Une Rencontre de voyage, souvenirs de la Suisse italienne

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UNE
RENCONTRE DE VOYAGE
SOUVENIRS DE LA SUISSE ITALIENNE

Pour peu qu’on sache observer et se souvenir, la vie de voyage offre souvent un charme singulier, qu’on pourrait définir en deux mots : l’harmonie dans l’imprévu. Rien par exemple ne fait mieux comprendre certains caractères complexes que la diversité des milieux où on les rencontre. Que la plaine remplace la montagne, ou bien qu’aux pompes austères de la nature du nord succèdent les joyeux horizons du midi, il n’en faut pas davantage pour tirer de l’ombre où elles s’enferment les âmes les plus fidèles d’habitude à un discret silence. Parmi les caractères qui se sont présentés à moi, ainsi éclairés en quelque sorte par le paysage où ils s’encadraient, il en est deux surtout que je rapproche volontiers dans mes souvenirs, et qui, j’espère le prouver par ce simple récit, personnifient dans leurs intimes douleurs quelques-unes des causes de dépérissement contre lesquelles ont à lutter aujourd’hui certaines classes, en apparence privilégiées, de la société européenne.

À la fin de l’année 1855, après avoir pris les bains sur les côtes de la Mer du Nord, je traversais le canton des Grisons pour me rendre au bord des lacs de la Suisse italienne. Au sortir de Tusan, il semble que le passage va tout à coup être fermé par des montagnes infranchissables ; mais on ne tarde pas à découvrir, entre les deux chaînes du Beverin et du Mutterberg, l’ouverture que s’est frayée le Rhin, et au travers de laquelle a été faite la route qui mène du val Tomiliaska à la vallée de Schams. Primitivement, cette ouverture, où l’homme n’avait point encore pénétré, s’appelait le trou-perdu. Les Grisons remontaient alors le val Kolla, et prenaient de rudes sentiers sur les flancs du Beverin. La première route, qui date de 1470, exposée aux accidens causés par les avalanches et la chute des rochers, était digne du nom de via mala, que ne mérite guère le magnifique chemin construit, depuis 1822, sous l’habile direction d’un conseiller d’état tessinois, M. Poccobelli. L’art n’a enlevé d’ailleurs à la route maudite aucune de ses beautés. On la considère avec raison comme un des plus merveilleux passages des Alpes. La galerie qui traverse le trou-perdu est un tunnel d’environ soixante-dix mètres creusé dans le roc vif. À peu de distance du tunnel, la gorge forme une sorte de bassin ; mais bientôt elle se rétrécit de nouveau et prend un aspect sauvage.

L’effet que produisit sur moi cette route étroite, taillée en corniche, qui passe entre deux rochers de plus de cinq cents mètres de haut, ne trompa point mon attente. Une force inconnue a partagé la montagne d’une façon tellement symétrique, que si les deux parties venaient à se rejoindre, elles s’adapteraient, ce semble, de manière à ne laisser aucun vide entre elles. La voie qui les divise, et qui n’a par intervalles que dix mètres de large, suit parfois la rive droite et parfois la rive gauche du fleuve ; elle passe sur trois ponts vacillans. On cherche involontairement tantôt le ciel et tantôt le Rhin. Le ciel n’est plus qu’une bande si mince, qu’on éprouve, en le contemplant, une sorte de malaise, et qu’on craint à chaque instant de le perdre de vue. Dans le triste mois de novembre, il n’en descendait qu’une lumière avare, interceptée par la lisière des sapins qui se balançaient au sommet des rochers, lumière parfaitement en harmonie avec ce sévère paysage. Quant au Rhin, qu’on entend bondir à une épouvantable profondeur, il paraît presque aussi éloigné que le ciel ; dans son état normal, il est à cent trente mètres au-dessous du pont du milieu, dont il a touché la voûte dans la grande inondation de 1834.

Tandis que je contemplais avec un muet ravissement ce spectacle sublime, la voiture s’était arrêtée, et une conversation s’était engagée entre le conducteur et deux voyageurs qui demandaient une place. Le coupé étant obstinément pris, depuis Wallenstadt, par un capucin de la Lombardie mélancoliquement flanqué de deux hérétiques, un gentleman anglais et un major prussien, on proposa aux nouveau-venus de monter dans l’intérieur. Pendant qu’on établissait leur bagage dans la lourde diligence fédérale que j’avais cru devoir prendre à Coire pour traverser prudemment ces passages difficiles, les deux voyageurs causaient entre eux de la scène grandiose qui s’offrait à leurs regards. Le plus jeune manifestait un enthousiasme assez réservé, comme s’il eût redouté les épigrammes et l’attitude moqueuse de son compagnon. En effet, celui-ci, après l’avoir écouté un moment, répondit d’un ton ironique : — Les merveilles de la nature sont comme celles de l’histoire et de la société ; c’est en réalité un chaos qu’on devrait regarder avec étonnement et pitié bien plus qu’avec satisfaction. Pour moi, je ne vois ici que les traces des étranges révolutions qui, pendant des milliers de siècles, ont ravagé notre triste globe, afin de préparer un théâtre digne d’elle à l’activité déréglée d’une espèce qui porte dans son cœur plus de causes de trouble et de misères que cette terre n’enferme dans ses flancs de causes de destruction.

L’accent de ce raisonneur désenchanté était évidemment russe ; mais il usait de telles précautions contre les frimas de l’automne, qu’on n’apercevait pas même le bout de son nez. En Occident, les habitans du grand empire du nord se plaignent volontiers du froid ; c’est un moyen patriotique de faire comprendre qu’on ne gèle pas en Russie, comme le croit le vulgaire. Lorsque l’étranger fut parvenu à hisser dans la diligence sa maigre personne, son lourd bonnet, ses épaisses fourrures, tout son équipage septentrional enfin, son compagnon prit place à ses côtés. C’était un jeune homme pâle et de petite taille ; il avait l’air doux, presque timide. On lisait dans ses yeux une indécision naturelle, que trahissaient aussi ses gestes. Il parlait peu, et ne semblait occupé qu’à contempler les montagnes. De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur son Guide en Suisse, comme pour se donner une contenance. Quand une phrase trop excentrique à son gré sortait de la bouche du Russe, il le regardait d’un air étonné, puis il se remettait à étudier le paysage et son Guide avec une plus grande attention. Une phrase de la conversation des voyageurs m’apprit que le plus jeune était Belge.

À Splügen, on quitte la diligence pour prendre les traîneaux. Les uns se dirigent vers le passage du Splügen qui mène en Valteline, les autres franchissent le Bernardino et prennent la route de Bellinzona. Quand on arrive, au commencement de novembre, dans le village de Splügen, dont les environs sont ravagés par les avalanches, qui entraînent souvent des maisons, des animaux et des hommes, on est sûr d’y rencontrer l’hiver. Le matin, vous étiez encore en automne ; vous aviez joui, dans le canton des Grisons, des lueurs d’un soleil encore tiède : à Splügen, vous trouvez à la fois la neige et l’Italie. En effet, à peine avions-nous débarqué dans la vaste cour de l’hôtel, que les accens si doux de la langue italienne retentissaient à nos oreilles. Une partie des montagnards qui préparaient les traîneaux causaient entre eux dans cette admirable langue que le monde civilisé envie à la belle Ausonie. J’éprouvai une véritable joie d’enfant en écoutant ces mots harmonieux qui me rappelaient et l’héroïque Venise et les jours sans nuages que j’y ai passés, quand la ville de saint Marc renversait dans la poussière l’étendard jaune et noir, et quand le drapeau tricolore de l’Italie ressuscitée flottait triomphalement sur les lagunes. Le voyageur belge parut surpris de mon air joyeux, qui faisait,’ il faut l’avouer, contraste avec les regards mélancoliques qu’il promenait sur les sombres montagnes dont nous étions environnés.

Des traîneaux nous attendaient dans la cour de l’hôtel. Rien de moins comfortable que les légers véhicules usités dans cette partie des Alpes : chaque traîneau renferme deux places ; le cocher se tient debout par derrière, et les bagages doivent être transportés, non avec les voyageurs, mais bien sur des traîneaux séparés. Une pluie de neige tombait sur nos frêles équipages. Bientôt cependant les lourdes vapeurs qui planaient sur les montagnes commencèrent à se déchirer, et un ciel d’azur, le ciel de l’Italie, resplendit dans les intervalles des nuages. À Hinter-Rhein, il faisait le plus beau temps du monde. Hinter-Rhein doit son nom au voisinage de la source du Rhin postérieur qui sort du glacier de Rheinwald, au pied du Moschelhorn et du Vogelberg, deux des plus hautes montagnes des Grisons, formant un groupe nommé par les Italiens Monte-Adula (le Mont-Adule de Boileau). Le pont qui traverse le fleuve est situé à une petite distance du village. À notre droite se dressait la masse colossale du Moschelhorn ; à gauche s’élançait dans le ciel bleu le noir sommet du Mittaghorn.

Quand on a franchi le pont du Rhin, on s’élève par une série de zigzags sur le flanc septentrional du Bernardino. La route était couverte d’une épaisse couche de neige. Malgré la légèreté de notre traîneau, les chevaux avançaient avec peine. Durant cette longue ascension, on est assez disposé à la causerie. Cependant les deux voyageurs, qui me précédaient de quelques pas, se taisaient presque constamment. Le plus âgé essayait en vain d’engager la conversation, il n’obtenait pour toute réponse que des monosyllabes. Son attention se concentrait de plus en plus sur le magnifique paysage qui se déroulait à nos pieds. Il ne semblait nullement préoccupé des dangers qui, sans être bien redoutables, inquiètent ordinairement les voyageurs qui franchissent les Alpes. Les conducteurs avaient quitté leurs places en nous abandonnant à l’instinct des chevaux. La route est tellement étroite et domine des abîmes si vastes que cette insouciance ne paraissait pas sans péril. Aussi, plus nous nous élevions sur les pentes du Bernardino, plus mes compagnons de route devenaient sérieux, et leur conversation languissante. D’ailleurs le soir arrivait, la bise alpestre nous glaçait sous nos fourrures. En outre, à mesure que nous avancions, la majesté sévère de ces solitudes, à la fois mornes et resplendissantes, agissait de plus en plus sur notre imagination.

Au sommet du Bernardino, qui s’élève de 2,191 mètres au-dessus du niveau de la mer, une vue magnifique s’offrit à nos regards. Nous planions sur la profonde vallée du Rheinthal et sur les glaciers d’où sort le « fleuve allemand. » Une grande maison, qui porte cette inscription fort peu rassurante, casa di refugio, est habitée toute l’année par un employé que le gouvernement des Grisons y entretient pour venir au secours des voyageurs surpris par la tempête. Après avoir dépassé le col du Bernardino, occupé en partie par le lac Moësola, d’où la turbulente Moësa descend vers le sud, nous rencontrâmes, au-delà du pont qui porte le nom de Victor-Emmanuel, un toit solide sous lequel s’engagent les traîneaux, et qui est destiné à protéger les passans contre les avalanches et les trombes de neige. Nous étions emportés par un mouvement si rapide que l’attention était concentrée nécessairement sur les dangers d’une pareille marche. La pente est beaucoup plus forte sur le revers méridional du Bernardino que du côté du nord. Or, sur ce sentier, qui ressemble à un câble tordu, les conducteurs lancèrent leurs chevaux au grand trot. Après une ascension d’une lenteur fatigante, nous pouvions croire qu’une avalanche nous entraînait vers le Tessin, car notre frêle équipage oscillait perpétuellement à gauche et à droite comme un pendule. Un admirable clair de lune semait sur les déserts de glace des millions de diamans. Notre conducteur fouettait ses chevaux avec autant d’indifférence que s’il les eût lancés dans les plaines de la Belgique, et tandis que nous passions avec la rapidité de l’éclair auprès de gouffres incommensurables, il jetait sur ces abîmes un regard vague et insouciant.

Comme les deux voyageurs se proposaient de visiter Bellinzona, une des capitales du canton du Tessin[1], nous nous séparâmes dans cette ville, car je partais immédiatement pour Lugano. Après avoir examiné à leur aise les vieilles forteresses de Bellinzona qui gardent l’entrée des Alpes, le Castello di Mezzo, le Castello di Cime et le Castello Grande, les deux touristes se dirigèrent vers Locarno, afin de faire une excursion aux rives du Lago-Maggiore et dans le val Leventina, que le Tessin, tombant des hauteurs du Saint-Gothard, arrose de ses eaux limpides. L’hiver de 1855 fut si radieux dans cette belle contrée, qu’ils prolongèrent leur course et n’arrivèrent à Lugano qu’à la fin de décembre.

Pour moi, qui ressentais encore la fatigue des longs voyages que j’avais entrepris cette année en Russie, en Bavière, aux bords du Rhin et en Belgique, j’avais passé très paisiblement sur les rives du Lago-Ceresio le commencement de ce qu’on appelle partout la mauvaise saison, et qui ressemble dans le Tessin à un véritable printemps. Sur cette terre aimée du ciel, la nature est dans une perpétuelle activité. À peine les mûriers ont-ils perdu leurs dernières feuilles que les primevères d’un or pâle commencent à étoiler le gazon. Bientôt des pervenches plus bleues qu’un ciel d’été se montrent au pied des coteaux abrités. L’ardent soleil qui fait croître les aloès dans les rochers voisins de Lugano fournit aussi aux scorpions leur poison redouté. La base du San-Salvadore fourmille de vipères, tant le ciel du midi prodigue à la fois les biens et les maux. Rien cependant pour les âmes attristées par la mélancolie du septentrion, rien ne saurait être aussi salutaire que l’influence de ce soleil brûlant. Aussi, lorsqu’ après avoir visité Bellinzona, le vicomte Norbert (c’était le nom du jeune Belge) fut arrivé à Lugano, il parut se transformer momentanément dans cette atmosphère vivifiante. Entre les deux voyageurs et moi, les rencontres étaient fréquentes, et nous échangions volontiers nos pensées, quoique différant presque toujours d’opinion. Loin de craindre les discussions contraires aux croyances naïves de sa chère Flandre, le vicomte Norbert les provoquait avec une certaine résolution. Rien n’autorisait à croire qu’il eût renoncé aux convictions de sa jeunesse dans ce qu’elles avaient d’essentiel, mais il n’était pas difficile de se convaincre qu’il accepterait, en dernière analyse, les opinions les plus opposées aux préjugés de sa race.

Après s’être promenés quelques jours à Lugano et aux environs, les deux étrangers s’établirent à Capolago, à l’extrémité méridionale du Lago-Ceresio, dans une charmante maison peinte en rose pâle, que leur avait louée un bourgeois de Mendrisio, qui ne l’habitait qu’en été. Le jour où le vicomte partit pour sa nouvelle résidence, il avait cueilli sur les flancs du San-Salvadore un gros bouquet de roses de Noël. Son compagnon le railla un peu sur l’attention émue avec laquelle il contemplait de temps en temps le grand calice d’albâtre de cette magnifique fleur, qui l’hiver transforme la montagne en un véritable jardin. Norbert ne répondit que par un triste sourire. Un épais brouillard, qui cachait à nos yeux les sommets du San-Salvadore et du Monte-Caprino, enveloppait ce jour-là et la ville et le lac. Peut-être l’aspect mélancolique du paysage avait-il momentanément rendu à l’imagination du jeune homme sa tendance primitive, peut-être la fleur d’hiver était-elle l’emblème d’une phase significative de cette vie à peine commencée. Je me promis, à la prochaine occasion, de tâcher de savoir par son ami, le docteur Paul Ivanovitch, ce que j’en devais penser.

Cette occasion se présenta bientôt. Par une magnifique journée du mois de janvier, j’eus la fantaisie d’aller en bateau à Gandria, « où l’hiver, disent les pêcheurs du lac, n’est pas visible. » En effet, avec ses oliviers et ses bois de lauriers, dont les feuilles sonores retentissent sur les flancs de la montagne, Gandria ne semble pas connaître les outrages de la mauvaise saison. Quand on voit un ciel d’azur briller sur ce village couronné de lauriers, on pourrait se croire aux rives de l’Attique ou sur les coteaux fleuris de Parthénope.

Ce fut dans le petit port de ce pittoresque village que je rencontrai le docteur Paul. Il regardait d’un air un peu sceptique les saintes images aux vives couleurs peintes sur les noires cabanes. Il était venu seul, à la prière d’un Tessinois de ses amis, visiter un batelier de Capolago, qui était subitement tombé malade pour avoir fait trop d’honneur au vin piémontais d’Asti. Le docteur Paul, ancien élève de l’université de Dorpat, était un des savans les plus justement célèbres de la Russie méridionale. Plus d’une fois, son oncle maternel, que j’avais connu à Odessa et qui avait été mon médecin, m’avait parlé des grandes espérances qu’il donnait. Cependant le docteur Paul avait renoncé à l’exercice de la médecine pour s’occuper d’un grand ouvrage de physiologie, dans lequel il devait résumer les résultats d’une longue expérience, et défendre, ajoutait-il avec un malin sourire, certains principes plus ou moins orthodoxes ; mais, avant de publier ce livre, il avait voulu consulter les oracles des facultés de l’Occident. À Bruxelles, où il s’était entretenu de ses projets avec les hommes les plus distingués de l’Académie royale de médecine, il avait connu chez le ministre de Russie, qui avait pour lui une grande affection, le vicomte Norbert, dont le père, sénateur belge, demeurait aux environs de Gand. À Ostende, j’avais entendu parler plus d’une fois de son père, le comte Charles-Hubert, qui passe pour un homme éminemment spirituel. Je l’avais même rencontré sur la jetée d’Ostende, où presque toute l’Europe occidentale se donne rendez-vous chaque année au mois d’août et au mois de septembre.

Lorsque le docteur eut écrit son ordonnance, nous nous promenâmes dans les rues montueuses de Gandria, et, tout en admirant l’aspect étrange de ce paysage essentiellement italien, nous ne tardâmes pas à parler de son compagnon de voyage. Il était très disposé à satisfaire ma curiosité, d’abord parce qu’il n’y voyait aucun inconvénient, et ensuite parce que les Slaves de l’est placent la conversation au nombre de leurs plaisirs les plus vifs. Je demandai au docteur pourquoi le vicomte avait paru si occupé de son bouquet de roses de Noël. Il me répondit en souriant : — La raison en est bien simple ; ces belles et pâles fleurs sont le symbole de son premier amour, amour essentiellement flamand, comme les candides héros qui ont joué un rôle dans cette idylle. — Cette idylle, pour me servir des expressions du docteur, je la raconte telle que je l’ai comprise.

Norbert n’avait que vingt ans lorsqu’il quitta l’université de Lou-vain, cette alma mater catholique de la jeune noblesse belge. Il y avait été reçu docteur en droit après de brillans examens, et les professeurs avaient fait insérer dans le Journal de Bruxelles un article enthousiaste qui annonçait à la Flandre un défenseur illustre de sa vieille orthodoxie. Un travail acharné avait malheureusement affaibli la santé du vicomte. Son père l’envoya donc pour quelque temps aux environs de Spa, chez un de ses parens, le baron Engelbert de B… Grand d’Espagne, Félix-Engelbert de B… était l’un de ces types aristocratiques tels qu’on en trouve encore aujourd’hui dans les châteaux de l’Europe occidentale. À une époque où le voltairianisme dominait partout, même dans le faubourg Saint-Germain, il avait mené à Paris une existence très peu mystique. Cependant, lorsqu’il était déjà question de son mariage avec l’héritière d’une des plus fières maisons des Flandres, élevée par des religieuses de Bruges dans cet ardent catholicisme dont la domination espagnole a doté la Belgique, il se laissa conduire par un de ses amis chez l’abbé de Lamennais. L’exaltation du prêtre breton, son évidente bonne foi, sa vie simple et studieuse, son courage à braver les opinions reçues, firent une vive impression sur le baron. Il revint se marier dans son pays, partageant toutes les convictions de sa fiancée, et après la noce il s’enferma avec elle dans un de ses châteaux, sans avoir aucune communication avec les hérétiques et les libres penseurs. Conformant soigneusement son genre de vie à ses théories, il avait refusé de faire partie du sénat, menait l’existence d’un gentilhomme paysan, n’allait guère à la ville, et tournait de plus en plus à une sombre misanthropie, qu’il qualifiait de « mépris d’un siècle ergoteur et corrompu. »

Le baron et la baronne avaient eu deux filles. Marie, l’aînée, qui avait toutes leurs affections, était morte au moment où sa jeunesse et sa beauté s’épanouissaient comme une fleur splendide. La cadette, Antoinette-Ghislaine, qu’on nommait toujours Ghislaine, avait eu pour marraine une duchesse d’Arenberg-Meppen, et pour parrain un prince de Léon, de cette famille française qui a été substituée aux Rohan. Cependant l’illustration de sa race et la fortune immense de sa famille n’avaient pu la préserver des chagrins d’une enfance qui s’était écoulée dans les circonstances les plus douloureuses. La mort de Marie avait plongé son père et sa mère dans un abattement dont il serait difficile de donner une idée. Le baron, s’imaginant que le ciel avait voulu punir en lui-même un ancien allié des « rationalistes, » se croyait obligé de devenir chaque jour plus insociable et plus atrabilaire. Quant à la baronne, qui n’avait pas de semblables reproches à se faire, elle n’était pas moins profondément atteinte. On craignit quelque temps pour sa raison, et jamais sa tête ne se remit tout à fait de la secousse qu’elle avait éprouvée. Quoiqu’elle fût encore jeune et belle, elle tomba dans une sorte d’insouciance et d’apathie singulières. Vêtue plus que modestement, elle s’acharnait des heures entières sur une tapisserie, et sa fille pouvait à peine lui arracher quelques paroles insignifiantes.

Les enfans, dont les impressions sont très mobiles, ne se rendent pas compte de l’effet que peuvent produire ces incurables douleurs. La tristesse qu’on leur montre, sans même songer à se contraindre, leur semble inspirée par quelque mécontentement secret ou même par le défaut d’affection. On les rend ainsi irritables et défians. D’ailleurs Ghislaine n’était pas douée d’un esprit pénétrant ; elle s’arrêtait en tout à la superficie des choses. Le peu d’imagination qu’elle avait ne lui inspirait que des idées sombres, entretenues par le milieu sinistre où elle vivait. Elle grandit sans joies et même sans distractions. Aussi était-elle blanche, frêle et presque toujours souffrante. Sa mère vit dans cette faible santé un prétexte pour laisser son intelligence sans culture. D’ailleurs, indolente comme l’était Ghislaine, les raisons n’auraient jamais manqué à la baronne pour abandonner sa fille à l’ignorance. Non-seulement Ghislaine se portait si mal qu’on avait craint plusieurs fois pour sa vie, mais son intelligence était rebelle. Très loin de ressembler à son aînée, qui comprenait tout sans le moindre effort, Ghislaine était regardée comme une bonne fille qui devait, dans son intérêt, végéter aussi paisiblement que possible.

Lorsque Ghislaine eut atteint l’âge de seize ans, sa grand’mère maternelle, personne ambitieuse et vaine, crut devoir faire des représentations, d’ailleurs fondées, sur la bizarre éducation que l’on donnait à sa petite-fille. La baronne, qui subissait l’influence de cette femme impérieuse, tout en l’aimant médiocrement, se décida en murmurant à quelques concessions. On laissa la vieille dame s’occuper de la toilette de Ghislaine, qui passa subitement d’une modestie rustique à une élégance toute parisienne. On consentit même à recevoir de temps en temps, surtout pendant la saison des, chasses à courre, quelques parens et quelques amis. Le baron Engelbert ne rangeait pas la chasse parmi les amusemens frivoles ou dangereux. « C’était, disait-il, une image de la guerre, une vie d’action qui préservait l’âme des vaines langueurs du siècle et des dangereux raisonnemens des sophistes. » Aussi reprenait-il une espèce de gaieté quand, la trompe aux lèvres, il suivait à travers les champs et les bois quelque malheureux lièvre, et qu’il avait la satisfaction de le voir déchirer vivant, après de terribles angoisses, par la meute hideuse de ses chiens affamés ; mais si les piqueurs faisaient quelque faute, si les chiens s’acquittaient mal de leur besogne, si un paysan avait regardé d’un air étonné ou narquois ce fier gentilhomme guerroyant contre les lièvres, il grondait ses gens, fouettait ses chiens avec fureur, et revenait en maugréant contre le « radicalisme insolent des villageois. »

Norbert, qui se croyait obligé d’aimer la chasse autant que son compatriote saint Hubert, fut bien reçu au château du baron, où il arriva deux ans après le commencement de la réaction provoquée par la grand’mère de Ghislaine. La chasse l’absorba d’abord tout entier, mais la chasse ne durait pas toujours : il fallait laisser reposer les chiens ; le baron d’ailleurs s’occupait assez d’agriculture pour n’avoir pas toute sa liberté. Norbert n’avait alors d’autre ressource que de causer avec sa cousine en se promenant avec elle autour des massifs de fleurs dispersés parmi les gazons du parc sous les fenêtres du salon. Ghislaine y cueillait des roses de Noël, pâle ornement des derniers jours de l’année, dont le charme mélancolique semblait sourire à son imagination. Elle avait dix-huit ans, elle était devenue une très belle personne, et sa beauté n’était pas trop flamande. Elle était plus blanche que ces lis dont l’Évangile loue la splendeur, elle était grande, et sa taille était ravissante. Quoique ses traits manquassent d’expression, son nez d’une forme parfaite, son front élevé, encadré de cheveux châtains, ses yeux aussi doux que ceux des colombes, donnaient à sa physionomie un remarquable cachet de noblesse et d’élégance. Quand elle s’animait, ce qui était rare, une teinte pareille à la nuance délicate des roses du Bengale colorait momentanément ses joues. Rien en elle ne rappelait les épaisses et blondes nymphes de Rubens, masses de chair et de sang, nourries de lait et de beurre dans les plaines plantureuses de la Belgique, et que le grand artiste a transportées dans un monde où l’humanité avait les formes idéales d’une poétique adolescence. Ghislaine possédait toutes les séductions de sa race sans en avoir les défauts ; elle était surtout faite pour plaire à une âme naïve, sans aucune expérience de la vie, toute pleine encore d’illusions virgiliennes, et qui se figurait que la première femme qu’il devait aimer serait

Candidior cycnis, hedera formosior alba.

Dans cette heureuse période de l’existence où rien ne se montre à l’intelligence sous son véritable jour, chacun de nous jouit de la faculté dont le genre humain était doué aux époques primitives. Tout alors prenait un merveilleux aspect. Les rayons immaculés de l’aube étaient les regards de génies bienfaisans qui contemplaient la terre endormie avec un sourire d’amour, l’haleine d’un dieu soupirait dans la brise printanière, et la corolle parfumée des roses servait de retraite à l’essaim des sylphes charmans. Quel homme n’a point à vingt ans, pour peu qu’il ait reçu du ciel le moindre sentiment poétique, opéré d’aussi grands miracles ? De quelles séductions irrésistibles n’a-t-il point paré l’objet d’une passion pleine d’une abnégation sans égale ! Tel est le secret qui assure aux premières amours un caractère exceptionnel. On aime alors avec une telle spontanéité que toute ombre s’anéantit dans les torrens de lumière qui s’épanchent de l’âme éprise. La réflexion est si peu développée, l’expérience si imparfaite, que l’idéalisation la plus hardie ne rencontre devant elle aucun obstacle. Les mots de culte, d’adoration, de sacrifice, qui, hélas ! sont destinés à devenir de trompeuses formules, sont alors l’expression exacte des mouvemens impétueux d’un cœur qui possède la glorieuse plénitude de son action.

D’ailleurs la coquetterie instinctive qui ne manque à aucune fille d’Eve donnait à Ghislaine des conseils dont elle profitait avec une innocente adresse. Elle était, en présence de son cousin, humiliée de son ignorance ; mais, grâce à ce tact exquis, privilège des natures féminines, et qui se développe en elles à leur insu, elle semblait avide de savoir et ne négligeait aucune occasion de demander quelque conseil à Norbert. Elle déplorait avec lui l’insouciance glacée de sa mère, l’étrange froideur du baron. Elle se plaignait amèrement d’avoir été sacrifiée à un deuil qui pouvait être sincère sans entraîner l’oubli des devoirs les plus sacrés. Elle racontait, avec cette verve naturelle qu’une conviction profonde donne aux moins éloquens, les ennuis et les épreuves de sa vie, ses découragemens, ses révoltes secrètes, ses colères juvéniles. Ces entretiens pleins d’épanchemens se continuaient d’autant plus aisément que la baronne, qui redoutait le mouvement plus que la mort, laissait volontiers les deux jeunes parens se promener sous les fenêtres du salon. Le soir, quand ils se trouvaient auprès de la baronne, elle s’absorbait tellement dans ses souvenirs qu’ils pouvaient causer fort longtemps sans qu’elle prêtât la moindre attention à leurs paroles. Après le dîner, le baron ne tardait point à disparaître ; il avait calculé qu’en se couchant de très bonne heure et en se levant avec l’aurore, il vivrait beaucoup moins avec cette espèce humaine qu’il avait prise en antipathie sous prétexte de perfection. La baronne, organisation lymphatique et molle, blonde et pâle, s’affaissait chaque jour davantage sous le poids invisible qui l’écrasait. Avec l’apathie d’un être privé de réflexion, elle travaillait jusqu’à minuit et quelquefois plus tard, non par amour d’une besogne insipide, mais dans la crainte de faire un mouvement pour gagner sa chambre à coucher.

La jeunesse de Ghislaine, sa beauté, surtout la rare élégance de ses manières, empêchaient de distinguer chez elle les germes des défauts qui, au premier coup d’œil, frappaient chez ses parens. Un observateur pénétrant eût peut-être conjecturé qu’elle aurait un jour l’esprit misanthropique et défiant du baron et la mélancolie découragée de sa mère. Norbert, à vrai dire, n’était pas un psychologue très exercé. Sa belle cousine, — la rose de Noël, comme il aimait à l’appeler, — lui paraissait une créature idéale, et il éprouvait une telle jouissance de l’amitié qu’elle lui témoignait que son imagination n’allait pas au-delà de ce paradis, qu’il faudrait, hélas ! bientôt quitter. Pour Ghislaine, le mot d’amitié que je viens d’employer était peut-être exact, — quelle jeune fille voit clairement à cet âge ce qui se passe dans son âme ? — Pour Norbert, il était trop faible. Un homme moins inexpérimenté que Norbert n’eût pas tardé à deviner que son amitié pour Ghislaine était une vraie passion.

Plusieurs causes contribuaient à son aveuglement. Sa cousine était beaucoup plus riche que lui, et il n’ignorait pas que sa famille l’avait depuis longtemps promise à une famille ducale française, dont les terres étaient en Bretagne. Ces considérations lui paraissaient si fortes que Ghislaine lui semblait placée dans une autre sphère que celle où devait se passer sa vie. Du reste, ses appréciations étaient assez fondées. Sa cousine, qui n’avait presque rien appris, s’était cependant assimilé quelques idées qui étaient devenues pour elle une sorte de religion. Elle était intimement convaincue qu’elle était destinée à être duchesse ; son rôle social faisait, à ses yeux, partie de l’essence même des choses. Dans ces intelligences froides et bornées, les conventions humaines prennent aisément, du moins dans la jeunesse, la place de la fatalité antique. Le peu d’affection dont elles sont susceptibles est toujours subordonné à certains principes qui se rattachent au ciel ; mais quand elles ont acquis plus d’expérience de la vie, ces principes conservent-ils la même valeur absolue ? Il serait téméraire de l’affirmer.

Ai-je eu raison d’appeler Ghislaine « une âme froide ? » Ce mot, je le crains, ne rend pas très exactement ma pensée. Aucune passion ne pouvait encore prendre racine dans son cœur ; mais elle portait dans l’amitié une ardeur très sincère, car les natures disposées à la mélancolie ont généralement besoin de consolateurs. Or Norbert s’acquittait à merveille de ce rôle. Il n’humiliait jamais, comme la baronne, l’orgueil de sa cousine ; il ne froissait jamais sa sensibilité, comme son père ; il ne paraissait jamais surpris de son ignorance : il comprenait toutes les causes de ses chagrins, il était toujours disposé à lui donner raison contre ceux qui refusaient de voir en elle la plus parfaite des créatures. Sans s’en douter, et guidé par l’instinct mystérieux de l’amour, Norbert agissait comme un séducteur consommé ; mais un séducteur aurait nécessairement nourri d’autres espérances que lui, espérances qui eussent excité le courroux de la jeune Flamande. Elle aimait en effet moins le consolateur que la consolation, l’idéal autant que la personne. Sans connaître même le nom du divin Platon, elle était essentiellement platonicienne. Dans l’isolement moral auquel les circonstances l’avaient condamnée, le bonheur suprême qu’elle avait rêvé, c’était d’épancher ses douleurs dans un cœur fraternel. Son beau songe se trouvait réalisé ; mais ce que Norbert ne soupçonnait même pas, c’est qu’une tante, une cousine, une sœur se fût peut-être acquittée aussi bien que lui du rôle dont il était si fier.

Cependant, au lieu d’essayer de se rendre compte de sa situation, il se laissait aller à l’exaltation si naturelle à son âge. Il dormait peu, il ne travaillait plus, il chassait le moins possible, il n’avait plus qu’une pensée, qu’une préoccupation. Une fleur que Ghislaine avait touchée devenait pour lui un véritable trésor ; il ne feuilletait d’autres livres que les siens, il griffonnait des vers pour les déchirer avec colère comme indignes de la divinité à laquelle il rendait un culte aussi fervent que discret. Les hommes de quarante ans souriront de ces enfantillages ; mais Norbert n’était pas dans l’âge où l’on regarde les décisions de la raison comme des oracles. Il ne tarda point cependant à comprendre le rôle qu’elles jouent dans la vie quand je ne sais quel vieux duc vint demander la main de Ghislaine pour son fils aîné. Ce voyage transforma momentanément les habitans du château. Le baron était enchanté d’une alliance qui faisait entrer sa fille dans une famille intimement liée avec les anciens chefs de la Vendée et de la Bretagne. Les Celtes entêtés de l’ouest de la France étaient à ses yeux le type du peuple catholique et monarchique par excellence. Tous leurs généraux étaient des héros et des martyrs, et il canonisait à la fois Vendéens et chouans, Lescure et Puisaye, Bonchamp et Cadoudal. Le duc, ancien ami du prince de Talmont, était lui-même un peu embarrassé d’être vénéré comme un saint de l’église primitive ; il avait quelque envie de sourire en entendant parler des vertus chrétiennes de Charette, le voluptueux général des cabaniers et des huiliers du Poitou. Norbert était le seul qui conservât son sang-froid. Malgré les leçons des révérends pères de la compagnie de Jésus, il n’était pas aussi étranger que ses hôtes aux idées de son siècle et à tous les enseignemens de l’histoire. D’ailleurs l’arrivée du duc ne l’avait nullement porté à l’enthousiasme. Il contemplait avec une stupéfaction profonde le changement soudain qui s’était opéré dans sa poétique cousine. Elle était descendue sur la terre de la façon la plus dégagée. Elle ne parlait que de bijoux, de dentelles, de cachemires, de corbeille, comme si ces graves sujets l’eussent préoccupée toute sa vie. De ses rêveries, de ses ennuis, de ses épreuves, aucune trace ne restait sur son beau front, aussi serein qu’un ciel d’été ; l’ange devenait une fiancée comme tant d’autres.

Norbert était atteint au cœur ; sa foi dans l’être parfait, et malheureusement fantastique, auquel il donnait le nom de femme était détruite, et cette déception est la plus cruelle, parce qu’elle est la première et qu’elle ouvre à l’imagination la porte d’un monde de douleurs. Il avait l’air d’un croyant qui a découvert une objection insoluble contre la religion à laquelle il a dévoué sa vie. C’est en vain qu’il essayait de se distraire de ces douloureuses préoccupations. La promenade n’était pour lui qu’une occasion de s’absorber dans ses pensées. Dès qu’au retour de ses excursions il apercevait les arbres du parc ou les toits du château, il s’arrêtait dans une sombre extase, sans pouvoir détacher ses regards de ce séjour où il avait passé les heures les plus belles de sa vie. Il se disait bien alors qu’un prompt départ était inévitable ; mais quand approchait le moment de prendre une résolution définitive, son courage faiblissait. Sa volonté n’avait pas été assez énergique pour donner à Ghislaine la conviction qu’aucun homme ne pouvait, comme lui, assurer son bonheur, elle n’était pas non plus assez forte pour le décider à mettre fin à une situation devenue intolérable. Comme toutes les âmes qui ne sont pas solidement trempées, il se faisait de sa douleur une sorte de satisfaction amère ; mais parfois elle le jetait dans de tels désespoirs que des larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux. Les courts momens qu’il donnait au sommeil étaient troublés par des visions étranges. Cependant, quoiqu’il fût assez fier pour affecter le plus grand calme, son attitude pensive faisait un contraste trop visible avec la satisfaction de ses hôtes. Il s’aperçut qu’il commençait à ne pas dissimuler assez bien l’amertume et le dédain qui remplissaient son âme. Ce jeune homme, dont l’air était doux et presque timide, excellait dans la satire quand il était sérieusement révolté, et il devenait d’autant plus redoutable qu’il ne dépassait jamais dans ses épigrammes les plus sanglantes les limites de la convenance la plus rigoureuse. Il fit bientôt ses adieux au baron Engelbert, emportant de Ghislaine un souvenir plein d’amertume, et plus entraîné encore vers les idées mystiques qu’au moment où il quittait l’université de Louvain.

Vieux diplomate, honoré de la confiance du roi des Pays-Bas alors que la Belgique et la Hollande ne faisaient qu’un seul état, le comte Charles-Hubert n’avait aucun des préjugés de son fils, quoiqu’il eût cru devoir, par une condescendance assurément exagérée, le faire élever chez les jésuites. « Voltaire, disait-il pour se consoler de sa faiblesse, a été leur disciple, et je compte d’autant plus sur la loi inévitable des réactions que je connais l’intelligence naturellement droite de Norbert. » Cependant, quand il vit que son fils, après avoir déjà passé quelques années dans la diplomatie, se laissait envahir de plus en plus par la mélancolie, il s’inquiéta sérieusement des tendances d’un esprit dont le développement était si lent et si douloureux. La comtesse, née en France, dans un des départemens de l’ouest, entretenait malheureusement chez Norbert les dispositions bizarres d’une imagination qui ne l’entraînait pas, comme s’il eût été Italien ou Provençal, vers une vie de plaisir et d’aventures, mais qui le plongeait dans des rêves sans fin, dans des extases perpétuelles, et parfois dans un abattement profond. Son père comprit la nécessité de réveiller cette intelligence engourdie, de lui faire connaître et la vie et les hommes. Il était convaincu que le soleil du midi chasserait de son âme les tristes fantômes qui naissent dans les brouillards de la Mer du Nord. Il avait donc pensé à le conduire lui-même dans la Suisse italienne, en Italie, en Grèce et aux bords du Danube. Seulement il se sentait bien vieux pour de si longs voyages. En outre, comme il s’agissait de rendre à une organisation exaltée le calme, le bien-être et la pleine possession de ses forces, l’expérience et la sagacité d’un médecin lui paraissaient indispensables. Le docteur Paul Ivanovitch se proposant de parcourir l’Europe méridionale, il se décida à lui confier Norbert. « Si son esprit, lui dit-il, n’est pas exempt de bizarreries, s’il est peu expansif, il a un cœur d’or ; il ne tardera point à s’attacher à un compagnon qui, comme vous, a l’habitude de se dévouer à ceux qui souffrent, et qui sait que les plus malades ne sont pas toujours dans leur lit. Votre voyage sera d’autant plus avantageux pour Norbert qu’il y trouvera mille sujets d’études. Menez-le dans les Alpes méridionales, au bord des lacs charmans de la Suisse italienne, dans les plaines de la Lombardie, au fond des vallées de l’Arcadie et des Karpathes. Quand il aura examiné les Romansches protestans[2], les Italiens ultramontains, les Grecs, les Roumains et les Serbes orthodoxes, il comprendra sans peine que le christianisme se modifie conformément au génie des peuples. Le libéralisme naturel qu’il tient de son sang flamand se fortifiera par la réflexion et la comparaison des civilisations diverses. Sans doute il ne goûtera jamais des théories pareilles aux nôtres, qui sont trop contraires à la tendance sentimentale de son caractère ; mais pourtant j’ai l’intime conviction que vous en ferez un homme, même un diplomate. »

Quelques jours après cet entretien, Norbert et le docteur partaient pour la Suisse, où je les rencontrai une première fois dans les circonstances qu’on connaît. Quand je les revis, c’était presque à la veille du jour où la triste histoire de la duchesse Ghislaine et du vicomte Norbert allait se dénouer. Depuis ma promenade à Gandria, je n’avais entendu parler de mes voisins de Capolago qu’au retour de la belle saison. J’appris d’un Italien établi à Mendrisio qu’ils faisaient de fréquentes excursions en Lombardie, au bord du Lac-Majeur et des lacs de Varese, de Como, d’Iseo et de Garda. Lorsqu’un soleil chaque jour plus brûlant leur fit regarder le canton du Tessin comme une région relativement tempérée, ils dirigèrent leurs courses vers les pentes boisées du Monte-Cenere, couvert de forêts de châtaigniers, et qui divise le canton en deux parties inégales. Ayant su que je me proposais de visiter le couvent de Bigorio, situé sur des hauteurs perpétuellement rafraîchies par des eaux jaillissantes, ils s’arrangèrent de façon à faire aussi ce pèlerinage, qu’une madone célèbre recommande aux artistes.

Tout le pays qu’on parcourt pour aller de Lugano à Bigorio ressemble à un parc. Après avoir traversé les villages de Canobio et de Tesserete, on arrive à Sala, où l’on commence la facile ascension de la montagne sur laquelle est bâti le monastère. Tandis que je descendais de voiture, on bridait un mulet destiné à une jeune femme qu’un homme plus âgé accompagnait. Sans m’occuper beaucoup de cette rencontre, je m’élançai dans la direction du couvent. Le long du chemin, on a construit de petites chapelles qui servent à cette pratique de dévotion que les catholiques romains nomment via crucis. Sans ces petits édifices consacrés à la passion du Rédempteur, cette délicieuse Arcadie ne ferait jamais songer à une croix douloureuse ; mais le ver rongeur n’est-il pas caché dans le calice des fleurs, et l’affreux squelette de la mort n’apparaît-il point quelquefois même dans le sourire de la jeunesse et de la beauté ? L’élégante étrangère qui gravissait derrière moi la montagne, et que j’apercevais en me retournant pour regarder le paysage, semblait elle-même une personnification des douleurs secrètes qui empoisonnent les existences les plus brillantes en apparence. En effet, elle s’avançait d’un air profondément ennuyé, sans paraître écouter les dissertations de son compagnon, comme une personne qui s’acquitte d’une tâche pénible avec assez peu de résignation. Lorsqu’elle atteignit la plate-forme qui est voisine du monastère, je m’attendais avoir la magnificence du spectacle triompher de son indifférence ; il n’en fut rien cependant, elle resta impassible devant un paysage digne du pinceau de Claude Lorrain.

Pendant que je m’oubliais dans la contemplation du splendide panorama qu’on découvre du haut de la montagne, le docteur et le vicomte sortirent du monastère. Celui-ci, à la vue de l’étrangère, ne put contenir une émotion profonde. La jeune femme que j’avais sous les yeux n’était autre que Ghislaine, qui avait atteint la plateforme presque en même temps que moi. La présence de Norbert parut causer à la duchesse une surprise agréable. Il ne fallait pas être un observateur bien pénétrant pour s’apercevoir que le mariage qu’elle avait accepté avec tant d’empressement n’avait pas réalisé ses espérances. Le duc n’était pourtant ni un méchant homme ni un mauvais mari. Grâce à la fortune considérable que son père lui avait laissée, il ne refusait jamais de satisfaire les fantaisies de sa femme. Malheureusement il était très absolu, très personnel, et sûr d’être dans son droit en se préoccupant sans cesse de lui-même. Il ne comprenait pas que sa compagne pût avoir une autre manière de voir que lui. Dès les premiers jours de son mariage, il avait eu la maladresse d’irriter la vanité de la fière Ghislaine en voulant redresser toutes ses idées, combattre ses préjugés, « refaire son éducation, » car telles étaient les expressions qu’il employait bravement. La jeune Flamande écouta tous ses sermons avec une déférence apparente ; mais dès lors elle le trouva souverainement ridicule. Quoiqu’elle dissimulât d’abord assez habilement toutes ses impressions, il était difficile que le mari de Ghislaine ne s’aperçût pas avec le temps qu’elle ne faisait aucun cas de ses théories, et qu’elle attachait à son affection une très médiocre importance. Or le duc, qui prétendait être le centre de toutes choses, s’acharnait de plus en plus à obtenir une intimité impossible. Aussi, après avoir semblé ennuyeux, finit-il par paraître intolérable.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre les causes de ce profond désaccord. Ghislaine m’avait priée de l’aider à découvrir une habitation commode aux bords du lac, et, dans une longue promenade que nous fîmes jusqu’à Melano, son mari me révéla franchement les côtés faibles de son caractère. Lorsque nous entrâmes dans le bateau, j’éprouvai quelque hésitation en indiquant aux bateliers la direction qu’il fallait prendre. En effet, quoique d’une étendue médiocre, le lac de Lugano est composé de plusieurs golfes qui ont tous leur physionomie et leurs paysages particuliers. Le golfe de Porlezza se dirige au nord-est ; au midi, le lac s’enfonce dans les terres vers Porto-Morcote, et plus profondément vers Capolago ; le petit golfe de Ponte-Tresa tourne au nord-ouest, et celui d’Agno, plus allongé, au nord. Après un moment de réflexion, il me sembla qu’en marchant vers le sud nous trouverions plus aisément une villa bien située ; mais à peine étions-nous arrivés en face du San-Salvadore que le duc voulait déjà descendre au village de Paradiso. Ce village, bâti au pied de la verte montagne, se compose de maisons peintes en gris, en jaune et en rose pâle, d’une construction très régulière, qui baignent leurs pieds dans les ondes du Lago-Ceresio. Au-dessus du Paradiso, consacré à l’industrie de la soie, qui occupe dans le Tessin un grand nombre de bras, s’épanouissent sur des sillons soigneusement cultivés des mûriers au feuillage lustré. À mesure qu’on s’élève sur les pentes du San-Salvadore, les mûriers sont remplacés par des arbres forestiers, puis par des buissons, qui poussent avec une sorte d’ardeur dans les flancs du rocher, revêtu jusqu’à son sommet d’un opulent manteau de verdure. Le duc, sans même jeter un regard sur le site, déclara qu’il était inutile d’aller plus loin. Il craignait, disait-il, de s’aventurer à une trop grande distance de la ville, n’ayant aucune espèce de penchant pour la vie de chalet, et n’entendant nullement renoncer à « ses aises. » Sans s’apercevoir du sourire ironique qui donnait un nouveau charme à la belle figure de sa femme, sans même lui demander son avis, il développait son opinion avec la vivacité étourdie d’un enfant égoïste et entêté ; mais s’il avait la pétulance de l’enfance, il en avait aussi la mobilité, et comme Ghislaine ne paraissait pas très pressée de s’établir au milieu des magnaneries, je décidai assez facilement le duc à continuer notre voyage.

Une révolution géologique a détaché du San-Salvadore et jeté dans le lac le promontoire de San-Martino, séparé des flancs arides de la montagne par la route soigneusement entretenue qui suit le Ceresio à travers des arbres, des arbustes et des fleurs de toute espèce. Les châtaigniers, les mûriers, les oliviers, les hêtres, se mêlent aux clématites des haies, aux vignes vulpines, aux cytises et aux chèvrefeuilles. Quand les lis bulbifères étalent sur le rocher leurs fleurs campanulées, d’un pourpre éclatant, on croirait voir briller dans les halliers le flammeum qui flotte en Albanie sur le front des épouses. Malheureusement, non loin du promontoire s’élèvent les ruines d’un château, asile bien-aimé des vipères, qui fourmillent à la base du San-Salvadore, et dont les murailles poudreuses sont surmontées de pâles oliviers, étages d’une manière tellement symétrique, qu’à une certaine distance ils paraissent former une crête sur la cime de la montagne. Au lieu d’appeler l’attention de mes compagnons sur la physionomie de ce paysage, j’entamai de lugubres histoires sur la perfidie des vipères, dont le vieux castel que nous avions sous les yeux était devenu la demeure favorite. Tandis que nous longions l’Arbostora, ramification boisée du San-Salvadore, je me faisais un malin plaisir d’exciter la colère du duc contre ces régions « sauvages, » où les reptiles pullulent comme aux siècles antédiluviens, et où les hommes semblent avoir conservé les passions ardentes des époques primitives. La duchesse portait des regards d’envie de l’autre côté du lac sur le village de Campiglione. L’église, assez éloignée de ce village, avec son double escalier et son portail hardi, a l’air d’une retraite bâtie aux bords des eaux pour les âmes qui veulent se recueillir devant l’Éternel, loin des agitations du monde et de la vie. À mesure que nous approchions, Ghislaine s’absorbait de plus en plus dans les pensées que paraissait lui inspirer cette riante solitude, que l’éclatant soleil du midi inondait alors de tous ses feux. Ses yeux s’arrêtaient avec une sorte de fixité maladive sur une belle maison, construite entre l’église et le pont de Mélide, et dont les blanches murailles brillaient au milieu des mûriers, des noyers et des cascades murmurant dans les hautes herbes. Nous arrivâmes devant Bissone, en passant sous l’immense pont qui unit les deux rivages du Ceresio. Le village de Bissone, bâti en face de Mélide, sur la rive orientale du lac, dont il est séparé par une place plantée de mûriers a un aspect si riant que le duc fut séduit et que la duchesse elle-même, malgré son indifférence, laissa échapper un signe d’approbation. Trois ormes immenses, qui s’élevaient parmi les mûriers, semblaient fiers de la majesté de leur taille et de la grandeur de leurs rameaux. Aux branches des arbres pendaient de longs filets qui laissaient voir à travers leurs grandes mailles les maisons construites sur des arcades où les indigènes viennent, à l’abri d’un soleil dévorant, contempler leur lac d’azur, le pont gigantesque, les blanches « caves » de Mélide et les pentes verdoyantes de l’Arbostora. Nous descendîmes du bateau pour nous promener dans le village protégé par le dieu (divus) Carpophore, car sur le sol italien les saints deviennent des dieux[3], comme autrefois les césars. Les bateliers cueillirent pour nous des juliennes, des roses et du thym dans le jardin d’un hôtel dont l’enseigne pendait, balancée par la brise, à la gueule d’un poisson ; mais l’apparence plus que modeste de cet hôtel donna au duc une fâcheuse idée de la civilisation de Bissone. Quoiqu’il ne se séparât jamais de son cuisinier, il parut craindre que cet artiste éminent ne fût très mal secondé par les pêcheurs de Bissone, que l’honorable gentilhomme trouvait « farouches, » probablement à cause de leurs chapeaux pointus, de leurs barbes noires, de leurs regards expressifs et de leurs vestes brunes négligemment jetées sur une épaule.

Nous retournâmes à Lugano : le duc, après avoir jeté un coup d’œil sur Melano, ne voulut pas prolonger l’excursion. Pourquoi cependant gardai-je de cette promenade un profond souvenir ? C’est que j’avais trop bien compris en observant le duc et Ghislaine que l’union de ces deux êtres si différens se transformerait tôt ou tard en une lutte douloureuse. Comme tous les esprits étroits, le duc avait le malheur de se croire très capable, parce qu’il possédait au plus haut degré le don de maintenir et d’accroître son bien-être individuel. L’admiration très sincère qu’il avait pour lui-même, pour son rang, pour sa fortune, pour tous les avantages accumulés sur sa tête précieuse, ne lui permettait pas même de penser qu’on pût jamais lui préférer personne. Il aurait dû naître chez les Slaves du sud ou chez les Albanais, parmi lesquels le chef de la famille est pour sa compagne un être infaillible et irréprochable. Malheureusement, dans l’Europe occidentale, de pareilles illusions sont la cause d’une sécurité déplorable, car les combinaisons les plus ingénieuses n’y sauraient rendre le moindre prestige au « principe d’autorité, » tel qu’il est compris dans les pays semi-asiatiques. Toute domination qui n’a pas l’affection et la confiance pour base est exposée à de cruelles déceptions. Le duc s’apercevait bien que l’humeur de Ghislaine devenait de plus en plus difficile, mais il attribuait son état à des causes purement physiques. Il s’était, me disait-il, décidé à voyager pour calmer une surexcitation nerveuse qui menaçait de s’aggraver. Sa femme avait eu dès l’enfance des crises de somnambulisme dont le retour inquiétait les médecins. Il avait donc pris le parti de se diriger vers le midi, d’autant plus volontiers que le climat de la froide Bretagne n’était pas très favorable à sa propre santé.

Les commencemens du séjour que les deux époux firent à Bissone tranquillisèrent le duc, qui avait été un moment inquiet de l’état d’esprit de sa femme. La duchesse était en apparence moins irritable ; mais ce calme précurseur de l’orage n’aurait pas rassuré un esprit sagace. Ghislaine, presque toujours isolée dans ses réflexions, se préparait visiblement à quelque grand parti. En arrivant dans la Suisse italienne, elle était disposée à faire comprendre au duc la valeur du trésor dont il était devenu l’indigne possesseur. Norbert était précisément le personnage nécessaire à l’exécution de ses plans de vengeance. Sans doute il n’avait plus ses anciennes illusions ; mais la puissance des souvenirs de la jeunesse est si grande qu’il est toujours aisé de les réveiller. La fièvre qui brillait dans les yeux de Ghislaine, le son de sa voix, l’animation de son teint, indiquaient assez qu’elle entrait dans une de ces heures solennelles où se brisent souvent les organisations incomplètes, qui se jettent dans l’abîme avec l’imprévoyance farouche du taureau qu’irrite le drap rouge.

Norbert, il ne faut pas le perdre de vue, avait été le premier ami et le patient consolateur de Ghislaine. Il lui avait inspiré autant de confiance que d’affection. Quoiqu’elle ne trouvât plus en lui l’enthousiasme qu’elle lui avait autrefois inspiré, cependant le duc ne gagnait guère à être comparé à un homme tel que Norbert, aussi dévoué que modeste, aussi porté à oublier ses désirs qu’à se préoccuper de ceux des autres. Son irrésolution naturelle et la faiblesse de sa volonté n’étaient pas des défauts aux yeux de l’impérieuse Ghislaine, qui avait soif d’autorité, et que son mari s’efforçait maladroitement de maintenir dans une minorité perpétuelle et humiliante. Elle, qui aimait à imposer ses opinions, était flattée au-delà de toute expression de voir son cousin, dont chacun vantait l’esprit et la prudence, adopter avec ardeur toutes ses rancunes et tous ses préjugés contre le duc. À l’époque de son mariage, elle était trop jeune, trop peu portée surtout à la réflexion pour s’être aperçue de l’antipathie qu’avait inspirée à Norbert celui qu’il devait naturellement considérer comme un rival. Aussi, après la rencontre de Bigorio, fut-elle enchantée et surprise de trouver dans l’âme du jeune homme l’écho de ses colères. Elle s’habitua bien vite à lui confier comme autrefois ses déceptions et ses chagrins. Seulement cette intimité, qui était, quelques années plus tôt, dénuée de tout inconvénient sérieux, ne pouvait plus avoir le même caractère. Autant la jeune fille était réservée, autant la jeune femme, animée probablement par le courroux, semblait passionnée. Commençait-elle à aimer dans Norbert l’ami enthousiaste de la jeunesse et le confident sympathique de ses chagrins ? La passion, autrefois endormie dans son cœur, lui donnait-elle ses premiers conseils ? Était-elle arrivée à cette période de l’existence où toute fille d’Eve caresse involontairement des rêves d’amour ? N’obéissait-elle qu’aux pensées de vengeance dont son imagination était obsédée ? Toutes ces causes agissaient probablement sur sa volonté pour la décider à une insurrection complète ; le mot insurrection n’est pas trop fort, car il n’était pas difficile de prévoir que Ghislaine, avec son caractère, loin de chercher à tromper le duc, se ferait gloire de sa révolte.

Le docteur Paul Ivanovitch, habile à saisir les symptômes les plus légers de ces graves phénomènes, m’en parlait parfois avec le ton insouciant d’un observateur habitué aux manifestations les plus excentriques de la nature humaine ; mais l’excellent homme n’échappait pas à l’émotion quand il voyait le malheur fondre avec la sinistre rapidité d’un oiseau de proie sur les personnes qui lui avaient témoigné la moindre bienveillance. Un jour il entra chez moi, et s’assit d’un air tellement accablé que je devinai sans peine quelques graves complications ; « Non-seulement Ghislaine, me dit-il, s’est subitement décidée à devenir infidèle à son mari, mais elle l’a bravé par je ne sais quelle confidence audacieuse où le nom de Norbert a été prononcé. » Voici, comme je l’appris plus tard, la scène qui avait eu lieu.

Un soir, Ghislaine était rentrée après la promenade qu’elle faisait chaque jour sur le lac. Le duc s’était montré plus ennuyé, plus occupé de lui-même que jamais. En débarquant, les deux époux avaient trouvé Norbert qui marchait seul au bord de l’eau.

— Venez, lui dit le duc d’un air parfaitement insouciant, venez prendre le thé avec nous. Vous tiendrez compagnie à ma femme, car je me retirerai de bonne heure : ce maudit lac m’a donné un rhume affreux !

Ghislaine prit le bras du vicomte. En la voyant marcher à côté de lui, on eût dit que, fatiguée d’une lutte intérieure, elle allait s’affaisser à chaque pas. Le duc, toujours fidèle aux résolutions que lui imposait l’hygiène, quitta le salon après avoir déposé un baiser sur le front de Ghislaine et invité Norbert, comme il le faisait tous les jours, à revenir le lendemain.

La duchesse attacha un long et mélancolique regard sur la porte qu’il venait de refermer, puis sa tête s’inclina sur sa poitrine comme ces pâles fleurs dont le calice délicat est appesanti par l’abondante rosée du matin. Norbert, surpris de son silence prolongé, la contemplait avec une stupéfaction mêlée d’angoisse. Cette espèce d’extase lui paraissait tellement semblable aux crises de somnambulisme auxquelles il la savait sujette, qu’il commençait à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’il vit une larme couler sur la joue de la duchesse.

— Vous souffrez, Ghislaine ? demanda le vicomte d’une voix attendrie.

— Non, dit-elle. Peut-être ai-je souffert ;… mais je ne veux plus souffrir, ajouta-t-elle en regardant Norbert avec exaltation.

Norbert la pressa sur son cœur, et dans cette longue étreinte elle parut oublier, avec les ennuis du passé, les périls de l’avenir.

Les natures imparfaites, qui ne comprennent pas plus la passion que le sacrifice, ne rencontrent jamais dans les entraînemens les plus impétueux la réalisation de leurs rêves. Après avoir essayé d’atteindre l’idéal qui a séduit leur mobile imagination, elles retombent brisées par cet effort à la fois douloureux et impuissant. À peine, au bout de quelques jours, Ghislaine eut-elle sondé du regard l’abîme où elle s’était précipitée, qu’elle se révolta à la fois et contre elle-même et contre Norbert. Elle résolut de ne plus revoir l’homme dont la seule pensée lui était devenue odieuse. Tandis que le vicomte perdait tout prestige à ses yeux, le duc, grâce à une réaction irrésistible, lui apparaissait, sous un jour complètement différent. Aussi, cédant à une de ces impulsions énergiques qui étaient une conséquence de son organisation, elle monta chez son mari, et, sans même s’apercevoir du sourire froid avec lequel il la recevait, elle lui avoua la faute commise, et qu’elle voulait, disait-elle, faire oublier par une vie de dévouement et de repentir. Après ce déluge de paroles, des torrens de larmes s’échappèrent de ses yeux. Dominée par une émotion terrible, elle ne cherchait même pas à lire dans les yeux de son mari l’effet produit par cette confession singulière.

Quand elle eut fini, le duc se leva. — Calmez-vous, madame, dit-il avec l’impassibilité glaciale d’un juge ; l’exaltation dont vous venez d’être victime est le résultat d’une déplorable éducation que j’ai en vain essayé de refaire. Après avoir dédaigné mes conseils avec une invincible obstination, vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même des conséquences d’un orgueil et d’un entêtement que j’ai toujours profondément déplorés.

Tandis qu’il s’éloignait en conservant la sérénité de ces pontifes des anciens âges qui, dociles à la voix de leurs dieux, enfonçaient un glaive sacré dans le sein des victimes humaines, la duchesse, frappée au cœur, tombait évanouie. On la transporta mourante dans son lit, et on appela le docteur Paul Ivanovitch, qui avait deviné une partie du drame mystérieux dont il était le témoin. En proie à un délire presque continuel, Ghislaine murmurait tristement tantôt le nom de Norbert, tantôt celui de son mari ; mais alors ses traits amaigris trahissaient un singulier effroi. En d’autres momens, elle tombait dans une paisible extase. Elle semblait sourire aux célestes phalanges, et on l’entendait répéter tout bas : « Refuge des pécheurs, ô Marie, priez pour moi ! » Dans les intervalles lucides que lui laissait cette crise terrible, elle confiait au docteur, avec une véritable naïveté d’enfant, ses pensées, ses remords, ses projets ; la terreur que lui inspirait son mari, sa résolution de fuir Norbert, son intention bien arrêtée de chercher dans la religion les moyens d’expier sa faute. Ne pouvant s’empêcher d’associer son complice à ces sentimens de pénitence, elle conjurait le médecin de l’engager à revenir aux salutaires croyances de sa jeunesse.

Norbert ne donnait guère moins d’inquiétude au bon docteur. L’étrange té de cette situation le plongeait dans un profond désespoir. Il s’accusait d’être la cause des douleurs de Ghislaine et de sa folie. Un secret amour-propre le disposait, sans qu’il s’en aperçût, à s’estimer plus coupable qu’il ne l’était peut-être. Quel homme se résigne, même dans les chagrins les plus sincères, à n’être qu’un rouage insignifiant ? D’ailleurs Norbert était obligé de s’avouer que sa passion pour Ghislaine avait exercé une incontestable action sur la destinée de la jeune femme.

C’est encore au milieu des plus charmans paysages de la Suisse italienne que se déroulèrent presque devant moi les dernières scènes de ce triste drame. Avant de quitter Lugano et de m’embarquer sur le Lac-Majeur pour les îles Borromées, j’avais l’intention de m’arrêter à Locarno. Je ne quittais pas sans regret les rives heureuses du Lago-Ceresio. Lorsque j’entrai dans la calèche qui m’attendait devant l’hôtel du Parc, le soleil dardait ses flèches d’or sur les campaniles de Lugano. La campagne rayonnait d’une splendeur indescriptible. Les monts retentissaient du cri des grives chanteuses ; le thym et le serpolet exhalaient leurs parfums le long des haies, où les tiges anguleuses du houblon, parées de grappes vertes, s’enlaçaient aux branches des sureaux et de la viorne-aubier. Les torrens mêlaient leur voix à celle des bouvreuils et des fauvettes. Le magnifique paon du jour nageait dans une atmosphère limpide, pareil à ces fleurs que le vent balance un moment dans les airs. La mésange au bec fin secouait ses ailes cendrées sur les pierres luisantes, tandis que l’alouette s’élançait joyeusement vers un ciel plus bleu que les plus beaux saphirs. La route serpentait dans le val d’Agno, digne d’être chanté par un Théocrite, qui mène au Monte-Cenere, dont le sommet dépassait les collines couvertes de maisons aux larges arcades, de vignes capricieuses et de verdoyans pâturages. Dans les villages de Vesia, de Cadempino, de Taverne, de Bironico, s’épanouissaient aux fenêtres des œillets rouges dont les tiges bleuâtres voilaient la brune figure des jeunes Tessinoises à l’œil vif et curieux. Le chemin était borné de ronces en fleur et d’églantiers aux corolles roses et blanches. Des milliers d’insectes bourdonnaient dans la fleur de pourpre des rhododendrons ou dans la cloche azurée des campanules. L’âme se sentait involontairement pénétrée de la sérénité de cette nature souriante.

Le chemin, après avoir gravi les pentes du Génère, où grandissent d’admirables châtaigniers au tronc noir et rugueux, descend vers le val Leventina, vallée véritablement arcadienne, arrosée par le Tessin, qui se précipite en grondant des sommets sublimes du Saint-Gothard. Au loin, Bellinzona, qui garde le passage des Alpes avec ses vieilles tours féodales, se perdait dans la brume qui rampait dans les gorges des montagnes. Sous mes pieds s’épanouissait la vallée avec ses moissons qui renaissent deux fois dans l’année, ses champs symétriquement découpés, bordés de peupliers et de saules, sa rivière remplie d’îlots sablonneux, dont les ondes, un moment paresseuses, se traînent languissamment vers le Lac-Majeur, où elles semblent se perdre avec regret. Quand on atteint le pied du Monte-Cenere, on trouve Magadino, dont les murs sont ornés de fresques représentant des saints qui ne parviennent pas à préserver les habitans de la malaria. Les maisons se mirent dans l’azur profond du lac, qui se prolonge au loin à travers les gorges vertes des montagnes. En face de Magadino s’épanouit Locarno, avec ses citronniers, ses arcades élancées, ses maisons aux couleurs vives et aux contrevens bigarrés. Tandis que Magadino est privé pendant trois mois des rayons du soleil, Locarno jouit perpétuellement d’un climat vraiment italien, sans toutefois être complètement à l’abri de la mal’aria, fléau engendré par l’incurie, et dont sont préservés Bellinzona, Lugano et Mendrisio.

Après avoir traversé le lac en bateau, je me décidai, sous la voix d’un secret pressentiment, à me diriger sur-le-champ vers le sanctuaire le plus fréquenté du Tessin. Dans la montagne, au milieu d’un large ravin, apparaît un roc sur lequel sont construites les chapelles qui mènent à la Madonna del Sasso (Madone du Rocher). La pente est assez douce et couverte de bouquets d’arbres. Ln limpide ruisseau descend vers Locarno, le long du rocher et par un double lit, en formant sur sa route de petites cascades dont la voix se mêle aux cris des cigales.

Lorsque je me présentai à l’entrée de l’église, la porte en était ouverte. Dans ce temple charmant, éblouissant de dorures, régnait la plus agréable fraîcheur. Au dehors, au contraire, un ardent soleil brûlait les dalles ; les pavés étincelaient ; les larges fleurs de pourpre d’un cactus placé à une des fenêtres du couvent pendaient languissamment le long de la grille de fer ; un souffle embrasé pénétrait la nature tout entière. Jamais je n’avais aussi bien compris qu’en ce moment le penchant qui entraîne les populations du midi, en Asie comme en Europe, dans l’Hindoustan comme en Italie, vers la quiétude monastique. Le climat dévorant du sud produit les moines, comme la Scandinavie et la Grande-Bretagne les soldats et les agriculteurs.

Pendant que je respirais avec bonheur la tiède atmosphère de l’église, mes yeux s’arrêtèrent sur un petit groupe de pèlerins qui s’étaient beaucoup plus que moi rapprochés de l’autel. En avant de ce groupe, une jeune femme assise semblait plongée dans une profonde méditation. Je reconnus Ghislaine. Comme mon entrée s’était faite sans bruit et que je me tenais auprès du portail, personne ne s’était aperçu de ma présence. Je pus donc contempler la jeune duchesse à loisir. Son attitude n’était point celle d’une chrétienne tourmentée par le sentiment d’une grave erreur ou le repentir d’une grande faute. L’invincible obstination de son esprit la préservait encore, malgré ses convictions religieuses, des atteintes du remords. Son beau visage était aussi pâle que la fleur d’hiver dont on aimait à lui donner le nom. Elle vint à moi, quand elle m’aperçut, sans manifester le moindre embarras. Cependant elle me parla de son mari avec plus d’indifférence qu’à l’ordinaire, mais en évitant ces allusions ironiques dont elle avait l’habitude. Elle ajouta qu’il avait été appelé à Milan pour une affaire importante et imprévue, et qu’elle avait profité de cette absence pour aller visiter une de ses amies, religieuse au couvent des dominicaines de Katzis. Elle se disposait donc à partir le lendemain pour Bellinzona et à passer le Bernardino.

Nous sortîmes ensemble de l’église, afin de nous promener sous un cloître bâti à côté du temple de la Madonna, d’où la vue s’étend sur un magnifique paysage. Le mur blanc de ce cloître avait reçu les confidences des pèlerins et des touristes. Tout près de ces mots, écrits probablement par un radical tessinois : Viva la repubblica e la’ libertà ! se trouvaient ces vers français :

Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours ;
Servez-moi de défense,
Prenez soin de mes jours ;
Et quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.

Ghislaine lut cette strophe d’une voix singulièrement harmonieuse. Elle prononça d’une façon si expressive les mots :

Et quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort,


que je ne pus m’empêcher d’y reconnaître l’accent vibrant d’une âme profondément dégoûtée des agitations de la vie, et qui regarde la mort plutôt comme un ange libérateur que comme un spectre menaçant. Craignant peut-être de me laisser deviner ses impressions, la jeune femme se tourna vivement vers le lac et appela elle-même mon attention sur le spectacle qui s’offrait à nos regards. Un olivier, qui s’élevait d’un petit jardin jusqu’à la hauteur du cloître, nous permettait de l’admirer à notre aise, en nous préservant des rayons du soleil. Les eaux du Lago-Maggiore étaient d’un vert foncé. À notre gauche, les maisons, au lieu de former des rues régulières, s’éparpillaient au bord du lac et dans les vignes, dont les longs rameaux pendaient aux branches des érables. Détournant nos yeux du marécage qui s’est formé à la tête du lac, nous les reposions sur une langue de terre couverte de bois qui s’avance dans les ondes, et dont les sveltes peupliers frissonnaient au souffle de la brise. Je ne pouvais m’empêcher de comparer la sérénité de cette nature enchantée et le front chargé d’orages de ma belle compagne. Quoique je n’attache pas beaucoup plus d’importance aux pressentimens qu’aux présages, je luttais avec peine contre les pensées sinistres qui se pressaient dans mon âme. Le caractère hautain de la jeune duchesse, joint à la faiblesse de sa tête, n’était-il pas de nature à faire craindre les résolutions les plus précipitées et les moins raisonnables ? L’infortunée jeune femme avait en partage tout ce qui peut assurer le bonheur terrestre : la beauté, la naissance et la richesse ; malheureusement elle avait apporté en naissant le germe d’agitations stériles qui devaient compromettre la paix de son cœur et sa destinée tout entière. Telle est la loi de certaines existences auxquelles ont manqué dès la jeunesse les salutaires émotions d’une vie libre, et qui, semblables aux roses de Noël, ne s’épanouissent un jour que pour s’effeuiller flétries le lendemain. Aussi, lorsqu’elle me quitta, éprouvai-je une réelle angoisse que je ne parvins pas à dissimuler complètement.

À la fin de l’été de 1856, Ghislaine arrivait au monastère de Katzis, où elle obtenait l’autorisation de s’établir provisoirement, tandis que le duc allait passer l’hiver en Égypte, le climat de Nice ou de Gênes n’ayant pas été trouvé assez doux pour sa poitrine, qui devenait, disait-il, fort délicate. C’est dans le val Tomiliaska, au canton des Grisons, vallée célèbre par la beauté de ses paysages et le nombre de ses châteaux, la plupart en ruines, vieux manoirs disséminés sur des rochers qui paraissent inaccessibles, qu’est situé le village de Katzis, habité par des Romansches catholiques. Katzis est au pied d’un groupe de hauteurs connu sous le nom de la Montagna, où se trouvent plusieurs lacs, beaucoup de métairies et de villages. En face est Furstenau, où se dresse le château des évêques de Coire, jadis puissans seigneurs féodaux, et qui se résignent avec tant de peine aux conditions d’un état démocratique. Katzis possède lui- « même un antique monastère, respecté par les Français, qui, en 1799, brûlèrent le fameux couvent de Disentis.

Le duc n’avait pas jugé convenable d’emmener sa femme en Égypte et d’exposer la faible santé de Ghislaine aux ennuis et aux fatigues d’un si long voyage. Comprenant avec la sagacité de l’égoïsme tout ce qu’il y avait d’irréparable dans la situation qui lui était faite, le prudent gentilhomme s’était occupé immédiatement d’en tirer le meilleur parti possible. Disposé, disait-il, à montrer jusqu’au bout la plus grande modération, il avait obtenu de la duchesse des concessions immenses. Lorsque le duc fut arrivé à ses fins, il se garda bien de lui conseiller aucune démarche extraordinaire. Loin de l’engager à s’établir à Katzis, il lui avait proposé de louer pour elle une villa sur les rives délicieuses du lac de Corne » que n’atteint pas le souffle des hivers. Sans refuser ces propositions, Ghislaine avait manifesté de la manière la plus positive l’intention d’aller d’abord passer quelque temps à Katzis. Là ses idées prirent subitement une direction toute religieuse et pacifique. La solitude, qui n’est saine que pour les êtres doués d’une raison inébranlable, devait exercer une action énergique sur l’esprit de Ghislaine. Les espérances et les terreurs de la religion, toutes les impressions de son adolescence, reprirent leur primitive puissance, et ses regards se tournèrent vers le ciel avec la pétulance maladive qui caractérisait toutes ses déterminations. Seulement, comme la religion catholique exalte la sensibilité plutôt qu’elle ne la comprime, son cœur s’ouvrit de plus en plus aux sentimens tendres qui lui étaient autrefois assez étrangers. Elle finit par ne garder qu’un vague souvenir de ses griefs contre le duc. En même temps le penchant qu’elle avait pour Norbert se transforma, dans ses extases solitaires, en une passion bizarre, dans laquelle les gracieux souvenirs de la jeunesse se mêlaient aux vives ardeurs du mysticisme. Son imagination, planant au-dessus de ce monde misérable, se transportait dans un paradis rempli de merveilles, où elle souriait sans crainte et sans remords à l’ami transfiguré de ses premières années. Cette âme, si longtemps tourmentée, avait enfin découvert son idéal, et après tant de souffrances et de combats elle eût trouvé dans cet idéal une espèce de calme et peut-être de bonheur, si Norbert eût voulu marcher docilement dans la voie nouvelle où la jeune duchesse s’était engagée. Malheureusement entre elle et son cousin le temps avait creusé un profond abîme. Au milieu des plus graves agitations, elle avait gardé intactes toutes les croyances de ses jeunes années. Lui, au contraire, avait subi d’une manière irréparable l’influence d’un siècle essentiellement sceptique.

Ce problème était la préoccupation constante de la pauvre Ghislaine. Une jeune religieuse, devenue son amie et sa confidente, prenait une part de plus en plus grande aux pensées pénibles qui agitaient la duchesse.

Il y avait trois ans qu’Yvonne de Kergarouët avait pris le voile. Elle était la fille unique d’un gentilhomme breton chez lequel Norbert avait passé quelque temps après le mariage de sa cousine, Yvonne était de petite taille, et ses traits n’étaient point délicats ; mais elle avait beaucoup de physionomie, une douceur sans égale, une voix pénétrante, une bienveillance qui semblait embrasser la création, une discrétion telle qu’on n’avait jamais pu lui reprocher une parole hasardée, un tact si grand qu’elle comptait parmi ses admirateurs les misanthropes les plus décidés d’une province fertile en Alcestes. Quand on la connaissait peu, on était porté à croire que son ardente dévotion l’empêchait de comprendre les sentimens purement humains. Pourtant il n’en était point ainsi ; elle prenait feu si vite pour tout ce qui lui semblait juste et bon, elle portait dans son dévouement aux siens une tendresse tellement passionnée, qu’il devenait impossible de l’accuser d’insensibilité. Aussi, lorsqu’après la mort de Mlle de Kergarouët elle vit son père effrayé de la pensée de rester seul dans une petite terre de Bretagne, lui avait-elle juré spontanément de ne jamais se marier et d’entrer au couvent, si elle devait lui survivre. Cette promesse, elle l’avait tenue.

Habituée dès l’enfance à une réserve excessive, fortifiée encore par la discipline monastique, la jeune Bretonne avait accueilli les confidences de Ghislaine sans lui laisser soupçonner qu’elles pussent l’intéresser. Cependant la singulière mélancolie dans laquelle Norbert paraissait plongé lorsqu’il vivait sous le toit de son père avait excité la sympathie de cette âme profondément compatissante. Le souvenir de cet étranger qui lui paraissait si digne d’être aimé avait laissé chez elle une trace ineffaçable. Avec la ténacité de sa race, Yvonne était restée fidèle à ce premier, à cet unique amour. Tant que la duchesse lui avait parlé d’une manière vague des épreuves de son existence, elle l’avait écoutée avec une complaisance facile à comprendre. Jetées l’une et l’autre au milieu de filles qui avaient quitté la cabane des paysans des Alpes pour entrer dans le cloître, Yvonne et Ghislaine avaient été heureuses de se replacer, par l’échange de leurs sentimens et de leurs souvenirs, dans la sphère sociale où elles avaient passé leur jeunesse ; mais lorsque, leur intimité devenant plus grande, la duchesse vint à parler de Norbert, la sensibilité de son amie fut exposée à des épreuves de toute espèce. Les détails les plus insignifians ne tardèrent pas à devenir pour Yvonne le sujet des plus douloureuses méditations. Tandis que Ghislaine paraissait trouver une paix relative dans les déceptions d’une cruelle expérience, tandis que son imagination se portait vers l une vie supérieure à l’existence terrestre, Yvonne, qui n’avait souffert que des agitations nées de l’isolement, ne goûtait pas dans le cloître le calme qu’elle y avait cherché. Comme la fille de Jephté, elle eût volontiers pleuré sur les montagnes une jeunesse sevrée d’amour. Parfois le sort de Ghislaine excitait sa jalousie, car celle-ci, même dans ses plus grands accès de ferveur religieuse, semblait toujours aux plus vives expressions de ses remords ajouter cette pensée du poète :

Mais de l’avoir aimé je ne m’en repens pas.

Quant à Norbert, l’absence de Ghislaine l’avait plongé dans un découragement profond. Son activité morale avait reçu de cette secousse de vives atteintes. Ce que ses idées avaient d’original ou même de personnel s’effaçait peu à peu. Le scepticisme indécis qui avait remplacé son ancien dogmatisme lui avait inspiré une sorte de respect pour les opinions dominantes et pour les faits accomplis. La seule pensée de s’exposer aux traits de la satire lui inspirait une véritable terreur. Le docteur Paul Ivanovitch, qui commençait à se désoler de cette apathie, relevait par momens son courage. C’est ainsi qu’il lui démontra la nécessité d’une courte apparition à Katzis, où la duchesse avait, disait-elle, d’importantes communications à lui faire. Sans croire à l’importance de ces communications, le médecin russe était convaincu que le vicomte devait essayer tout ce qui serait possible pour calmer l’exaltation de Ghislaine et la ramener à une existence moins excentrique. Il ne dissimulait pas les inquiétudes que lui inspirait l’état de la jeune femme : l’irritabilité de ses nerfs pouvait se calmer avec le temps ; mais plus d’une fois les douleurs qu’elle éprouvait dans la région du cœur lui avaient fait redouter une de ces cruelles maladies qui frappent leurs victimes avec la rapidité de la foudre, et que le chagrin aggrave d’une manière redoutable. Lorsque Norbert apprit ces détails, il s’empressa de franchir le Bernardino. Cependant, lorsqu’il arriva à Katzis, il fut assez déconcerté en apprenant que la duchesse était trop malade pour le recevoir, et qu’il serait forcé de passer quelques jours dans un village des Grisons.

Le lendemain, Ghislaine lui écrivit qu’elle allait beaucoup mieux, et qu’elle tâcherait de le faire attendre le moins longtemps possible. Malheureusement les pensées qui fermentaient dans sa tête ne lui permettaient pas de prendre le repos nécessaire à son rétablissement. Sans cesse elle répétait à Yvonne, qui lui servait de garde-malade et qui veillait impassible à côté de son lit, les discours touchant qu’elle avait préparés pour réveiller dans le jeune homme la foi de ses aïeux. On eût dit que, cette entreprise couronnée de succès, le monde du repos et du bonheur devait s’ouvrir devant elle, et qu’elle allait y précéder un ami que les décrets du ciel appelaient à l’y rejoindre dans le plus bref délai. Cette ardeur mystique, voisine de l’hallucination, lui suggérait des accens d’une éloquence bizarre, mais entraînante. Elle parlait de l’union des âmes dans la paix éternelle avec l’enthousiasme d’une Catherine de Sienne ou d’une Thérèse de Cépède. Sans qu’elle parût s’en apercevoir, elle cédait à la puissante influence d’un sentiment qui, en changeant de forme, était arrivé à un remarquable degré d’énergie. N’était-il pas naturel qu’une passion primitivement assez mondaine devînt chaque jour plus profonde en se dégageant de ses élémens terrestres ? Si elle eût conservé son caractère primitif, si on eût pu la considérer comme le réveil dangereux d’un penchant de jeunesse, favorisé par les rancunes de l’épouse, Ghislaine eût sans doute fini par comprendre la nécessité d’y résister ; mais quel scrupule pouvait-elle avoir maintenant, elle, dont la pensée planait perpétuellement dans les régions célestes, et que les naïves religieuses étaient disposées à considérer comme une espèce de sainte ? Aussi n’éprouvait-elle aucun embarras lorsque l’envie lui prenait d’ouvrir son cœur à Yvonne. Le salut des âmes n’est-il point une préoccupation essentiellement chrétienne ? N’est-il pas permis de songer à celles qui sont exposées à de plus grands malheurs, surtout quand on n’est pas resté étranger aux accidens qui peuvent avoir pour elles des conséquences si terribles ?

La veille du jour que l’église romaine consacre à la mémoire des morts, Ghislaine s’était endormie vers onze heures du soir. À peine avait-elle fermé les yeux, qu’une affreuse tempête commençait à gronder dans les gorges des montagnes. Rien n’est sinistre comme un ouragan nocturne au milieu des vallées alpestres. Les murs fragiles des chalets, rudement secoués par les vents furieux, semblent gémir, et l’on dirait qu’à chaque instant les toits, malgré les lourdes pierres dont on les couvre, vont être emportés jusqu’au fond des abîmes. L’orage ne troublait pas le sommeil de la duchesse, qui paraissait aussi paisible que celui d’un enfant. De temps en temps, un faible sourire entr’ouvrait ses lèvres pâles, qui murmuraient des paroles inarticulées. Tout à coup elle se mit sur son séant avec une raideur automatique, quitta son lit, et, s’enveloppant dans une robe de chambre, se dirigea vers le piano. Yvonne, qui avait toujours entendu dire qu’on devait se garder de mettre le moindre obstacle aux mouvemens des somnambules, resta auprès du lit, tandis que Ghislaine commençait à jouer un air de la Dalécarlie :

Perdus tous deux dans le steppe infini…

Cet air mélancolique, dont les notes se mêlaient aux rugissemens de la tempête, pareils aux plaintes lugubres des âmes en peine, ébranla singulièrement les nerfs de la religieuse bretonne. Elle se voyait franchissant, avec un être aimé, les murs de la sombre retraite où elle avait enseveli son cœur et sa jeunesse, pour se lancer dans les espaces sans limites du vaste monde. De grosses larmes coulaient de ses yeux, comme ces larges gouttes de pluie qui, aux premières matinées de l’été, descendent lentement d’un ciel orageux sur les sommets des Alpes. Absorbée dans ces douloureuses réflexions, elle oublia un instant et Ghislaine et ses devoirs de garde-malade. Quand elle sortit de sa douloureuse extase, Ghislaine était morte, frappée par la dernière et suprême atteinte d’une maladie de cœur…

Norbert, averti par un billet d’Yvonne de la catastrophe qui avait ému tout le village, passa dans un abattement profond le temps qui s’écoula entre la mort de la duchesse et ses funérailles. La tempête, qui continuait de sévir, semblait remplir la montagne de cris funèbres et de sanglots. De même que dans notre Orient on répand sur les morts chéris des plaintes improvisées, ainsi la nature tout entière avait l’air de pleurer la belle fleur de Noël prématurément arrachée de sa tige par les vents meurtriers. N’aimerait-on point à penser qu’elle ne reste point insensible à ces jeunes trépas, et qu’elle verse sur ces tombes trop vite creusées quelques larmes maternelles ? Quelquefois dans les Alpes les nuages chargés de pluie s’abaissent si pesamment vers la terre, que le regard désolé essaie en vain de chercher au ciel un rayon de lumière. Bois, rochers, rivières et lacs disparaissent dans le vêtement lugubre dont s’enveloppe toute la création. Le soir où, paré de colchiques dont la corolle violette semble faite pour le deuil, le cercueil fut confié à la terre, jamais peut-être les montagnes grisonnes n’avaient été plus profondément plongées dans les lourdes vapeurs de l’automne. Aux bruits de l’orage avait succédé un calme plus triste encore, interrompu seulement par la voix rauque de quelques corbeaux qui secouaient leurs ailes au sommet des noirs sapins.

Perdu dans la foule, un jeune homme, qui frissonnait sous son manteau, prêtait une oreille parfois distraite et parfois attentive aux magnifiques lamentations de la liturgie des morts. La religion en deuil, empruntant à la poésie orientale ses plus pathétiques accens, gémissait sur la vie humaine, qui « disparaît au moindre souffle comme une vapeur, » elle parlait de ces « jours qui déclinent aussi vite que l’ombre » et de cette existence « qui sèche comme l’herbe des champs. » Lorsqu’il entendit ces douloureuses paroles, le jeune homme pressa sur ses lèvres une fleur fanée. C’était une rose de Noël cueillie dans le parc où Ghislaine, destinée à mourir presque aussitôt qu’elle, s’épanouissait autrefois dans toute la splendeur de la jeunesse.


DORA D’ISTRIA.

  1. Le gouvernement cantonal réside tour à tour à Bellinzona, à Lugano et à Locarno, aucune de ces villes n’ayant voulu renoncer aux privilèges de capitale.
  2. Le canton des Grisons est mixte, mais les réformés sont les plus nombreux.
  3. On lit sur le fronton de l’église : Divo Carpophoro dicatum.