Une Voix du Canada français

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 158-163).
UNE VOIX
DU
CANADA FRANÇAIS

Parmi tous les peuples que le sentiment du droit a dressés à nos côtés contre les barbares, parmi tous les membres de l’Empire britannique qui ont répondu à l’appel de la métropole anglaise pour la Belgique envahie, il est une nation que la France a vue venir combattre sur son sol avec un intérêt plus tendre : ce sont les Canadiens de langue française.

On ne les connaissait guère dans nos villes et nos campagnes ; et d’abord il y eut de la surprise chez les bonnes gens, chez nos soldats, quand ils entendirent ces beaux gars vêtus de khaki, armés et disciplinés à l’anglaise, et qui étaient pour eux « des Anglais, » parler français, un français naturel et populaire, avec un accent qui était bien de chez nous. On se reconnut vite ; et c’est ainsi que beaucoup de nos compatriotes découvrirent qu’il y avait une suite à la leçon de l’école qui leur avait appris la mort de Montcalm.

Quelques Français, avant la guerre, étaient allés là-bas : j’y suis allé en 1911, et retourné en 1916. Mes impressions sont sans doute celles de tout le monde ; et c’est leur banalité même qui m’enhardit à les noter ici. Lorsque, parti de New-York le soir, on débarque le lendemain matin à Montréal, c’est un enchantement. On s’est acclimaté à la vie américaine ; on aime ce grand peuple jeune, énergique, si idéaliste sous les apparences de ne connaître que business. Et, malgré tout, on n’a pas fait cent pas dans Montréal, qu’on respire plus largement, qu’on se sent plus à l’aise, et comme chez soi. On a vu des gens aller et venir d’une allure qui nous est familière ; on a entendu un petit gars questionner sa mère, une bonne femme en interpeller une autre avec le franc accent savoureux de la Basse Normandie ; on a saisi au passage quelques bons vieux mots tout chargés de la vie de notre peuple, des mots de nos villages et de nos pêcheurs, des mots de Rabelais et des mois de Maupassant. On se croit revenu chez nous. On va à Québec, et, dans la vieille ville inégale, on croit errer par les rues étroites d’une sous-préfecture française ; voilà nos enseignes ; voilà nos boutiques ; voilà l’air et le ton de nos petits commerçants provinciaux : à coup sûr on est en France.

Sans doute, après, on s’aperçoit que ce pays de langue française est bien loin de la France, qu’il l’ignore comme il en est ignoré, qu’il ne le comprend pas comme il en est incompris, qu’il a une histoire qui n’est pas notre histoire, des destinées qui ne sont pas nos destinées, un avenir, des ambitions, et des espoirs qui ne sont pas les nôtres.

Malgré tout, le lien du sang, le souvenir des origines, la communauté de langue, ont une force qui se fait sentir à travers tous les obstacles et qui tend à incliner les Canadiens français vers la France. Le Français qui arrive s’en rend compte peu à peu. Au son des mots, il s’est cru chez lui ; au contact des idées, des croyances et des intérêts, il s’est aperçu qu’il y avait un océan et cent cinquante ans d’histoire entre nous ; enfin il trouve que ni la distance, ni les conditions différentes d’éducation et de vie, ne sont arrivées à séparer les âmes, éteindre les sympathies, et abolir l’intuition de la parenté originelle. Voilà les trois étapes de l’initiation du Français au Canada.

Le sentiment d’affection pour la France, pour sa langue, pour sa littérature et ses arts, la curiosité passionnée de notre civilisation, le désir de rapprocher du tronc le rameau anciennement séparé et d’y faire circuler de nouveau la sève maternelle, atteignaient avant 1914 un degré de chaleur étonnant dans une élite, peu nombreuse sans doute, mais considérable par sa culture et par son activité.

La guerre est venue ; et des Canadiens français ont débarqué sur notre sol, ont mêlé leur sang au nôtre dans les batailles du Nord.

On s’est étonné parfois, au Canada même, qu’ils ne fussent pas plus nombreux. Mais quand on songe à tout ce qui les séparait de nous, à tout ce qui les retenait chez eux, au sacrifice que représentait pour chaque individu et pour le pays la participation à la guerre européenne, il faut plutôt s’étonner qu’ils soient venus si nombreux. Soyons reconnaissants à ces milliers de volontaires qui, pour la plupart, se sont bien levés pour la France et pour le droit de la France, non pour un autre amour ni pour un autre intérêt.

Le sentiment qui les a conduits de leurs lacs lointains jusqu’à nos plaines de la Flandre et de l’Artois, vient de s’exprimer d’une façon touchante dans un poème de M. Gonzalve Désaulniers.

Tous ceux qui ont visité Montréal connaissent M. Gonzalve Désaulniers, et lui sont redevables. Homme de savoir et de goût, il est au courant, comme le plus informé d’entre nous, des productions de notre littérature ; il est nourri des classiques, et saisit la vie dans son mouvement chez les modernes et les contemporains. Nul n’a plus fait que lui pour attirer au Canada des Français, y multiplier les conférences françaises, entretenir et développer chez ses compatriotes l’amour, la connaissance, le commerce habituel de nos livres et de nos idées. La France a une grande dette envers ce fils de sa race, si fidèle à sa culture.

M. Gonzalve Désaulniers a récemment publié un court poème, intitulé : Pour la France. A la mémoire de nos morts. Je voudrais en donner brièvement une idée aux lecteurs de la Revue. Ils seront sensibles, j’en suis certain, à la profondeur intense de l’émotion, à la simplicité pure, fluide et nette de la forme. Cette poésie que parfume la tradition de Chateaubriand, de Lamartine et de Brizeux, est bien nôtre, et porte avec elle sa preuve d’origine : il n’y a rien là qui sente l’étranger.

L’âme d’un peuple vient à nous dans cette « lettre d’une petite Canadienne française à son fiancé se battant quelque part en France dans les rangs du 22e bataillon. » La lettre est datée du 15 août 1918. Voici comme parle la jeune fille :


Je suis seule, la nuit est venue, et j’écoute
Le chant des moissonneurs attardés sur la route.
Ma grosse lampe est là tout près ; son cercle d’or
Encadre ton visage absent...


C’est l’heure où l’on ne s’occupe pas d’elle, où elle revit le passé, et revoit son aimé.

La nuit est calme. Autour de la vieille maison,
Tout repose : l’on vient de finir la moisson,
J’ai comme un fol espoir que soudain, à la porte,
Des petits coups discrets vont t’annoncer, mon Jean ;
Que nous veillerons tard sous l’œil de grand’maman.
Chères émotions dont se lissaient nos vies !
Chères heures d’amour, hélas ! trop tôt ravies !


Ils étaient jeunes, faits l’un pour l’autre ; ils avaient lait le même rêve de vie à deux, toute calme et unie, le rêve


D’une maison assise au pied des peupliers
Dont l’ombre s’étendrait aux objets familiers,
Au perron sur lequel vient jaser la famille...


Et la vision se complète : la treille, le puits, le four, la grange, le chemin, le pont de pierre : tous les éléments de ce bonheur rustique, si prochain tout à l’heure, et maintenant si loin, s’évoquent devant la songeuse fiancée.


Souviens-toi, souviens-toi, nous nous étions promis,
Quand viendrait la saison où l’on cueille les fruits,
D’aller, parés tous deux comme pour un dimanche,
Au son des cloches, dans l’église toute blanche,
Bénis du vieux curé que recourbent les ans,
A la face de Dieu renouer nos serments.


On n’avait pas prévu la guerre, le péril de la France. Un jour vint la nouvelle.


Je ne sais plus comment te raconter la chose,
Mon Jean, mais ce fut court et simple comme nous.
Rappelle-toi, tu vins te mettre à mes genoux ;
L’or du courbant voilait l’éclair de la prunelle.
Lentement tu me dis la tragique nouvelle :
L’Europe en feu, le sol de la France envahi,
Le monde menacé par le Prussien haï.
Puis tournant ton regard ému sur la campagne,
Tu me montras le bois, le coteau, la montagne,
Le lac, cet œil ouvert sur un ciel parfumé,
Tout ce que les anciens avant nous ont aimé,
Tout ce que leur effort fécond et solitaire
A su tirer de la forêt et de la terre.


Elle comprit, la petite Canadienne. Tout le passé de sa race remonta dans ce cœur de seize ans.


J’étais petite enfant et j’écoutais parfois
Les récits des vieillards sur les gens d’autrefois.
Leurs souvenirs longtemps m’ont tenu lieu d’histoire ;
Ils chantaient comme des refrains dans ma mémoire.
Ils évoquaient pour moi, ces récits merveilleux,
Les légendes éblouissantes des aïeux...
Sans autres horizons pendant des mois entiers
Que les flots éternels où tanguaient leurs voiliers,
N’ayant pour les guider vers la terre inconnue,
Comme les mages, qu’une étoile dans la nue...
Chaque strophe du grand poème des aïeux
Se grava dans mon âme et berça mon enfance.
Doux poème d’amour qu’avait écrit la France
Rythmé par des clartés d’aurore et de couchant.
Et dont chaque beauté coule dans notre sang.


Donc c’est elle qui lui a dit : « Va. Réponds à l’appel de la France. Je ferai ta tâche ici. Je couperai le blé et je conduirai les bœufs. Va. Tout ce qui est ici t’est cher,


……….. Mais il faut aimer mieux
Celle qui t’a donné ses mots harmonieux,
Ses mots qui sous nos toits riants ou monotones
S’égrènent en chansons normandes ou bretonnes :
Ses mots qui t’ont gardé ton âme. Va là-bas
Les défendre, ces mots sacrés..., —


auxquelles Canadiens français doivent en effet d’avoir conservé leur religion, d’être encore une nation, de ne s’être point engloutis dans la civilisation anglo-saxonne.

La nuit va venir. Tout à l’heure il fera noir.


Il fera noir sur ta maison pourtant si blanche ;
Il fera noir sur chaque épi, sur chaque branche.


Ce serait la nuit sur l’humanité, si la France périssait.


O mon Jean, s’il fallait, dans la rude mêlée
Que la France déjà meurtrie et mutilée,
Tombât comme est tombé ce printemps le grand pin
Que l’orage a couché sur le flanc du ravin,
Il ferait noir ainsi sur nous et sur la terre.
Oui, le monde a besoin de sa douce lumière.
Et grand’mère t’a dit souvent, au coin du feu,
Que la France, c’était un sourire de Dieu.

Va donc là-bas, et pense à moi, pense au village.
Écoute, l’Angelus tinte ; dans l’air léger
Monte jusques ici la voix de ton clocher,
La voix qui communique aux choses la prière,
Qui fait se rapprocher l’église et la chaumière.
………………….
O cloche, par-dessus nos montagnes sauvages,
Sonne sur les cités, sonne sur les villages ;
Que ta voix ébranlant les vieux clochers pointus.
Dresse sur leurs ergots les coqs qui se sont tus.


Que Jean, devant les cathédrales de France, pense à sa petite église, à la cloche qui peut-être un jour sonnera leurs épousailles.

Enfin, elle lui a dit : Pars, la route est longue. Va là-bas pour l’honneur de ta race,


Pour que la France en toi reconnaisse les siens,
O petit paysan des champs laurentiens !


Ce sont là de beaux vers. On en sentira chez nous toute la valeur d’art ; mais nous sentirons tous que nous ne pouvons pas les juger seulement par la valeur d’art. C’est notre cœur de Français qui répondra à la voix du cœur canadien.

Il faut que cette voix soit entendue ici.

Il faut qu’à tant d’amour notre reconnaissance réponde.

Rien ne prévaut contre l’amour. Aucun malentendu, aucune défiance, aucune ignorance. aucun égoïsme ne prévaudra. J’entends dans ces vers le présage de la réunion intime du Canada et de la France.

Il ne s’agit point, nul ne s’y trompera, d’une réunion politique que personne ne rêve. Le courant de l’histoire ne se remonte pas. La France a arrêté le compte de ses fautes anciennes définitivement. Il s’agit de la réunion de deux âmes, de deux personnes morales, qui resteront distinctes, et indépendantes, et libres d’aller chacune vers son destin.

Mais à l’heure où par toute la France s’élève un désir passionné d’oubli des vieilles haines, une claire volonté de concorde entre les citoyens, du même coup s’abaisse la barrière qui empêchait la majorité des Canadiens français de voir la vraie France et de venir à elle.


GUSTAVE LANSON.