Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino/02

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Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 848-869).
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LES MASQUES ET LES VISAGES




UNE VIOLATION DE NEUTRALITÉ AU XVIE SIÈCLE


CÉSAR BORGIA À URBINO




II[1]


L’OCCUPATION






C’était bien coupé : il fallait maintenant coudre. César s’y employa sans tarder. On a pu dire de lui avec raison : « À peine une ville prise, il légifère, il organise, répare les brèches, assure la défense et la conservation comme si la conquête était définitive. Imola, Forli, Cesena prises, il appelle Léonard de Vinci pour assurer le service des Eaux, réparer les forteresses, élever des monumens. Il fonde des Monts-de-piété, institue des Cours de Justice, et fait œuvre de civilisation. » C’était vrai presque partout. À Urbino, il n’y avait rien à faire : nul État en Italie n’était aussi sagement ordonné que ce petit duché. Mais il y avait beaucoup à prendre, notamment dans le palais. La bibliothèque d’Urbino était célèbre, œuvre de patience et d’amour du grand Federigo qui, jadis, n’entretenait pas moins de trente quatre copistes pour l’enrichir ; les œuvres d’art, tapisseries, vaisselles d’or et d’argent, statues antiques et modernes y e’taient abondantes et d’une beauté rare. César se souciait fort peu des Antiques, mais il en connaissait la valeur marchande et se gardait bien de la laisser perdre. Le pillage fut méthodiquement organisé, les mesures prises pour que rien ne s’égarât en route, semble-t-il, ni ne fût gâté. Des files de mulets, chargés de trésors, descendirent de la montagne et s’acheminèrent vers Forli ou vers Rome, emportant un butin qu’on peut évaluer, au moins, à six millions de francs. Comme les soldats, mis en goût par cette opération, commençaient à piller pour leur propre compte, César les fit sortir de la ville et camper près de Fermignano. La vue du désordre lui était insupportable. Ses admirateurs ont loué, en lui, un certain esprit d’équité dans le gouvernement de ses États, et en effet il faut reconnaître qu’il ne tolérait aucune injustice qui ne lui fût pas profitable. Comme tels grands artistes qui ne veulent pas d’élèves, il ne pouvait souffrir chez les autres les crimes dont il donnait de parfaits modèles. Dans cet esprit, il épouvantait les malfaiteurs autant que s’ils eussent été d’honnêtes gens et punissait, avec la plus grande cruauté, tout acte de « cruauté indisciplinée. »

À Urbino, une seule chose le tourmentait et lui gâtait son triomphe : n’avoir pu faire étrangler Guidobaldo. « Le mort ne mord point, » dit un proverbe français du xvie siècle. C’était son avis. Aussi ne pouvait-il pardonner à ceux qui avaient laissé échapper sa proie. Parmi ceux-ci, était un certain Pier Antonio, familier de Guido. Ce Pier Antonio avait persuadé à son maître de satisfaire à toutes les demandes de César : il avait donc livré le duché, mais il n’avait pas livré le Duc. Il fut décapité avec Dolce sous couleur « d’avoir conspiré contre le Souverain Pontife. » Ces deux malheureux furent à peu près les seules victimes de Borgia en la circonstance. Pour les autres Urbinates, il ne toucha pas « un cheveu de leur tête, » — et il s’en vanta hautement. Ils n’étaient point très difficiles à gouverner. Les Montefeltro les avaient habitués à un régime libéral et ordonné. Avec César, ils n’avaient pas la même liberté, mais, à part les exactions des soldats, ils jouissaient du même ordre. Ils se soumettaient donc à César.

Pendant ce temps, Guidobaldo se morfondait à Mantoue, au futur Paradiso d’Isabelle d’Este, qui, en d’autres temps, lui eût paru un Paradis, mais qui, dans ces conjonctures, perdait beaucoup de son charme. Ses seules consolations étaient d’ordre mystique : le 23, deux jours après sa fuite, on avait ressenti à Urbino un tremblement de terre tel qu’on n’en avait jamais oui parler d’un plus grand, et on tirait, de là, le présage que le ciel désapprouvait le nouveau régime. Il avait encore la consolation de s’entendre dire par la sœur Osanna dei Andrasi, la vieille femme figurée à genoux, dans la Vierge de la Victoire, que « Borgia passerait comme un feu de paille. »

Certes, la prophétie de cette sainte sorcière, fameuse à la Cour de Mantoue, était un réconfort pour l’avenir. Mais, pour le présent, il fallait vaquer au solide, chercher quelque part un appui matériel contre l’usurpateur. Justement le Roi de France arrivait en Italie, — le Roi, le redresseur de torts, l’envoyé de Dieu ! Il avait la réputation d’un honnête homme : on allait lui retracer la conduite de César. Il ne pouvait rester insensible à tant d’injustices, de trahisons et de crimes. Le bruit courait qu’il était déjà résolu à les châtier, considérant « qu’anéantir la puissance des Borgia serait aussi méritoire que faire la guerre aux Turcs. » Toutes les victimes du Valentinois, les princes dépossédés, Varano de Gamerino, Giovanni Sforza, seigneur de Pesaro, Guidobaldo d’Urbino, accompagné du marquis de Mantoue,accouraient,le cœur plein de griefs et d’espoirs, croyant trouver, à Milan, le chêne de saint Louis.

Ils oubliaient que l’Étranger ne rend pas justice, d’abord parce que l’Étranger n’ayant pas souffert des injustices et n’en ayant pas été témoin, les comprend mal, ensuite parce que l’Étranger a, dans le pays, d’autres intérêts que le pays lui-même. Fatalement, il est amené à subordonner ce que font les habitans à ce qu’il y vient faire pour son compte. Louis XII s’était mis en tête de poursuivre encore une fois l’ « entreprise de Naples. » Pour cela, le concours du Pape lui était nécessaire, et le Pape ou César Borgia, c’était tout un. Il écoutait donc d’une oreille distraite, quoique bienveillante, les doléances de tous ces petits Princes contre César, l’histoire de ses origines scandaleuses, de son effrontée hypocrisie, lorsque celui-ci, en personne, parut.

Il avait quitté Urbino « en habit de chevalier de Saint-Jean, » le 25 juillet, avait passé le 4 août à Ferrare auprès de sa sœur Lucrèce fort malade, — elle venait de mettre au monde un enfant mort, — et, le 7, il arrivait à Milan par la Porta Romana, à cheval, et le roi de France qui se promenait de ce côté-là, comme par hasard, en revenant du palais de Trivulce, le rencontra, flanqué de son beau-frère de Ferrare, Alfonso d’Este. Il lui donna l’accolade et fut avec lui « comme de bons cousins et parens ; » il le conduisit au Castello et le logea dans la chambre la plus proche de la sienne. Mieux encore, Louis XII commanda lui-même le souper du Valentinois et lui rendit visite trois ou quatre fois dans le cours de la soirée, voire en chemise de nuit, au moment de son coucher. Il mit des sénéchaux et des serviteurs à la disposition de cet étrange compère, le pria de porter ses propres chemises et vêtemens, lui disant de ne s’adresser à personne d’autre pour ce dont il pourrait avoir besoin, mais de considérer comme siens la garde-robe du Roi, ses voitures et ses chevaux. Même Louis XII alla jusqu’à lui procurer une litière à son choix. « En somme, disait Niccolo da Correggio qui rapportait tous ces détails à Isabelle d’Este, il ne pourrait faire plus pour un fils ou pour un frère. »

Les Princes venus pour dénoncer le Valentinois et en tirer vengeance demeuraient quinauds. La Cour tout entière béait de stupeur en éprouvant la vérité du mot de César à Machiavel « qu’en ce qui concernait la politique de la France, personne en Italie n’avait rien à lui apprendre. » Et ce fut ainsi pendant tout le séjour de Louis XII à Milan. Lorsque le Roi regagna Gênes, César l’y suivit et ne le quitta que lorsqu’il l’eut mis dans le bateau. Son emprise était complète. Les Princes spoliés regagnèrent piteusement leurs exils respectifs. Le marquis Gonzague, qui avait déclaré vouloir se battre contre César « à l’épée et au poignard et en délivrer l’Italie, » ravala, en grommelant, ses menaces. Le Roi, qui ne voulait pas voir ennemis ses amis, parvint à réconcilier l’eau et le feu. Gonzague fit sa paix avec le traître, — et Guidobaldo s’en revint, à Mantoue, plus dépossédé que jamais.

Il ne l’était pas encore assez au gré de César ! Sa présence si près d’Urbino et de Ferrare, dans une famille alliée à Lucrèce, était un reproche, une protestation contre l’usurpation, un drapeau éventuel pour les soulèvemens possibles des Urbinates ou des Montefeltriens. Il fallait s’en débarrasser. Puisqu’on n’avait pu le faire par l’assassinat, il fallait user de quelque autre moyen. Comment l’amener à renoncer à ses droits sur Urbino ? Si on lui persuadait de se faire prêtre !… Il pourrait devenir cardinal ; on pourrait au moins le lui faire croire et, cardinal ou non, il deviendrait inoffensif. Il est vrai qu’il était marié, mais si peu ! Il n’avait pas d’enfans et était destiné à n’en point avoir : c’était de notoriété publique. Son peuple attribuait généralement ce malheur aux maléfices de son ancien tuteur et régent, Ottaviano Ubaldini, qui, convoitant la succession d’Urbino pour son propre fils, aurait appelé, pour priver le duc d’héritier, la sorcellerie à son aide. Les médecins incapables de remédier au mal étaient pour beaucoup dans la propagation de cette légende. Les astrologues aussi d’après l’horoscope tiré à la naissance de Guidobaldo, sa vie devait être « agitée, courte et infirme. » On pourrait doin annuler le mariage comme inexistant. On marierait la duchesse Élisabetta Gonzague à un « baron français ; » on en avait justement un tas sous la main, avec Louis XII. César resterait maître de l’État envahi, sans contestation possible, et tout le monde serait content.

Telle était la belle combinaison que César avait imaginée dans ces premiers jours d’août 1502, qu’il faisait circuler à Rome par ses agens, qu’il glissait, lui-même, à Gênes, dans l’oreille du trésorier de Mantoue, afin qu’on y amenât les Gonzague. Le Pape était consentant, cela va sans dire, la Cour de Mantoue n’y aurait pas fait grand obstacle, voyant là un moyen de se réconcilier avec César, avec qui elle projetait une alliance, sans abandonner trop outrageusement le beau-frère Guidobaldo. Mais il fallait le consentement des deux époux. Guido eût peut-être consenti à céder sa femme pour un chapeau, car il était homme de scrupules et pensait sans doute mieux remplir les devoirs de sa charge cardinal qu’époux, mais quelle apparence qu’une femme aussi sage qu’Élisabetta Gonzague voulût reprendre saliberté et abandonner le malheureux prince que tout trahissait à la fois ? Il suffit de regarder son portrait grave, pensif, crépusculaire, qui a les honneurs de la Tribune, aux Uffizi, pour comprendre qu’on ne se trouve pas en présence d’une tête virant à tous les vents. Elle refusa tout net, déclarant « que, dût-elle tenir Guidobaldo pour son frère, elle aimait mieux encore cela que le répudier comme mari. »

Ce trait frappa grandement les contemporains. Nous voyons dans le Cortegiano, qu’un soir, César Gonzague, parlant sur les beaux exemples de vertu féminine, s’en vint à dire : « Je ne peux, non plus, taire une parole de notre duchesse, laquelle, ayant vécu quinze ans en compagnie de son mari comme veuve, non seulement est demeurée constante à ne le révéler à personne au monde, mais, étant conseillée par ses proches à sortir de ce veuvage, aima mieux souffrir l’exil, la pauvreté et toutes sortes d’autres misères que d’accepter ce qui à tous les autres paraissait grande grâce et prospérité de fortune. » À quoi la duchesse, qui était présente, répond simplement : « Parlez d’autre chose et n’entrez plus dans un tel propos. Vous avez tant d’autres choses à dire !… »

Le refus d’Élisabetta coupant court à tous les projets d’accommodement, il n’y avait plus qu’à sévir. Le marquis de Mantoue reçut de César une mise en demeure formelle : éloigner son beau-frère ou se brouiller avec les Borgia ! On ne lui demandait pas positivement de chasser sa sœur. Mais celle-ci connaissait son devoir : elle ne balança pas à le remplir. Voyant bien, dit-elle, « que la vie du duc courrait un plus grand danger, si elle ne le suivait pas, » elle déclara qu’elle ne l’abandonnerait jamais, « dût-elle aller mourir à l’hôpital ! » Les Gonzague se félicitèrent fort d’avoir une sœur si héroïque, d’abord parce qu’elle l’était, ensuite parce qu’elle les dispensait de l’être. On imagine tout ce qui dut grouiller de lâchetés obscures, de bas espoirs inavoués, de reniemens muets, dans les âmes de ces princes superbes et tremblans au milieu de leurs camerini délicieux, dans ce futur Paradiso d’Isabelle d’Este, par les lumineuses journées de l’été 1502… Enfin, la parole libératrice fut dite. On se décidait à partir. Le 9 septembre, le duc et la duchesse d’Urbino quittaient Mantoue et allaient se réfugier là où se réfugiaient tous les princes dépossédés, toutes les victimes des tyrannies de la « Terre ferme : » à Venise.

Les Vénitiens, à cette époque, étaient, vis-à-vis de l’Italie, dans la situation d’un peuple insulaire, défendu par ses eaux, tirant tout de sa vie maritime, de son expansion mondiale, suivant une politique latérale et libre. Le lion de Saint-Marc était un amphibie : ce sont des nageoires qu’il eût dû porter, non des ailes. Maintenue dans un patriotisme farouche par le danger permanent, beaucoup moins déchirée par les discordes intestines que les autres villes d’Italie, rattachée aux pays d’outre-mer par les milliers de liens subtils et invisibles qui se tissaient et se défaisaient, sans cesse, comme les sillages de ses vaisseaux, Venise ne voulait pas que l’Europe débordât chez elle, mais elle ne craignait pas de déborder sur l’Europe, et pour la même raison qu’elle ne laissait nul gage aux mains des autres, recueillait avidement tous les gages que l’Europe avait la naïveté de lui laisser prendre, par exemple, les exilés. Dans son jeu, un roi et une reine étaient des atouts éventuels à ne pas négliger. Elle accueillit donc les réfugiés de Mantoue, leur donna une maison sur le Canareggio et même plus tard leur servit une pension. Le Pape s’en plaignit à ses ambassadeurs, mais elle le laissa dire. Si les Borgia grognaient de voir, en sûreté, le duc et la duchesse d’Urbino, c’est qu’ils étaient dangereux; s’ils étaient dangereux, ils étaient une force, par conséquent bons k garder. Elle les garda.

Ce n’est pas que, pour l’instant, ils parussent bien redoutables. Abandonnés de tous les potentats d’Italie que terrifiait la fortune de César, privés de leurs ressources, réduits a une demi-misère, tant que la pension de la Seigneurie ne leur fut pas servie, c’est à peine s’ils gardaient de leur souveraineté passée une réalité plus effective que ce que peuvent garder du plus beau palais les reflets du canal où errait leur mélancolique gondole. Un moment, les difficultés de leur existence devinrent telles que la bonne Reine Anne de Bretagne ayant offert de les secourir, la duchesse Elisabetta Gonzague pensa entrer dame du Palais, à son service!

Il arrivait bien, de temps en temps, une lettre de Mantoue. Ce qu’était une lettre pour les exilés, on le devine sans peine… Avec quelle impatience on devait se jeter sur celles d’Isabelle d’Este ! Sans doute, elles étaient fort intéressantes. Elles contenaient des nouvelles. On y lisait, par exemple, ceci : « Nous avons sevré Federigo ; au bout d’un jour et d’une nuit, il s’y est facilement accoutumé… » Mais de politique, pas un mot. Et n’était-ce pas mieux ? Isabelle ne pouvait décemment raconter que son mari était au mieux avec César. Celui-ci le remerciait « de la manière dont il avait agi, dans les présentes conjonctures, avec le Seigneur Guido Ubaldo et l’illustrissime duchesse sa sœur, » et il ajoutait : « Notre vieille amitié ne souffrira plus désormais aucune exception. » Sans connaître les termes, ni même peut-être l’existence de ce satisfecit infamant, Guidobaldo et sa femme savaient bien que la réconciliation se faisait sur leur dos.

Cependant, on travaillait pour eux dans l’ombre. Un mois ne s’était pas écoulé que, déjà, des rumeurs venant de l’Ombrie leur rendaient un peu d’espoir. La manière dont le Valentinois avait agi avec Urbino, sa prestesse à déchirer les traités donnait beaucoup à réfléchir aux neutres, à ses propres amis, à ceux-là même, condottières ou lieutenans, qu’il avait employés à cette besogne. Qu’est-ce que tout cela, disaient-ils, et où allons-nous ? Voici les Riario chassés d’Imola et de Forli, les Malatesta de Rimini, les Sforza de Pesaro, les Manfredi de Faenza, les Appiano de Piombino, les Montefeltro d’Urbino, les Varano de Camerino. De qui maintenant sera-ce le tour ?… Des Bentivoglio de Bologne… Et après ? Où s’arrêtera-t-il ? Ses possessions touchent les nôtres. Qu’est-ce qui l’empêchera de les prendre ? Nous avons des traités, mais Guidobaldo en avait aussi, autant qu’on en peut souhaiter, des brefs du Pape à revendre… Un parchemin vaut peu pour arrêter un Borgia : des lances et des bombardes vaudraient mieux.

Ainsi raisonnaient, judicieusement, mais un peu tard, des gens comme Vitellozzo Vitelli, de Città di Gastello, les Orsini, les Baglioni de Pérouse, Pandolfo Petrucci de Sienne, Oliverotto Eufreducci, généralement appelé Liverotto da Fermo, la préfétesse de Sinigaglia, enfin Giovanni Bentivoglio, de Bologne, pour l’instant le plus directement menacé, quoique couvert ou pour mieux dire « découvert » par la protection toute platonique de la France. Ayant ainsi raisonné, ils se firent part de leurs inquiétudes et, pour aviser et mettre leurs forces en commun, ils se réunirent en une sorte « de conférence, » qui devait aboutir à une confédération.

Cette conférence eut lieu à la Magione, près de Pérouse. Ceux qui ne purent venir envoyèrent des représentans, notamment Antonio da Venafro au lieu et place de Petrucci. Les plus nombreux étaient différens membres de la famille Orsini et après eux, c’étaient les Vitelli, représentés par Vitellozzo, qui paraissaient les plus redoutables. Ces seigneurs décidèrent de s’unir, se « confédérer, » pour arrêter l’invasion de César et d’abord, de ne pas abandonner les Bentivoglio s’ils venaient à être attaqués, puis d’attaquer, eux-mêmes, ce qui pouvait rester de troupes au Valentinois. Pour cela, ils s’engageaient à mettre sur pied une arme’e de sept cents hommes d’armes et de neuf mille fantassins. Ils comptaient vaguement sur le concours de Florence et de Venise : en tout cas, ils le leur demandaient. Ils demeuraient ou tâchaient de demeurer amis de la France et s’interdisaient toute expédition ou allianco qui pût paraître à Louis XII un acte d’hostilité. En un mot, le complot de la Magione était une affaire purement personnelle entre eux et César.

Sur ces entrefaites, le 7 octobre, Guidobaldo recevait une joyeuse nouvelle : San Léo venait de se soulever et arborait l’aigle des Montefeltro. Voici ce qui s’était passé. César, toujours méfiant à l’égard des populations conquises et précautionneux à l’extrême, tout en faisant dire au dehors que les Feltriens s’accommodaient fort bien de son régime, agissait comme s’ils ne s’en accommodaient pas et fortifiait les défenses de ses citadelles. Ainsi faisait-on, à San Leo, des travau. qui nécessitaient l’emploi de nombreux ouvriers et de matériaux considérables. Parmi les ingénieurs était un certain Andrea, homme dévoué à Brizio l’ancien page et écuyer du duc Federigo. Le 5 octobre, comme il introduisait par le pont-levis un convoi de grosses poutres, il s’arrangea pour les faire verser, de façon à bloquer momentanément la porte. Au même moment, un groupe de vétérans montefeltriens, vêtus comme des paysans et répandus dans les faubourgs de la ville, par les soins de Brizio et de Lodovico Paltroni d’Urbino, sortirent des maisons et aux cris de : « Feltro ! Feltro ! » se ruèrent sur la citadelle, suivis de la foule ameutée. Voyant venir cette foule, les soldats du poste voulurent fermer la porte. Coincée par les poutres, elle n’obéit pas à la commande. La foule s’engouffra dans le château et l’occupa en un instant. La rocca était envahie avant que ses défenseurs fussent revenus de leur surprise : quelques-uns n’en revinrent que dans l’autre monde.

Les cris de : « Feltro ! Feltro ! Le Duc ! Le Duc ! » auxquels se mêlaient aussi le cri de « Marco I Marco ! » c’est-à-dire le cri de ralliement de Venise, tombèrent du haut de San Leo et se répercutèrent successivement de montagne en montagne. Il y a longtemps qu’on l’a remarqué : nulle part les nouvelles ne se propagent plus vite qu’au désert. Au Nord, jusqu’à Saint-Marin, et à Tavoleto, au Sud jusqu’à Cagli et à Gubbio, la révolution gagna, de village en village, de château en château, en un jour ou deux. La chute de San Leo fut connue à Urbino le 8 octobre, qui était jour de marché, apportée par les paysans des campagnes environnantes et la ville se souleva, de suite, au même cri libérateur. Le gouverneur se rappelant alors, mais un peu tardi, qu’il avait imprudemment laissé hors du château les pièces de canon destinées, l’été précédent, à l’expédition de Camerino, voulut les reprendre. La foule s’y opposa : les soldats, trop peu nombreux pour la contenir, battirent en retraite vers le château. Alors le gouverneur ne songea plus qu’à sauver la caisse. Quinze mules chargées de trésors purent s’échapper et aller jusqu’à Forli. Le lendemain, le château était emporté. Il n’avait coûté aux partisans de Guido que quatre hommes. L’émeute triomphait donc. Au début, une partie des révoltés tendait à la République plutôt qu’à l’ancien duc. Mais rapidement ils se rallièrent àl’ensemble des Urbinates. En trois jours, le duché tout entier était revenu à Guidobaldo.

Aux premiers bruits de la révolte, la Seigneurie de Venise se trouva prise au dépourvu. Les cris de « Saint-Marc ! » qui avaient retenti dès la première heure, semblaient l’impliquer dans une affaire où elle n’était point, et ne se souciait point d’être. Sans doute, une bonne révolution qui arracherait la Romagne à l’Église et la mettrait sous les griffes du lion de Saint-Marc n’était pas pour lui déplaire. Mais il fallait qu’elle réussit. Or celle-ci réussirait-elle ? Les Borgia étaient bien forts, le Roi de France était bien près, les temps n’étaient sans doute pas mûrs. Mieux valait s’exposer à désavouer un succès que d’être compromis dans un échec. Elle désavoua. « Je viens d’apprendre, écrit Machiavel, que le gouvernement vénitien, informé de la révolte du fort San Leo, en a instruit sur-le-champ l’évêque de Tivoli, envoyé du Pape, en lui assurant qu’il était très fâché de cette rébellion et des cris de Saint-Marc qui s’y étaient fait entendre. Il lui a protesté que le Sénat n’avait point envie de s’éloigner de la France et du Saint-Siège, ni de retirer son appui du duc de Valentinois ou d’assister le duc Guido, auquel cette déclaration fut signifiée en présence de ce prélat. »

Venise disait, là, exactement le contraire de ce qu’elle pensait, mais le pauvre Guido n’en jouait pas moins un sot personnage. On prête à Louis XVIII ce mot : « Nous n’avons jamais été, mon frère et moi, entre les mains des Alliés que des mannequins politiques qui leur servaient à épouvanter les Français… » C’est un peu ce que Guido était aux mains des Vénitiens. Mais il était aussi autre chose, que ne furent pas toujours les Princes exilés. Dès qu’il sut que ses partisans se battaient pour lui, avant même d’être fixé sur l’issue de la lutte, il partit. Prenant la voie de mer pour éviter les embûches de la montagne, il débarqua le soir même à Sinigaglia, chez sa sœur la Préfétesse, et, profitant de la nuit, entra dans les montagnes du Montefeltro.

César, prévoyant sa venue, avait déjà pris les mesures nécessaires pour l’arrêter. Dans une proclamation aux habitans de Bertinoro, il annonçait l’arrivée possible de Guido et donnait ses ordres. On devait occuper immédiatement, en armes, tous les défilés de la montagne, arrêter quiconque tenterait de passer et, en cas de résistance, le tuer. Dans cette proclamation, César se réclamait, comme toujours, de l’Étranger, de la France, contre le seigneur du lieu. « Guidobaldo n’est pas averti, disait-il, de la bonne intelligence qui, règne entre Sa Sainteté le Pape et le Roi très chrétien de France » : de là, lui venait son audace. Elle fut grande en effet. En passant par Sinigaglia, il avait déjoué les pièges de Borgia. Le 17 octobre, il arrivait à San Leo et, le lendemain, il atteignait Urbino, acclamé sur son passage par tous les villages et les châteaux qui avaient placé partout des tables, chargées de fruits et de victuailles pour le réconforter. Il n’avait avec lui que dix cavaliers, mais le pays entier lui faisait cortège.

Comme il approchait d’Urbino, toute la population vint à sa rencontre, et ce ne fut qu’en fendant les rangs serrés de la foule qu’il put atteindre la cathédrale où l’évêque l’attendait, à la tête de tout son clergé, pour chanter un Te Deum d’actions de grâces. C’était très beau, mais l’effort fourni pendant ces derniers jours l’avait terrassé. Un accès de goutte au genou le mit au lit pendant quelque temps : c’est là qu’il recevait, nuit et jour, les Urbinates fidèles, « et bien qu’ils eussent perdu à la guerre un mari, un frère, un fils, ils se consolaient par le retour du seigneur. » « Je perdis, par le pillage 25 ducats à Monte Calvi, dit l’un d’eux, et c’est la raison pour laquelle, cette année-là, je ne pus ensemencer, mais il me sembla que je n’avais rien perdu quand je vis mon seigneur et surtout quand je lui touchai la main, pour les caresses, que me fit sa Seigneurie, que Dieu protège ! »

Le mouvement ne s’était pas arrêté à Urbino. Tandis que Guido débarquait à Sinigaglia, tout son duché s’était insurgé contre la domination étrangère. Les lieutenans de César, surpris par la soudaineté du coup, tentèrent d’abord de réagir, c’est-à-dire de châtier les populations qu’ils pouvaient atteindre afin de terroriser les autres. Dans la plupart des places fortes, le peuple était maitre de la ville, mais la citadelle, la rocca restait aux mains des hommes de Borgia. À Pergola, Michele de Cordeglia, surnommé le Micheletto, vint au secours de la garnison, entra dans la ville et la mit à sac. Précisément, c’était là qu’était détenu le vieux et brave défenseur de Camerino, le fameux Giulio Varano, prisonnier sous condition. Micheletto, sur l’ordre de César, l’étrangla froidement, puis fit de même de sa femme et de ses enfans. C’était un principe, chez les Borgia, de ne jamais laisser en vie un rejeton quelconque, un vengeur possible de celui qu’on avait immolé. Comme il restait à Pesaro, un enfant de Varano, plus jeune encore, César le fit étrangler, aussi, devant l’église San Francesco. Par quel miracle, l’enfant ne succomba-t-il pas tout de suite ? C’est ce qu’on ignore, mais le fait est qu’après qu’il fût détaché, il donnait encore quelques signes de vie. Des âmes charitables le transportèrent à l’intérieur de l’église, où il semblait qu’il fût en sûreté. Il l’était, si un frère espagnol, qui se trouvait là, n’avait cru faire une bonne œuvre en le révélant. Les bourreaux revinrent et achevèrent leur besogne. De Pergola, Micheletto marcha sur Fossombrone, parvint à y pénétrer, grâce aux intelligences qu’il avait conservées dans la place et la saccagea. « Les soldats, dit un chroniqueur, y firent si grande cruauté que beaucoup de femmes, pour ne pas tomber entre leurs mains, se jetèrent dans le fleuve, avec leur enfant pendu à leur cou. »

C’était, là, tuer pour tuer et par amour de l’art. Au point de vue militaire, rien n’était plus funeste, car pendant que Micheletto et son compagnon espagnol Ugo de Moncade et aussi Bartolommeo de Capranica perdaient leur temps à couper des gorges inoffensives, au lieu de se retrancher vivement dans Rimini ou dans Fano, comme l’eût voulu César, les Confédérés de la Magione agissaient. Dès le 10 octobre, les secours qu’ils envoyaient aux Urbinates commençaient à poindre. Le 11, les lances de Vitellozzo parurent à Castel-Durante, avec 400 fantassins arrivant de Città di Castello. Le 12, 5 000 hommes amenés par Pagolo Orsini et par le frère de Vitellozzo arrivaient à Cagli. En même temps, les gens de Gubbio, soulevés, envoyaient cavaliers et fantassins sous la conduite de Gentile Ubaldini.

Les Feltriens, se sentant soutenus, marchèrent de l’avant sur les troupes pontificales. Micheletto, ainsi pressé, se mit alors à reculer et refusa le combat jusqu’à Calmazzo, près de Fossombrone. Là, il fit tête. Mal lui en prit. Ses soldats, admirables dans le massacre et la bamboche, ne tinrent pas devant une troupe armée. Quoique supérieurs en nombre, car ils ne comptaient pas moins de mille hommes d’armes et de deux cents chevau-légers, ils furent entièrement défaits « sans que l’on vît mettre une seule lance en arrêt. » Quatre cents morts, dont Bartolommeo de Capranica, beaucoup de prisonniers dont Ugo de Moncade, un bagage qui ne fut pas estimé à moins de 3 000 ducats, tel fut le bilan de cette journée, qui se termina par des chants de joie, une illumination aux flambeaux et détermina le sort de tout le duché. Micheletto put se sauver avec quelques troupes et se réfugier à Fano, mais non résister davantage aux Feltriens. Castel-Durante et Sant’Angelo in Vado envoyèrent leurs hommes jusqu’à Tavoleto, qu’ils prirent.

Les jours suivans, les troupes des Confédérés, peu à peu renforcées jusqu’à compter douze mille hommes, emportèrent les citadelles de Pergola et de Fossombrone, et se répandirent jusque dans les territoires de Fano, Pesaro, Rimini. Il restait encore un survivant de la tribu des Varano, Giovanni Maria, car les familles étaient en ce temps-là si nombreuses que les vendettas ne s’éteignaient pas aisément : il combattait dans l’armée de Guidobaldo et trouva le moyen d’entrer avec quelques hommes dans un des châteaux forts de sa famille et d’y soulever les habitans contre Borgia. Tout l’État de Camerino suivit. En peu de temps, de ses récentes conquêtes, sauf Sant’Agata, l’armée pontificale avait tout perdu.

Pendant ce temps, que faisait César ? César négociait. Il s’était enfermé dans Imola, c’est-à-dire le plus loin possible du lieu où l’on se battait, et il causait avec Machiavel. Ce subtil partenaire lui était envoyé par Florence pour lui révéler ce qu’il savait déjà : le complot des Confédérés de la Magione, et l’assurer que la République, loin de se joindre à eux, lui offrait son appui. Il était surtout chargé de surveiller ses mouvemens éventuels. À ce moment, on apprit la perte de San Leo. Machiavel épia, sur le visage du Valentinois, l’effet que produirait ce coup. Il en fut pour sa curiosité. L’autre ne broncha pas : on eût dit qu’il avait perdu une paire de gants ou un drageoir… Un duché de plus ou de moins, belle affaire ! D’ailleurs, qu’était-ce qu’Urbino ? « Un État faible, sans défense, » sur lequel il comptait peu. Enfin, il ne s’en inquiétait nullement, « n’ayant pas oublié le moyen de le reconquérir, s’il venait à lui être enlevé. »

Tout cela n’était que façade. Au fond, le duché d’Urbino était la pierre d’achoppement où il sentait, vaguement, pour la première fois, sa fortune se heurter, d’abord parce que c’était là où le Droit était le plus outrageusement violé, ensuite parce qu’il y avait, là, une force populaire qui agissait dans le même sens que le Droit. Pour mater cette force, il fallait des troupes, et précisément la défection de la Magione lui enlevait une bonne part de son armée et même la retournait contre lui. L’instant était critique. Au début, il put croire que les actes des Confédérés ne suivraient pas leurs résolutions. Ses capitaines espagnols et les troupes directement sous ses ordres lui restaient fidèles, et, lorsqu’elles incendièrent et saccagèrent Pergola et Fossombrone, i.l montra un visage épanoui. « Les constellations, cette année, ne semblent pas favorables à ceux qui se révoltent, » dit-il gaiement à Machiavel. Mais quand arriva la nouvelle que les contingens des Orsini et des Vitelli avançaient, décidément, avec ceux de Guidobaldo, et que Guidobaldo lui-même était revenu dans ses États, il s’inquiéta un peu davantage. Enfin, la défaite de ses troupes à Calmazzo, la perte successive de ses châteaux forts au midi, au nord, à l’est, à l’ouest, et de ses alliés partout, lui firent voir que le temps des « galéjades » était passé et qu’il fallait aviser au plus vite.

Il avisa en politique réaliste et décidé. Il ne s’amusa point à vouloir tout retenir, les doigts écartés : il ferma le poing, au contraire, pour frapper plus fort. Il abandonna franchement le duché d’Urbino et tout ce qu’il ne pouvait défendre, et il concentra toutes ses armes sur les points de la Romagne où l’on réussirait le plus difficilement à le forcer. Enfin, il se mit à négocier pour gagner du temps, et employa le temps ainsi gagné à lever des troupes, afin de recommencer la guerre quand il se sentirait, de nouveau, le plus fort.

Comment être le plus fort ? En s’ assurant du concours des Français. Et comment gagner du temps? En persuadant à ses ennemis qu’ils n’avaient pas de meilleur ami que lui, et qu’ils n’étaient séparés que par des malentendus. Les Confédérés de la Magione étaient, d’ailleurs, trop nombreux pour être également irréconciliables et également avisés. Il y a, dans toute coalition, des éléraens plus ou moins résistans. Et puis, qui dit « coalition » dit « composé, » et le propre d’un corps composé, c’est de pouvoir être désuni. César poursuivit donc ce double but : dissocier ses ennemis et s’associer lui-même plus étroitement encore avec le roi de France. Au reste, c’était la même chose, ceci étant la condition de cela. Du jour où les Confédérés seraient bien persuadés que les lances françaises viendraient au secours de Borgia, la coalition, ou tout au moins quelques-uns de ses élémens, faibliraient.

C’est ce qui advint. Au premier appel de « César Borgia de France, duc de Valentinois, » Louis XII donna l’ordre au seigneur de Chaumont (Charles d’Amboise) d’envoyer 400 lances, c’est-à-dire 400 hommes d’armes avec leurs gens, à la rescousse de César, et de ne rien négliger pour rétablir ses affaires. Plus tard, devaient suivre des Gascons ; enfin, 3 000 Suisses consentaient à passer a sa solde.

Dès ce moment, on pouvait négocier. Les Confédérés, qui ne craignaient pas de se trouver en présence des troupes de César, — ils venaient de le prouver à Calmazzo, — ne se souciaient guère d’engager la lutte avec la France. Le souvenir de Fornoue dominait toujours la politique italienne. Il était donc désormais possible de défaire la trame ourdie à la Magione. Alexandre VI et César s’appliquèrent assidûment à ce travail de parfilage. Ils s’attaquèrent, d’abord, au lien le plus faible, à Pagolo Orsini, « come cervello di non grande levatura, » dit un historien, et lui persuadèrent de venir trouver César à Imola. En retour et en otage, on remettait le cardinal Borgia, neveu du Pape, entre les mains des Orsini. César reçut Pagolo à merveille et lui tint les discours les plus flatteurs : il reconnaissait qu’il avait peut-être eu des torts, que sa puissance était en grande partie l’œuvre des Orsini et des autres Confédérés; il n’avait peut-être pas fait pour eux tout ce qu’il aurait dû, mais, d’autre part, pourquoi le combattre ? On aurait fort à faire si l’on prétendait venir à bout de lui… Les troupes du roi de France arrivaient ; il allait reprendre l’avantage des armes. Le mieux serait donc de reconnaître leurs torts mutuels et de se réconcilier… Les Orsini seraient comblés de biens et d’honneurs. Alexandre VI promettait tout ce qu’on voulait. Pagolo fut gagné par César à Imola, tandis que le cardinal Orsini, à Rome, l’était par le Pape. Ils retournèrent à la Magione pour endoctriner les autres Confédérés, apportant des promesses à tous : aux Vitelli, aux Baglioni, à Liverotto da Fermo. Même Pandolfo Petrucci, le plus défiant de tous, envoyait Venafro à Imola, pour esquisser une réconciliation avec les Borgia.

Seul, Guidobaldo ne recevait pas d’avances de César, puisque c’était son duché, précisément, qui se trouvait l’enjeu de toutes ces tractations. Aussi, à peine restauré dans ses États, voyait-il avec mélancolie ses alliés se détacher, un à un, de lui. À la vérité, Vitellozzo et les autres Vitelli lui restaient fidèles. Mais suffiraient-ils à combler le vide laissé par les Orsini ? Les gens riches d’Urbino, ne prévoyant que trop aisément ce qui allait advenir, commençaient à déménager leurs objets précieux et allaient les enterrer au loin. Le peuple s’en aperçut fort bien, et il s’ensuivit une panique. Guido, ayant eu, là-dessus, un long entretien avec Vitellozzo et l’ayant trouvé fort hésitant, comprit qu’il ne devait plus compter que sur lui-même et son peuple. Il réunit les notables de la ville et les députés de tout l’État et leur exposa franchement la situation. On allait rester seuls en face des Borgia et de la France coalisés… Fallait-il résister ? La réponse des députés fut : « Oui, jusqu’à la mort ! » et, le 19 novembre, les dames d’Urbino, notamment de la Valbona, ayant appris cette résolution, vinrent en foule, au palais, féliciter le Duc, affirmer leur foi en la victoire et jeter à ses pieds leurs bijoux, perles, anneaux, objets d’or et d’argent, pour aider aux frais de la guerre.

Les soldats étaient tout aussi affirmatifs. L’affaire de Cahnazzo leur avait inspiré un profond mépris pour les gens des Borgia. Bien que réduits à Ottaviano Fregoso, à Jean de Rossetto et deux autres commandans et à 400 fantassins, ils assurèrent qu’avec les autres troupes feltriennes, ils pourraient tenir tout l’hiver contre l’armée pontificale, au moins à Urbino et à San Leo. Ils se retirèrent donc dans ces deux places. Jean de Rossetto envoya sa famille à San Leo en sûreté et l’on se prépara décidément à la résistance.

Le Valentinois, qui n’ignorait rien, n’ignora pas cette résolution. Il comprit, dès lors, que la popularité de Guido serait un grand obstacle à une seconde conquête par les armes et qu’il valait mieux négocier, aussi, avec lui. Il lui envoya donc Pagolo Orsini, flanqué du protonotaire apostolique Antonio de Monte San Savino, dont il comptait faire un gouverneur d’Urbino, porteurs des propositions suivantes : Oubli complet du passé ; les populations ne seraient jamais inquiétées pour faits de guerre ; nul ne serait tenu de loger un homme, ni un cheval ; Guido conserverait quatre forteresses du Montefeltro : San Leo, Majuolo, Sant'Agata et Saint Marin, avec licence d’y porter tout ce qu’il voudrait. On eût désiré traiter de ces choses avec lui en personne, à un rendez-vous dans un village, à quelques lieues d’Urbino, mais un violent accès de goutte l’empêcha d’y venir. Sur ces entrefaites, une conférence était tenue entre les partisans de César et Liverotto da Fermo et le duc de Gravina, qui se rallièrent à l’idée d’un accommodement, puis avec Vitellozzo qui s’y rallia aussi. Guido se voyait donc abandonné de tous, hors des Baglioni. S’il eût été en état de monter à cheval et de se mettre à la tête de ses vieux Feltriens, peut-être eût-il résisté, — mais accablé de souffrances, toujours en litière, il n’avait plus une âme assez « guerrière » pour « être maîtresse du corps » qu’elle animait. Entre César qui n’était jamais là où l’on se battait et Guido qui n’était plus en état de se battre, le duel ne pouvait être que diplomatique. Et le duc d’Urbino combattu par le Pape, combattu par le roi de France, abandonné par les petits princes italiens, et par les deux Républiques, ne pouvant faire qu’une guerre de guérillas, ruineuse pour son petit État, voyait bien que la victoire diplomatique appartenait aux Borgia. Il fallait donc céder à la force : il céda, mais non sans jouer à celui qui le chassait de ses États pour la seconde fois, un tour de sa façon, qu’on n’eût pas attendu de sa longue mine triste et qui enchanta Machiavel. Il y avait, alors, dans chaque ville, ce qu’on appelait une Rocca, c’est-à-dire un château fort, ou bastille, qui la dominait et qui servait au seigneur bien moins à la défendre contre l’ennemi qu’à se défendre lui-même contre elle, s’il était besoin de tenir la populace en respect. Guido décida de les démolir, estimant que la meilleure forteresse pour un prince était « l’amour de son peuple » et que, l’ayant, il n’avait pas besoin d’en avoir d’autre, tandis que l’usurpateur, n’en ayant point d’autre, serait fort penaud d’en être privé.

Inutile de dire si les populations se ruèrent joyeusement à cette œuvre de nivellement démocratique. Il eût fallu des mois, sans le concours du peuple, pour désunir ces formidables pierres. Grâce à ce concours, quelques jours suffirent. Toutes les bastilles du duché d’Urbino tombèrent comme par enchantement et ne se relevèrent jamais. Aujourd’hui, quand on promène son loisir et sa pensée dans ces petites cités où l’on trouve des modèles de toutes les finesses ornementales et de toutes les passions humaines, par exemple à Gubbio, quand on traverse les chaudes et lumineuses solitudes du Palais ducal, c’est à peine si quelques vestiges de murs rappellent que, là-haut, derrière le palais, accrochée à la montagne se dressait autrefois une Rocca redoutable : celle-là même qui, au temps dos luttes du grand Federigo de Montefeltro, brisa l’effort des Malatesta et de Carlo Fortebracci… Guido a été bien obéi : tout a disparu.

Comme on le peut aisément supposer, il ne démolit pas ses propres forteresses, celles que son traité avec César lui conservait, San Leo, Majuolo, Sant'Agata Feltria, Saint Marin : il les fortifia au contraire et y rembûcha toute son artillerie, ses meubles précieux et ses trésors, pensant bien que César déchirerait ses engagemens, dès que faire se pourrait et tenterait de les lui reprendre. En attendant, il fit ses adieux à son peuple, et au milieu des larmes, le 8 décembre au matin, il s’en fut à Città di Castello, chez son ami l’évêque Vitelli, pour se reposer et voir venir les événemens.

Ce furent d’étranges événemens qui vinrent. Même dans ce temps où l’on s’attendait à tout, ils dépassèrent tout ce qu’on attendait. Après deux semaines de négociations assez confuses avec César, qui revenait encore sur son idée de faire de Guido un cardinal, un silence se fit : on n’entendait plus parler de rien, sinon du départ du Valentinois pour la région de Sinigaglia et de la prise de Sinigaglia par les Confédérés pour le compte de César. Puis, une terrifiante nouvelle, le 5 janvier, atteint Città di Castello : César, une fois réconcilié avec les Confédérés, les a fait assassiner.

Comment cela s’était-il fait ? Un peu comme, quelque quatre-vingts ans plus tôt, s’était fait l’assassinat de Jean sans Peur au pont de Montereau, mais avec un luxe de précautions et un raffinement de cruauté qui mettent le Valentinois bien au-dessus de tous ses prédécesseurs dans l’esthétique du crime. Au pont de Montereau, il y avait eu, sans doute, guet-apens et violation de la foi jurée, mais sous forme d’agression et de massacre : la chose avait été brutale, rapide, un peu guerrière encore, — et la sauvagerie répugne moins à notre conscience moderne que la duplicité. À Sinigaglia, c’est au milieu de caresses, de complimens, et sous couleur de rendre les devoirs de l’hospitalité à d’anciens amis heureusement retrouvés, que César leur avait tordu le cou. Les Confédérés réconciliés avec lui venaient de conquérir, pour son compte, Sinigaglia, sauf la citadelle, qui ne voulait se rendre qu’à César en personne. Il les avait donc priés de l’attendre pour entrer avec lui dans la ville, « leur représentant qu’il était impossible que le traité qu’ils avaient fait ensemble subsistât longtemps, s’ils continuaient à lui montrer tant de défiance, et que son intention était de se servir à l’avenir des conseils et de la valeur de ses amis. »

Pour les mieux engeigner, il avait, publiquement et à grand bruit, renvoyé les troupes françaises, ses alliées, sauf cent lances, et en même temps, silencieusement et par petits paquets, disposé et réparti ses troupes à lui, considérablement renforcées, dans les environs de Sinigaglia. Une adroite concentration devait les amener, à point nommé, le 31 décembre, en nombre très supérieur aux troupes des Confédérés. Cela fait, il s’en vint de Fano, avec ses hommes d’armes et son infanterie officielle pour entrer dans la place. C’est là que Vitellozzo Vitelli, deux des Orsini, Pagolo et le duc de Gravina, enfin Liverotto da Fermo étaient invités à le rejoindre. Ils étaient venus un peu comme des chiens qu’on fouette, mais enfin ils étaient venus. Au dernier moment, en voyant autour de leur ancien ennemi beaucoup plus de troupes qu’ils n’avaient supposé, ils avaient bien eu comme une velléité de retraite, mais, moitié respect humain, moitié confiance en des engagemens solennels, gagnés par les courtoisies et les cliatteries du Maître, chacun d’eux encadré par deux âmes damnées chargées de l’amuser et de lui dissimuler les jalons suspects de la route, ils étaient entrés dans Sinigaglia. Une fois là, on les avait arrêtés : deux d’entre eux étaient étranglés sur-le-champ, deux autres laissés en vie, mais pour peu de temps. Au même moment, à Rome, Alexandre VI faisait venir au Vatican et arrêter le cardinal Orsini, et en même temps, l’archevêque de Florence et le seigneur de Sainte-Croix, et le monde diplomatique comprenait fort bien qu’il était résolu, in petto, à les faire mourir. Voilà ce que César faisait des traités qu’il venait de signer et dont l’encre était à peine séchée[2].

En apprenant ces nouvelles, Guido jugea qu’il fallait mettre au plus vite de la distance entre lui et les troupes pontificales et tirer pays. Mais où aller ? Venise était bien loin et la voie directe interceptée. À défaut de Venise, il y avait alors, à Pitigliano, près du lac de Bolsène, un condottiere des Vénitiens, le comte Niccolo Orsini, couvert par la protection de la Seigneurie et qui lui donnerait volontiers asile. Il quitta donc Città di Castello, en compagnie de l’évêque Vitelli son ami, peu rassuré lui-même sur les intentions de César, et gagna Pitigliano. Mais l’asile n’était guère sûr. Il n’était pas plus tôt arrivé que le Pape demandait qu’Orsini lui livrât le fugitif. Le bouclier de Saint-Marc était bien lointain, l’épée du Pape était bien proche. Le duc se résigna donc à repartir, malgré les accès de goutte qui le torturaient sans cesse, et cette fois vers le Nord pour tenter de gagner Mantoue.

Il aurait voulu faire une partie du voyage par mer et s’embarquer vers Talamone. Mais on ne put lui trouver un brigantin. Force lui était donc de reprendre la route des montagnes. Il la prit. Comme il atteignait Montefiore, le comte du lieu lui dépêcha son secrétaire pour l’accompagner. Chevauchant toute la nuit, ils longèrent les murs de Sienne : ces ceintures crénelées de villes moyenâgeuses sont charmantes à voir dans un tableau de Primitif, jetées comme un chapelet de tourelles sur le coussin inégal des collines, mais au mois de décembre, et la nuit pour le fugitif, anxieux des embuscades, elles prenaient un autre aspect. Guido cependant passa sans encombre et trouva des chevaux de poste à Bonconvento. Mais, là, les difficultés de la première fuite recommençaient. Il est vrai que, cette fois, il n’avait pas à traverser les cordons de troupes de César, mais il ne pouvait éviter le territoire de Florence, et Florence avait momentanément lié partie avec César. Que feraient les Florentins, s’il venait à tomber entre leurs mains ?

Précisément, le Valentinois avait avisé. Causant avec Machiavel, il avait demandé, comme la chose la plus naturelle du monde, qu’on lui livrât Guido, s’il cherchait refuge sur le territoire de la République. L’énormité de l’exigence avait révolté le secrétaire florentin. Malgré son admiration éperdue pour César, il avait déclaré que la dignité de la République ne lui permettait pas de faire cela. Sur quoi, César se repliant en bon ordre et entrant dans les vues de son compère, avait borné sa requête à ce que, du moins, on arrêtât Guido s’il mettait le pied en Toscane et qu’on ne lui rendît pas la liberté sans son assentiment. Guido ignorait, sans doute, cette négociation, mais il n’était pas besoin d’une grande perspicacité pour la prévoir.

Il y avait donc danger à entrer en territoire florentin : il y entra cependant, mais sans le secrétaire de Montefiore qui n’osait aller plus loin. Le voilà donc seul, avec ses valets, torturé par la goutte, à demi perclus, au cœur de l’hiver, en pays peut-être hostile. Au début, les choses vont assez bien, mais arrivé à Fucecchio, près de l’Arno, on, l’arrête. Un commissaire de la République est là, qui lui fait passer un interrogatoire et, se contentant de ses réponses, le laisse passer. Mais à quelque distance de là, nouvel embarras : un autre poste de garde aux ordres d’un comte de l’endroit, auquel il faut décliner ses qualités : il peut passer encore. Enfin, en arrivant à Monte-Carlo, troisième barrage définitif. On ne passe plus du tout : ordre d’arrêter tout voyageur. Il faut dire, devant un commissaire de la Seigneurie., ses noms, qualités, ce qu’il vient faire dans les États de Florence. Sa réponse est prête : il est Gian Battista, de Ravenne, courrier de la maison du Cardinal de Lisbonne. C’est fort bien, mais on ne peut, ici, statuer sur son sort. Il faut qu’on en réfère à Florence.

Le voilà donc arrêté, fouillé, ses bagages confisqués, enfermé dans une pièce sans lit et sans feu, tandis que le courrier part pour la capitale. Il a le loisir de songer à tous ceux que la trahison ou la lâcheté des neutres a livrés à César Borgia. Ils sont nombreux. En va-t-il accroître le nombre ? Il ne se sent pas, non plus, vis-à-vis des Florentins, la conscience tout à fait à l’aise. Il a été autrefois leur condottiere et, sur une réquisition violente du Pape, — le même qui le persécute aujourd’hui, Alexandre VI, — il s’est retourné contre eux… Il est vrai que sa condotta touchait à son terme… Il s’était trouvé pris entre deux devoirs : il avait cru bien faire en faisant passer premier son devoir de feudataire de l’Église. Mais les Florentins, aujourd’hui, qu’en penseront-ils ?

Les Dix de Florence, pendant ce temps, se consultaient, discutaient, enfin, dépêchaient un commissaire avec quinze archers, pour aller s’assurer de l’identité du voyageur. Ce commissaire, un certain Francesco Becchi, avait vécu jadis à Urbino : il connaissait fort bien le Duc. Il arrive, il le regarde attentivement et déclare : « Je ne le connais pas, » ce qui permet de croire qu’on se trouve bien en face d’un courrier du cardinal de Lisbonne et il retourne à Florence. Les Dix s’assemblent et délibèrent de nouveau. Que se passe-t-il dans ces têtes ? Autant vaut le demander aux têtes de marbre jauni, assemblées au Bargello : à cet extraordinaire buste lippu, prétendu de Machiavel, ou à celui du vieux Strozzi, au Louvre… Florence était l’alliée de César, mais Florence évoluait. Du jour où il ne paraissait pas très certain que César vînt à bout de ses ennemis, la Seigneurie ne trouvait plus les ennemis de César si détestables. Et puis, on n’est pas responsable de tous les passans : il y a des ressemblances si surprenantes ! Toujours est-il qu’un courrier apporte un avis favorable à Guido : il doit jurer qu’il est bien le personnage qu’il dit être. Il le jure : il est libre, ses bagages lui sont rendus. Sa détention avait duré sept jours.

Cette alerte devait être la dernière. Bientôt, il arrivait chez des amis à Lucques et, de là, par la Grafagnana, il atteignait les bords du Pô. La zone dangereuse était passée. Seuls, désormais, les élémens étaient à craindre. Monté dans une petite barque, il descendit le fleuve. Il débarqua, enfin, à Polesella, d’où il gagna Rovigo ; il était désormais sous la protection de Venise.

Pour s’on bien assurer, il écrivit au Doge. C’était, en ce

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Cf. Charles Benoist, César Borgia, II. L’Original du Prince, dans la Revue du 15 décembre 1906, où l’analyse très détaillée de l’évènement est faite à l’aide des deux récits de Machiavel, qui se complètent l’un l’autre.