Une Relève (mars 1917)/01

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Une Relève (mars 1917)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 158-185).
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UNE RELÈVE
(mars 1917)


I. — LES RUMEURS D’UN JOUR D’HIVER

Une nouvelle exacte, dans un régiment du front, est toujours précédée de vingt rumeurs plus ou moins vraisemblables, pareilles à ces brumes qui font prévoir, dès le matin, la forte chaleur d’un jour d’été. Quand on voit ces bruits accourir du lointain des états-majors, du fond des ravitaillements, colportés par les vaguemestres, les cyclistes, les agents de liaison, tout ce petit monde errant des routes, des chemins et des boyaux ; quand le cuisinier les commente, que le planton les discute, que les secrétaires prennent des airs mystérieux, que le capitaine les écarte non sans y prêter toutefois une oreille attentive ; quand l’homme à qui ces rumeurs plaisent, parce qu’elles modifient son sort d’une façon avantageuse, leur ajoute un détail précis, un argument qui en fait aussitôt des certitudes ; quand celui qu’elles mécontentent présente au contraire des raisons qui en font voir l’absurdité ; quand pendant huit jours enfin, officiers et soldats, personne ne s’aborde plus qu’avec ces mois : « Où va-t-on ? En Alsace, en Lorraine, en Argonne, à Verdun, dans les Flandres, en Champagne ? » tout à coup, de ces brumes, de ces nuées inconsistantes, jaillit la nouvelle, la vraie, celle que rien ne peut modifier, ni les appréhensions, ni les regrets, ni les désirs : c’est la relève, on change de secteur.


On sait ce que l’on quitte. Ce n’était pas brillant ; Une vallée sablonneuse, imprégnée d’eau comme une éponge et qui s’est durcie sous le gel ; dix heures par jour d’un travail fastidieux de la pelle et de la pioche sur des blocs de terre glacée, pour construire une voie ferrée en vue de la prochaine offensive ; dix heures d’une morne besogne qui tout de même avance par la force du nombre et du temps ; et le soir, dans la nuit tombante, le retour harassé vers un cantonnement misérable, un village presque abandonné, autour duquel les obus rôdent, comme on voit, dans les chromos, les loups de Sibérie tourner autour des isbas ; la lettre que l’on trouve, ou qu’on ne trouve pas ; la carte postale qu’on griffonne au crayon sur ses genoux ou sur un coin de table, avec des doigts glacés dans ce qui reste de jour ; puis un repas, à la fois triste et gai, du plus navrant comique, qui nous réunit quelques-uns chez une vieille fille, dont les bombardements ont un peu ébranlé la raison, et qu’un essai de traitement a rendu presque innocente.

Dans cette misère humide et froide, c’était un moment de folie, un vrai caprice de Goya. Notre folle hôtesse ne rêvait que chanson, danse et musique. « Je sais bien, nous disait-elle, que le moment est mal choisi ; mais je ne puis m’empêcher ni de chanter ni de danser. C’est la guerre, voyez-vous, messieurs, qui m’a rendue comme cela… » Après le dîner, pour lui plaire, sur un piano fêlé, un piano innocent comme elle, où les doigts à tout moment trébuchaient dans le clavier, nous accompagnions ses romances. Nos compliments la ravissaient. Ensuite, l’un de nous, galamment, s’offrait à la faire danser. Elle acceptait en rougissant. Et vers les huit heures du soir, nous la laissions sur sa chaise, palpitante de reconnaissance, de plaisir et d’essoufflement.

Voilà ce que l’on quitte ! Mais comme toujours, au moment de partir, chacun constate avec surprise qu’on n’était pas si mal ici. Dès qu’on sait qu’on les abandonne, ces séjours de misère reculent d’un bond dans le passé, rejoignent au fond du souvenir d’autres stations pareilles tout aussi disgraciées, mais qui, par l’étonnant prestige de la rêverie et du temps se colorent presque de regret. Je ne l’ai pas encore quitté, et déjà ce village va retrouver dans ma mémoire ces villages des Flandres perdus dans les prairies noyées ; ces fermes où nous arrivions le soir, éclairés par les fusées qui se reflétaient dans les eaux mortes, parmi les trembles et les saules ; ces cabanes de chaume, radoubées comme de vieux bateaux, véritables arches de Noé, remplies de bêtes et de gens, où l’on entendait toujours roucouler une tourterelle en cage ; ces greniers que le vent du Nord secouait comme des nids dans les branches, et où j’ai laissé tant de rêves pendus aux toiles d’araignée… Après avoir grogné pendant tout le séjour, un vague regret vous saisit de quitter ce sinistre endroit. On a pris là des habitudes, le nid est fait sans qu’on s’en doute. A deux ou trois kilomètres à la ronde, la carte gastronomique du pays n’a plus de secrets pour personne. Les manies de l’ennemi sont exactement repérées, ses heures de tir, la direction de ses coups, les points de départ des obus, les routes qu’ils suivent dans l’air, — connaissance qui donne à la fois un peu de dédain pour l’adversaire et le sentiment illusoire de la sécurité. On connaît le petit lot d’indigènes qu’un touchant amour de leur toit retient dans ces tristes parages. Et puis enfin, si l’on s’en va, c’est que rien de fâcheux ne vous est arrivé ; et de cela surtout on est reconnaissant à ces masures démolies, à ce paysage de misère, qui invariablement donne une impression si fâcheuse, lorsque, pour la première fois, on jette un regard étonné sur ces maisons en ruine, ce clocher qui se penche comme un cierge trop chaud, ces jardins à l’abandon, ces choses tout à l’heure encore si complètement inconnues et qui se trouvent tout à coup étrangement liées à votre vie.

Où va-t-on ? A d’autres travaux, ou bien à la tranchée ? Nouveaux palabres, nouvelle agitation des esprits. Heureuse gymnastique, sans laquelle la pensée inoccupée glisserait au morne ennui. Rien ne peut rendre le mouvement de ces conseils de tribus, où chaque escouade discute de la valeur du régiment et de l’emploi qu’on peut en faire : les uns vantant les travaux et l’agrément de dormir à son aise, quitte à se réveiller une heure pour descendre à la cave, si le marmitage est trop sévère ; les autres préférant la tranchée, plus périlleuse assurément, mais où la discipline est plus souple et la ration de vin plus forte.

D’ailleurs la question est réglée : le régiment remonte en ligne. Dans quel secteur ? Nouveau problème. Et les fausses rumeurs de s’élever et de danser au-dessus du cantonnement, comme, en été, les moustiques au-dessus d’un marécage. Pas un secteur du front où, tour à tour, quelque planton bavard n’expédie la Division. Les gens du ravitaillement fixent les premiers des limites aux fantaisies excessives. On n’emporte que deux jours de vivres : ce n’est pas avec ce viatique que nous pourrons nous transporter en Alsace, ni au Maroc, où des imaginations hardies voyaient déjà le régiment. Nous glissons simplement à droite ; ni chemin de fer, ni autocamion ; vingt-cinq, trente kilomètres au plus, que nous ferons en deux étapes. Mais, si courte que soit la route, c’est aborder un nouveau monde.


II. — LA GLORIETTE

Adieu, long hiver morose, petit coin de terre semé d’étangs, pluvieux, désolé, glacial ; vallée ouverte à tous les courants d’air, où, suivant des caprices incompréhensibles pour nous, la petite « voie de 60 » que nous étions occupés à construire, tourne, revient, se mord la queue ; remblais, déblais, fossés que nous avons creusés dans le gel ; terre remuée mètre par mètre, déplacée dix fois à la pelle, faute de brouettes pour la porter ; adieu, petits bois de sapins où le vent fait un bruit si triste, grandes dunes de sable dont nous avons chargé tant de wagons ; entassement de rails qu’à dix ou douze, à pas comptés, nous balancions sur nos épaules ; adieu, petit carré des tombes en marge du grand cimetière où, le jour de l’arrivée, le cœur en secret marque sa place et où j’ai promené si souvent, entre les tertres fraîchement remués, un absurde désir de vivre… Depuis trois ans de guerre, en ai-je déjà vu, et en toute saison, de ces petits enclos funèbres, tantôt sous la neige d’hiver, tantôt défaits par la pluie, silencieux dans l’herbe morte, ou bien remplis du bruit léger de fil de fer et de perles froissées que font les pauvres couronnes agitées par le vent ; tantôt si printaniers, si divinement parfumés, si remplis de lumière, de calme, de nids, de tendresse, de toutes les choses qu’on aime dans la vie, si bien placés au sommet d’un coteau, qu’on les acceptait pour séjour d’un cœur tout à fait apaisé ! Un ami que j’y ai laissé, une lettre que j’y suis venu lire, un après-midi passé dans l’odeur des giroflées leur donne à chacun dans ma mémoire une figure particulière. Et j’imagine que tout le monde porte ainsi dans son souvenir une carte mystérieuse de la campagne qu’il a faite, une carte où sont marquées des choses qu’aucune géographie n’indiquera jamais : un arbre inoublié, un coin où vous avez partagé la peine d’un ami, un sourire de femme ou d’enfant, ici la mort effleurée, ailleurs un compagnon tombé, et de la boue et du vent, et mille souvenirs inexprimables qu’un hasard ramène à la conscience, ou qui peut-être n’y reparaîtront jamais, — une carte invisible, qui n’est la même pour personne, et sur laquelle des jardins avec des croix sont plantés le long du chemin comme de petits drapeaux noirs…


Dans ce village dont, aujourd’hui, chaque pas nous éloigne, nous laissons sous la neige trois mois de vie sinistre, une centaine de jours tous pareils qui, rentrant les uns dans les autres, ne forment plus dans la mémoire qu’un petit bloc de misère, d’inconfort, de froid et d’ennui. Et le régiment n’a pas fait un kilomètre sur la route que ce souvenir lui-même se rapetisse encore, s’efface, et tombe dans ce gouffre d’oubli que nous creusons depuis trois ans derrière nous.

C’est toujours assez pénible, après l’immobilité des tranchées ou des semaines de travaux sur place, de reprendre la marche, sac au dos. Si désireux qu’il soit d’alléger son fardeau, Dieu sait ce qu’un soldat peut entasser sur ses épaules ! On avance d’abord sans rien dire, puis les conversations commencent, mais personne ne chante plus en marchant. La dernière fois, je crois bien, que j’ai entendu chanter, c’était il y a trois ans, sur la route de Saint-Germain, tout encombrée des gens à pied, en voiture ou en charrette, qui, depuis la Somme et l’Oise, fuyaient devant l’invasion. Les pauvres fugitifs considéraient avec surprise l’entrain de notre troupe, soit que le malheur leur fit paraître notre gaieté bruyante comme une offense à leur chagrin, soit qu’ayant eu déjà la vision de la guerre, ils nous plaignissent par avance, étonnés de nous voir joyeux. Soudain le regard d’une femme se posa sur moi une seconde, avec un tel accent de reproche ou de pitié, que la chanson s’arrêta dans ma gorge. Mais déjà ce regard avait passé, perdu dans le flot de misère qui s’écoulait silencieusement sur la route ; et aussitôt je repris le refrain, par une sorte de défi à tout ce qui pouvait m’arriver… Si pourtant, une fois encore, j’ai entendu chanter dans notre régiment. A quelques jours de là, par un beau crépuscule, on nous embarquait à Versailles pour gagner la Belgique par Cherbourg et Dunkerque ; nous nous pressions aux portes des wagons à bestiaux où nous étions entassés, et, dans le vent qui arrêtait parfois notre respiration, nous regardions disparaître, au milieu de sa forêt, le château de nos rois, en chantant la Marseillaise

Ce matin, nous abordons par le bas les pentes longuement inclinées de la Montagne de Reims. Qu’il est intéressant, ce grand paysage vignoble, pour mes compagnons de route, presque tous gens de Châteauneuf, Jarnac, Cognac, Segonzac, les crus à eau-de-vie, les plus fameux du monde ! Mais que voient-ils, si loin que leur vue peut s’étendre ? Des sarments enfouis sous la terre, une plante bizarre qui se ramifie sous le sol en de si multiples rameaux qu’arracher une tige serait arracher tout le champ, un taillis de grêles baguettes qui donnent au vignoble champenois, avant la taille du printemps, l’aspect d’un champ d’herbes folles, une vigne enfin, pour tout dire, qui n’est pas de la vigne, qui n’est pas ce cep noir et fort, tordu et grimaçant, d’où sort l’incomparable cognac, et vers lequel, à cette heure, s’en vont leurs regrets et leurs désirs.

Ah ! que la guerre est loin ! Une seule pensée occupe tous ces hommes pour lesquels la nature n’est jamais un sujet de vaine rêverie. Qui a raison ? Eux, ou les vignerons d’ici ? Ceux de Charente ou ceux de Champagne ? Quelques sages entrevoient bien que chaque pays a ses usages ; mais la plupart écartent cette idée conciliante, plaignent du fond du cœur ces pauvres Champenois obstinés dans l’erreur, et, presque scandalisés, désapprouvent leur façon d’en user avec la vigne. Oui, que la guerre est loin ! C’est tout juste si, par-delà les vignobles et les prairies, la Cathédrale de Reims, qui se dresse là-bas, retient un moment leurs regards, objet de curiosité plus que d’émotion véritable. Voilà donc ces pierres, cette église dont on parle dans les journaux ! Mes compagnons éprouvent un certain orgueil à passer si près d’un lieu dont le nom retentit tous les jours dans l’univers ; mais leurs yeux sont vite rassasiés, et leur pensée, trop légère de souvenirs, ne peut se maintenir plus de quelques minutes dans la contemplation et le rêve.

Pourtant, elle est sublime, la vieille basilique, au milieu de la grande corbeille que forment les collines autour d’elle. D’ici elle parait intacte. Ses deux tours, sa masse robuste, ses murailles qui, tantôt s’éclairent d’une blancheur éclatante, tantôt s’assombrissent jusqu’au noir bleu sous les nuées d’un ciel changeant, tout ce puissant corps de pierre semble n’avoir perdu aucune goutte de son sang, aucune minute de sa vie. De loin, on ne voit pas la statue fracassée, le détail superbe irréparablement détruit, la pierre brûlée par le feu, le beau visage profané. Pour la campagne qui l’entoure, la Cathédrale n’a pas changé ! Les villages, sur leurs coteaux, la reconnaissent toujours pour leur protectrice et gardienne. Et c’est bien là sa fonction : un berger en cape brune appuyé sur son bâton, au milieu de sa pâture, parmi le troupeau des collines.

Après, de longues marches pareilles, sous le même ciel de guerre, j’ai vu Soissons, dont un ange invisible semblait soutenir la tour branlante ; la nef de Saint-Martin d’Ypres, suspendue elle aussi à quelque main céleste, qui un beau jour l’a laissé choir ; et le vieux clocher de Dixmude où les obus avaient taillé un grand croissant de lune. Mais ces hauts refuges de l’âme ne semblaient appartenir qu’au fidèle qui prie sous les voûtes, ou bien encore au passant qui circule à leur ombre, sur les petites places herbues et dans les ruelles silencieuses. Ni Soissons, ni Saint-Martin d’Ypres, ni le clocher de Dixmude n’avaient cette force de Reims qui projette à des lieues son rayonnement et sa clarté, cet air sublimement rustique d’un sanctuaire des coteaux, des bois, des prairies et des vignes. Ces belles églises meurtries donnaient l’impression d’un culte tout local, d’une religion tout urbaine et bourgeoise. Mais à Reims, les avenues qui conduisent aux deux nobles tours, ce ne sont pas les rues ramassées autour d’elles, les rues de cette ville qui tient si peu de place dans cette grande coupe de lumière ; les véritables avenues, ce sont les routes et les sentiers, et la rivière, et les longues lignes de peupliers, et les innombrables allées de vignes, et les vallonnements des coteaux, tout ce paysage enfin, qui semble s’incliner vers elles dans le même geste d’offrande, d’adoration et d’attente.


Nous cantonnâmes, ce soir-là, auprès d’un pavillon que surmontait un belvédère en forme de moulin à vent. C’était, avant la guerre, un élégant vide-bouteilles, une charmante gloriette, où le propriétaire du cru invitait, dans les beaux jours, les riches clients étrangers à déguster son Champagne, en admirant le point de vue et la belle tenue du vignoble. Que d’Anglais, d’Américains et d’Allemands se sont assis à cette place ! A perte de vue, sous leurs yeux réjouis par le vin, s’étendaient les richesses d’un terrain qui, par endroits, atteint cent mille francs l’hectare ; au loin, la Cathédrale sur sa légère éminence ; çà et là, des châteaux épars dans leur ceinture de beaux arbres ; à la cime des coteaux, des bois où l’on court le sanglier ; dans les fonds, des marécages où l’on chasse le canard sauvage ; et de l’autre côté de la vallée, les collines mornes et crayeuses, aujourd’hui prisonnières, de Berru, de Nogent-l’Abbesse, de Brimont, du Moronvilliers, qui semblent posées comme des bornes à cette contrée de gastronomie et de plaisir, et ferment d’un cercle stérile ce paradis fabuleux du vin.

De ce haut belvédère, je regarde Reims qui brûle. Il fait encore trop jour pour que je distingue les flammes, mais je vois monter les fumées qui lentement se traînent en larges nappes sous le vent. Les obus tombent d’une façon continue, régulière ; et, chose affreuse, cette régularité finit par créer dans l’esprit un mouvement d’attente imbécile ; l’oreille habituée au tumulte des canons y découvre une musique, et quand un obus annoncé par le gémissement de l’air qu’il déchire en passant tombe sans éclater, on est surpris comme d’une fausse note au milieu de l’effroyable concert. Comment le tir est-il réglé ? Combien de coups à la minute ? D’où partent les obus ? Quel quartier, Laon ou Cérès, est le plus accablé ? L’esprit joue froidement avec ces interrogations. Après trente-deux mois de guerre et la monotonie de la ruine et de la mort, la vie deviendrait impossible si l’on devait arrêter sa pensée sur ce que ce jet de fumée noire, aussitôt suivi d’un tonnerre, apporte de malheur avec lui.

Au pied même du moulin à vent, de petits volcans éclatent… L’ennemi cherche des batteries dissimulées dans les vignes. De très loin, du fond des bois, nos pièces lourdes lui répondent, et, par-dessus nos têtes, nous entendons des trains invisibles qui passent. La nuit vient. Les ballons captifs que l’on ramène à terre font de longues taches obscures dans le crépuscule transparent. Au-dessus des maisons de Reims et de la cathédrale, qui a sombré dans les ténèbres, les flammes des incendies ont remplacé les fumées. Quelques mitrailleuses crépitent, mêlant leur grêle tapage à la basse assourdie d’un lointain tir de barrage. Et, sur toute la longueur du front, commence l’habituelle féerie nocturne, l’étonnant jeu des fusées. Les unes s’élancent, rapides et pressées, comme des bulles de savon jaillies d’un inépuisable chalumeau ; d’autres semblent descendre du ciel, pareilles a des lustres qui glissent ; d’autres retombent en lentes courbes harmonieuses, éclairant longtemps les ténèbres avant de pâlir et de s’éteindre. Ah ! ce ne sont plus, aujourd’hui, ces fusées de l’Yser qui montaient, de fois à autre, dans les brouillards de la nuit, sinistres par leur rareté même et leur éclat falot si rapidement évanoui ! Au-dessus des prairies noyées, elles ressemblaient aux tristes feux d’une pauvre fête de village ; arrivées au bout de leur course, elles décrivaient un mince arc fragile, jetaient un moment dans la brume leur lumière mélancolique et laissaient, en disparaissant, la nuit plus notre et plus lugubre… Maintenant, c’est une vraie fête, une débauche de lumière. Si loin que la vue peut s’étendre, la frontière mystérieuse du pays qui n’appartient à personne est jalonnée à l’infini de leur éclat multicolore. Du haut de ce vide-bouteilles, les yeux sont comme au spectacle. Dans ce formidable appareil de guerre, ils ne voient plus, pour un instant, qu’un jaillissement, une pluie d’étoiles, une fantaisie d’opéra. Des éclairs sortent de partout, des coteaux, de la plaine, des vignes, des bois, des marécages. Le fracas des départs et celui des arrivées finissent si bien par se confondre qu’il devient presque impossible de les distinguer entre eux. Puis, tout à coup, silence. On dirait que sur l’une et l’autre scène, les acteurs se sont tacitement entendus. C’est fini. Encore quelques coups, comme après un orage des gouttes d’eau attardées. Seules continuent à jaillir inépuisablement les fusées bleues, jaunes, vertes ou rouges. Deux ou trois lustres d’argent se balancent dans le bleu sombre du ciel ; des avions invisibles, amis ou ennemis, ronflent très haut dans les ténèbres, signalant leur passage par de longues chenilles de feu. De Reims, continuent de monter, comme d’un cœur embrasé, des flammes de plus en plus claires à mesure que la nuit devient plus noire. Et je pense que les amateurs de Champagne, assis dans ce vide-bouteilles, alors que leur esprit commençait de s’allumer sous le vin généreux, n’ont jamais contemplé, même en rêve, un si étonnant spectacle, — à moins qu’un Allemand, averti des choses qui se préparaient chez lui en secret, n’ait déjà vu, du fond de son ivresse, cet effroyable feu d’artifice, cette orgie de lumière, cette sinistre nuit de Néron allumée par son pays.


III. — LE CHANT DU STEPPE

Nous relevons une brigade russe qui a passé ici tout l’hiver. Le contact se prend, à cinq kilomètres des lignes, dans un village où se fait la croisée de ceux qui montent à la tranchée et de ceux qui en descendent, — un beau village qui a très peu souffert, et qui donne l’impression de la paix et de la richesse, avec ses hautes portes cochères pour rentrer la vendange, ses maisons de vignerons à l’aise, et les longues rangées des toits où s’abrite un des crus les plus réputés de la Champagne.

Quel contraste entre les deux humanités qui se coudoient, un instant, dans les étroites rues de ce vieux village français ! Elles n’ont pas subi le même façonnage ; il y a de l’une à l’autre bien plus de différence encore qu’entre une vigne de Champagne et un cep de Charente ! Notre division se compose, pour la plus grande part, de paysans du Périgord, de Charente et du Limousin. Le terroir a mis entre eux des différences assez profondes, mais l’âge leur a donné à tous un fond de caractère très pareil. Ce sont des territoriaux, des hommes autour de quarante ans, qui tous accordent une confiance excessive à leur expérience locale, limitée à un métier et à un étroit horizon. Officiers et soldats sont voisins, parents, amis. Ils ont la même voix, le même accent, les mêmes intérêts, les mêmes points de vue. Cela donne à notre troupe l’air d’un coin de province en marche, avec ses champs, ses bourgs et ses villages, ses horizons et ses pensées familières.

Dans ce grand troupeau moscovite, ce qui nous saisit tout de suite, c’est la puissance des carrures, une mine enfantine, douce et brutale à la fois, un air d’extrême jeunesse qui semble moins tenir à la jeunesse des êtres qu’à la jeunesse même de la race. Imberbes, les lèvres lourdes, les pommettes saillantes, le nez court triangulaire, des yeux gris, charmants, candides, tous ils semblent à peine ébauchés, faits à la grosse par un fabricant pressé. Hautes bottes, capotes brunes, casquettes plates rejetées sur leurs crânes tondus, très négligés d’allure, ils vaquent à travers le village, se tenant par la main, par l’épaule ou par la taille, à la manière orientale, — innocentes gentillesses qui étonnent dans ces grands garçons sauvages et offusquent un peu nos Français, chez qui la camaraderie, l’amitié même, est rarement teintée de tendresse.

Au coin des rues, ils nous abordent avec des airs mystérieux, sortent de leur houppelande éfrangée un bidon couvert de boue, et, avec les trois mots de français qu’ils connaissent, nous invitent à le faire emplir chez le mastroquet du coin, car la consigne est formelle : défense de leur vendre du vin. Pas de vin ! Cette interdiction frappe ces Russes, aux yeux de nos hommes, d’une véritable déchéance, leur retire quelque chose de leur humanité, les ramène, pour ainsi dire, à la petite enfance. Et lorsque avec leurs bons yeux suppliants, ils nous tendent ainsi leurs bidons, c’est vrai qu’ils ont l’air de mendiants, malgré la pièce de vingt sous qui brille toujours à leurs doigts.

Du matin jusqu’au soir, on les voit faire la queue devant les épiciers. Et que demandent-ils dans ces boutiques ? Du saucisson, des conserves, du fromage, — ce que peut désirer un homme raisonnable ? Non ! Ils achètent ce que nos hommes achetaient lorsqu’ils avaient six ans, au sortir de l’école : du sucre d’orge, des pastilles, ces bonbons multicolores qui font dans les bocaux des conglomérats pâteux, ou bien des gâteaux secs, couverts d’un glacis vert ou rose, des noisettes surtout, dont ils sont très friands. Cela aussi fait scandale, — car si quelqu’un ressemble peu à un enfant, c’est un paysan de chez nous, un paysan de quarante ans !

Et puis, au cours de la campagne je l’ai remarqué bien souvent, rien ne donne plus à nos hommes le sentiment de l’étranger (et l’étrangeté, d’où qu’elle vienne, les met toujours en défiance) que la façon de se nourrir. Non sans raison, ils y découvrent le signe d’autres différences, qu’ils soupçonnent sans les connaître. Entre gens qui ne parlent pas la même langue, ce n’est pas sur des pensées qu’on se juge. On se jure sur ce qu’on mange et surtout sur ce qu’on boit. Dans les fermes de l’Yser, les Flamands semblaient. bizarres, parce qu’ils ne faisaient pas de repas réguliers, qu’ils mangeaient, à toute heure, des pommes de terre bouillies, des tartines de pain beurré, et qu’au lieu du pot de soupe qui bout, dii matin au soir, dans les cheminées de chez nous, on ne voyait là-bas, sur les petits poêles en fonte, que la cafetière et son fade mélange d’eau et de chicorée… Les menus des Anglais ne surprenaient pas moins. Jamais nos paysans n’ont pu prendre au sérieux ces repas au jambon, au pain grillé et à la confiture. Le thé, dont ils les arrosaient, semblait a nos buveurs de vin la plus affreuse des potions. Parlez-moi d’une soupe dont on mange d’abord les légumes et le pain, et dans laquelle on verse ensuite, sur le bouillon qui reste, un bon quart de son bidon ! Mais devant ce breuvage aux couleurs violacées, qui ragaillardit tous les cœurs entre Angoulême et Limoges, que pensaient les Tommies anglais ?

Quelle surprise aussi pour nous autres, habitués, depuis toujours à une discipline sévère mais tempérée par le bon sens et la familiarité, d’apprendre que, sous aucun prétexte, un simple soldat n’avait le droit d’adresser la parole à quiconque portait un galon ! Les véritables aboiements que poussaient les sentinelles du plus loin qu’un officier se montrait dans la rue, nous semblaient une façon excessive de témoigner du respect. Avec ahurissement et pitié, nous regardions un de ces grands moujiks qui, faute de clous dans le village, restait toute une journée, le doigt appuyé contre une porte, à tenir la pancarte ou le nom de son capitaine était écrit. En même temps, les premiers effets de la Révolution, qui venait d’éclater à Petrograd, se faisaient sentir jusqu’ici. On racontait que dans un village voisin, ces Russes avaient résolu de ne plus rendre les honneurs, qu’ils prétendaient élire leurs officiers, et que les punitions ne seraient plus infligées que par les soldats eux-mêmes. Que signifiait tout cela ? Cette discipline sans mesure et ces rumeurs d’anarchie ? Cette obéissance servile et cette liberté sans bon sens ? Nos hommes ne comprenaient plus.

Pour achever de nous désorienter, le jour de leur départ, se déroula sous nos yeux une de ces cérémonies, comme il a dû s’en passer des centaines et des centaines le long de l’immense front oriental, et qui était bien imprévue dans ce coin de Champagne.

Tous les Russes du village avaient été rassemblés sur la place, formant un grand rectangle, au milieu duquel un pope, jeune encore et d’une véritable beauté, une croix d’argent à la main, psalmodiait des prières, afin d’attirer sur la Constitution nouvelle les bénédictions divines. Derrière lui, un chœur de soldats soutenait sa modulation par un chant d’une douceur et d’une délicatesse qui tirait les larmes des yeux. Nous nous pressions dans les ruelles en pente qui aboutissent à la place, stupéfaits que quelque chose de si pur, de si pénétrant, de si tendre, pût s’exhaler de ces grands corps barbares, sortir de ces lèvres épaisses, de ces visages grossièrement équarris. Quel étonnement pour nos paysans ironiques, très peu poètes et très peu musiciens, d’entendre jaillir, tout à coup, du grand troupeau brunâtre, un chant si nuancé, si bien caché sous cette bure, et qui s’élevait sur nos têtes, pareil à un oiseau merveilleux sorti d’un bois d’hiver ! De grands signes de croix, indéfiniment répétés, animaient cette foule qu’on n’aurait jamais cru armée, tant les hommes étaient pressés les uns contre les autres ! Mais sur un ordre, tous les fusils surgirent, en même temps qu’un formidable hurra, modulé comme l’amen d’une grand’messe, sortait de toutes les poitrines et retombait sur la place en longues vibrations sonores. Les officiers s’avancèrent au milieu du rectangle, pour baiser la croix d’argent que le pope tenait à la main. Tableau sévère, noble, militaire, et qui ne laissait guère prévoir ce qui est arrivé depuis… Si mal préparés qu’ils fussent à cette scène d’une grandeur singulière, nos hommes en étaient tout remués, et dans les réflexions qu’ils échangeaient autour de moi, je ne puis encore démêler ce qui les étonnait le plus, que ces révolutionnaires fussent si pieux, que ces soldats si nonchalants, si négligés d’aspect, eussent tant de précision a l’exercice, ou que d’un troupeau si grossier montât une si pure mélodie.


Le soir même, les Russes partirent, nous étonnant encore par le laisser aller de leur colonne en marche. Certes, la troupe était jeune et vigoureuse, mais on la sentait mal à l’aise sur cette route si bien limitée, entre ses deux fossés et sa double haie d’arbres. On l’eût mieux vue sur une piste, où les hommes peuvent marcher en troupeau et les charrettes aller leur train. Voitures, harnais, cuisines, tout le matériel était neuf, mais déjà, faute d’entretien, prodigieusement délabré. Les chevaux avaient été choisis avec soin, mais leurs conducteurs ne les menaient qu’à des allures insensées, et les bêtes, elles aussi, sentaient l’usure et la fatigue. Ce qui passait devant nous, sur cette belle route de France, c’était la force confuse, l’insouciance et le désordre oriental.

Dans un pré, au bord de la route, une batterie français » ; s’était rangée pour laisser passer ce flot. Elle aussi sentait la fatigue ! Mais sous la boue qui la couvrait, on voyait l’ordre, l’entretien, le bon état de toutes choses. Les hommes, près de leurs attelages, attendaient, pour remonter sur les caissons ou les bêtes, l’ordre de leur officier. Lui, au bord du fossé, à la tête de son cheval, la rêne passée sous le bras, regardait, comme ses hommes, l’interminable défilé. Vingt-cinq ans. Ni grand, ni petit. Vêtu sans recherche. Un visage hâlé, une virile élégance. Derrière lui, Verdun. Devant lui, l’inconnu… ! Le dernier moujik passé, il monte à cheval, fend l’air de la main. Sa batterie s’ébranle et le suit. Je ne le verrai plus. Je ne sais pas son nom. Je n’ai pas entendu sa voix… Qui ne voudrait être cet homme ?


IV. — PASTORALE

Un pas de plus vers la tranchée. Derrière la berge d’un canal, nous occupons d’anciens abris d’artilleurs, d’où la vie fulgurante du canon s’est retirée. Eventrés, déchiquetés après de longs bombardements, avec leurs rails tordus, leur béton émietté, leurs troncs d’arbres brisés et disjoints, leur solitude et leur silence, ces refuges abandonnés donnent déjà l’idée de ce que sera la ligne de feu, lorsque le flux des hommes s’en sera retiré, et que le dernier éclatement aura fait jaillir la terre. Tout alentour, dans les champs dévastés, de larges entonnoirs, où l’eau s’accumule et croupit, montrent la rage tâtonnante, de plus en plus sûre, des obus. Tristement, ces petites mares brillent sous l’enchevêtrement des branches et des troncs fracassés qui faisaient autrefois le charme de la rive. De l’autre côté du canal, en bordure d’un grand bois, on voit encore, clouées contre les peupliers, les niches en forme de chapelles, où chaque soir les artilleurs plaçaient une lanterne pour guider leur tir dans la nuit. Elles sont aujourd’hui inutiles, ces petites chapelles désaffectées ; mais je pense que, la paix venue, il faudra garder pieusement ces fragiles abris de lumière qui nous ont protégés, comme on conserve, dans les rues des vieilles villes, à l’angle de quelque muraille, ou bien dans les forêts, au tronc d’un chêne vénérable, ces niches de pierre ou de bois, consacrées à la Vierge ou à quelque saint rustique, longtemps après que la statue de la Vierge ou du saint a quitté son petit sanctuaire.

Nous jouissons, sur ce canal, d’une tranquillité divine. Tranquillité, l’étrange mot ! Devant nous, dans le bois marécageux, les obus tombent à la cadence d’un coup toutes les trois minutes. A notre droite, ils éclatent dans les ruines d’un hameau à la recherche de deux grosses pièces que nous voyons très bien depuis la porte de notre abri, car elles sont simplement roulées derrière un pan de mur et rien d’autre ne les protège. A deux cents mètres sur la gauche, ils balaient la route et les champs ; et, derrière nous, toutes les deux heures environ, ils font voler en l’air ce qui reste d’une ferme infortunée qui porte ce nom : l’Espérance !

Au milieu de ce fracas, mes camarades et moi nous sommes parfaitement tranquilles, et cela sans héroïsme. Les obus savent où ils vont et le but qu’ils veulent atteindre ; ils ne s’écartent guère de leur route ; et, à quelques centaines de mètres de l’endroit autour duquel ils tâtonnent, on est parfaitement à l’abri. Assis sur un banc d’Allez frères (échoué là par quel mystère ? ) et les pieds sur un brasero, je contemple ce paysage si singulièrement animé, le ciel encore chargé de souvenirs d’hiver, des flocons de neige oubliés, le village que j’ai laissé hier sur sa côte, et là-bas, la gloriette, l’étonnant vide-bouteilles, le moulin d’opéra-comique, avec ses volets clos, ses ailes arrêtées et tout ce qui flotte autour de lui de joies anciennes et de bombance. Au-dessus de nos têtes, ronfle, à peu de hauteur, l’avion divisionnaire, un aéro d’ancien modèle, chargé de faire dans les airs une besogne d’observation et de police débonnaire : c’est Jean-Jean, le père Michel ou le vieux territorial. Le pot de soupe bout sur la braise, les obus tombent à leur cadence, un coucou chante dans le bois. Son cri, malicieux et stupide, s’élève obstinément dès qu’un obus éclate, comme s’il s’amusait à ce jeu ; nous-mêmes y prenons plaisir, et nous attendons l’obus pour entendre le coucou chanter.

Paix des oiseaux, paix des bêtes ! Tranquillité, innocence ! Je me souviens qu’en Belgique, aux premiers jours de la guerre, sur les bords d’un canal assez pareil à celui-ci, les paysans de l’autre bord de l’Yser, fuyant devant l’invasion, avaient ouvert les portes de leurs étables, et les bêtes, rendues à une liberté quasi paradisiaque, s’étaient répandues à travers la campagne et vaguaient dans les prairies que la grande inondation n’avait pas encore submergées. Cirasses prairies flamandes, coupées d’innombrables fossés, sur lesquels lu lumière d’automne, infiniment nuancée, faisait et défaisait continuellement le paysage ! Rembrandt projetait dans les nues ses rayons et ses ombres ; Ruysdaël dormait sous les arbres des routes qu’on n’avait pas abattus ; Téniers aurait trouvé de quoi s’abreuver dans les auberges ; Jean Steen eût encore rencontré de petites saintes familles, tapies autour des poêles, dans le creux des cheminées… Sous la cage à la tourterelle, en buvant mon café, je prenais dans ma main la menotte d’un petit Joseph ou d’une petite Marie, et cette douceur enfantine, c’est, je crois bien, la seule sensation agréable que j’aie gardée de la pauvre Belgique.

Entre nos lignes et les tranchées allemandes, les veaux, les vaches, les bœufs et les cochons erraient à l’aventure, sous les obus et les balles. La nuit, les bêtes apeurées, réunies en troupeau, fonçaient çà et là, au hasard. Au milieu des ténèbres, on croyait à quelque attaque ; nos sentinelles alertaient. Que de fois, sur toute la ligne, quelques bêtes affolées ont amorcé la fusillade, déclenché des tirs de barrage, rempli la nuit, pendant une heure, d’un grand tumulte inutile ! Au matin, nous apercevions nos innocents agresseurs qui paissaient l’herbe haute. Seule une masse, fauve ou noire, abattue par une balle, restait là comme un témoin du combat de la nuit. Et toute la journée, recommençait le va-et-vient paisible des animaux errants, la nonchalante promenade à travers les prairies, où la pensée de s’avancer bientôt à découvert inquiétait les plus hardis.

Deux fois par jour, sans doute aux heures où on la trayait d’habitude, une vache se détachait du troupeau, traversait à pas lents un ponceau jeté sur le canal ; passait sur notre rive, et venait se faire traire chez nous. Puis, du même pas méditatif, elle s’en retournait dans son pré, où c’était une distraction de la chercher des yeux parmi le troupeau vagabond.

Peu à peu, devant l’inondation tous les animaux disparurent. Les uns allèrent du côté des Allemands, les autres passèrent dans nos lignes. Il ne resta bientôt plus dans le pré que les cadavres des bêtes massacrées qui flottèrent longtemps sur les eaux, gonflées, énormes, lamentables à voir, et aussi un bétail étrange, énigmatique, surprenant par son immobilité. Ces bêtes-là, assez lointaines, ne changeaient jamais de place, sauf à la faveur de la brume ou des ténèbres. Des doutes naquirent parmi nous. Il y en avait qui disaient que ces animaux prétendus n’étaient que des silhouettes ingénieusement truquées, derrière lesquelles un guetteur était caché. Mais beaucoup aussi assuraient les avoir vues bouger et même, « crotter » disaient-ils dans leur patois savoureux. L’inondation mit d’accord tout le monde en emportant ces bêtes, réelles ou fictives, avec le reste du troupeau.

Alors, sur le grand désert d’eau s’abattit le peuple des oiseaux, les bandes de canards sauvages, les mouettes, les courlis en route vers le Sud. Là où se promenaient les vaches, un héron solitaire pochait ; des cygnes blancs, quelques-uns noirs, naviguaient sur les eaux mortes. Du fond de nos trous remplis d’eau, nous regardions sur la prairie inondée s’ébattre ces bêtes ailées, images d’une liberté divine, vers laquelle s’élançaient déjà, avec quel désir nostalgique, nos cœurs de prisonniers !

Au milieu de la prairie submergée s’élevait un arbre solitaire. Par ces beaux soirs d’automne, les corneilles tourbillonnaient en grand nombre autour de sa tête puissante encore chargée de feuilles, mais elles ne s’y posaient jamais. L’horreur de ces oiseaux pour cet arbre magnifique, c’était le signe assuré qu’il allait bientôt mourir. Longtemps avant les bûcherons, certains oiseaux devinent, à quels signes invisibles ? — peut-être à une odeur particulière des mousses, — que la mort est sur un arbre ; et des années avant qu’il meure, ils abandonnent ses ramures.

Que de fois j’ai regardé ce géant condamné ! Tantôt, il m’emportait, sur ses branches rouillées, dans les salles d’Anvers et du Louvre, où Ruysdaël et Hobbéma en ont peint de tout pareils ; et pour me garder de l’ennui, je m’arrêtais dans l’ombre des après-midi heureux. Tantôt, sur cette plaine nue, cet arbre devenait pour moi la forêt de Gâtine, et je me récitais les beaux vers de Ronsard :


Forêt, haute maison des oiseaux bocagers…


Tantôt, aux heures où l’on détourne volontiers sur les choses cette compassion inutile que l’on ressent pour soi-même, j’oubliais sa beauté et je ne voyais plus que sa misère cachée, révélée par les corneilles. Alors, dans le jour déclinant, les sinistres prophéties que faisaient, avant la guerre, d’autres oiseaux de malheur, tourbillonnaient devant mes yeux comme les corneilles autour de l’arbre. « Voyez, voyez, disaient-ils de l’autre côté du Rhin, la France, la belle France est morte ! Elle peut encore faire illusion, mais la mousse est sur ses branches, et la mort dans sa sève. Attendez quelques années et vous la verrez s’écrouler. »

O bel arbre des Flandres, arbre de Ruysdaèl et d’Hobbéma, depuis trois ans que je ne t’ai pas vu, qu’es-tu donc devenu sur ta prairie noyée ? Hélas ! les oiseaux ne se trompent jamais, et la mort invisible continue en toi son ravage ! Mais les hommes n’ont pas l’infaillible instinct des bêtes, et l’Allemand le plus perspicace n’a pas l’esprit d’une corneille. Malgré ses rameaux fracassés, le chêne de Ronsard reste toujours verdoyant, et toute la force de la terre, sur laquelle il est planté, monte avec allégresse des profondeurs de ses racines à la plus fine de ses branches.


Dans le bois marécageux les obus tombaient toujours, mais le coucou ne chantait plus, comme si dans ce jeu de la mort et du chant il se reconnaissait vaincu. Vers les cinq heures du soir, nous vîmes entrer dans notre abri trois artilleurs, hagards. En vérité ils revenaient, non pas de l’autre bord du canal mais de l’autre bord de l’Erèbe. Pendant que le coucou chantait, leur batterie avait été démolie, presque tous les servants tués, et on leur avait donné l’ordre de se réfugier chez nous.

Vainement, nous nous empressions pour leur offrir les petites douceurs que nous avions apportées avec nous. Vin, cognac, conserves, ils prenaient tout cela, sans marquer aucun sentiment, l’oreille et la pensée tendues vers la clairière où les obus continuaient de s’abattre avec un fracas régulier. Le danger auquel par miracle ils venaient d’échapper en avait fait, semblait-il, des gens d’une autre espèce. La mince ligne du canal mettait entre eux et nous des espaces infranchissables ; à trois cents mètres de leurs pièces, si paisibles dans notre abri, nous leurs semblions aussi loin de la guerre que si nous avions été à Perpignan ou à Cette.

Le lendemain, de grand matin, pendant que nous dormions encore, ils repartirent dans le bois marécageux pour regagner leur batterie dévastée, ayant passé chez nous, comme ces vagabonds de la campagne qui vous demandent l’hospitalité pour la nuit ; on leur donne, dans la cuisine, une assiette de soupe, un coin de paille dans la grange ; ils s’en vont avec l’aube, et on ne les revoit jamais plus.

A deux ou trois jours de là, dans un moment d’accalmie, un de nous entra dans le bois, et alla jusqu’à la clairière où se trouvaient leurs canons. Les pièces avaient été emportées, il ne restait plus personne ; mais, au milieu des débris, dans les rayons d’une roue démolie, une chatte avait mis bas.

Il y avait aussi, tout près, au milieu du marécage, une cabane de roseaux. Des centaines et des centaines d’obus étaient tombés autour, mais elle demeurait intacte. Et l’on était confondu de penser que si quelque amateur passionné de la chasse au canard avait fait la gageure de passer ici l’hiver, il aurait gagné son pari.


V. — LA BONNE VIEILLE ET LE FINANCIER

Deux jours encore à jouir de cette paix idyllique, avant de monter à la tranchée pour relever nos camarades. Ces dernières heures de vie libre vous remplissent d’une émotion vague, frémissante et alanguie. L’idée d’une menace prochaine agit sur l’âme un peu à la façon dont l’exalte l’amour. On regarde les choses autour de soi avec une sorte de ferveur. Tout émeut à l’excès ; l’admiration, la tendresse vous oppressent. C’est trop peu dire que la nature est près de vous : elle est en vous. Vraiment on communie avec elle. Un sentiment d’un paganisme très ancien fait reconnaître en toute chose, dans un buisson, dans un arbre au milieu d’un champ, dans un mouvement des collines, mille forces obscures, qui peuvent avoir sur votre sort une influence inconnue, vous être secourables ou hostiles. A de telles heures, comme on comprend la croyance aux présages, leur force sur des esprits primitifs ! L’intelligence d’un homme dont la vie est en péril remonte d’un bond, semble-t-il, vers le commencement des âges. Il interroge l’oiseau qui vole. Le lièvre, qui d’un saut franchit la route, donne une couleur à sa pensée. Il n’y a pas jusqu’aux insectes qui ne paraissent, eux aussi, détenir une part d’un pouvoir mystérieux. Je prends garde en marchant de n’en écraser aucun ; et je crois, ma parole, que j’aimerais mieux me fouler le pied que de détruire sous mon soulier une misérable fourmi, avec cet espoir inavoué qu’en ménageant une vie, si petite soit-elle, la mienne sera aussi épargnée… Une bonté universelle, un peu niaise, un peu fade, un appétit de pureté, un désir de contrition envahit tout le cœur. Volontiers on s’y abandonne, car il y a là une enivrante douceur, et aussi la persuasion qu’on a dépouillé le vieil homme et qu’on est devenu meilleur. Pure apparence, simple illusion, où il faut bien reconnaître plus de faiblesse que de force, une descente et non pas une montée, une humiliation plutôt qu’une exaltation de la vie.


Pendant que, sur le banc d’AIlez frères, je jouissais de ces derniers moments de lumière et de plein ciel, un long gémissement passe et s’enfuit au-dessus de nos têtes. Presque aussitôt, une lourde fumée s’élève du village que nous avons quitté l’autre jour, et le bruit de l’éclatement vient à peine d’ébranler l’air qu’un autre sifflement apporte sa fumée et, son fracas. D’autres obus accourent, d’autres volcans jaillissent de ce petit tas de vie paisible accrochée à la colline. Il n’y a là-bas ni cathédrale, ni grand souvenir d’aucune sorte ; mais nous y avons habité, nous y avons dormi quelques jours, nous y connaissons des visages, et ces obus qui, tombent sur ce passé d’une heure, éveillent chez tous mes camarades une émotion autrement vive que le bombardement de Reims.

Depuis le seuil de notre abri, chacun cherche des yeux le coin où il avait sa paille, sa grange, son grenier, cite des noms, s’exclame. Moi, je pense à la vieille, une vieille femme pauvrette et ancienne comme la mère de Villon, chez qui j’avais trouvé un refuge, un palais, un lieu inaccessible aux rats, quelques mètres cubes de silence, un antre de solitude, et, là-dedans, un lit, — un lit avec des draps ! J’étais le seigneur de ce domaine, le seul bruit de ce silence, car ma vieille hôtesse faisait dans sa maison moins de tapage qu’une souris.

Quatre gravures romantiques, accrochées à la muraille dans des cadres de bois noir, me tenaient compagnie dans ce repos soustrait à l’agitation d’alentour. L’une, dans une pose alanguie, juste au-dessus de mon chevet, gardait les yeux baissés sur un livre posé devant elle, et son air, si l’on peut dire, frivolement pensif, laissait bien deviner ce qu’elle lisait : le Roman. L’autre, plus folle encore, représentait une femme agréable, les bras nus appuyés sur un coussin, les yeux levés au plafond, et perdue dans un songe que semblait emprisonner la gaze posée sur ses cheveux. Cela s’appelait : la Rêverie. Dans le troisième cadre, on voyait une autre femme, naturellement jeune, et belle, elle aussi, vêtue d’une robe de brocart, et endormie à côté d’un rouet. Sa main droite semblait encore animer la roue légère, tandis que l’autre, qui avait lâché la quenouille, était retombée sur ses genoux. Titre et symbole : le Fil rompu. Enfin, la quatrième image figurait encore une femme (cette chambre était un vrai sérail ! ) habillée d’une tunique à la grecque, et coiffée de cheveux noirs, artistement dressés. Il était clair qu’aucune main passionnée n’avait porté dans ce chef-d’œuvre un désordre amoureux. Elle posait un doigt sur ses lèvres, et s’avançait parmi des ruines aussi géométriquement disposées que sa coiffure. C’était la Muse du Souvenir.

Au milieu du cataclysme qui s’abattait sur le village, que devenaient ma bonne vieille et ses quatre gravures démodées, qui faisaient à sa vie si humble un charmant décor romanesque ? Ces pauvres petites personnes tenaient si peu de place, leur maison était si réduite, qu’il venait à peine à l’esprit qu’un obus pût la trouver. Et puis, il y avait à côté un affreux ménage d’ivrognes, rempli de cris et de disputes, et il semblait naturel que, si un malheur arrivait à ce petit pâté de maisons, la Providence ne pouvait pas moins faire que d’épargner la vieille en sacrifiant les ivrognes…

Mais quelle ombre de raison, quelle justice espérer d’une Providence qui s’exprime par le moyen d’un canonnier allemand ! L’obus épargna les ivrognes et tomba juste chez ma vieille. Le lendemain, je courais au village. Avec quel plaisir j’y trouvai mon hôtesse encore en vie, sans une égratignure. Mais ma chambre ! Mais mon lit ! Par le plafond ouvert, le toit avait dégringolé sur le matelas et le sommier. Les murs n’avaient pas trop souffert, et je ne pus m’empêcher de sourire en revoyant mes charmantes amies, toujours vivantes sous leurs vitres brisées. L’événement désastreux n’avait pu les distraire de leurs aimables occupations. La Liseuse n’avait pas levé les yeux de son roman ; la Rêverie continuait de songer à ses folies, et, dans la poussière du plâtre, le voile posé sur ses cheveux ne semblait que plus aérien ; la Muse du Souvenir était chez elle au milieu des gravats. Quant à la Fileuse endormie, ni le tonnerre ni les plaintes n’avaient pu la réveiller.

Cependant, la bonne vieille me rapportait un peu de linge qu’elle m’avait blanchi la veille et qui, comme elle, dans la catastrophe, avait été précipité à la cave. Elle l’avait retiré des décombres, secoué, épousseté, bien plié. Mais quand je voulus la payer : « Non, non, monsieur, me dit-elle. Voyez ! ce linge n’est pas propre, il est tout couvert de poussière… » Elle s’excusa mille fois de me le rendre dans un état pareil, et, ayant tout perdu, ne voulut rien accepter.

Cette humble et touchante bonté me ramène à la mémoire une autre histoire que voici. En septembre 1914, au moment où les Allemands arrivaient à marches forcées sur Paris, un financier, pris de panique, résolut de mettre en sûreté, loin de la Capitale, sa personne et son argent. Les trains étaient pris d’assaut, sa voiture réquisitionnée. Force lui fut de s’entendre avec un taxi-auto, pour se faire conduire à Bordeaux. Il se rend à sa banque, en retire son argent, — un ou deux millions, je crois, — met le tout dans une valise, monte dans le taxi et démarre. Arrivé en pleine campagne, au milieu des bois et des champs, il lui parut que son chauffeur avait une mine peu rassurante. La route non plus ne le tranquillisait guère. Elle n’était pourtant pas vide, ce jour-là ! Mais le flot des émigrants, les bataillons de tirailleurs et de nègres qui remontaient vers Paris, et même les troupiers de France ne lui disaient rien qui vaille. Plus il allait, et plus le dos de son chauffeur l’inquiétait. L’idée lui vint, une idée fixe, de ne pas rester seul avec cet homme qu’il ne connaissait pas, au milieu de ce peuple étrange qu’il croisait ou dépassait sur la route, et de faire monter avec lui un compagnon dans sa voiture. Encore fallait-il découvrir quelqu’un qui lui parût honnête ! Combien de femmes, pareilles à cette bonne vieille qui a blanchi mon linge, rencontra-t-il sur son chemin ! Combien d’hommes, pareils à ceux avec lesquels je vis depuis trois ans, et qui portent sur eux l’honneur de toute une race !… Mais il faut croire que deux millions mettent des verres sombres sur les yeux et changent l’aspect de toutes choses. Mon financier arriva à Bordeaux, seul avec son chauffeur, n’ayant pas aperçu, sur les six cents kilomètres d’une grand’route de France, un seul visage d’honnête homme !

Voltaire, en d’autres temps, eût fait de ce capitaliste un vizir indien ou persan ; ma bonne vieille fût devenue quelque bonne femme de Bengale ou de Chiraz. Dans la même fable orientale, il, les aurait réunis tous les deux, et, d’une main légère, eut jeté sur leur petite aventure la philosophie de Zadig…


J’étais presque arrivé aux arbres du canal, quand j’entendis courir derrière moi. C’était un tout jeune soldat, qui, à la vue de mon visage, s’arrêta aussi net que si une balle l’avait frappé. Il m’avait pris pour son frère, qu’il n’avait pas revu depuis trois ans, et dont on lui avait dit que le régiment cantonnait dans ces parages. Jamais je n’oublierai la confusion, la tristesse, tout ce qui en moins d’une seconde se marqua sur sa figure, quand, au lieu de trouver en moi l’être cher qu’il croyait revoir, il reconnut un étranger. Il s’en expliqua très vile, s’excusa, me dit adieu ; et chacun de notre côté nous poursuivîmes notre chemin.

Jamais je n’ai causé une déception si vive ! Il n’y avait en rien de ma faute dans ce qui venait de se passer, et pourtant il me semblait que je n’étais pas sans reproche. J’avais été pour cet enfant, dans la même minute, l’illusion, le bonheur et la cruauté de la vie… Ah ! combien d’entre nous, qui, de tous nos désirs, courons après nos vies anciennes, nos espoirs, nos tendresses, comme ce soldat inconnu courait après moi sur la route, seront comme lui désenchantés et s’arrêteront interdits, balbutiant : « Je m’étais trompé ! » en reconnaissant tout à coup le vrai visage de la vie…

La pluie s’était mise à tomber, ou plutôt un fin brouillard. Dans cette brume, une voix déclame :


Sept pasteurs, qui paissaient,
Se tenaient debout sur sept collines…


Une forme vague s’avance, la capote déboutonnée, l’allure un peu incertaine, et s’arrête un instant, comme pour prendre à témoin les collines qui disparaissent dans le soir.


… Attendant sept passants…


Un coup de canon, tout près de nous, suspend soudain son monologue. Une seconde, l’homme parait choqué de cette réponse des collines, mais à ce moment il m’aperçoit, me salue avec son casque et d’un ton confidentiel :


… Attendant sept passants,
Qui ne devaient jamais passer.

Puis il remet son casque, me fait encore un beau salut, s’éloigne toujours monologuant, et ses accents d’homme trop gai vont rejoindre, dans le brouillard, la tristesse de l’autre garçon.


VI. — LA RUINE DANS LA NUIT

Ce soir, nous prenons la tranchée.

C’est l’heure où, en arrière des lignes, monte le vacarme confus, fait de pas de chevaux, de moteurs d’automobiles, de roulements de camions et de voitures, qui, à mesure que l’obscurité grandit, devient si fort, si continu, qu’on dirait que le sol lui-même n’est plus qu’une énorme charrette cahotante, portant sur ses essieux la nuit, le ciel et la lune avec… Quelque temps, nous avançons sur la route avec ce bruit. Puis, nous le laissons derrière nous, pour pénétrer dans ces régions que rien n’anime plus, le désert où serpentent les boyaux effondrés, remplis de boue couleur de lait. La route devient vide et blanche parmi les champs sans couleur. Au loin, la rumeur cahotante n’est plus qu’une chose intermittente, irréelle comme un appel effacé de la vie que nous venons d’abandonner. Les pieds enfoncent dans la boue, le cœur dans la désolation, ou plutôt dans l’étonnement d’errer à quarante ans, au milieu des ténèbres, sous ce ciel d’hiver étoile, au fond d’une rigole de craie délayée par la pluie, avec un sac sur le dos et un fusil à la main. L’étonnement même disparaît ; on devient la boue qui ruisselle, le boyau qui se brise, se plie et se déplie, le trou où l’on trébuche, le compagnon qui vous précède et celui qui vous suit ; on est une conscience endormie que deux murs de terre conduisent. Un obus y fait du bruit, un cri d’oiseau y porte son frisson, un Ilot de souvenirs trop tendres l’envahit soudain’ et s’efface. Une idée fixe survit à tout ; arriver, s’arrête enfin, quelque part, n’importe où, mais échapper à la contrainte et aux caprices tortionnaires de ce boyau qui vous mène.

Le poste où je tombe, ce soir, est installé dans les sous-sols d’une ancienne ferme modèle, qui dresse fantastiquement ses murs sans toits sous la lune. Les quatre camarades que nous venons relever sont là, près de leur téléphone, autour d’une bougie, en train de jouer à la manille. On pourrait croire que notre apparition va les combler de joie. Mais non ! Depuis trois ans, ils sont trop habitués à grogner contre toute chose pour manquer à cette habitude. Notre arrivée soudaine ne leur fait aucun plaisir. Pourquoi ne les a-t-on pas prévenus ? Leur sac n’est pas fait ! Il va falloir quitter la partie de manille, s’en aller dans la nuit, secouer cette torpeur qui vous engourdit dans ces trous. Mais en moins de cinq minutes, leurs yeux habitués aux ténèbres ont découvert dans l’obscurité moisie quelques objets épars. Ils les glissent dans leur sac, roulent leurs couvertures, jettent le tout sur leurs épaules, l’ajustent d’un mouvement rapide, prennent leur bidon, leur fusil ; et les voilà partis, toujours grognant, mais enchantés.

Sur nos têtes, tout est détruit. Rien qu’un éboulis de murailles et de poutres calcinées. Quelques sacs de terre nous protègent ; et le mieux qu’on puisse espérer, c’est qu’un obus achève de renverser sur nous ce qui reste des murailles, pour consolider l’abri. C’est un tombeau où nous entrons. Mais déjà, — force de la vie ! — chacun de nous u reconnu, d’un coup d’œil, ce qui peut lui être agréable dans cette obscurité moisie, qu’une chandelle éclaire. Le garçon de café, qui m’accompagne, est tout de suite réjoui par une plaque de marbre noir, posée sur quatre pieds, qui donne à notre trou je ne sais quel air de réfectoire ou de caveau pour chansonniers. Un autre, petit propriétaire de Saintonge, bavard et fort écrivassier, cherche sa vie dans le fumier des livres laissés par nos prédécesseurs. Un troisième, premier jardinier chez un prince russe à Neuilly, ne trouve ici rien qui lui plaise. Moi, caporal et chef de poste, je prends d’autorité un étonnant fauteuil Voltaire placé devant le téléphone. Et la longue veillée commence, la longue veillée de trois semaines sous la lumière d’une bougie, dont, la taille et surtout les circonstances font un vrai cierge funèbre.

Ô plein ciel ! ô liberté ! ô lumière, que je vous regrette ! Nous voici prisonniers d’une prison sans portes, sans verrous, sans barrières, mais plus strictement enfermés par les consignes idéales que par la plus rigide clôture, et vraiment séparés du monde par ces lignes de fil de fer barbelé, ces hautes herbes non fauchées, et l’inextricable dédale des boyaux et des tranchées ! Et pourtant, si fastidieux que soit cet engourdissement dans l’ombre du péril, je le préfère encore à la vie de pelle et de pioche que nous avons menée quelque temps. Le danger partout suspendu, le sentiment de l’existence à chaque instant menacée, empêche l’esprit de glisser jusqu’au fond du morne ennui, et confère aux plus humbles gestes, de l’accent, de la gravité, et presque de la noblesse. Enlever sa veste, la remettre, s’équiper pour sortir, s’asseoir pour déjeuner, trinquer avec un camarade, ces menus événements, qui sont en tous lieux la vie même, prennent ici, sans qu’on s’en doute, une sorte de solennité, par le sentiment secret, toujours prêt à surgir au seuil de la conscience, que chacun de ces gestes, sans intérêt par lui-même, on l’accomplit peut-être pour la dernière fois. Cela jette un peu de lumière dans la pénombre de la cave, et donne à l’existence ce caractère presque sacré que la destruction prête à la plus humble demeure quand brûlée, ravagée, détruite, il ne reste vraiment entre ses murs désolés que cette simple idée : ici fut un foyer, ici il y avait sentiment et chaleur. Malgré soi l’esprit s’arrête, l’espace d’un éclair, sur ces gestes habituels, auxquels jamais auparavant on n’avait fait attention, comme les yeux s’attachent à ces pauvres maisons de village, qu’on ne songeait guère à regarder quand elles étaient intactes, et qui deviennent si touchantes du fait de leur désolation et de la menace qui plane sur elles d’être plus détruites encore.

Que de fois, dans ces heures de cave, je me suis rappelé mes dernières heures de vie libre ! C’était loin, très loin d’ici, sur le bord d’un petit estuaire breton. Je regardais) à travers les branches des pommiers, glisser les voiles des pêcheurs qui s’en allaient vers Dinan ou Saint-Malo. Rien ne donne autant qu’une voile l’impression de la paix, d’une vie facile et limpide. Déjà, la raison prévoyait comment s’achèverait cette journée si calme, mais le cœur n’y voulait pas croire. Les heures passaient, ramenant leurs occupations habituelles, les gens aux mêmes travaux, les bêtes dans le même pré, les ombres à la même place ; et rien de nouveau ne venait bouleverser l’ordre coutumier des choses. L’oreille inquiète épiait dans l’air un bruit, mais l’air demeurait silencieux, ou plutôt animé de ces bruits pacifiques qui sont le silence des champs. Tranquillement, le soir venait. A la minute, à la seconde prévue sur le calendrier des marées, la mer commença de descendre, découvrant de vastes espaces de boue plissée, brillante, miroitante comme des soies grises. Les mouettes, en troupes innombrables, s’abattaient sur ces étendues soyeuses, les courlis poussaient leur cri angoissé. Nous prenions le thé sur la terrasse. La rivière, agitée par le reflux, clapotait doucement sur les canots à fond plat, avec lesquels les hommes du pays font la pêche à Terre-Neuve. Et le bruit, que depuis le matin, l’oreille anxieuse épiait, la première sonnerie de cloches qui s’élança d’un clocher, fut si lointaine, si assourdie, si légère, qu’elle fut, un moment, couverte par ce clapotis de l’eau et le petit bruit des cuillères que nous agitions dans nos tasses. Nous eûmes le sentiment d’une émotion de l’air, avant même que nos oreilles en aient perçu la rumeur. Déjà, d’autres cloches lointaines commençaient à sonner, ne laissant plus aucun doute, et pourtant nous doutions encore. Puis tout à coup, de notre église, un son écrasant, massif, s’abattit sur nos têtes, refoulant l’absurde espoir que nous avions gardé encore quelques secondes. Quelques secondes ! Un siècle gagné sur l’effroyable certitude, un monde qui n’existait déjà plus…

Le soir même, un vieux fermier, qui, lui, avait fait l’autre guerre, m’emmenait prendre le train à six kilomètres de là. Jusqu’à la gare, pas un village, pas même une maison. Seule, à mi-route à peu près, une de ces demeures abandonnées, comme on en voit dans les campagnes, et que l’imagination peuple volontiers de ses fantômes. Sur ses murs lézardés, une affiche, fraîchement collée, l’ordre de mobilisation, précisait durement tout ce que les clochers avaient jeté dans l’air avec émotion et tendresse. La blancheur de cette affiche pouvait-elle effrayer le cheval, vieux comme son maître, qui traînait la carriole ? , ou bien, ces murs abandonnés étaient-ils d’un triste présage dans cette campagne bretonne toujours un peu hallucinée ? Quand nous passâmes devant la ruine, le vieux fermier se signa largement, comme il faisait d’ailleurs chaque fois que sa bête quittait le pas pour prendre une allure un peu plus vive. Mais dans l’état d’esprit où je me trouvais ce soir-là, il me sembla que ce signe de croix mettait sous la protection divine toutes les choses invisibles, immenses, indéterminées comme le destin lui-même, contenues dans ce carré de papier, qui brillait, sur le mur ruiné, d’un brutal éclat dans la nuit.


Longtemps après, revenant en permission, traîné par le même cheval, dans la même saison et presque à la même heure, je suis repassé devant la ruine. Les fantômes qui s’élevaient de ces pierres écroulées n’étaient plus, hélas ! les fantomes d’une imagination qui s’abandonne, presque pour son plaisir, au trouble de la solitude. Au-dessous des petits drapeaux croisés, dont les couleurs avaient déteint, l’ordre de mobilisation déchiré par le vent, délavé par la pluie, était devenu presque illisible. Mais sur l’affiche sans couleur, quelle histoire je lisais, que de noms écrits d’une encre qu’aucune pluie ne pourra effacer ! Les ombres de mes amis disparus m’attendaient au bord du fossé, pareilles à ces gens fatigués d’un long chemin, qui se retournent au bruit d’une voiture, et, reconnaissant avec joie quelqu’un de leur village, montent dans la carriole et achèvent la route avec lui. Ils étaient là, tous ceux avec qui je me suis tant de fois promené sur des sentiers si divers, tantôt suivant dans les rues de Paris une idée fuyante et rapide, tantôt prêtant l’oreille, au fond d’une campagne du Périgord ou de Charente, au son de leur cor attardé. Les uns étaient l’inquiétude d’une pensée tourmentée, toujours active à se détruire elle-même ; les autres le repos dans la tradition la plus paisible. L’amitié seule réunissait en moi leurs esprits différents, qui sans doute auraient été surpris et bien embarrassés de se trouver ensemble. Mais la mort a tôt fait de supprimer les différences que mettent entre les hommes mille circonstances particulières. Tous ces êtres qui, de leur vivant, n’auraient pas eu quatre mots à se dire, aujourd’hui ils sont réunis par des traits profonds de leur âme qui naguère leur échappaient à eux-mêmes. A tout moment, mon souvenir me ramène vers eux ; je les revois tels qu’ils étaient dans les jours de leur vie qui fut la mienne. Mais souvent aussi, leurs visages, leurs gestes et leurs voix se confondent pour ne plus laisser devant mes yeux que la figure pareille que leur a donnée le destin… Si la mort continue de ce bras-là, et que nous échappions nous-mêmes, il ne nous restera plus un ami, j’entends de ces amis avec lesquels on peut demeurer indéfiniment sans rien dire. Quelle existence pour les gens de notre âge qui échapperont à ce carnage ! Ils vivront comme les vieillards de souvenirs et de regrets. Le monde pour chacun de nous, c’est dix personnes que l’on aime. Que de ravages dans ces petits univers !


JEROME ET JEAN-THARAUD.