Une Maison française

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Une Maison française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 416-432).
UNE MAISON FRANÇAISE[1]

J’ai toujours confessé le goût le plus vif pour ce mot de « maisons, » s’il s’applique aux familles qui, des siècles durant, se sont élevées sur notre terre. Le mot est très français tout d’abord ; car, à la mode française, il assimile immédiatement une race à son foyer. Il dit aussi très bien le long travail des générations apportant chacune sa pierre à l’édifice dont les aïeux ont posé les solides assises. Voici qu’après des siècles l’édifice se dresse auquel chacun a collaboré : c’est la Maison.

Comme notre France n’est, — et ce fut sa force, — qu’un agrégat de ces « maisons, » que, de chacune, à tous les âges, sont sortis les hommes qui ont aidé ce pays à naître, à grandir, à s’illustrer, il se trouve que, pénétrant l’histoire d’une d’entre elles, on va au fond de notre histoire nationale et que, partant, on est amené à la mieux comprendre.

José-Maria de Heredia, recevant, à l’Académie française M. le marquis de Vogüé, a trouvé une expression assez juste à cette pensée : « L’histoire d’une famille telle que la vôtre, minutieusement étudiée suivant le cours des siècles, serait comme un microcosme de l’histoire de France. » J’entends encore l’auteur des Trophées prononcer de sa voix chaude cette phrase flatteuse.

M. le marquis de Vogüé n’a pas voulu laisser à d’autres le soin de nous pencher sur ce « microcosme. » Il nous livre l’histoire de sa famille, primitivement écrite pour ses seuls petits-enfans, et dont des amis bien avisés l’ont engagé à nous faire profiter. Et nul en effet n’était plus désigné qu’un si bel historien doublé d’un si érudit archéologue pour ressusciter des ruines vivaroises la famille qui, de ses cantons ardéchois, est venue de si bonne heure à la France, — pour le plus grand profit du pays.


Venue à la France, ai-je écrit. Le Vivarais, comme toute la vallée du Rhône, était en effet encore au début du XIIIe siècle, sous la suzeraineté, à la vérité abusive et nominale, du Saint-Empire, et ce sera précisément un Vogüé, évêque et comte de Viviers qui, du vivant du saint roi Louis, rompra avec l’empereur Hohenstaufen pour « aller à France » et y entraîner sa province. Dès lors les Vogüé qui se sont donnés ne se reprendront point. Ils seront, entre Provence et Languedoc, parmi les meilleurs défenseurs de cette France alors incarnée dans le roi capétien. Ils serviront roi et pays de toutes les façons. Envoyant aux armées leurs fils et s’y rendant eux-mêmes, ils fourniront au pays des soldats solides et vaillans ; mais, plus utilement encore, ils serviront le Roi chez eux.

Ce qui en effet les distinguera, c’est que ce seront essentiellement des terriens enracinés. Arrondissant le domaine, ils paraissent l’avoir amoureusement fait valoir. Ils aimeront tous cette terre où sont leurs racines et d’où seule la Révolution les pourra déraciner. Chefs d’un domaine rural tous les jours agrandi, ils demanderont à la terre de les payer de leur amour : elle les paiera non seulement de biens, mais de vertus utiles. La terre donne la force et conseille la raison : les Vogüé seront une race forte et raisonnable. Et cela déjà est merveilleux. La raison qu’ils puisaient dans le contact de leur terre et de leurs tenanciers leur prêchait d’autre part la tolérance. Nous verrons qu’à l’heure où la nation se divisera, au XVIe siècle, un Vogüé, tout naturellement, s’assignera la tâche de pacifier les esprits, et, tout en restant immuablement fidèle à sa foi et à son roi, d’accorder les âmes. Et comme, dès le XIIIe siècle, cet esprit de sagesse les distinguait, ils avaient gagné les cœurs et conquis l’influence qu’assure une bonté sans faiblesse.

Cette influence, les Vogüé la mettront au service du roi lointain. Un loyalisme instinctif, — c’est un des traits qui m’ont le plus vivement frappé, — leur fera toujours discerner, au milieu des crises les plus affolantes, où est le parti de France. D’ailleurs aucune ambition, aucune tentation d’intriguer. Du lieutenant général de Vogüé, Dumouriez écrira que ce soldat sut « ne se jamais mêler aux cabales. » Il était dans la tradition de la maison qui, se garant des « cabales, » s’était élevée sans brigues et avait vécu sans autre passion qu’un dévouement éclairé à la France.

Spectacle réconfortant que celui-là. M. de Vogüé a bien fait de le mettre sous nos yeux. « Notre histoire, écrit-il, n’a rien d’exceptionnel : c’est celle de cent familles nées sur le sol des anciennes provinces, y grandissant par les voies normales, y collaborant modestement, avec des chances diverses, au long enfantement de la patrie française. » L’historien dit vrai : s’il y a assurément quelque chose d’exceptionnel dans la continuité même de cette traditionnelle collaboration, il est bien certain que dans toutes les provinces de telles familles existèrent. Leur histoire éclaire celle de la France et explique la fortune singulière de la dynastie. On se demande comment dix fois celle-ci ne succomba point avec le pays dans les convulsions politiques qui, du XIIIe au XVIIe siècle, semblèrent menacer l’un et l’autre. C’était parce qu’il y avait, dans le royaume, des hommes à la mode de Vogüé.

Et c’est l’intérêt de ce livre.


Le coin de province où s’éleva la maison, le Vivarais offre à ses habitans un ciel tempéré et un sol encourageant. Cette terre heureuse et ce climat modéré conseillent la modération, tout en récompensant le travail. Les Vogüé sont les hommes de cette terre. Ils la représentent. Elle les a façonnés.

Le bourg de Vogorium, — le Vogüé d’aujourd’hui, — s’était bâti sur la voie romaine qui, venant de la vallée du Rhône, s’acheminait vers les Cévennes. Très anciennement des seigneurs y élevèrent leur tour, — peut-être à l’époque où les partages de l’Empire Carolingien mettaient momentanément et fort bizarrement ces pays celto-latins sous la suzeraineté du Saint-Empire et où l’instauration lente du régime féodal faisait, d’autre part, de l’évêque de Viviers, le suzerain plus immédiat de cette petite province.

Ce n’est cependant qu’en 1084 qu’un acte de donation signale l’existence de Bertrand de Vogüé et de sa femme Bertrande. En 1206, un second acte nous montre quatre co-seigneurs de Vogüé prêtant serment pour le fief indivis (suivant l’usage de l’époque) à l’évêque comte. Cette indivision pesant sur le domaine patrimonial dut paraître trop gênante à l’un des co-seigneurs, Raymond, qui acquit, à une lieue de Vogüé, dans une gorge sauvage et sur un rocher isolé, ce nid d’aigle paradoxalement appelé Rochecolombe dont M. le marquis de Vogüé, mettant une plume charmante au service de sa science archéologique, nous fait une description qui eût ravi d’aise Victor Hugo. Celui-ci eût sans hésiter mis de toutes pièces au fond d’une de ses scènes ce noir donjon à la forte porte de fer, planté sur sa falaise cévenole, tandis que le village « dévale comme une avalanche de pierres » jusqu’au torrent qu’on ne peut franchir que par un pont étroit, seul accès à la porte des souterrains.

Rochecolombe restera le siège favori et la résidence ordinaire des Vogüé jusqu’à l’heure où ils regagneront Vogüé, rendu à un seul maître et devenu le centre d’un domaine arrondi. La romantique Rochecolombe représente bien une phase de l’histoire ; Vogüé, avec son exploitation rurale, en caractérisera une autre ; l’hôtel de Vogüé à Aubenas en évoquera une troisième. Le vieux Rochecolombe, c’est « l’image saisissante de l’association féodale, le manoir protégeant la chaumière, la chaumière nourrissant le manoir. Entre l’un et l’autre, ajoute l’historien, les rapports ont toujours été bons : nos modestes annales n’enregistrent aucune trace de violence : le temps seul a eu raison de l’association. »

C’est du haut de Rochecolombe que les Vogüé virent se jouer autour d’eux le drame albigeois. On sait assez comment l’hérésie albigeoise, après avoir divisé le Midi, provoqua l’intervention des seigneurs du Nord, soldats en principe de la Papauté contre l’hétérodoxie, en fait fourriers du roi de France dans les pays de langue d’oc : la « croisade » ne profita qu’à ce politique consommé que fut Philippe-Auguste.

Les Vogüé étaient, d’instinct, orthodoxes. À l’heure où bien des évêques même du Midi avaient paru pencher vers l’hérésie et y tomber, un Vogüé, homme d’Église, devenu évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, s’était énergiquement prononcé, contre l’hérésie encore triomphante, en faveur du Saint-Siège outragé. Cet évêque Geoffroi, parla même, marqua sa place dans l’événement et, partant, garde de l’importance dans la famille. On possède son sceau où son effigie est visible : « notre plus ancien portrait de famille, » écrit M. de Vogüé.

Peut-être ce prélat n’avait-il pas entrevu la conséquence de la réaction anti-albigeoise : il parut même l’avoir redoutée après coup. C’était l’apparition dans les pays de langue d’oc des agens du roi de France. Tout portait alors les rois de Paris vers le Midi et bientôt le Midi vers les rois de Paris. De ce dernier fait je n’en veux qu’une preuve. Alors que Geoffroi s’était encore tourné vers la maison de Hohenstaufen, son petit-neveu Arnaud de Vogüé, devenu évêque de Viviers, est de ceux qui délibérément rompent avec le petit-fils de Barberousse. S’arracher à la suzeraineté de l’Empire, c’était se jeter dans les bras du roi de France. Le Roi attirait : il s’appelait Louis IX le Saint. L’ombre du chêne de Vincennes s’étendait tous les jours davantage. Les Vogüé venaient avec Arnaud au souverain qui, en face de l’Empire croulant, mettait si haut la France. C’étaient de précieux sujets qui venaient à celle-ci.

Ils l’étaient d’autant plus que Raymond de Vogüé (1166) venait, en reconstituant le domaine, d’accroitre singulièrement son influence. Rachetant tout ce qui, autour du château des aïeux, avait été aliéné, ainsi que les droits de ses cousins sur le château lui-même, il avait restauré le fief en sa plénitude et, sans abandonner encore Rochecolombe, il avait refait de Vogüé le centre d’un domaine relativement considérable.

J’aimerais pouvoir reproduire ici la page émouvante qu’à cet instant de sa chronique, M. de Vogüé consacre à la terre des aïeux. C’est le récit de la première visite que, déraciné maintenant du Vivarais, l’historien fit, le cœur en émoi, aux lieux où, six cents ans, avait vécu sa famille. Rien qui, en cette page, sente la littérature. On y voit vibrer une âme très noble et s’illuminer encore un esprit nourri des souvenirs de sa race. Tous ressuscitent dans ce cadre, tous vivent à nos yeux. Je ne connais qu’une page aussi belle, c’est celle où, dans une autre partie du livre, l’historien parle des femmes qui se sont succédé à Rochecolombe, puis à Vogüé. C’est une pensée touchante que ce tribut d’hommages à celles qui, pendant que les seigneurs de Vogüé remplissaient leurs missions d’administrateurs du domaine, de représentans de la province et de soldats de France, restaient les gardiennes du foyer, les éducatrices des enfans, les pieuses et précieuses matrones qui remplirent elles aussi leur tâche, modestement, vertueusement, concourant, par leur sagesse embellie de grâce, à l’édification de « la maison. »

La première de toutes, Guillemette de Laudun avait puissamment soutenu son mari Raymond II dans sa longue tâche. Lorsque celui-ci mourut, chargé d’années, le domaine reconstitué permettait aux Vogüé, tirés de pair, de jouer un rôle important dans la petite province. Il avait, des premiers, affranchi ses serfs et s’était par là valu un surcroît de popularité, si bien qu’à l’heure où Arnaud de Vogüé, évêque de Viviers, amenait le Vivarais à la couronne des lys, ce n’étaient pas des seigneurs insignifians que les neveux voués par lui du même coup au service de la douce France.


Les trois seigneurs qui, de 1320 à 1417, se succèdent dans le fief, se contentent, à la vérité, de bien servir le Roi, sur place, tout en arrondissant le domaine par d’honnêtes travaux. Paris leur paraissait loin et d’ailleurs, en dépit des premiers désastres de la guerre avec l’Anglais, le Roi ne semble pas encore si menacé que, de cantons si lointains, il soit nécessaire qu’accoure sa chevalerie. Les Vogüé, dévoués sans ambition à la France, l’assoient dans leur province récemment annexée.

Mais viennent les grands troubles et pour la Monarchie des lys les grands périls, le seigneur de Vogüé dépendra l’épée du croc. C’est Pierre IV, arrière-petit-fils de Raymond II, qui, à l’appel du Roi, part pour Paris. Il y est le 24 janvier 1416. Dans cette chronique épique, la première arrivée d’un Vogüé à Paris me parait un épisode particulièrement émouvant. Qu’on songe que, dès lors et pendant quatre siècles, sans cesse, contre les ennemis du royaume, des Vogüé viendront semblablement de leurs Cévennes mettre leur épée au service du Roi. Lourde épée de fer de Pierre IV qui va pourfendre l’Anglais du XVe siècle, fine épée d’acier de Charles de Vogüé qui, au XVIIIe, désignera aux habits bleus de France Autrichiens et Prussiens à enfoncer, vous êtes de la même trempe. Sur votre lame je vois gravée la devise qui sera celle d’un des vôtres : Vigilantia et fortitudine. Pierre IV vint mettre ces deux qualités maîtresses à la disposition du roi Charles VI. Pauvre roi ! Il aurait grand besoin que tous autour de lui fussent vigilans et courageux. Car tout l’abandonne. Et, de Paris aux plus lointaines provinces, c’est une mêlée confuse où s’obscurcit la conscience nationale, où semble près de sombrer l’âme d’un pays.

Pierre de Vogüé est trop petit seigneur pour pouvoir jouer un rôle très marquant en ce drame. Il joue celui qui, toujours, sera celui de sa race. Loyaliste d’instinct, il va droit à ce qui lui paraît la cause nationale. Encore que le Midi soit, — paradoxalement, — en partie « bourguignon, » lui se déclare sans ambage contre le Bourguignon allié de l’étranger. Il bataille quelque temps parmi les fidèles du roi Valois. Et lorsque la prodigieuse intervention d’une fille du peuple, issue des marches de Lorraine, a rétabli la fortune du roi Charles VII, il sent que sa place est maintenant dans son canton cévenol. Ce n’est pas tout en effet que le « gentil roy » soit sacré à Reims ; ce n’est même pas tout qu’il soit rentré dans sa capitale. Toute la France, du Nord au Sud, est subversée ; telle province est encore pour Bourgogne, telle autre pour France. Le Languedoc a, en grande majorité, abandonné la cause royale, mais sur son flanc une petite province reste fidèle. C’est que les gentilshommes de cette province appuient le roi Valois contre les alliés du roi Lancastre et, au premier rang, Pierre revenu du Nord, où il a servi par l’épée, dans les cantons ardéchois où il sert encore, où il sert toujours. Et le petit Vivarais fait beaucoup pour ramener le grand Languedoc à la fidélité.

En février 1437, le Roi restauré apparaît dans ce Midi mal pacifié encore. Charles vient lui-même présider les États du Languedoc auxquels, « pour la guerre et la défense du royaume, » (car l’Anglais n’est point encore chassé de partout) il demande « une ayde extraordinaire, » — impôt que chacun paiera, nouvelle forme du « service. » L’ayde est votée et naturellement Pierre de Vogüé est tout désigné pour le nouveau service : il sera un des « élus » qui procéderont à la levée de l’ayde.

Il est d’autant plus désigné que son influence a grandi avec sa fortune. Cette fortune, elle continue à se traduire en acquisitions terriennes. Ce soldat de la guerre anglaise, cet élu des États du Languedoc reste ce qu’étaient avant tout ses pères : un homme de la terre. « Prés et terres à Saint-Maurice, à Lanas, dans la vallée de l’Auzon et celle de l’Ibie viennent s’ajouter au domaine et augmenter sa surface exploitable : cens et rentes, inféodations diverses, viennent accroître ses revenus en argent. »

Comme ses ancêtres encore, Pierre entretient de cordiales relations avec ses tenanciers et aussi avec cette « oligarchie rurale » dont l’historien signale avec raison la constitution en ces jours du XVe siècle ; car une véritable bourgeoisie campagnarde, dès cette époque, traite presque de puissance à puissance avec les seigneurs : une scène pittoresque qui a pour théâtre la petite place de Rochecolombe nous montre Pierre échangeant des signatures avec les descendans des anciens serfs de son domaine tandis qu’interviennent ces hommes de loi des petites villes voisines dont les descendans parviendront bien vite aux hauts emplois, à « la robe, » bientôt à « l’épée. »

La terre rapproche ceux qui l’aiment. Pierre de Vogüé est le type du « bon seigneur » veillant au bien de tous. N’est-ce pas lui qui, à Vogüé, entreprend de bâtir un pont auquel tout le monde aspire, à ce point que le légat du Pape intervient pour accorder de larges indulgences à qui collaborera à sa construction ? Heureux temps où la main-d’œuvre se pouvait payer de cette monnaie !

Quoi qu’il en soit, on comprend de quelle influence jouissait ce vieillard et combien, par le seul rayonnement de son loyalisme, l’ancien soldat de la guerre de Cent Ans pouvait encore servir son Roi.

De 1469 à 1555, on voit ses fils et petits-fils Antoine et Jean continuer son œuvre, fortifiant leur maison, arrondissant leurs terres, administrant leur bien et élevant leurs enfans. Ceux-ci sont fort nombreux. Antoine a eu dix enfans ; Jean son fils en a onze ; Guillaume de Vogüé, fils de Jean, en aura neuf et son fils Melchior autant, en attendant (au XVIIe siècle) les dix enfans de Georges, les onze enfans de Melchior II, les dix-neuf enfans de Cérice-François. Tels chiffres nous étonnent : ils n’étonnaient pas alors. Les Vogüé et leurs contemporains avaient devant les yeux le Croissez et multipliez-vous, et leur foi ne leur permettait pas sur ce point comme sur aucun autre la moindre défaillance.

Antoine s’étant absorbé dans les soins domestiques et l’éducation de sa petite tribu, ses fils furent appelés à des services plus actifs. Voici que de nouveau, mandés par le Roi, les Vogüé ceignent l’épée.

Ce sont guerres de conquête qui se préparent. La France a chassé l’Anglais sous Charles VII : elle s’est, sous la main de fer de Louis XI, constituée en puissante nation par la réunion des grands fiefs ; ramassé sous la main du Roi, le pays est prêt à s’élancer. Il s’élance. Il court, — en attendant le Rhin, — vers les Pyrénées et les Alpes. Aux Pyrénées, c’est Jean de Vogüé qui, en 1503, sous le maréchal de Rieux, contribue à la conquête du Roussillon. Et au delà des Alpes où toute la noblesse française paie le tribut du sang, deux Vogüé, ses frères, Louis et Blaise, connaissent les grandes aventures ; belles batailles où Bayard se distingue, chevauchées sur les grandes routes ensoleillées, réceptions délicieuses dans les villes blanches, tous les épisodes de ces merveilleuses et funestes guerres d’Italie, les Vogüé sans doute les vécurent. Louis y resta, tué, dit l’épitaphe de son tombeau, in exercitu belli ultra montes, probablement dans cette glorieuse journée de Marignan qui, un instant, mit en Italie et dans la Chrétienté la France au pinacle.

Mais c’est lorsque François Ier et Charles-Quint s’affrontent qu’aucun Français bien né ne peut rester enfermé dans sa maison, La lutte n’est point, quoi qu’on ait dit, entre deux princes jaloux ; il s’agit, pour la France, de garder son rang dans le monde que tend à absorber la maison rivale. François Ier appelle en 1532 « le ban et l’arrière-ban : » Jean laisse là ses onze enfans, presque tous mineurs, pour courir se mettre au service du Roi, en Piémont, et ne revient s’asseoir au foyer de Vogüé que lorsque le Roi et le pays le permettent.

Désormais, il y aura presque toujours un, deux, trois Vogüé dans nos armées. L’épée ne reste plus au croc. Aux ennemis du dehors va se joindre derechef l’ennemi de l’intérieur.


Ce fut encore une période horriblement critique de notre histoire que celle qui vit l’effroyable tourmente des guerres de religion. La France, dès la première moitié du XVIe siècle, se coupa en deux. Et pas une province n’échappa à la guerre civile.

Un Vogüé, traditionnellement, en de telles occurrences se dit : « Où est la France ? » En ces siècles encore, la France était avec le Roi. Les Vogüé se rangèrent du côté catholique, qui était le côté du Roi.

Lorsque la tourmente se déchaîna, le Midi (l’Albigeois est toujours debout) fut, plus qu’aucune province, emporté dans le cyclone : le Vivarais fut comme submergé. De Paris aucun secours n’était à attendre. La guerre civile se déchaînait dans vingt provinces, cent cantons et mille bourgs, et c’était sur place qu’il fallait résister.

Guillaume de Vogüé se substitua, dans ses cantons, à l’autorité royale absente. On s’entendit entre gentilshommes catholiques, en octobre 1562, pour organiser la résistance. Dès l’abord, Guillaume a sa politique. S’il s’est fermement prononcé pour les catholiques, il n’éprouve jamais devant les répressions et les représailles la sombre joie des fanatiques des deux camps. Son voisin, le baron des Adrets, terrorise les populations catholiques ; Vogüé doit avoir horreur de ce bourreau, mais il semble bien qu’il désapprouva ses émules catholiques. Son rêve est, puisque aussi bien le protestantisme s’est implanté, qu’on le laisse vivre, mais en le désarmant. En somme, vingt-cinq ans avant l’avènement du bon roi Henri, Guillaume de Vogüé pense à l’accord nécessaire, et c’est la connaissance de tels faits qui fait comprendre comment finalement put triompher le Béarnais. Il répondit aux vœux secrets de mille cœurs loyaux qu’éclairait une sage raison

Je ne saurais ici entrer dans le détail de la guerre qui, dans le Vivarais comme dans toute la France, fut plus souvent marquée d’escarmouches que de batailles. Guillaume batailla. Mais il négocia plus encore. C’est à force de tentatives conciliatrices qu’il aboutit à l’acte du 5 février 1576 qui pacifia un instant la province en reconnaissant le principe de la dualité.

L’accord auquel Guillaume avait travaillé était prématuré. Peu pratique par certains côtés, il demandait, en tout cas, pour durer, un esprit de conciliation qui n’était guère dans les cœurs. Il n’en va pas moins que la tentative est intéressante, indice de cette mentalité qui, rare encore en 1576, va gagner tant de cerveaux, que, vingt-cinq ans après, on la verra courir des pages de la Satire Ménippée aux édits d’un roi de France.

Telle mentalité disposait peu, on en conviendra, Guillaume à subir ce qu’un vieil historien appelait « l’esprit de la Ligue. » La Ligue, qui se justifie par certains côtés, n’était, après quelques années d’existence, qu’une nouvelle machine de guerre, montée cette fois dans le camp catholique, contre le trône de France. Vogüé n’avait pas attendu que ce caractère éclatât pour le pénétrer. C’étaient des factieux qu’il avait combattus dans les huguenots, ce n’était point pour s’enrôler parmi d’autres factieux.

En attendant que triomphât la politique d’apaisement, il continua à y travailler. Tolérance ne doit cependant jamais être synonyme de faiblesse ; Vogüé le montra bien quand, ayant gardé entre le protestant Montmorency et le ligueur Joyeuse, qui dans la vallée du Rhône s’affrontaient, une certaine neutralité, il reprenait vigoureusement, en février 1587, Aubenas, un instant occupé par les huguenots. Mais dans la réunion de Vogüé, en janvier 1581, il avait de nouveau travaillé à l’accord, et il y travaillait encore quand Henri IV, porté au trône par l’assassinat de Henri III, vint en augmenter les chances.

Guillaume fut de ceux qui n’hésitèrent pas à reconnaître l’héritier légitime avec l’espoir qu’avant peu le Béarnais reviendrait à la religion de ses pères. De Rochecolombe où, le 1er octobre 1591, une conférence essayait encore de rétablir la concorde, aux Etats de Vivarais qui, en 1594, se déclaraient favorables à l’apaisement, Vogüé précédait le nouveau Roi. Le 27 juillet 1594, à Viviers, le vieux seigneur avait la satisfaction de voir l’accord enfin conclu. De quelle main joyeuse il dut apposer sa signature sous celle du représentant d’Henri IV, « récompense de trente-deux années de labeur assidu, » écrit son descendant. Beau, noble, fécond labeur qui, sans lui avoir fait un instant abandonner la défense de sa foi et le respect de l’autorité royale, avait constamment visé à réconcilier des Français dans une réciproque tolérance.


Melchior de Vogüé, son fils, devait bénéficier de ce labeur, La famille était aussi respectée du peuple que bien vue du Roi. En souvenir des services du vieux Guillaume disparu, Henri IV avait jeté sur les épaules du nouveau seigneur le collier de Saint-Michel, et tout le Vivarais s’en était réjoui. Melchior cependant s’était remis à l’administration du domaine. Henri restaurait la France : Melchior restaurait Vogüé. Il était décidément descendu de Rochecolombe et avait rétabli dans Vogüé la résidence habituelle du seigneur. Il était là au centre du domaine et en dirigeait l’exploitation. C’était à un de ces momens magnifiques où, après de grandes épreuves, on voit, dans notre prodigieuse histoire, la France renaître, plus belle, plus riche, plus forte que devant. Un voisin des Vogüé, Olivier de Serres enseignait aux Français le retour à la terre. Les Vogüé étaient trop foncièrement terriens pour avoir besoin de ses leçons : mais ils n’en participaient que plus allègrement au mouvement général de résurrection française ; l’épée à peine remise au fourreau, ils empoignaient le manche de la charrue.

Ils restaient cependant à tous égards fidèles. On le savait à Paris, témoin la touchante lettre que, lors des troubles de la minorité de Louis XIII, la Régente adressait à Melchior pour l’appeler à la défense du petit Roi. Le seigneur partit pour Paris où, après quinze jours de voyage (le temps qu’il faut pour aller aujourd’hui à l’autre bout du monde), il venait de s’installer dans la petite rue de Champfleury à l’ombre du Louvre royal, ce qui était symbolique. Il retrempa là (en était-il besoin ?) son dévouement, si bien que, revenu chez lui, il parut plus que jamais le champion né de la cause royale envers et contre tous.

II le montra bien en deux occasions.

La première lui fut fournie derechef par les protestans. En 1620, ceux de la vallée du Rhône se soulevaient. L’incendie pouvait gagner. Melchior se met à la tête du régiment de Rochecolombe, sous les ordres de Montmorency, gouverneur pour le Roi du Languedoc. Courant au secours de Montmorency en fort mauvais arroi devant Vallon, « M. de Rochecolombe » (ainsi qu’on l’appelle) rétablissait le combat par une audacieuse charge lorsqu’il aperçut son fils ainé Guillaume qui, atteint d’une balle en pleine poitrine, roulait de son cheval, mourant. On ne peut arrêter le mouvement. Melchior, sans s’arrêter lui-même, bouleversé cependant d’émotion, se penche, criant au mourant : « Mon fils ! pense à Dieu !... » puis, à ses soldats : « Ce n’est qu’un homme mort... Vengeons-le !... En avant ! » Une heure après, la journée gagnée, le seigneur de Vogüé, sur le corps de son premier né, fondait en larmes, « se consolant de sa perte, dit le chroniqueur contemporain, par la gloire d’une si belle mort. » Je connais peu de scènes qui vaillent celle où se révèle, dans ce gentilhomme du XVIIe siècle, l’âme d’un Spartiate avec la conscience d’un chrétien.

Marcher contre des factieux, ennemis de sa foi et du Roi, cela était peu de chose. Il était autrement dur de se prononcer contre un ami, jeté dans la rébellion par la dureté d’un grand ministre.

En 1632, Montmorency lève le drapeau de la révolte. Il donna rendez-vous près de Vogüé à la noblesse qu’il entendait entraîner, « II s’adressa d’abord à Melchior de Vogüé, raconte un chroniqueur qui est de la maison, mais cet homme vertueux et qui savait jusqu’à quel point l’amitié la plus étroite doit aller et qu’elle ne peut engager à rien faire contre son honneur ni contre l’exacte fidélité au Roi, répondit « qu’il se flattoit qu’il étoit persuadé qu’il sacrifieroit pour lui, avec le plus grand plaisir, et ses biens et sa vie, en toute autre occasion, mais que, voyant avec douleur que, sous de vains prétextes, il avoit pris un parti opposé à son devoir, il ne pouvoit en aucune façon suivre un exemple aussi funeste. »

Cette attitude, enleva à Montmorency foule de partisans. Vogüé ne marcha pas contre son malheureux ami, mais, intransigeant sur ces questions de loyalisme, il entendit que son fils participât, dans les troupes du Roi, à la répression qui, on le sait, se devait terminer par la mort de l’illustre rebelle.

En récompense de quoi, Richelieu, ayant prescrit de raser les donjons, le « châtelet » de Vogüé fut, en dépit des protestations de Melchior, compris dans la mesure. Qu’importaient la tyrannie et l’ingratitude d’un grand ministre ? C’était la majesté royale qu’il apercevait derrière la pourpre du Cardinal. Melchior se soumit, étant de ces âmes nobles que leurs propres querelles touchent moins que le souci intransigeant de l’honneur.


Une ère s’ouvrait cependant où, pour le plus grand dam du royaume, la noblesse s’allait laisser déraciner. Versailles se bâtirait où Louis XIV entendrait voir accourir sa bonne noblesse, ornement du trône.

Les Vogüé allaient-ils se laisser arracher à cette terre vivaroise qui, depuis des siècles, méritait leur amour et faisait leur force ? D’avance le lecteur hésite à le penser.

Ils restèrent, provinciaux. A la mort de son père, en 1643, Georges de Vogüé, encore qu’il eût gagné dans les armées le grade de mestre de camp, a remis l’épée au mur et s’est fait agriculteur. Il a envoyé son fils Melchior batailler, de 1656 à 1661, pour le Roi sous le marquis de la Fare en Italie, puis, pour le Roi encore, contre les corsaires barbaresques en 1664 ; il laisse son frère Charles, chevalier de Malte, partir sous Beaufort contre Candie où une balle turque le met à mal ; lui, cependant, se partage entre le domaine à gérer, les enfans à élever et sa nouvelle charge de bailli du Bas-Vivarais à administrer pour le plus grand bien du pays. C’est lui qui, en 1669, commencera le premier de ces livres de raison qui, poursuivis cent vingt ans par lui et ses descendans, fourniront à leur historien les précieux documens que l’on pense. A travers ces vénérables livres (que M. le marquis de Vogüé décrit d’une plume émue), on voit se succéder tous les événemens de famille, mais sans cesse revient la mention d’une acquisition ou d’un établissement : Georges crée des prairies, des vignes, des vergers, il achète des moulins ; il fait profiter ses voisins et ses tenanciers de ses provisions de semence ; il enrichit le pays tout en s’enrichissant. De quel amour il doit chérir une terre qui le nourrit, mais que chaque jour il rend plus féconde et plus belle !

Voici cependant que le Roi l’appelle ? A la Cour ? Non : il ne partirait pas si vite. A la guerre ! Il y court, laissant là prés, vignes, moulins. Lui et ses frères, sous le commandement de Turenne, prennent une part glorieuse à la guerre de Hollande où l’agriculteur de tout à l’heure commande la cavalerie légère. Seulement, la guerre finie, le guerrier se refait cultivateur.


lisseront tous ainsi. En vain autour d’eux le monde change. Ils prennent simplement des nouvelles modes ce qu’il leur convient d’en prendre. Les fils de Georges sont élevés au collège des Quatre-Nations à Paris et goûteront de telle façon aux plaisirs de la capitale qu’il faudra que le bon abbé de Pommerols rassure leur mère en des lettres bien amusantes. Mais l’ainé, Cérice-François, après une campagne dans le régiment du Roi en 1703, consent bien volontiers à recevoir des mains de ses parens une femme qui le ramène à sa province où « il sera heureux et aura beaucoup d’enfans, » — dix-neuf, à bien compter. Et le voici qui, maître de Vogüé, joindra l’industrie et le commerce à l’agriculture, fondant une verrerie après une scierie et exploitant les sources de Vals, situées dans son domaine. Heureuse circonstance ! Car lorsqu’en 1730, il faudra acheter une compagnie à François dans le régiment d’Armenonville, une lieutenance à Félix dans le Maine-Infanterie, l’intendant Dupuy partira pour Paris emportant, avec 2 000 livres, vingt caisses d’eau de Vais. En dernière analyse, tout aboutit à permettre à des Vogüé de répandre leur sang sur les champs de bataille.

Charles de Vogüé fut le plus illustre soldat de la famille. De 1733 à 1782, il portera l’épée ; d’Italie où, sous Villars, il combat en 1733, à l’Allemagne où, durant les deux grandes guerres du règne de Louis XV, il franchira les grades jusqu’à commander en chef l’armée française, il illustre le nom en dix rencontres. La plus tragique fut, pour lui, la journée de Minden, le 1er avril 1759. Il y commande l’aile droite de l’armée. Tandis qu’il en dirige les mouvemens, il voit ses deux fils tomber sur le champ de bataille. Comme, au siècle précédent, son ancêtre Melchior, il ne saurait arrêter la bataille et, le cœur déchiré, il fait jusqu’au bout bravement son devoir. Ses fils ont disparu. Le père, le soir même, écrit à son troisième fils, le « petit abbé de Vogüé, » de quitter le séminaire pour venir prendre, au service du Roi, la place de ses deux frères tenus pour morts.

Ils ne l’étaient pas et en revinrent. L’abbé resta au séminaire. Lorsque, devenu évêque de Dijon, Mgr de Vogüé menait, entre ses livres et une aimable société, une vie élégante et facile, qui sait s’il ne regrettait point parfois la cuirasse qui avait failli si vite remplacer le petit collet et s’il n’eût pas donné sa crosse et sa mitre pour le cordon bleu que son père, en fin de carrière, devait décrocher à la pointe de l’épée ?


Je ne m’arrête point à ces derniers Vogüé d’ancien régime. Le lieutenant général de Vogüé, devenu gouverneur de Strasbourg, puis gouverneur de Provence, revêtu du cordon bleu et de l’ordre du Saint-Esprit, allait recevoir le bâton de maréchal quand il mourut en 1782.

Si, d’Alsace et de Provence, Charles n’avait cessé de revenir à Aubenas où, de Vogüé, la famille avait transporté, en des murs plus modernes, sa résidence nouvelle, à plus forte raison Cérice, sorti de l’armée avec le grade de maréchal de camp, avait-il repris sa place de grand propriétaire séant au centre de son domaine provincial. La Cour ne l’arracha pas à cette terre, mais c’est la confiance même des électeurs qui l’en éloigna en mai 1789.

Dès les premières heures de cette année fatidique, il avait, sans tomber dans l’utopie, envisagé qu’une ère nouvelle s’ouvrait. Dans les assemblées électorales du Bas-Vivarais, il avait, le premier, prononcé les paroles qu’attendaient d’un Vogüé ses amis des trois ordres. Après avoir déclaré, le 26 mars, dans l’assemblée de Villeneuve-de-Berg que la noblesse avait décidé de « supporter en parfaite égalité et chacun proportionnellement à sa fortune, tous les impôts pécuniaires, » il avait, le 2 avril, adressé au président du Tiers une lettre où il renonçait d’avance « à tous les privilèges dont il jouissait à cause de ses baronnies, » sacrifice accueilli par les acclamations de toute la réunion. En travaillant d’autre part à l’accord des trois ordres, Cérice restait, nous le savons, dans la tradition de sa maison. Son aïeul du XVIe siècle, Guillaume, avait dû concilier des Français divisés après la bataille : son descendant essayait maintenant d’éviter la bataille en faisant noblement aux circonstances la part que lui paraissaient exiger tout à la fois le cœur et la raison.

C’est pourquoi sans doute, deux ans après, un député du Tiers vivarois incitait, dans une lettre incendiaire, le peuple de Villeneuve-de-Berg et autres lieux, à détruire les châteaux de son collègue Vogüé, notoire contre-révolutionnaire. Le futur baron Boissy d’Anglas encourageait le souverain populaire à se montrer plus ingrat encore que Richelieu lorsqu’il rasait le châtelet de Vogüé.

Si un Boissy d’Anglas en est là en 1791, on pense si les bandes révolutionnaires respecteront le domaine. Nul n’était plus que le comte de Vogüé autorisé à émigrer. Il ne le fit cependant qu’à toute extrémité, après la chute du trône qui lui parut, à tort, la fin de la France. Il fut de cette dernière équipe d’émigrés qui, bien différente des premières, ne sortit de la maison que lorsque déjà tout brûlait autour d’eux. Que, dans l’espoir d’étouffer l’incendie, l’ancien maréchal de camp se soit jeté dans l’armée des princes, rien là ne peut nous étonner. Les Vogüé avaient, depuis six siècles, incarné dans le Roi l’idée française. Au moment où le Roi, déchu et captif, allait être jeté à la guillotine, on comprend qu’ils aient cherché, avant toute chose, le moyen de le sauver per fas et nefas. On ne rompt pas en un jour des liens qu’ont noués six cents ans.

Lorsque, douze ans plus tard, n’ayant bien, semble-t-il, gagné à l’Émigration qu’un surcroit de haine pour l’étranger, Cérice de Vogüé rentra en France, le domaine n’existait plus. La terre lentement assemblée était aliénée et dispersée. Les descendans de l’Emigré, entraînés par le mariage de Charles, son fils, vers d’autres provinces, Bourgogne et Berry, s’y allaient transplanter. Des ruines de Rochecolombe aux noires rues d’Aubenas, la Maison de Vogüé disparaît.


Une telle race ne meurt pas.

Celle-là allait, durant le nouveau siècle, pousser de vigoureux rejetons.

Se rappelle-t-on ces deux frères qui, le 1er avril 1759, à Minden, tombaient sous les yeux de leur vaillant père ? De l’un et de l’autre sont sorties ces deux branches parallèles de Vogüé, chargées aujourd’hui de fleurs et de fruits superbes.

Des assemblées politiques et des académies aux champs de bataille, des Vogüé parviennent encore à illustrer leur race. Rien n’émeut plus que cette dernière ligne de la généalogie où j’aperçois de front les descendans des deux blessés de Minden. On dirait d’une ligne de bataille, après la bataille. Passant sur le front de cette ligne, je vois Robert, tué à Reichshoffen (1870), Joseph, tué à Loigny (1870), Henri, tué à Sedan (1870). Les autres, remettant l’épée au fourreau, travaillèrent au relèvement.

Naguère encore ils étaient deux qui, descendans des deux frères, se rencontraient à l’Académie française, l’éminent savant dont l’œuvre a fait toute la substance de cette étude, et cet autre, Eugène-Melchior de Vogüé, qui fut un des guides de ma jeunesse et à qui sans cesse ma pensée reconnaissante me ramène. Que de fois, retrouvant chez vingt Vogüé, ses ancêtres, ce mélange singulier de force et de finesse, de générosité et de raison, j’ai évoqué Eugène-Melchior de Vogüé ! Le revoyant, j’eusse retrouvé cette lignée qu’aujourd’hui je connais mieux ; mais à travers l’homme déjà, je devinais cette race.

Un jour qu’Eugène-Melchior de Vogüé venait, dans son cabinet, de déplorer la perte de quelques illusions, il craignit de m’avoir découragé. « Nous n’avons jamais le droit de penser que ce pays-ci ne se tirera pas de cette fange-là. Il en a vu et fait bien d’autres. Il nous a, cela est clair, à tout jamais interdit de douter de ses réveils. Aimez-le, servez-le... et vous verrez. »

Il était de la Maison. Vigilantia et fortitudine : vigilance et courage !


LOUIS MADELIN.

  1. Une famille vivaroise, par le marquis de Vogüé, 2 vol. in-18 ; Honoré Champion.