’est plus qu’un chaos au sein duquel s’agite une raison qui a brisé ses ailes et qui se dévore elle-même.

Il faut donc en revenir aux conditions essentielles de la science, aux lois primordiales de la raison, à la vérité des choses. Or la vérité, c’est que les sciences et la philosophie sont sœurs. Procédé inductif, procédé infinitésimal, procédé métaphysique, tout cela n’est qu’un seul et même instrument, une seule et même loi de la raison, qui s’élève par un élan irrésistible du fini à l’infini, de la nature à Dieu.

Voilà la découverte du père Gratry. Grâce à elle, il se flatte de ramener les savans à la philosophie, et, cela fait, il se charge de conduire sans effort les savans et les philosophes à la religion, c’est-à-dire au christianisme. Que donne en effet la philosophie pure appuyée sur les sciences purement humaines ? Elle conduit jusqu’à Dieu, c’est sa grandeur ; mais quel est ce Dieu des purs philosophes, le Dieu des Platon, des Aristote et des rationalistes modernes ? Un Dieu sans rapport avec la créature humaine, un Dieu abstrait Le vrai Dieu est un Dieu vivant, et pour connaître ce Dieu, la raison est impuissante. Il lui faut les clartés mystérieuses de la foi, achetées au prix de l’humilité. Et qu’est-ce que l’humilité ? C’est le sentiment profond que la créature a de sa faiblesse, c’est l’être fini se courbant devant l’être des êtres ; c’est quelque chose enfin d’analogue à ce procédé scientifique par où le physicien et le géomètre passent du fini à l’infini.

Ainsi donc l’induction qui élève Newton à la loi générale de l’univers, le calcul qui fait pénétrer Leibnitz dans le mystère de la génération des grandeurs, la méthode qui conduit le métaphysicien de la cause finie à la cause des causes, ces procédés ne sont que des essais imparfaits et comme des figures de l’acte sublime qui constitue la religion, et par lequel s’ébauche dans cette vie, en attendant qu’elle s’accomplisse parfaitement dans l’autre, l’union du fini et de l’infini.

La poésie, l’art en général, n’ont pas d’autre essence. L’enthousiasme du poète, le ravissement du mystique, l’essor ardent de l’artiste vers l’idéal, tout cela n’est que la loi universelle de l’esprit humain, l’ascension du fini vers l’infini. Les Raphaël et les Michel-Ange, les Dante et les Milton sont animés du même souffle qui emporte les Kepler et les Galilée, les Descartes et les Leibnitz, et tous ne font, poètes, théologiens, savans, que ce que fait la pauvre femme dont Fénelon enviait l’humble adoration : ils s’élèvent du plus profond de leur nature misérable et finie vers le principe de toute perfection, de toute beauté, de toute félicité ; ils prient Dieu.

Tel est le système du père Gratry ; voilà du moins la pensée fondamentale de sa logique et de toute sa nouvelle entreprise. Commençons par reconnaître que le père Gratry a un sentiment énergique et vrai des besoins du siècle, et qu’il a tracé une peinture exacte de l’état des intelligences. Nous tombons d’accord que le divorce de la philosophie et des sciences est un grand mal et que leur réconciliation est la chose du monde la plus désirable, la plus urgente et la plus nécessaire. Nous reconnaissons aussi avec le père Gratry, non-seulement qu’il y a dans le fond des choses un accord général entre l’esprit du christianisme et l’esprit de la bonne philosophie, mais encore que la philosophie et la théologie ont des points de contact naturels et peuvent se rendre des services réciproques.

En général, ces pensées d’harmonie entre les sciences, la philosophie et le christianisme, ce prêtre passionné pour la physique et la géométrie, qui lit Cuvier, Humboldt et Laplace, qui adore la métaphysique et fait ses délices de Platon, qui étudie la théologie en moraliste et en philosophe, qui espère et qui annonce un prochain grand siècle, ce sentiment élevé, ce souffle généreux, tout cela nous inspire le plus grand respect et la plus vive sympathie.

Le père Gratry est un homme de notre temps. Son idéal n’est pas dans le XIe siècle, ni même dans le XVIIe : il est dans l’avenir. Les doutes, les fièvres, les aspirations et les désirs contraires qui nous agitent, rien de tout cela n’est étranger au père Gratry. Il a vécu, il a douté, il a souffert, et il est plein d’enthousiasme, de candeur et de foi.

C’est d’ailleurs un homme doué de rares facultés. À l’étude des sciences, de la philosophie, de la théologie, il joint la plus fine culture littéraire. C’est un écrivain, et sa pensée ingénieuse sait se colorer des teintes brillantes et délicates d’une imagination naturellement émue. Comme critique, il a toute la pénétration et toute la souplesse d’esprit nécessaire pour entrer dans le fond des problèmes métaphysiques et se plier à toutes les pensées des grands maîtres. Son érudition, sans être ni profonde, ni précise, a de l’étendue et une agréable variété. Par momens la flamme la plus pure et la plus brillante illumine son esprit, d’autres fois c’est une mysticité sincère et coulant de source qui s’épanche avec abondance et douceur. Son style prend alors quelque chose de tendre et de pénétrant ; il vous caresse, vous attire et vous sourit. Serait-ce trop dire que d’avouer qu’en certaines pages il rappelle Fénelon ? À la vérité il le rappelle par ses défauts plus que par ses qualités : il en a la subtilité et la finesse trop aiguisée ; il n’est pas sans quelque mollesse, sans quelque langueur, et son abondance dégénère en fluidité ; mais par deux traits il fait penser au noble et charmant modèle, je veux dire une haute métaphysique animée de mystique ferveur.

Cette part loyale faite à la sympathie, nous dirons nettement que si l’on réduit les théories du père Gratry à leur fond essentiel et précis, si on ôte à son livre les vues de détail ingénieuses, les pages délicates et charmantes : si, laissant de côté les généralités, les désirs vagues d’union et d’accord, on porte la question sur un terrain nettement circonscrit, le système du père Gratry repose sur une base ruineuse. Sa grande découverte de l’identité des trois procédés de la physique, de la mathématique et de la philosophie est une idée fausse, et sa tentative de ramener les savans à la philosophie et la philosophie au christianisme est une œuvre à recommencer.


III.

Une première chose qui nous frappe, c’est l’idée singulière que le père Gratry se forme de la méthode des sciences physiques, c’est-à-dire de la nature et de la portée de l’induction. Le procédé inductif n’a rien de mystérieux. Il y a plus de deux mille ans que Socrate le recommandait à Platon, et l’appliquait lui-même aux sciences morales avec une singulière sagacité. Aristote en a donné cette belle formule : L’induction, dit-il, est une marche régulière du particulier à l’universel[2]. Quel monument plus imposant et plus durable élevé à la gloire de la méthode d’induction que cette Histoire des Animaux, qui ravissait Cuvier d’étonnement, et où le philosophe de Stagyre s’élève par degrés de la description des individus et des espèces aux lois les plus générales de l’organisation ! À l’époque du renouvellement des sciences, Bacon eut le mérite, non pas certes d’inventer l’induction, car on n’invente pas une faculté naturelle de l’esprit humain, non pas de la découvrir, puisque Socrate, Platon, Aristote, et vous pouvez y joindre Hippocrate, l’avaient appliquée avant lui, mais de la décrire avec précision et de la prêcher avec enthousiasme. Newton acheva de la consacrer par des découvertes immortelles, et ses héritiers l’appliquent tous les jours sous nos yeux. Ouvrez le Discours sur l’étude de la philosophie naturelle, écrit par un contemporain illustre, M. Herschel, et dans ce livre, tout pénétré du Novum Organum de Bacon et des Regulæ philosophandi de Newton, vous verrez que l’induction consiste à s’élever, par des observations et des expériences bien conduites, à la connaissance des lois de la nature, lesquelles ne sont autre chose que les relations constantes qui existent entre les phénomènes de l’univers[3].

Qu’y a-t-il dans ce procédé qui ressemble aux spéculations des philosophes sur l’existence et les attributs de Dieu, et comment assimiler la méthode dont s’est servi Ampère pour trouver la loi des courans électriques avec celle qui conduisit Platon au premier principe de la vérité et de l’être ?

Si j’entends bien le procédé dialectique ou métaphysique dont Platon nous a transmis l’héritage, voici comment on pourrait le définir. Chaque fois que je considère un objet de la nature, astre, plante ou minéral, et l’homme lui-même, je m’aperçois que cet objet est changeant, successif, limité, en un mot imparfait. Voyant cela, je me dis que cet objet n’existe pas par lui-même, n’a pas en lui-même sa raison d’être, et dès lors je le rapporte à un principe supérieur qui est par soi, qui a sa raison d’être en soi, c’est-à-dire qui est immuable, éternel, infini, parfait. Tel est l’acte essentiel de la pensée sur lequel repose toute théodicée. Si cet acte est réel et légitime, si cette base est solide, il s’ensuit qu’il y a un moyen régulier de connaître la nature de Dieu, une méthode métaphysique. Et sans doute Dieu est infiniment loin de nous. C’est un Dieu caché, mais il se révèle dans la nature et dans l’humanité, et là je puis saisir quelque trace de ses perfections infinies. Tout ce qui est dans l’univers et dans l’humanité a sa raison d’être en Dieu. Il y a dans la créature de la force, de l’intelligence, de la beauté, de l’amour, de la liberté : donc tout cela existe dans le créateur. La vie, dans l’univers, se développe sous la condition de la limite, de l’espace, du temps ; elle est en Dieu sous la forme de l’éternité, de l’immensité, de l’infini. Voilà la méthode dialectique dont le père est Platon, ou, pour mieux dire, elle a pour véritable père l’esprit humain. Elle a paru dans le monde le jour où l’homme a senti sa faiblesse, et proclamé au-dessus de lui quelque chose de divin.

Le procédé métaphysique a donc ce caractère de franchir d’un bond l’intervalle qui sépare la créature du créateur, le fini de l’infini, l’être contingent de l’être nécessaire. Sur ce point, nous sommes d’accord avec le père Gratry, et nous reconnaissons qu’il décrit exactement le procédé dialectique ou métaphysique ; mais il est d’autant plus surprenant qu’il identifie ce procédé avec celui des sciences physiques, avec l’induction.

Voici un physicien qui observe la nature : en réunissant les observations faites par ses devanciers, en y ajoutant ses observations propres, en les comparant, en les combinant, en ajoutant à la puissance très bornée de nos sens la puissance indéfinie des instrumens, il parvient à reconnaître que toutes les planètes connues ont une même loi, qu’elles se meuvent selon des courbes elliptiques dont le soleil occupe un des foyers. Cette loi est admirable ; elle fait la gloire de Kepler, et Newton en tirera l’attraction universelle. D’un autre côté, voici un métaphysicien qui essaie de trouver quelque lumière sur l’origine des choses : il se dit que le monde est un composé de force et d’intelligence, et comme en cette région des choses qui passent, toute force a des limites, toute intelligence des lacunes et des ombres, il rapporte le monde à une cause infinie et toute-puissante qui renferme en elle la perfection de l’intelligence et de l’activité, et qui du sein de l’éternité épanche hors d’elle-même, sans s’épuiser, la force, la pensée et la vie. Ce philosophe, c’est Anaxagore, c’est Socrate, c’est Platon, c’est Descartes, c’est Leibnitz, c’est Voltaire, c’est tout homme qui se recueille et s’estime ce qu’il est.

J’ai beau comparer le procédé du physicien et celui du métaphysicien, je n’y vois que ces analogies générales, qui tiennent à la nature constante de l’esprit humain ; mais, loin d’y saisir une identité, j’y reconnais au contraire des différences essentielles.

Que trouve ou que cherche le physicien ? Les lois de la nature. Que cherche le métaphysicien ? Dieu et ses attributs. Mais qu’est-ce qu’une loi de la nature ? Un fait général, rien de plus. Je dirai un fait universel, si vous voulez ; mais un fait n’est qu’un fait. Particulier ou universel, il garde son essence ; il exprime une vérité contingente qui pourrait être ou n’être pas, qui n’a rien en soi de nécessaire et d’absolu. Soutiendrez-vous que les lois de la nature sont des vérités nécessaires, et citerez-vous Montesquieu, qui les définit, au commencement de l’Esprit des lois, « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ? » Mais Montesquieu parle ici des vérités mathématiques et des vérités morales et métaphysiques, lesquelles en effet ont un caractère de nécessité. Or il s’agit entre nous des lois de l’univers matériel. Eh bien ! je prends la plus belle, la plus magnifique, la plus générale de ces lois, la loi de l’attraction. Est-ce là une vérité nécessaire ? J’en appelle à Newton[4], j’en appelle aux plus illustres physiciens modernes ; tous vous diront que l’attraction universelle n’exprime qu’un fait, un fait universel, révélé par l’observation, vérifié par l’expérience et le calcul. Ce fait peut-il être déduit de la nature des corps ? Non ; on le constate, on le vérifie, on ne le démontre pas géométriquement. À la rigueur donc, l’attraction universelle n’est autre chose qu’une hypothèse imaginée par Newton, et qu’aucun fait n’est venu démentir (et encore je ne parle que des faits astronomiques, des grands faits ; car si on arrivait à des phénomènes très délicats, par exemple aux phénomènes de cohésion, aux phénomènes capillaires, la généralité de la loi newtonienne serait en péril). Il en est de même, à plus forte raison, de toutes les autres lois de la nature. Ce sont des faits généralisés par l’induction et le calcul, ou pour mieux dire des hypothèses générales confirmées par l’expérience et le calcul, et rendant compte des phénomènes.

Le père Gratry dira peut-être que je rétrécis le domaine des sciences physiques, que je diminue la portée de l’induction, que les physiciens ne cherchent pas seulement des lois, mais des causes ; que l’attraction exprime quelque chose de plus qu’un fait universel, savoir une force universelle.

Ici encore j’oppose au père Gratry l’autorité de Newton. Quel autre sera plus compétent pour nous apprendre ce que c’est que l’attraction ? Ouvrez les Principes et l’Optique ; Newton vous dira[5] que l’attraction n’est pas pour lui une cause, mais une loi, c’est-à-dire l’expression générale d’un fait. Qu’est-elle en soi ? Pourquoi les corps semblent-ils s’attirer ? s’attirent-ils en effet ? la force par laquelle ils influent l’un sur l’autre est-elle placée à leur centre ou répandue dans leurs parties ? agit-elle à travers le vide ou à l’aide d’un fluide médiateur ? Newton l’ignore, Laplace et Poisson ne le savent pas ; le père Gratry le sait-il davantage ? Ses maîtres de l’École polytechnique s’engageaient-ils à lui faire connaître les causes de la nature ? Dulong et Ampère lui ont-ils jamais proposé la chaleur, l’électricité, les fluides impondérables, comme autre chose que des hypothèses imaginées pour lier les phénomènes ? Qui sait ce que c’est que la chaleur en soi, la lumière en soi ? Quel physicien a défini la matière, l’essence des corps ? C’est pourtant là ce qu’il faudrait connaître pour atteindre les véritables causes et les véritables lois des phénomènes, pour transformer les lois contingentes de la physique en vérités nécessaires. Or, s’il en est ainsi, n’est-il pas clair que la physique, dans son essor le plus hardi, ne dépasse pas les limites de la nature ? Lois, causes, phénomènes, tout cela est fini et limité. En un mot, la physique et l’induction ne sortent pas du domaine de la contingence.

Quel rapport y a-t-il donc entre la méthode des physiciens et cette opération de la pensée qui nous élève du fini à l’infini, du monde à Dieu, des causes finies à la cause infinie, de l’être contingent à l’être nécessaire ? Le point de départ est commun sans doute : c’est la nature, c’est le champ des phénomènes ; mais le but et le moyen sont essentiellement différens : ici des lois de la nature, c’est-à-dire des faits généralisés, mais toujours contingens ; là, un être nécessaire, infini, absolu. D’un côté, des observations lentes, nombreuses, des calculs, des expériences, un progrès lent et mesuré ; de l’autre, un élan de la pensée, un élan soudain, irrésistible, qui nous fait franchir un intervalle infini. En vérité, il faudrait pousser bien loin le goût des analogies pour en trouver entre deux méthodes si prodigieusement différentes ; mais les proclamer identiques, c’est une méprise inconcevable.

Je l’avouerai, je n’ai pu lire sans scandale le chapitre du père Gratry intitulé l’Induction appliquée par Kepler. Il s’agit de décrire le procédé inductif. Pourquoi choisir Kepler pour guide ? pourquoi Kepler de préférence à Bacon, qui est le promoteur et le législateur de l’induction, ou à Newton, qui en a montré avec une égale grandeur l’usage et la théorie ? Voici le secret du père Gratry : c’est que Kepler est un chrétien enthousiaste qui a mêlé ses idées théologiques à ses découvertes et associé le mysticisme à l’astronomie. Certes personne ne peut songer à rabaisser Kepler ; mais, si par le génie il égale Newton, on conviendra qu’il en est loin par la mesure et la méthode. Il se ressent du désordre d’idées où s’agitait le génie moderne du XVIe siècle. On sait qu’il se figurait les astres comme des animaux divins, à la manière des Pythagore et des Platon. Le grave Cuvier ne peut retenir un sourire, lorsque dans son Discours sur les Révolutions du globe il mentionne, parmi les hypothèses de la géologie au berceau, l’idée que se formait Kepler de la terre, comme d’une sorte de baleine qui, par le mouvement alternatif de sa respiration gigantesque, donne naissance au flux et au reflux de la mer. Ces idées étranges n’ont pas empêché Kepler de découvrir ses trois fameuses lois et de placer son nom à côté de Copernik ; mais s’il y a quelque chose de sublime et de touchant dans cet homme de génie manquant presque de pain pendant ces veilles de vingt-deux années qui devaient être si fécondes pour la science et si bienfaisantes pour le genre humain, le père Gratry nous permettra de dire que Kepler, comme chercheur de vérités expérimentales, n’est un exemple à proposer à personne. C’est dans le chapitre du savant oratorien que je vais en trouver la preuve, et n’ayant pas en ce moment l’Harmonica mundi sous les yeux, je m’en rapporte à l’exactitude de ses citations.

Le père Gratry raconte avec admiration que Kepler, voulant découvrir selon quelle courbe se meuvent les planètes, commence par poser en principe qu’il y a un Dieu, que Dieu se manifeste dans la création, et que les lois de la nature et les mouvemens des astres doivent exprimer la nature de Dieu. Ces principes sont vrais, et nul physicien raisonnable n’y contredira. Cependant le père Gratry prétend en conclure que les lois de la nature ne sont pas des vérités contingentes, mais des vérités nécessaires. Et voilà pourquoi, dit-il, on peut les exprimer sous forme mathématique. Là-dessus, le père Gratry cite cette belle parole de Kepler, que la géométrie est éternelle, et qu’elle existe avant le monde dans l’intelligence du créateur. Cela est profondément vrai ; mais il ne s’agit pas de géométrie : il s’agit de connaître les lois effectives que Dieu a données à la nature. Or les seuls moyens pour cela, c’est l’expérience et l’induction ; le calcul s’y appuie et les féconde ; il ne saurait les remplacer. C’est une théorie dangereuse que celle qui regarde les lois de la nature comme nécessaires et pouvant être déduites a priori de la nature de Dieu. Descartes l’a essayé, n)ais il a échoué, et Leibnitz n’hésite pas à dire qu’il y a dans cette entreprise une semence de panthéisme[6]. Que le père Gratry y prenne garde, lui pour qui le panthéisme est l’antipode de la vérité.

Kepler va donc essayer, si l’on en croit son historien, d’expliquer a priori les courbes des planètes par les attributs de Dieu. Voyons cela. Le Dieu de Kepler, dit le père Gratry, n’est pas un Dieu indéterminé comme celui des rationalistes ; c’est le Dieu des chrétiens, c’est le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. Voilà le principe d’où il faut partir. Quoi donc ! dirai-je, obligerez-vous l’astronomie de prendre son principe dans la théologie ? C’est exorbitant. Encore si ce principe était une vérité claire et distincte ; mais non, c’est un mystère. Vous voulez donc que les sciences, au lieu de partir du connu pour atteindre l’inconnu, partent du mystérieux, de l’inexplicable. Singulier moyen d’éclaircir et d’expliquer les choses ! Il est heureux que Copernik et Galilée ne s’en soient pas servis ; mais enfin suivons le fil de cette déduction extraordinaire : Dieu est un et triple ; je l’accorde, que s’ensuit-il pour les planètes ? Il s’ensuit, me dites-vous, que les mouvemens des planètes doivent exprimer la Trinité : j’y consens ; comment feront-elles pour cela ? Le père Gratry répond : elles se mouvront circulairement.

En vérité, cette conclusion est inintelligible. Quand les pythagoriciens soutenaient que les astres sont sphériques et se meuvent en cercle, parce que la sphère et le cercle sont les plus belles de toutes les formes, cela avait un sens, car il est vrai que ces figures sont géométriquement les plus simples ; mais comment aboutir au cercle en partant de la Trinité ? Le père Gratry ne le dit pas. Supposons bénévolement qu’on aboutisse au cercle : nouvel embarras. L’expérience prouve en effet que les planètes se meuvent, non pas en cercle, mais selon des courbes elliptiques, et la gloire de Kepler, c’est justement d’avoir découvert cette loi. Mais non ; ce que le père Gratry admire dans Kepler, ce n’est pas sa découverte, ni ses tables, ni ses calculs ; le père Gratry admire Kepler pour avoir déduit de la Trinité un mouvement en cercle qui ne peut s’en déduire, et qui, étant absolument nécessaire a priori, a le malheur de n’exister pas. A la vérité, le père Gratry ne reconnaît pas ce démenti de l’expérience. L’ellipse et le cercle sont, dit-il, deux figures de même espèce, l’ellipse étant la projection du cercle et le cercle n’étant qu’une ellipse dont les deux foyers sont identiques. Voilà qui est ingénieux, et c’est se tirer d’affaire en homme d’esprit ; mais un peu de bon sens ne serait-il pas ici préférable, et ne peut-on pas dire avec Molière à l’admirateur de la théologie de Kepler :

Quand sur une personne on prétend se régler.
C’est par ses beaux côtés qu’il lui faut ressembler.

Admirons donc le génie et les découvertes de Kepler, mais laissons-lui ou plutôt laissons à l’enfance de l’âge moderne les animaux divins, les rapports de la Trinité avec la forme sphérique et la parenté de l’âme et du cercle (adumbrationem sacro sanctæ Trinitatis in sphærico, et cognationem circuli et animæ).

Un dernier mot : si le père Gratry avait raison, si l’on pouvait déduire a priori les lois de l’univers de la nature de Dieu, la méthode d’induction n’existerait pas ; la physique se ferait à coups de syllogismes, et il faudrait étudier l’astronomie, non dans le ciel, mais dans saint Thomas. Est-ce là ce que le père Gratry nous propose ? Dans ce cas même, sa thèse sur l’identité du procédé des sciences physiques avec celui de la métaphysique serait fausse, puisque la physique, au lieu de s’élancer du particulier à l’universel, du fini à l’infini, descendrait au contraire de l’universel et de l’infini au fini et au particulier.

Nous voilà donc forcé de conclure que le savant oratorien (et cela peut-il se dire sans quelque embarras ?) a complètement défiguré le procédé inductif. Aussi bien il déclare que son induction n’est pas celle de Bacon, qu’il appelle avec dédain un pur tâtonnement. J’en demande bien pardon au père Gratry, l’induction qu’il repousse est celle de Newton, de Lavoisier, de Volta, de Cuvier, de Berzélius, et celle qu’il propose est morte avec le moyen âge. Il ne la ressuscitera pas.


IV

Je crains bien aussi que le procédé infinitésimal, tel que le conçoit le père Gratry, ne soit pas le procédé de Leibnitz, mais un procédé de récente formation. Et ici mon embarras redouble, car il s’agit de hautes mathématiques, et je ne suis qu’un profane écrivant pour des profanes ; mais s’il y a quelque indiscrétion dans cette affaire, j’en renvoie la responsabilité au père Gratry, qui assure que le procédé infinitésimal est un procédé très simple, très familier, qu’on peut rendre aisément accessible à tout esprit un peu cultivé. Au surplus, rien ne nous oblige d’entrer à fond dans la métaphysique de ce calcul. Il suffit de donner une idée claire et précise de ce que les mathématiciens entendent par l’infiniment petit et l’infiniment grand. Toute la question entre le père Gratry et nous est de savoir ce que c’est que l’infini en mathématiques, si cet infini est identique à l’infini des métaphysiciens, s’il est considéré au même point de vue, s’il a la même valeur, s’il est atteint par la même opération de la pensée.

Le père du calcul infinitésimal, Leibnitz, dit quelque part : Mon calcul donne le moyen d’opérer la quadrature des courbes. Ce mot va nous fournir un premier aperçu, un commencement de clarté. On peut en effet considérer la découverte de Leibnitz comme donnant, avec beaucoup d’autres choses, une méthode pour ramener les lignes courbes à des assemblages de lignes droites. Chacun comprend de quoi il s’agit dans la géométrie des courbes : il s’agit du cercle, de l’ellipse, de la parabole. On veut connaître ces courbes. trouver leurs propriétés, saisir la loi de leur génération. Il est aisé de concevoir que le problème serait plus simple, si l’on pouvait ramener ces figures à des lignes droites.

Prenons pour exemple la plus simple des figures curvilignes, le cercle, et pour aider la raison par les sens, d’un point quelconque pris comme centre, avec une ouverture de compas quelconque, traçons sur le papier une circonférence. Supposons qu’on veuille résoudre divers problèmes touchant cette figure, par exemple mesurer sa surface ou connaître le rapport de sa circonférence avec son rayon. Et cela, non pas d’une manière mécanique, ce qui n’aboutirait à aucun résultat intéressant, mais d’une manière scientifique, de telle sorte que l’on sache en général quelle est la surface d’un cercle et quel est le rapport précis de la circonférence au rayon pour tous les cercles possibles.

Ces problèmes ont leurs difficultés. Que serait-ce, si au lieu du cercle il s’agissait d’une courbe moins simple, comme la parabole, l’hyperbole et d’autres, de plus en plus compliquées ? Mais ne parlons que du cercle, et cherchons, non pas à résoudre les questions posées, mais à les simplifier en les transformant.

Inscrivons dans notre cercle un polygone régulier, d’un nombre quelconque de côtés, six par exemple. Voilà une figure qui donne naissance à des problèmes analogues aux précédens ; au lieu de la circonférence de notre cercle, considérez le périmètre de notre polygone ; au lieu du rayon du cercle, considérez l’apothème du polygone, c’est-à-dire la perpendiculaire abaissée du centre sur l’un quelconque de ses côtés, vous pouvez vous demander quelle est la surface du polygone, quel est le rapport du périmètre à l’apothème. Ce sont les mêmes problèmes de tout à l’heure, mais ils sont infiniment plus aisés. Rien de plus simple que la loi de génération d’un polygone régulier, rien de plus facile par exemple que de mesurer sa surface, et de démontrer qu’elle est égale à la demi-somme de ses côtés multipliée par l’apothème. Si donc l’on pouvait ramener le problème du cercle au problème du polygone, on aurait beaucoup avancé la question.

Concevez maintenant que le polygone inscrit, au lieu d’avoir six côtés, en eût douze, vingt-quatre, quarante huit ; cherchez ce qui en arriverait. Évidemment ce polygone se rapprocherait de plus en plus du cercle. Et si vous imaginez des polygones dont les côtés aillent ainsi toujours croissant, vous voyez clairement que plus le nombre des côtés augmente, plus le polygone tend à s’identifier avec le cercle. Or ne pouvez-vous pas concevoir cette multiplication des côtés de notre polygone aussi grande qu’il vous plaira ? Quelque nombre qu’on assigne, dût ce nombre surpasser toutes les forces de l’imagination, n’êtes-vous pas libre de le doubler, de le tripler, de le multiplier à votre gré ? Vous touchez à la conception de Leibnitz, à l’idée de l’infiniment petit.

S’il est vrai que notre polygone tende à s’identifier avec le cercle et qu’il y tende d’une manière indéfinie, il s’ensuit que concevoir un cercle comme un polygone composé d’un nombre immense de côtés, c’est sans doute commettre une erreur, mais une erreur qu’il est possible de réduire autant qu’on le voudra. Il suffit pour cela de faire croître le nombre des côtés. À mesure que ce nombre se multiplie et tend, pour ainsi parler, à être infini, l’assimilation du cercle au polygone est une erreur qui diminue et qui tend pour ainsi dire à être nulle ou égale à zéro. Voilà l’origine très simple de ces deux signes de l’algèbre auxquels on prête quelquefois un air mystérieux et cabalistique, l’infini et zéro (∞, 0) ; voilà la notion de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.

On peut, je crois, comprendre maintenant ce que les mathématiciens veulent dire quand ils définissent le cercle : un polygone d’un nombre infini de côtés infiniment petits. Cela ne signifie pas qu’un cercle puisse jamais être un polygone ; il y aurait contradiction. Cela signifie que l’assimilation d’un cercle à un polygone renferme une erreur qu’on peut rendre aussi petite qu’on voudra. Cela ne veut pas dire non plus qu’il y ait dans la nature, ni qu’il puisse y avoir des polygones dont le nombre des côtés soit infiniment grand, et la grandeur des côtés infiniment petite. Cela veut dire que le nombre des côtés peut être rendu aussi grand qu’on voudra, la grandeur de ces côtés aussi petite qu’on voudra, et l’assimilation d’un tel polygone à un cercle aussi voisine qu’on voudra de la vérité.

Si je ne me trompe, ces idées sont claires et distinctes. On me demandera à quoi servent toutes ces abstractions ? Je réponds avec Leibnitz : à simplifier les problèmes en les transformant[7]. Nous venons de voir comment on peut ramener le problème du cercle au problème du polygone. Eh bien ! généralisez cette idée, et vous comprendrez l’avantage immense qu’il peut y avoir, quand on a affaire à une courbe rebelle, à la ramener de force en quelque façon à une ligne plus docile et à la réduire peu à peu à une loi où elle semblait se soustraire.

Ce n’est là cependant, je me hâte de le déclarer, qu’une idée très incomplète de tout ce qu’il y a de profondément ingénieux dans la conception de Leibnitz, et il faut renoncer à décrire la méthode qu’il a inventée soit pour décomposer les différentes grandeurs finies en élémens infiniment petits, soit pour revenir de ces élémens aux grandeurs finies. Il y a là des miracles de combinaison, des prodiges de calcul qui expliquent la fécondité prodigieuse de la découverte dont Leibnitz et Newton se sont disputé la gloire, et qui a porté l’art du calcul à son plus haut degré de perfection.

Mais le seul point qui nous importe, c’est de savoir si ce mouvement alternatif du fini à l’infiniment petit et de l’infiniment petit au fini, qui constitue le calcul infinitésimal, peut être assimilé, comme l’assure le père Gratry, à la méthode qu’emploient les métaphysiciens pour démontrer l’existence et les attributs de Dieu.

Quel rapport y a-t-il entre ces combinaisons des mathématiciens, si abstraites, si artificielles, si raffinées, si étrangères à la foule des esprits, et ce mouvement simple et irrésistible qui élève la pensée de tous les hommes du spectacle de la nature réelle à la pensée d’un créateur ?

Le père Gratry voit ici, je ne dis pas une analogie lointaine, je ne dis pas une ressemblance, mais une absolue identité. Rien n’est plus étrange que cette thèse. Nous avons relu l’ouvrage pour nous assurer que nous ne nous étions pas mépris. Nous avons consulté des hommes spéciaux, et parmi eux des esprits éminens. Aucun n’a pu s’expliquer une assimilation si extraordinaire. Évidemment le père Gratry est ici abusé par ses intentions. Il veut ramener les mathématiciens à la métaphysique : c’est un dessein digne d’un esprit élevé ; il cherche partout des raisons de bon accord, et il y en a en foule ; mais, emporté par le démon de l’analogie, le père Gratry voit des identités où il n’y en a pas, et comme il arrive à nos yeux quand ils ont trop fixé une certaine couleur, son esprit, à force de voir des analogies, a perdu le sentiment des différences.

La première illusion à signaler, c’est celle que produisent les mots. On parle du calcul infinitésimal, de l’infiniment petit, de l’infiniment grand ; chacun dit, après Fontenelle, que l’esprit humain a fait entrer l’infini dans ses combinaisons, que Newton et Leibnitz ont soumis l’infini au calcul. — Ces mots sont innocens, pourvu qu’on les entende.

L’infiniment petit des mathématiques est un infini, si l’on veut ; mais c’est un infini de petitesse, et il ne faut pas oublier que cet infini peut être assimilé à zéro sans aucune erreur assignable. Si le père Gratry avait fait cette simple remarque, aurait-il identifié, aurait-il seulement comparé la notion de l’infiniment petit avec la plus vaste, la plus haute et la plus auguste des notions, celle de l’infini en esprit et en vérité, celle de l’être des êtres ?

Mais, dira peut-être l’ingénieux oratorien, la notion de l’infiniment petit suppose une notion corrélative, la notion de l’infiniment grand ; nous voilà plus près de l’objet sublime des contemplations du philosophe. Point du tout. Il y a ici une confusion radicale entre deux notions profondément distinctes, l’infini mathématique et l’infini métaphysique. Les mathématiques ont pour objet essentiel la grandeur, et elles n’en sortent jamais. Or la grandeur a une propriété inhérente à sa nature, c’est de pouvoir être toujours multi- pliée et divisée. Voilà l’origine de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Concevoir un infiniment petit, dans le cas, par exemple, de notre polygone de tout à l’heure, c’est tout simplement concevoir que le côté de ce polygone peut être indéfiniment diminué. De même concevoir un infiniment grand, c’est concevoir qu’à mesure qu’on diminue les côtés de notre polygone, on fait croître indéfiniment le nombre de ces côtés.

L’infini mathématique est donc un indéfini, et cette notion est une suite très simple de la nature essentielle de la grandeur. Il n’y a point ici, comme le suppose le père Gratry, un passage brusque du fini à l’infini, un élan, un essor de la pensée ; il n’y a que le développement logique d’une seule et même notion. Les mathématiques ne sortent donc pas de la notion de leur grandeur, pas plus que la physique de la notion de la contingence. Faut-il citer une autorité imposante pour tout le monde et qui a un poids particulier pour le père Gratry ? Je lui opposerai Pascal. Qu’il veuille bien relire l’admirable fragment : de l’Esprit géométrique, il y verra la notion de l’infiniment petit et celle de l’infiniment grand déduites de la notion de grandeur avec une rigueur et une précision incomparables[8]. Il n’en faut pas davantage pour ruiner de fond en comble le système du père Gratry.

Comment en effet assimiler la grandeur, alors même qu’on la suppose indéfiniment agrandie ou diminuée, comment l’assimiler à l’infini de la métaphysique, qui est l’être souverainement parfait, l’être immuable, indivisible, accompli, parfait, placé au-dessus de toute grandeur et de toute comparaison ? Le père Gratry a-t-il songé à ce qu’il y a de bizarre et de dangereux dans ces assimilations paradoxales et inouies ? Mais voici une raison plus capable encore de le toucher. Les mathématiques ont pour objet la grandeur, non pas la grandeur réelle, mais la grandeur abstraite[9]. Il n’y a pas dans la nature d’unités égales, et cependant l’arithmétique repose sur la conception de termes strictement égaux. Il n’y a pas dans la nature de cercles parfaits, de surfaces parfaitement planes, de lignes parfaitement droites, et cependant tout cela est supposé par la géométrie. Il n’y a pas, à plus forte raison, dans la nature des quantités infiniment petites ou infiniment grandes. Ce ne sont là que les jeux savans de l’abstraction, les raffinemens ingénieux du calcul. Je dirai plus, l’infiniment petit, de sa nature, exclut l’existence réelle.

Ce qui est réellement est déterminé dans son être, et Dieu lui-même est en un sens un être déterminé, puisqu’il est parfait. Or l’infiniment petit est une grandeur plus petite que toute grandeur déterminée. C’est donc une pure conception de l’esprit, une pure abstraction, qui n’a pas et ne peut avoir de réalité. C’est, par exemple, une surface sans épaisseur, une ligne sans longueur, un instant sans durée. Pures hypothèses, qui seraient absurdes si on les voulait réaliser ! Que dites-vous d’une partie du temps, supposée réelle, qui, comme élément du temps, doit avoir une durée, et qui, comme partie infiniment petite, n’a aucune durée, si petite qu’elle soit ? C’est une contradiction. Voit-on où cela pourrait conduire, si la thèse du père Gratry était fondée ? C’est que la métaphysique est comme la géométrie une science abstraite, qui se meut dans une région de purs concepts, qui les assemble ou les divise, sans que jamais elle puisse mettre le pied sur le terrain des réalités. Voilà Dieu, ses attributs, devenus comme l’étendue des géomètres, des notions purement abstraites, et peut-être, si l’on veut pousser l’assimilation plus loin, des notions irréalisables, des idéaux de la pensée qui ne peuvent être connus comme réels qu’à la condition de se contredire. Nous voilà en pleine philosophie allemande. L’idée de l’être, dira Hegel, implique contradiction, comme l’idée de l’infiniment petit. L’être est en un sens, et en tant qu’indéterminé, il n’est pas. Il est fini et infini, de sorte que le fond de notre pensée et de toute existence est une contradiction. Grand Dieu ! voilà le père Gratry qui donne des armes aux hégéliens !

Je ne veux pas pousser plus loin cette polémique. Je ne veux pas dire au père Gratry que ce procédé infinitésimal est un procédé inventé au XVIIe siècle, étranger jusque-là au genre humain et aux savans, un procédé artificiel, particulier, qu’à ce compte Dieu ne serait connu que depuis Leibnitz, et que la connaissance en serait refusée à la plupart des hommes. Je crois en avoir dit assez pour conclure que la confusion du calcul infinitésimal avec la preuve de l’existence et des attributs de Dieu est une des chimères les plus étonnantes où un homme d’esprit ait pu se laisser entraîner. Si on voulait badiner en matière si sérieuse, on pourrait dire au père Gratry qu’il a infiniment peu réussi dans son entreprise, et que si la notion d’infiniment grand n’était pas supérieure à toute chose humaine, c’est à l’erreur où il tombe qu’il faudrait l’appliquer.


V.

Voilà un triste dénoûment pour une grande et généreuse entreprise, inspirée à son début par une pensée de conciliation si juste et si élevée, soutenue par un si généreux enthousiasme, une imagination si vive et un si aimable talent. Pourquoi cet échec ? C’est qu’en de telles entreprises l’imagination, la foi, le cœur, l’esprit, l’enthousiasme, tout cela n’est rien sans une raison sévère pour règle et pour contrepoids.

Certes l’enthousiasme est de toutes les choses du monde la plus belle et la plus divine, et, pour en médire, le moment serait mal choisi ; mais ce n’est pas l’enthousiasme qui à lui tout seul a créé la science moderne. La foi, l’imagination, le mysticisme, tout cela surabondait au XVIe siècle, et cependant, pour rendre cette ardeur féconde, il a fallu la raison calme et l’austère analyse des Descartes, des Galilée, des Newton, des Leibnitz. Ôtez à l’esprit le plus distingué la faculté critique, vous le condamnez à une agitation stérile. L’enthousiasme dégénère chez lui en exaltation ; pour vouloir saisir d’un seul élan la vérité, il embrasse des chimères, et il peut lui arriver de tout confondre pour avoir voulu tout unir. Le chemin de la vérité est simple et unique, mais il y a plus d’un chemin pour aller à l’erreur. Tel ne voit que les différences des choses ; tel autre n’en veut voir que les harmonies. La première de ces infirmités d’esprit est déplorable sans doute : elle fait qu’on sépare tout ; mais la seconde ne vaut guère mieux, elle fait qu’on mêle tout ; ce sont les deux routes du chaos.

Est-il bien difficile de signaler dans le livre du père Gratry des traces d’exaltation ? Hélas ! non. Comment expliquer autrement le sens mystérieux qu’il attribue à certaines formules qui, examinées de sang-froid, se laissent ramener aux idées les plus simples du monde ? En voici un seul exemple, mais significatif :

Les algébristes ont une équation qui est, j’en conviens, très énigmatique et qui a même, au premier abord, un aspect assez extraordinaire. La voici : zéro multiplié par l’infini égale une quantité quelconque. Le profane (et ce profane c’est vous et moi), l’ignorant, dis-je, qui entend pour la première fois articuler cette équation et à qui l’on assure qu’elle est vraie, exacte et démontrable, craint d’être dupe d’une mystification savante. Les mathématiques passent pour s’occuper des grandeurs, c’est-à-dire d’objets parfaitement déterminés, et de chercher entre les grandeurs des rapports de mesure, c’est-à-dire les rapports les plus précis. Or voici de singulières grandeurs : zéro, c’est-à-dire le néant, le rien ; puis l’infini, c’est-à-dire ce qui surpasse toute grandeur ; enfin une quantité quelconque, A ou B, c’est-à-dire une chose absolument indéterminée. Maintenant qu’est-ce que multiplier une quantité par l’infini ? Cela ne s’entend pas aisément. Et qu’est-ce que multiplier zéro ? Multiplier le néant, cela paraît une opération insensée. Enfin comment le produit de cette inintelligible multiplication peut-il être une quantité quelconque ? S’il y a un produit, ce doit être un produit déterminé ; s’il n’est pas déterminé, c’est qu’il n’y a pas de produit, c’est que l’absence de produit accuse l’absurdité de l’opération. À ce compte, la formule en question serait la formule de l’absurde, l’emblème mathématique d’une opération déraisonnable, comme on trouve un emblème pittoresque et ingénieux d’une action folle dans ce bas-relief antique où sont représentés deux bergers et un bouc, l’un des bergers occupé à traire le bouc et l’autre à tenir le baquet.

Voilà ce que pourrait conjecturer un esprit défiant ; mais les esprits ardens ont d’autres démarches. Le père Gratry s’attache à cette formule. Ce qu’elle a d’étrange, loin de le rebuter, l’attire. Ce néant, cet infini, ces rapports inattendus le frappent, l’intéressent et l’exaltent. Il y soupçonne quelque profond mystère. Convaincu d’ailleurs que dans toutes les sciences doivent se trouver certaines idées théologiques, il voit dans cette formule le symbole et la preuve d’un des grands dogmes du christianisme, le dogme de la création.

Et en effet, dit-il, quel est le dernier mot de l’origine des choses ? La raison l’ignore, mais la raison éclairée par la foi peut l’entrevoir. Les conciles ont défini la création. Ils l’ont définie en trois mots : Dieu a fait l’univers de rien. Ces trois termes sacramentels, Dieu, l’univers, rien, ne se résument-ils pas dans notre formule algébrique ? L’infini est le symbole de Dieu ; zéro représente le rien, le néant ; le monde avec ses espaces indéfinis, ses êtres sans nombre, est fort bien représenté par le terme : une quantité quelconque. Quand donc le calcul prouve et démontre que zéro multiplié par l’infini égale une quantité quelconque, le calcul prouve et démontre le miracle de la création. Devant cette formule, le mathématicien ordinaire reste indifférent. Il a des yeux pour ne pas voir. Il ne saisit que la lettre ; l’esprit lui échappe. L’homme ignorant et superficiel secoue la tête et sourit ; mais l’algébriste philosophe, l’algébriste chrétien s’incline avec respect et tressaille d’une pieuse émotion.

Peut-être y a-t-il de la cruauté à troubler une émotion dont le principe est si respectable ; mais la vérité nous oblige d’avertir le père Gratry qu’il est dupe de la plus étrange illusion.

La formule où il voit tant de choses qui n’y sont pas renferme des vérités très simples qu’il est facile d’en dégager, surtout avec le secours de quelques hommes spéciaux, aussi habiles que complaisans. Considérons une série de fractions, celle-ci, par exemple : ½, ¼, 1/8, 1/16, etc. Ces signes arithmétiques veulent dire qu’une certaine unité étant donnée (la durée d’un jour, l’espace d’un kilomètre), on en considère des parties de plus en plus petites, le quart, le huitième, le seizième, et ainsi de suite. N’est-il pas clair qu’à mesure que vous continuez cette division, la fraction exprime une quantité plus petite ? Voilà, j’espère, une vérité bien simple. Eh bien ! concevez que le dénominateur de cette fraction continue ainsi de grandir, ce qu’on peut fort bien exprimer en disant qu’il tend à devenir infini, ne voyez-vous pas que, par une suite nécessaire, la fraction, exprimant une grandeur de plus en plus petite, tendra à devenir nulle, ou en d’autres termes s’approchera indéfiniment de zéro ?

Remarquez maintenant que cette conclusion est tout à fait indépendante de la grandeur exprimée par le numérateur. Que ce numérateur représente une minute, une heure, un jour, un siècle ; qu’il représente un kilomètre, un myriamètre, peu importe : il reste toujours vrai qu’étant donné une grandeur quelconque, pourvu qu’elle soit déterminée, si vous en prenez une fraction, cette fraction tendra à devenir nulle ou égale à zéro à mesure que vous diviserez la quantité en parties plus petites, c’est-à-dire à mesure que le nombre des parties où vous le diviserez deviendra plus grand, ou, en d’autres termes, tendra vers l’infini. Maintenant exprimez cette vérité en langage algébrique, et si vous appelez A une quantité quelconque, vous aurez la formule : A divisé par l’infini égale zéro.

Cette première formule est-elle claire et simple ? a-t-elle perdu tout air mystérieux ? Je le suppose, et s’il en est ainsi, rien de plus facile que de parvenir à une autre formule, à celle justement qui a tant fasciné l’imagination du père Gratry. Sans savoir beaucoup d’algèbre, sans même en savoir un mot, on peut comprendre cette règle générale qu’une équation étant donnée, on ne l’altère pas en multipliant ses deux termes par une même quantité. Appliquez cette règle à l’équation. : A divisé par l’infini égale zéro ; multipliez chaque terme par l’infini (faites cette opération mécaniquement, comme si l’infini était un multiplicateur ordinaire), et vous aurez cette autre équation : A ou une quantité quelconque égale zéro multiplié par l’infini, ou, ce qui est la même chose : zéro multiplié par l’infini égale une quantité quelconque.

Telle est l’origine très simple et la génération non moins simple de la grande formule du père Gratry. Y trouvez-vous encore quelque obscurité ? De grâce ne la regardez pas avec l’imagination, surtout avec une imagination pleine d’a priori théologiques et de mystiques rêveries ; regardez-la de l’œil de la raison, appliquez-y la froide analyse, et voici en définitive ce que vous trouverez dessous. Étant donné une quantité quelconque A, si on la décompose en parties de plus en plus petites, il faut, pour reformer cette quantité tout entière, prendre un nombre de parties de plus en plus grand, de sorte que si la petitesse des parties tend vers zéro, il faudra que le nombre des parties ajoutées approche de l’infini. Qu’y a-t-il au fond de cette analyse ? Ce principe évident, qu’une grandeur se compose de toutes les parties dans lesquelles on la divise, en d’autres termes qu’un tout est égal à la somme de ses parties, ou bien encore qu’une grandeur est égale à elle-même, ou bien enfin que A = A.

Voilà ce principe d’identité d’où partent et où reviennent les mathématiques, principe admirable de fécondité, mais principe le plus simple, le plus clair, le moins mystérieux du monde. Cette conclusion est, je l’avoue, très contrariante pour notre ingénieux oratorien, qui veut voir partout des élans de l’esprit, des bonds merveilleux du fini à l’infini, des mystères, des extases, des adorations. Eh bien ! non, il faut que le père Gratry se résigne. S’il veut à tout prix des ombres et des mystères, il en trouvera dans la théologie et dans le cœur humain ; mais qu’il n’en cherche pas dans les mathématiques, ce n’est pas le pays du mystère, c’est le pays de la clarté.


VI

Porter le mysticisme et la théologie dans l’algèbre, ce n’est point un caprice accidenté du père Gratry ; il les introduit systématiquement dans toutes les sciences. A l’en croire, rien ne se fait de grand, non-seulement en philosophie, mais en physique, en astronomie, que par l’inspiration théologique. Alors comment se fait-il qu’il y ait eu de grands physiciens et de grands astronomes avant le christianisme et en dehors de son influence ? Étaient-ce de médiocres génies que Ptolémée, Hipparque, Archimède, Aristarque de Samos ? Platon n’était-il pas à la fois géomètre, astronome et philosophe incomparable ? Le père Gratry me dira peut-être que Platon appartient au christianisme en sa qualité de premier père de l’église : je n’y contredis pas, bien que cette manière d’entendre l’église sente un peu le rationalisme ; mais faudra-t-il aussi ranger Aristote parmi ces chrétiens d’avant Jésus-Christ ? J’imagine que non. Si jamais grand esprit a été loin du mysticisme, c’est celui-là, et on ne voit pas que cela l’ait empêché de créer l’histoire naturelle.

Copernik était chrétien, et il a dédié au pape Paul III son De revolutionibus orbium cœlestium ; mais, de bonne foi, était-ce dans la Bible qu’il avait trouvé le nouveau système du monde ? Je ne doute pas que Descartes ne fût un chrétien sincère et convaincu, et il ne m’appartient pas de soulever le moindre doute sur le christianisme de Leibnitz ; mais est-il soutenable que le christianisme ait inspiré le système des tourbillons et l’harmonie préétablie ? Certes, si la théologie conduisait les pensées de Descartes, il faut convenir que c’était en se cachant de lui, car il avait pris toutes les précautions possibles pour reconduire. Mais le père Gratry a toute une théorie sur l’origine des sciences modernes ; elles ne doivent leur naissance ni à Descartes, ni à Huyghens, ni à Fermat. Leurs véritables pères, ce sont les grands saints et les grands théologiens du XVIe siècle, dont l’influence mystérieuse a suscité toutes les découvertes de l’âge nouveau. Quoi ! c’est du concile de Trente qu’est parti le mouvement moderne ? quoi ! ce sont des saints qui ont trouvé la loi de la réfraction, le télescope, les phases de Vénus, les satellites de Jupiter ? Quels saints ? je vous prie ; quels théologiens ? où, quand et comment ? Le père Gratry ne les nomme pas ; cependant il ne faudrait pas le trop presser ni le mettre au défi. Si vous croyez l’embarrasser en lui demandant quel est le théologien du XVIe siècle qui a découvert la géologie, il vous dira que la géologie était connue, bien avant le XVIe siècle, d’un certain personnage qui habitait un monastère des bords du Rhin. Et quel est ce respectable ancêtre de Léopold de Buch, de Saussure et de Cuvier ? C’est sainte Hildegarde. Quoi, cette abbesse se livrait à des recherches sur les ossemens fossiles ? Non ; elle priait humblement Dieu, et Dieu, pour récompenser son humilité, lui donnait la science infuse. En doutez-vous ? Lisez ces paroles de la sainte, traduites par le père Gratry : « Voici ce que le Seigneur m’a dit : Les roches ont été en fusion dans le feu et dans l’eau, et sont les ossemens du globe, et j’ai fait naître de l’humidité verte la terre féconde, qui est la moelle du globe. » Je sais trop peu de géologie pour entrer dans les profondeurs de ce passage ; mais quand j’entends le père Gratry dire que le mérite particulier de la géologie de sainte Hildegarde est la précision et que toute la science moderne y est expressément contenue, j’entre en défiance, et il me semble qu’alors même qu’il serait bien prouvé que Cuvier a connu ce passage en écrivant le Discours sur les révolutions du globe, sa gloire n’en serait pas diminuée.

Persuadé que rien de considérable ne peut se faire dans les sciences et dans la philosophie en dehors de l’influence théologique, le père Gratry a le plus profond mépris pour tout philosophe, tout savant, dont le christianisme lui est suspect. Locke est un esprit opaque, Kant un professeur maladroit, Spinoza un esprit faux et méchant. Il ne reste plus qu’à dire avec M. de Maistre : Condillac est un sot. Voilà des insolences de grand seigneur ; mais il y a ici tout un système. Le père Gratry prononce cet arrêt, imité des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Depuis le milieu du XVIIIe siècle, par la faute de ce siècle, il n’y a plus de philosophie en Europe….. Depuis Leibniz, je ne vois plus qu’une nuit philosophique… » Quoi ! d’un trait de plume vous rayez de l’histoire de la philosophie l’école condillacienne, l’école allemande et l’école écossaise ! Quoi ! Hume, Reid, Adam Smith, Kant, ne sont pas des philosophes ! Cela n’est pas très sérieux. Préférez l’école cartésienne à toutes les autres, j’y consens, je m’unis à vous ; mais est-ce une raison de nier tout le reste ? Condillac n’est-il pas un esprit ingénieux ? Hume, un penseur pénétrant et un vigoureux raisonneur ? Et Reid, et Smith, ne sont-ce pas les meilleurs et les plus aimables des sages ? Enfin nier la philosophie germanique, ce n’est pas digne d’un esprit qui paraît l’avoir beaucoup pratiquée. Kant est un homme de génie, et la Critique de la Raison pure est un des grands livres de l’esprit humain. — Mais il en est sorti Hegel ! — Spinosa n’est-il pas sorti de Descartes ? Hegel lui-même n’est-il pas un esprit puissant ? Pourquoi vouloir en faire un sophiste, un méchant ? Vous parlez de Schelling avec respect, avec admiration. N’est-il pas le frère aîné de Hegel ? Pourquoi deux poids et deux mesures ? C’est sans doute que M. Schelling, sur la fin de sa vie, a fait un mouvement vers le christianisme ; mais qui sait si Hegel, en voyant les désordres de ses disciples, ne serait pas revenu aussi sur ses pas ? À le traiter de la sorte, il n’y a ni bon goût, ni justice, ni charité.

On ne peut lire sans surprise et sans une impression pénible ces lignes du père Gratry : « Selon nous, il est urgent de reconnaître enfin qu’il y a en philosophie des méchans, des méchans qu’il faut fuir, avec lesquels il faut rompre tout pacte, et qu’il ne faut point saluer. Ce sont ceux qui font naître l’ivraie dans le champ de l’esprit humain. Ces esprits pervers doivent être traités en ennemis, et l’on doit travailler à les exterminer, comme le fit Cicéron à l’égard d’Épicure, qu’il se flatte d’avoir supprimé. Il faut des haines vigoureuses, et s’il se peut, triomphantes contre l’abominable secte des sophistes[10]. » Cela est violent et puéril. Pourquoi confondre ainsi les erreurs de l’esprit et les vices ou les crimes des hommes ? Pour être panthéiste ou même matérialiste, on n’est pas un méchant homme, de même qu’on peut être à la fois un catholique zélé et une personne très peu estimable. Spinoza n’était-il pas le plus doux des hommes ? n’avait-il pas de rares vertus ? Quelles personnes plus honnêtes que Locke, Condillac, Laromiguière, Tracy, Daunou, Cabanis ! Parlons sérieusement. Se tromper est le droit commun en philosophie. Personne n’échappe à cette loi. Il n’y a pas d’autorité infaillible, de tribunal philosophique rendant des arrêts. Qu’est-ce donc qui fait le sophiste ? C’est le défaut de sincérité. Or y a-t-il des hommes plus sincères que Spinoza, Locke, Kant, Hegel ? Qu’exigez-vous d’un philosophe ? qu’il ne se trompe pas ? c’est exorbitant ; qu’il se trompe de bonne foi ? à la bonne heure ; qu’il y ait de la portée et de la grandeur dans ses erreurs ? soit encore ; mais la portée et la grandeur du panthéisme sont immenses. Nul doute que l’Allemagne ne se soit trompée avec grandeur. Elle a la grandeur, elle a la bonne foi. Que lui demandez-vous de plus pour être respectueux avec elle ?

Vous vous portez l’adversaire et le vainqueur triomphant de la philosophie de Hegel ; mais c’est encore une de vos illusions. Comment mettez-vous l’hégélianisme en poudre ? En disant que Hegel a soutenu l’identité de l’être et du néant, du fini et de l’infini, et en général l’identité des contradictoires. Cela est exact, et j’accorde que ce système, fondé sur l’identité de oui et de non, est un délire de l’esprit germanique. Je reconnais que soutenir cette identité, c’est, en logique, se mettre hors la loi ; mais est-ce là réfuter Hegel ? Non ; pas plus que ce n’est réfuter assez le scepticisme que de le montrer en contradiction avec le sens commun et avec lui-même. Il resterait à faire voir comment et pourquoi Hegel a été conduit à soutenir l’identité des contradictoires. On n’a point la clé de cette énigme sans remonter au père de la philosophie allemande. Hegel ne se peut comprendre sans Schelling, Schelling sans Fichte, Fichte sans Kant. Il fallait donc reprendre les célèbres antinomies, et expliquer comment l’esprit humain rencontre en toute question métaphysique des thèses qui semblent contradictoires. Alors peut-être auriez-vous fait comprendre pourquoi Hegel a admis, en désespoir de cause, que la. contradiction est la loi universelle de l’esprit humain. Mais non ; au lieu d’opposer à la logique insensée de Hegel la vieille logique, qui est la bonne, vous avez voulu lui opposer une logique nouvelle. C’est remplacer une erreur par une erreur, c’est ôter une maladie à votre prochain pour lui en donner une autre.

Votre nouvelle logique est aussi vaine que celle de Hegel. S’il n’a pas réussi à prouver l’identité de l’être et du néant, du fini et de l’infini, vous ne réussissez pas mieux à prouver l’identité de l’induction et du calcul infinitésimal, l’identité de tout cela et de la métaphysique. Le système de Hegel, avec ses oppositions perpétuelles, tend à tout diviser ; votre système, avec ses analogies fantastiques, tend à tout confondre. Le mot qu’il faut inscrire sur la logique de Hegel, c’est contradiction ; il faut graver sur la vôtre : confusion. À Dieu ne plaise cependant que j’en use avec vous comme vous en usez avec Hegel, et que je méconnaisse la pureté de vos intentions ! Vous avez senti les maux que souffre de nos jours l’esprit humain ; c’est le signe d’un esprit pénétrant et d’un cœur élevé. Vous avez travaillé à chercher le remède, et, l’ayant cru trouver dans certaines idées, vous vous êtes enflammé pour elles d’ardeur et d’enthousiasme ; c’est d’un bon exemple. Vous avez mal réussi ; quelque autre sera plus heureux. Votre idée de ramener les savans à la philosophie est juste. Cette union s’est accomplie au XVIIe siècle ; il faut y revenir. Quant à cette autre idée de ramener les philosophes à la religion, elle a plus de portée encore ; mais les philosophes n’ont pas attendu votre appel. La philosophie, et le siècle avec elle, retourne à la religion, et c’est encore un point où l’exemple du XVIIe siècle est admirable. Malheureusement vous demandez à l’esprit humain, non plus de revenir à la religion, mais de se mettre sous le joug de la théologie. C’est trop. Vous changez d’idéal. Il ne s’agit plus de nous ramener au Discours de la Méthode, mais à la Summa theologiæ. Et sans doute la Somme est un magnifique monument, l’esprit humain y a grandi ; mais un jour il s’y est trouvé à l’étroit : c’est que, si superbe que fût l’édifice, l’hôte était encore trop grand pour la maison. N’essayez pas de le rapetisser : laissez cette tâche à ceux qui ne comprennent rien à la grandeur de l’esprit nouveau ; mais vous qui aimez les sciences, qui vivez avec Leibnitz et Newton, vous seriez un avocat suspect d’une cause à jamais perdue. Descartes, ce grand rénovateur que vous admirez, a sécularisé la science : il a été à la fois libre penseur et homme religieux, Permettez-nous de rester fils de Descartes : l’esprit moderne est cartésien.


Émile Saisset.
  1. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1854, un article de M. Charles de Rémusat sur le livre du père Gratry : De la Connaissance de Dieu.
  2. Organon, II Anal., I, 1 ; Top, I. 12.
  3. J. F. W. Herschel, Discours, deuxième partie, ch. II, p. 97.
  4. Newton, Philosophiæ naturalis principia mathematica, lib. III.
  5. « Je n’examine point ici, dit Newton, quelle peut être la cause de ces attractions ; ce que j’appelle ici attraction peut être produit par une impulsion ou par d’autres moyens qui me sont inconnus. Je n’emploie ici ce mot d’attraction que pour signifier en général une force quelconque par laquelle les corps tendent réciproquement les uns vers les autres, quelle qu’en soit la cause ; car c’est des phénomènes de la nature que nous devons apprendre quels corps s’attirent réciproquement et quelles sont les lois et les propriétés de cette attraction, avant que de rechercher quelle est la cause qui la produit. » (Optique, liv. III, qu. 31.)
    « Je ne considère pas, dit encore Newton en parlant des forces attractives, ces principes comme des qualités occultes, mais comme des lois générales de la nature. » (Optique, liv. III, qu. 31.)
  6. Leibnitz, Lettre à l’abbé Nicaise, dans Erdmann, p. 120, 141 et suiv.
  7. Leibnitz, dans une de ses lettres à Oldenburg (voyez le Commercium epistolicum publié par la Société royale de Londres, 24 août 1676, s’exprime ainsi : « Mercator a trouvé le moyen de carrer la surface des courbes dont l’ordonnée est exprimée rationnellement en fonction de l’abscisse : il nous a appris à réduire ces expressions en séries par la division, et Newton nous a enseigné à faire la même chose pour les expressions radicales. Maintenant j’ai trouvé une méthode des transmutations au moyen de laquelle on peut ramener toutes les courbes à des cas simples. »
  8. Les mathématiques, dit Pascal, ont pour objet les nombres, l’espace et le mouvement. Or chacun de ces objets comprend deux infinités, l’une de grandeur, l’autre de petitesse : « car, quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier, et ainsi toujours à l’infini, sans jamais arriver à un qui le soit de toile sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre à une infinité d’autres, sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centième ou la dix-millième partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours à l’infini, sans arriver au zéro ou néant. Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à rien qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre et toujours à l’infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus aucune étendue. Il en est de même du temps… c’est-à-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre, de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. » (Pascal, Pensées, édition de M Havet, p. 449 et suiv.)
  9. Cette remarque a déjà été faite par M. de Rémusat dans l’article cité plus haut. Voyez aussi sur ce point les réserves si finement indiquées dans le rapport du secrétaire perpétuel de l’Académie française (août 1854).
  10. Tome Ier, p. 60.