Une Vie bien remplie/XVII

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 79-89).

XVII


Un fait très important à retenir dans cette même année 1869, c’est l’apparition du journal Le Rappel, fondé par des hommes qui avaient été des adversaires redoutables de l’Empire : Victor Hugo, Meurice, Vacquerie, etc.

Ces hommes célèbres, connus et aimés du peuple, devaient remuer les masses et appeler son attention sur la situation des gouvernants et des gouvernés. Aussi à la déclaration de guerre, en juillet 1870, sans qu’il y eut de ligues ni sociétés politiques, un fort courant se manifesta dans le public en faveur de la paix. En face des groupes, que l’on désignait alors sous le nom des « blouses blanches » et qui étaient des mouchards payés, suivis de la foule des petits marmitons et tous ces gens criaient : « À Berlin ! À Berlin ! », d’autres groupes se formèrent spontanément et chantaient : « Les peuples sont pour nous des frères et les tyrans des ennemis ! »

Je me joignis à un de ces derniers groupes, à la place du Château-d’Eau, car j’étais pour la paix contre la guerre ; ce groupe fut malmené boulevard Bonne-Nouvelle et dispersé par les sergents de ville boulevard des Italiens, alors que les blouses blanches étaient laissés bien tranquilles. Pour la première fois que je me mêlais à une action politique en vue d’une idée humanitaire, je reçus, des agents, de rudes coups sur le corps ; je m’en ressentis plusieurs jours ; ce n’était pas le moyen de me faire aimer le gouvernement.

Mon frère cadet m’ayant exempté, je ne fus pas appelé à la mobilisation ; je restai à Paris pendant le siège, où je souffris énormément de la faim. Avant que les barrières ne soient fermées, j’aurais pu faire quelques provisions ; je ne le fis pas pour deux raisons d’abord, ne pas montrer que j’avais peur, ensuite, il me semblait que si les Prussiens venaient assiéger Paris, ils seraient aussitôt anéantis par l’armée et la population ; je travaillais à la défense nationale : fonte d’obus, de canons, transformation des vieux fusils, équipement militaire ; tout cela s’appelait défense nationale.

Je fis partie d’une compagnie de marche, la 203, et, d’octobre à janvier, on ne fut pas très heureux : gelés, mal nourris ; une fois, entre autres, un soir de décembre que la compagnie devait aller au fort d’Aubervilliers, on fit la distribution des vivres, qui se composaient, en tout et pour tout, d’un hareng saur pour deux hommes.

Notre capitaine, nommé Collot, était un homme de cinquante-cinq ans, aussi doux qu’énergique ; il était aimé comme un père ou un frère ; au repos, il n’était pas le dernier à dire son mot sur les événements, surtout après le 29 novembre, où la plupart des hommes criaient à la trahison. On racontait qu’un simple marinier ne se serait pas trompé et aurait fait, du premier coup, un pont de bateaux avec des péniches, car, à cet endroit, la Marne n’a pas plus de cent mètres de large et est protégée par le fort de la Faisanderie, situé au-dessus, à trois ou quatre cents mètres de distance ; de cette façon, le passage aurait été ainsi assuré ; aussi on n’appelait plus Ducrot que Bazaine « pont trop court ».

Si, à ce moment, il s’était trouvé des hommes d’action, certainement que la garde nationale, en grande majorité, aurait renversé le gouvernement et peut-être mis à mort les hommes qui amusaient le peuple, tels : Trochu, Jules Favre, Ducrot, Vinoy.

Si, au repos, notre capitaine manifestait aussi sa colère, il exigeait le silence quand on était en marche ou en observation ; il disait rien n’est perdu, notre grande enceinte a un pourtour de trente lieues ; nous sommes huit cent mille prêts pour la bataille ; l’ennemi n’a pas trois cent mille hommes autour de Paris ; que l’on fasse, le même jour, à la même heure, quatre fausses sorties, comprenant chacune cent mille hommes, il faudra bien que l’ennemi se dégarnisse ; alors nous passerons et le prendrons entre deux feux. Ce raisonnement semblait juste et la confiance revenait. Il disait aussi : Surtout, ne frappons pas un ennemi désarmé et ne faisons pas de bravades inutiles ; la bravoure ne défend pas d’être prudent ; ne nous exposons pas inutilement et ouvrons l’œil.

Le temps s’était passé en exercices, reconnaissances, grand’gardes, et quelques coups de fusil tirés par dessus la Marne, vers le pont de Petit-Bry.

Enfin, le 19 janvier, nous étions à Montretout ; il avait plu toute la nuit, le terrain était détrempé ; il tombait encore une petite pluie fine, par moment une éclaircie grisâtre faisait voir le brouillard humide qui nous glaçait ; depuis le matin nous étions là, n’ayant à manger que quelques débris de biscuits ; les plus favorisés complétaient ce maigre repas par une tablette de chocolat trouvée dans leurs sacs.

Devant nous, à environ quinze cents mètres, se trouvait ce fameux parc aux murs crénelés par les Prussiens ; nous trouvant en arrière des deux premières lignes, nous sommes restés l’arme au pied jusqu’à midi, tournant sans cesse nos regards vers le Mont-Valérien, situé sur la montagne, à quatre kilomètres du mur fatal ; on s’attendait à tout moment voir la fumée des canons et entendre siffler les obus au-dessus de nos têtes, espérant que ces projectiles allaient faire brèches et renverser ce mur. Espoirs vains ! le fort resta silencieux, ce qui faisait dire à bon nombre d’entre nous que le Mont-Valérien devait être aux mains de l’ennemi, vendu par Trochu.

Les canons attendus ne venaient toujours pas ; ils étaient restés enfoncés dans la boue ; aussi, les tentatives d’assaut qui furent faites n’eurent pour résultat que de faire tuer des hommes, car l’ennemi, à l’abri de nos balles, tirait presque à coup sûr.

À deux heures, notre compagnie marcha de l’avant, en s’abritant du mieux qu’elle put derrière les petits arbres, tels que cerisiers, pêchers, pommiers ; maigres abris contre les coups des tirailleurs invisibles qui, tirant à 800 mètres, nous décimaient.

Des écrivains de talent ont écrit, sur la guerre, des pages admirables dans leur horreur ; des corps à corps où les uns et les autres montraient une rage furieuse ; un seul sentiment subsiste : tuer. Mais dans une bataille comme celle-ci, c’est un sentiment de colère et de stupeur qui s’empare des combattants à découvert ; cela ressemble à un guet-apens dans la montagne, d’où les bandits embusqués et sans aucun risque tireraient sur des voyageurs ; aussi, il n’est pas étonnant de voir, dans des affaires comme celles de Montretout, des hommes d’un courage éprouvé dire qu’on les fait tuer inutilement et lâcher pied (pareils faits auraient été excusables s’ils s’étaient produits).

À deux heures et demie, mon capitaine tombait, l’épaule traversée par une balle ; le camarade qui était à mes côtés m’aida à le remasser et, sur nos fusils formant brancard, nous le transportâmes loin en arrière, hors d’atteinte des projectiles ; évanoui sur le coup, il était maintenant revenu à lui ; après avoir mis sa blessure à nu, nous la lavâmes et mirent son bras engourdi en écharpe, au moyen de nos cache-nez. Se sentant la force de marcher, nous le conduisîmes chez lui ; avant la nuit, nous étions à Suresnes, où un maraicher consentit à nous prendre dans sa voiture jusqu’à la porte Maillot ; de là, nous vinmes à pied jusqu’à la rue Charlot où demeurait notre blessé. En arrivant au troisième étage, il frappa à la porte ; une jeune fille vint ouvrir et s’écria aussitôt : Maman ! c’est papa. Mon camarade et moi, nous entrâmes derrière lui dans le petit appartement et, avant même que son épouse, accourue pour l’embrasser, ait pu placer une parole, le capitaine, à qui nous ôtions la capote en ce moment, dit à sa femme : Je te présente deux jeunes amis de la compagnie ; tu peux te joindre à moi pour les remercier de m’avoir peut-être sauvé la vie, car, tu le vois, je suis légèrement blessé ; j’étais tombé sur le coup tant la douleur avait été vive et comme les balles sifflaient très fort en cet endroit, j’aurais pu en recevoir d’autres sans ces braves, qui m’ont emporté sans me demander la permission.

Maintenant, ajouta-t-il, vous Dubois, votre femme vous attend, partez vite la rejoindre et merci ; quant à vous Pierre, aidez-moi à me déshabiller, pendant que ma fille ira chercher notre médecin, qui examinera mon bobo ; le camarade partit aussitôt, ainsi que la jeune fille.

Avec sa femme, nous enlevâmes le reste des vêtements de mon cher capitaine. J’admirais la force de caractère de cette épouse : pas de cris, pas d’affolement ; son mari lui conta simplement comment il avait été blessé mais elle était renseignée sur le lieu du combat, car tout Paris savait déjà à midi que l’on se battait sous le Mont-Valérien.

Notre malade était déjà couché quand le médecin arriva, ramené par la jeune fille ; il découvrit le pansement sommaire que l’on avait fait à Suresnes, examina la blessure et dit : ce ne sera rien, dans trois semaines il n’y paraîtra plus ; la balle est entrée par l’omoplate en déchirant les chairs et est ressortie derrière le cou ; les nerfs ont été froissés, de là la grande douleur que vous avez ressentie ; je vais vous faire un pansement ; votre dame pourra le renouveler elle-même ; pendant trois ou quatre jours, je vous conseille de garder le lit ; après cela une quinzaine de repos et vous serez complètement rétabli ; je reviendrai à la fin de la semaine.

Je partis derrière le médecin, après avoir été chaleureusement remercié, et tous les trois me firent promettre de les venir voir en ami ; en me serrant la main, M. Collot me dit : « Mon cher monsieur Cadoret, je considère que la campagne est finie ; que l’on nomme comme on voudra les faits de guerre qui se sont passés, ignorance ou impéritie des grands chefs, c’est encore de la trahison. Le Mont-Valérien pouvait renverser les murs du parc ; il ne l’a pas fait : pourquoi ? Les généraux de l’état-major savaient que les terrains étaient détrempés ; pourquoi n’ont-ils pas pris les mesures nécessaires pour que les canons puissent arriver sur le lieu de l’action ? Partout, autour de Paris, il semble clairement démontré que tous les engagements eurent lieu pour donner satisfaction à l’opinion publique et à cette garde nationale qui criait guerre à outrance ; la monarchie est à la tête de l’armée et elle craint tellement de voir la République proclamée en France qu’elle préfère capituler, trahir et faire tuer du monde ; voilà ce que je pense. Allez ce soir au siège et tâchez de revenir me voir le plus tôt possible et surtout ne m’appelez plus capitaine, mais Collot tout court ; sur ce, je me retirai, bien surpris d’avoir entendu parler mon capitaine comme les plus enragés de la compagnie.

En m’en allant, j’appris que des fractions de bataillons qui avaient participé à l’affaire se groupaient derrière l’église Saint-Laurent ; je m’y rendis et je sus que la retraite avait été sonnée avant la nuit, que les hommes étaient furieux ; il était question de tenir, à 9 heures, une réunion des officiers des bataillons de marche et, le lendemain matin, de renverser le gouvernement, d’enlever tous les généraux et de les fusiller.

Je ne sais pas si cette réunion a eu lieu ; ayant les membres fatigués et mourant de faim, je rentrai prendre du repos.

Ce dernier combat termina les opérations militaires ; la capitulation, masquée du nom d’amnisti, eut lieu ; le service actif devenait à peu près nul.

Pendant quinze jours, je visitai plusieurs fois mon blessé et enfin, en février, il était rétabli complètement ; dès lors, il se remit à travailler un peu de son métier d’horloger ; j’étais devenu l’ami de la maison ; je m’instruisais de la conversation ; un jour, nous décidâmes de passer les lignes prussiennes pour aller chercher du pain blanc en banlieue. En arrivant aux halles, nous demandâmes à un jardinier de nous prendre dans sa voiture ; moyennant pourboire, il accepta ; malgré les blouses bleues que nous avions passées sur nos vêtements, on nous fit descendre au poste ennemi situé sur la route de Saint-Denis ; on finit tout de même par passer sur le chemin de fer du Nord ; ce n’est qu’à Cormeille que nous pûmes manger, n’ayant rien trouvé jusque-là, ni pain, ni viande ; en un mot aucune provision.

Nous attendimes jusqu’à quatre heures pour avoir deux pains de quatre livres, que l’on mit dans un sac avec du bœuf, du lard, des haricots, du beurre, des pommes de terre ; le tout pesait bien vingt kilos ; mais le sac nous semblait léger pour faire le trajet jusqu’à Paris (deux ou trois lieues) tant on était heureux de rapporter ces bonnes choses.

Sans être un patriote bien acharné, je dois dire que de rencontrer à chaque instant des soldats prussiens, cela me causait une vive impression, qui bientôt se changeait en colère, en haîne même. Pourtant, ce ne sont pas les soldats qui méritent d’être haïs, mais les rois et empereurs qui font les guerres.

Comme on le pense bien, nous étions attendus avec impatience et sitôt les provisions sorties du sac (j’allais dire le trésor) on décida, séance tenante, de faire cuire un beefteack avec des pommes de terre frites. Pour la première fois, je mangeai dans cette famille.

En attendant que le dîner fut servi, M. Collot me mit en mains un album en me disant : Je vais donner un coup de main aux cuisinières pour préparer le repas, ce qui ne sera pas long ; pendant ce temps, amusez-vous à regarder les portraits de nos aïeux et les nôtres.

L’album renfermait des photographies de la famille, dont une partie étaient vieilles, ce que l’on appelle daguerrotypie ; celles de M. Collot, de sa dame et de leur demoislle, portaient aux dos divers âges ; par exemple pour l’enfant on lisait à un an, à cinq ans, à quinze ans ; pour les parents à trente ans, à cinquante ans.

Sur quelques autres on y remarquait les inscriptions suivantes : À ma sœur ! À ma bonne tante ! Souvenir d’amitié ! De temps à autre, je jetais un coup d’œil dans le logement ; je le trouvai modeste : de toutes petites pièces ; un homme un peu grand aurait presque touché le plafond avec son haut-de-forme (il en est ainsi dans bon nombre des vieilles maisons du Marais), un buffet en noyer à deux corps, avec le haut vitré renfermant quelques livres et des dessins de fleurs, une table ronde, six chaises ; sur la cheminée, une pendule entre deux vases contenant chacun un bouquet de violettes de dix centimes ; au dessus de la cheminée, une glace bisautée avec cadre en noyer et aux murs étaient accrochées six assiettes de vieux Sarreguemines.

Tout était si propre, si bien en place, qu’il me semblait qu’un ouvrier devait se trouver heureux d’avoir un pareil intérieur ; enfin, tout dans ce petit logement respirait la bonne harmonie familiale.

Le dîner prêt, on se mit à table ; après une bonne soupe aux légumes ou attaqua le beefteack ; mais ce furent surtout les pommes de terre frites qui firent sensation ; la jeune fille qui venait de sortir rentra radieuse ; elle avait porté une assiette de frites à une vieille dame du cinquième qui, disait-elle, s’était trouvée tellement surprise de recevoir ce cadeau que, pour la remercier, elle l’embrassa à n’en plus finir.

Mme Collot avait à peu près l’âge de son mari, cinquante-cinq ans ; elle était droite, avec des cheveux tout blancs ; la demoiselle avait vingt-cinq ans, des yeux gris-bleu d’une douceur infinie, de beaux cheveux blonds couleur du seigle mûr, une jolie bouche ; elle parlait avec à-propos et douceur ; sa voix était musicale ; seulement, sa démarche manquait de charme, le cou découvert par devant mais enfoncé dans les épaules par derrière ; elle avait ce que les gens bien élevés appellent un dos rond où disent encore : elle est voûtée, mais, d’une façon plus générale, une bossue.

Je conservai de cette soirée un agréable souvenir et, quoique je ne pensais pas au mariage, malgré mes vingt-huit ans, gagnant trop peu pour créer un foyer, je me disais qu’il était bien malheureux que cette jeune fille soit si voûtée.

J’avais pris l’habitude d’aller rue Charlot presque chaque semaine ; le père avait repris son travail, sa fille aussi ; elle peignait des éventails et avait ainsi un peu d’occupation ; pour moi, je venais d’avoir l’entreprise des schakos de la poste ; mais le travail ne serait régulier que lorsque tout serait fini de la guerre. En mars, nous fimes une promenade en dehors de Paris ; en plus de la famille Collot, il y avait le petit fils de la vieille dame à qui on avait porté des frites ; il était âgé de vingt-huit ans, et une amie de Mlle Collot qui avait vingt-deux ans. Ce fut une bonne promenade ; je me trouvais heureux d’être si bien reçu et considéré.

Ainsi que je l’ai déjà dit, je ne pensais pas au mariage ; mais je trouvais que le jeune homme, leur voisin, était trop empressé auprès de Mlle Collot (Marguerite), cela me le faisait paraître ridicule ; je trouvais qu’il ne savait rien dire ; qu’il était commun ; un soir que j’étais là, il était entré avec sa blouse de travail qui était sale. Je me répétais : Est-ce dommage qu’elle soit difforme !

Le jour de la proclamation de la Commune, je montai la garde sur la barricade de la rue du Temple, près de l’Hôtel de Ville. Le soir, j’allai faire visite à mes amis et j’offris un beau bouquet de violettes ; les deux femmes le reçurent avec le plaisir le plus marqué ; je restai seul avec la mère pendant que M. Collot accompagnait sa fille qui allait livrer ses feuilles d’éventails.

Comme tous les cœurs confiants, Mme Collot me parla du chagrin qu’elle éprouvait de voir sa fille difforme ; elle me confia que le jeune homme qui venait chez eux voudrait bien se marier avec Marguerite ; nous consentirions avec plaisir à cette union, dit-elle, parce que c’est un honnête garçon, bon travailleur, soutien de sa grand’mère, un peu commun à la vérité, mais vu l’infirmité de notre enfant, elle ne peut trouver mieux ; elle dit que, pour se marier, il faut s’aimer et qu’elle ne pourra jamais aimer Jean ; il n’y a rien à dire à cela ; nous ne pouvons ni ne voulons la forcer.

Aussitôt qu’ils furent rentrés, je leur annonçai que je partais le lendemain embrasser ma mère ; que je resterais huit ou quinze jours au plus et, qu’à Pâques, je serais là pour faire la promenade projetée ; je promis d’écrire sitôt arrivé au pays, on me souhaita de trouver ma mère en bonne santé. M. Collot me fit part de ses craintes ; il me dit que la Commune allait se trouver en face d’une réaction terrible et sans pitié, qui se servirait d’une armée disciplinée, la plus grande partie des soldats énervés, retour de captivité à qui on ferait croire que ce sont les révoltés de Paris (les brigands) qui sont cause s’ils ne sont pas rentrés plus tôt dans leurs foyers ; cette armée sera sans pitié contre Paris, stimulée par des chefs traitres ou incapables ; je crains, dit-il, que la Commune soit vaincue et noyée dans le sang.

Finalement, il me conseillait de m’abstenir de prendre part à la Révolution, qui était juste, sans doute, mais qui fatalement ne réussirait pas.

Je partis et, dans la première quinzaine d’avril, Collot m’écrivait une lettre qu’il avait été mettre à la poste d’Enghien ; dans cette missive, il me disait qu’il était question que les Versaillais arrêtaient les hommes rentrant à Paris et cela, pour qu’ils ne viennent pas grossir les rangs des révoltés ; qu’en tous cas, de toutes façons, on était obligé de prendre parti pour la Commune, surtout ceux qui étaient déjà connus pour avoir manifesté leur colère contre l’Empire et les hommes du Gouvernement de la Défense nationale ; ou on serait obligé de marcher de force, ou on s’entendrait appeler lâche ; mais, ne voulant pas s’entendre traiter ainsi, on marcherait ; il terminait en m’adjurant de rester vers ma mère, attendre les événements.

Je fis ainsi et ne rentrai à Paris que fin mai. Je fus reçu comme par le passé, en ami ; on me parla d’abord de tout ce qui s’était passé : les hommes fusillés en tas, pour un regard jugé haineux ; le passant, homme ou femme, était fusillé sur sa porte ou éventré par des brutes de soldats ; pour un mot, on était jeté dans les rangs des prisonniers et emmenés à la mort ou aux pontons ; enfin, disait Collot, la répression avait été plus sauvage, plus impitoyable que l’on aurait pu le croire.

Le travail ayant repris, je trouvai une place potable ; j’avais la faculté d’embaucher deux ou trois ouvriers et de gagner sur eux comme tâcheron ; je ne voulus pas accepter cette façon de faire et, à ma prière, le patron consentit à ce que les ouvriers embauchés par moi passeraient à sa caisse et seraient payés comme moi.

Je continuais de visiter mes amis ; nos causeries se faisaient maintenant le dimanche, au cours de nos promenades à Saint-Cloud, Meudon, Ecouen. Il fut décidé pour un dimanche de juin, que l’on irait dîner sur l’herbe au bois de Vincennes ; ce n’était pas loin ; on pouvait y aller à pied ou par l’omnibus ; ce jour arrivé, nous étions nombreux, une famille entière d’amis et voisins, composée de six personnes, le père, la mère et quatre enfants, filles et garçons de huit à quinze ans ; la jeune fille amie de Mlle Marguerite, son frère, âgé de dix-huit ans, la famille Collot et moi, soit douze personnes.

Ayant demandé à Mme Collot pourquoi leur voisin, qui sortait toujours avec eux n’y était pas ce jour là, elle me répondit que sa fille lui avait dit qu’elle ne voulait pas se marier pour le moment ; dans ce cas, valait mieux qu’il n’y pense plus et qu’il entre seulement de temps en temps leur dire bonjour, en ami, en voisin. Sans m’en rendre compte, j’étais bien aise que cette chose ait eu lieu.