Une belle Figure française - Edmond Rousse

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Une belle Figure française - Edmond Rousse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 5-24).
UNE BELLE FIGURE FRANÇAISE

EDMOND ROUSSE[1]

Nous connaissions la vie extérieure d’Edmond Rousse ; nous savions dans quelle haute estime le tenait le barreau tout entier, avec quel courage en 1871 il avait disputé à la Commune triomphante la vie de son confrère Chaudey. Mais avant la publication de sa correspondance, personne, excepté l’ami auquel il écrit, n’avait pénétré au fond de cette âme fière et un peu fermée. Profitons maintenant des confidences qui nous sont faites pour aller aussi loin que possible dans l’étude d’un des caractères les plus nobles de ce temps. Nous n’y découvrirons rien qui puisse diminuer notre sympathie. L’origine des lettres ainsi publiées est ce qu’il y a au monde de plus simple. Il ne s’y mêle aucun calcul, aucune prétention. Deux jeunes hommes se rencontrent à l’École de droit, puis au barreau. Dans les intervalles de leurs plaidoiries, ils causent et ils reconnaissent entre eux certaines affinités, le goût commun de la littérature et de la poésie, peut-être « ce petit signe au cœur » dont parle Anacréon.

Au début de leurs relations, ils n’étaient que deux camarades et deux confrères. Les voilà devenus amis, ils prennent l’habitude de se parler à cœur ouvert et de n’avoir rien de caché l’un pour l’autre. Malheureusement l’un d’eux, Henri Vesseron, est obligé de quitter Paris pour Sedan où réside sa famille. Edmond Rousse, resté au barreau parisien, passe tout à coup par une série d’épreuves douloureuses ; il a besoin de conter sa souffrance à l’ami lointain ; et, sans apprêts, sans efforts, il laisse courir sa plume, tantôt avec abondance, si le cœur lui en dit, tantôt brièvement, s’il ne se sent pas en train. Il n’y aura dans ses lettres rien de voulu ni d’artificiel. La nature seule y parlera, et ce sera délicieux.


I

L’homme intérieur que nous révèlent ces trente-cinq années de correspondance est tout à fait différent de celui que le public a connu. Si Edmond Rousse n’avait été un si bon avocat, on serait tenté de dire qu’il a manqué sa vocation, — sa vocation serait d’écrire, non de parler. Elevé dans l’aisance, en fils de famille, il apprend brusquement la ruine de ses parens, et il se cramponne au barreau comme à la seule carrière qui lui permette de gagner sa vie. Mais le cœur n’y est pas. Cette âme de poète s’évade constamment de la prose et de la poussière des dossiers pour vibrer à la vue d’un paysage ou d’un tableau, à la lecture d’un beau vers, à l’audition d’une pièce de Racine ou d’un morceau de Mozart. Il y a en lui un Alfred de Musset inédit, pénétré par momens d’une langueur et d’une tristesse sans causes définies, rêvant d’une vie supérieure à la vie réelle, portant au fond de lui-même la nostalgie d’un idéal entrevu de loin en loin, jamais réalisé. Lui aussi, comme le poète des Nuits, il a l’ironie cinglante de l’artiste en face des philistins, la nausée d’un esprit délicat aux prises avec la sottise et la vulgarité contemporaines. La situation modeste d’Edmond Rousse ne lui permet d’exercer aucune influence sur les événemens politiques. Il en subit néanmoins le contre-coup, dont sa sensibilité affinée souffre plus que d’autres. Le gouvernement de ses préférences serait certainement celui à l’ombre duquel s’est formée sa studieuse et rêveuse jeunesse, la monarchie constitutionnelle. Il la voit disparaître avec chagrin dans la surprise de février 1848 ; il raille avec amertume la stupéfaction de la garde nationale qui croyait travailler à une simple réforme et qui, sans le vouloir, sans même le savoir, vient d’accomplir une révolution. Ses griefs politiques s’aggravent de ses colères d’artiste. Aux vainqueurs de Février il reproche encore moins leur manière incohérente de gouverner que la langue déclamatoire et vide qu’emploient quelques-uns d’entre eux. A une heure si grave, au milieu de l’inquiétude générale, les dithyrambes, la mise en scène, les appels emphatiques à la confiance le choquent comme une faute de goût. Est-ce la peine d’ailleurs d’entonner des chants de victoire à la veille des journées de Juin, lorsque la brutalité de l’insurrection va infliger un démenti à l’optimisme officiel ? Tout en maugréant contre la sottise des gouvernans, Edmond Rousse et son frère n’en remplissent pas moins leur devoir de citoyens, devoir clair et redoutable. Paris, presque sans armée, n’avait guère pour se garder que le courage des anciens émeutiers transformés en gardes mobiles et la bonne volonté de la garde nationale. Celle-ci comprit heureusement ce qu’on attendait d’elle, la défense énergique de la société menacée, le salut de Paris livré aux Barbares. Edmond Rousse si modeste, si timide d’ordinaire, fut un des premiers à sonner la cloche d’alarme. Le matin du 23 février, il avait à plaider au Palais de Justice, lorsque des bruits inquiétans commencèrent à circuler. On parlait de barricades, on avait surpris des gens qui dépavaient les rues. Pendant qu’on discutait, qu’on s’agitait, et que, comme d’habitude, on exprimait les avis les plus différons, le jeune avocat eut l’intuition rapide d’un danger immédiat. Il se jeta dans un groupe de robes noires en disant : « Notre place n’est pas ici ; chacun à son poste, à nos légions ! » Et tout le monde de courir.

Les deux frères, si étroitement unis qu’on ne peut parler de l’un sans parler aussitôt de l’autre, reçurent ce jour-là le baptême du feu sur le plus terrible des champs de bataille. De toutes les formes de la guerre, la guerre civile est la plus douloureuse. Ceux qui ont passé par cette épreuve en gardent l’horreur gravée en traits ineffaçables dans leur mémoire. Ce n’est pas la lutte de deux ennemis qui se rencontrent loyalement face à face. c’est le guet-apens en permanence, la mort qui vous arrive de tous les côtés à la fois, en avant, en arrière, par les fenêtres des maisons, par les soupiraux des caves aussi bien que par les meurtrières des barricades. Dans ce rôle de soldats improvisés, Edmond Rousse et son frère firent bonne contenance. La deuxième légion, à laquelle ils appartenaient, passa trois heures au faubourg Saint-Martin, enveloppée par l’insurrection, jusqu’à ce que le général de Lamoricière eût pu venir la délivrer avec deux bataillons de ligne. Le récit de la bataille qu’Edmond Rousse adresse à son ami Vesseron indique avec quelle facilité se forment les légendes au milieu de la fièvre générale. Il a entendu raconter que le capitaine de Mangin, assassiné avec le général de Bréa, avait les yeux arrachés, les joues coupées, et il ajoute : « Ceci n’est pas une fable. » Pour l’honneur de l’humanité, c’en est une. Mon camarade de l’état-major, dont j’ai le premier relevé le corps, était défiguré, parce qu’on lui avait tiré un coup de pistolet dans l’oreille, mais il ne portait aucune trace de mutilation.

Pour un pauvre avocat obligé de gagner sa vie, les temps de révolution ne sont guère favorables. Edmond Rousse a beau regarder de tous les côtés de l’horizon, il ne voit pas venir le procès lucratif qui le tirera d’affaire. En revanche, Paris continue à lui donner le spectacle d’une ville réduite aux expédiens et d’un gouvernement incapable d’organiser. Les provinciaux, les gens des Ardennes se figurent peut-être, sur la foi des journaux, qu’il existe une garde républicaine. Grave erreur ! « On rencontre bien des bandes d’hommes armés qui parcourent la ville sous prétexte d’en faire la police, mais, en conscience, cela ne ressemble en rien à une milice régulière. Les uns sont en blouse, les autres en tunique ; les uns ont des pantalons garance, les autres des pantalons bleu de ciel. On dirait une troupe de voleurs qui vient de dévaliser la boutique d’un fripier. » Ce fragment donne bien le ton d’une partie de la correspondance. L’ironie y côtoie à chaque instant l’expression du sentiment poétique. Partout une langue de même qualité, simple et forte ; la vraie langue française sans afféterie, sans prétention, sans surcharge de couleurs, limpide comme de l’eau de source. Edmond Rousse a écrit des pages plus travaillées, d’un caractère doctrinal plus apparent ; nulle part il ne nous livre mieux le fond de sa nature que dans ses lettres. C’est une joie de le suivre, de l’entendre raisonner avec tant d’aisance, de bonne grâce, d’esprit, en passant suivant la nature des sujets, du ton de la plaisanterie aux considérations les plus hautes et les plus nobles.

Quel peintre des ridicules contemporains et en même temps quel juge incorruptible ! Il sent bien que la monarchie de Juillet a péri par ses fautes, par l’exagération de la confiance et de l’optimisme gouvernemental. Il ne voudrait pas travailler à la rétablir ; il croit même, que si elle ressuscitait, elle ne pourrait pas durer. Mais que dire de l’incapacité de ses successeurs ? Le bulletin régulier du Journal Officiel annonçant pompeusement des réformes qui ne se réalisent jamais le remplit d’une douce gaîté. Il réserve ses traits les plus vifs pour Ledru-Rollin, l’Alpha et l’Oméga de la République. Son ami Vesseron, qui avait du goût pour la forme républicaine, commence lui-même à être ébranlé. Tous deux se communiquent leurs inquiétudes, ils voient poindre l’événement qui mettra d’accord ces vastes ambitions et ces petits calculs en les ployant sous la main d’un maître. Le coup d’État du 2 décembre 1851 ne surprend que ceux qui veulent être surpris. Les deux correspondans ne doutaient pas qu’un jour allait venir où la réaction naîtrait du désordre des esprits. Et cependant ni l’un ni l’autre n’était bonapartiste. Edmond Rousse avait voté galamment, le 10 décembre 1848, pour le général Cavaignac, non par sympathie pour les idées que représentait le général, mais en souvenir des deux aventures de Strasbourg et de Boulogne qui ne lui inspiraient aucune confiance dans le neveu de l’empereur Napoléon. S’il ne goûte que médiocrement le verbiage de quelques républicains, il est encore moins partisan des abus de la force. Son honnêteté foncière se révolte contre la violation du droit. Il approuve hautement la résistance que les représentans du peuple opposent au coup d’Etat, il en raconte les détails à son ami avec une sympathie visible. Il tient à ce qu’on sache que la Haute Cour s’est réunie et qu’elle a mis en accusation le Président. Cela honore trop la magistrature pour qu’on passe sous silence cet acte de courage. Quant aux vainqueurs du 2 décembre, voici comment les juge l’intègre avocat : « A mes yeux, rien ne les relèvera du profond mépris qu’ils m’inspirent ; ils ont trahi tous leurs sermens, ils ont menti à toutes leurs paroles, ils ont insolemment bravé la loi qu’ils avaient jurée. » La noblesse morale de l’homme se révèle dans ce jugement sommaire. A aucun moment de sa vie, Edmond Rousse ne transigera sur les questions de devoir et d’honneur.


II

Le souci de la chose publique l’arrache inévitablement à lui-même pendant quelques instans. Mais ce ne sont là que des dérivatifs passagers. Au fond, tout au fond se dresse chaque jour l’insoluble problème. Comment vivre soi-même, comment faire vivre sa famille ? un père, affaibli par l’âge et par le chagrin, ne pouvant ni travailler, ni manger, ni dormir, une mère qui est en train de perdre la vue, un frère qui succombe sous le poids de ses charges, que de causes d’inquiétude ! Le salut repose sur une seule tête, sur une jeune renommée d’avocat qui commence honorablement, qui inspire de l’estime, mais qui ne touche encore que des honoraires insuffisans. C’est le secret de la note douloureuse qui revient si fréquemment dans les lettres d’Edmond Rousse. Il voudrait bien y échapper, se laisser aller à la gaîté spirituelle qui apparaît de temps en temps chez lui à fleur de peau. Il prend quelquefois son élan, il se dit qu’il faut savoir se distraire et distraire les autres. « Cela va bien pendant un quart d’heure et pendant une page. Et puis après, l’horrible fantôme reparaît avec ses griffes et ses cornes. » Finies toutes les fêtes de famille, évanoui le déjeuner traditionnel du lundi gras auquel personne autrefois n’aurait voulu manquer ! La grande table de la salle à manger a replié ses ailes d’acajou ; les verres joyeux dorment au fond d’une armoire sous une triple couche de poussière. Le beau service de dessert peint par Mme Rousse est entassé dans un grenier. Et l’argenterie ! lui-même, en se cachant comme un voleur, il l’a portée à la Monnaie où il l’a vu peser, tordre et casser devant lui. « Oh ! ces pèlerinages de misère, ce chemin de la Monnaie ! et ce bureau sombre et ces employés impassibles ! et ces grandes balances qui montaient et descendaient pesamment ! et ces coups de marteau qui tombaient sur tous mes souvenirs, sur ma jeunesse, sur mon enfance ! non, tout cela ne s’effacera jamais de ma mémoire ! »

Impossible cependant de s’arrêter en route. L’impérieuse nécessité commande. Le cœur brisé, il faut se remettre au travail, compulser des dossiers, plaider courageusement comme si on avait l’esprit libre. Aussi arrive-t-il que l’avocat qui n’a aucune tendance à s’en faire accroire, qui se juge lui-même comme il juge les autres, analyse son talent avec sévérité. Il a des veines de mécontentement de soi, de défiance et d’hésitation. Il s’accuse d’avoir la voix rauque, le geste sec, le débit sans accent. Ses succès mêmes ne le rendent pas indulgent pour ses plaidoiries. Un jour où il a gagné un procès contre Paillet, il avoue qu’il a été « boulé comme un lapin. » Pour distraction, il lui reste la lecture des poètes favoris, quelquefois aussi le dimanche les longues promenades dans les bois de Verrières, d’Aulnay et de Meudon, les haltes sous les grands arbres et le soir le dîner dans un cabaret de Chaville avec un fricandeau et une bouteille de vin bleu. À d’autres heures, il se sent incapable de tout travail, même de toute curiosité d’esprit. Il regarde ses livres fermés sans avoir la force d’étendre la main jusqu’aux rayons où ils reposent. Il rouvre ses cahiers de jeunesse, et, au moment de prendre la plume pour continuer l’œuvre commencée autrefois, il se dit : A quoi bon ? Au lieu du mot attendu, c’est une grosse larme de découragement qui tombe sur l’encre jaunie. Il tourne alors dans son cabinet comme un ours en cage, il essaie de donner un but à sa pensée, un horizon à sa vie et il lève les bras au ciel dans un accent de désespoir. L’idée de prendre une feuille de papier qui ne lui a rien fait et d’y semer du noir sur du blanc lui paraît odieuse, La léthargie dans laquelle il tombe est si pesante qu’il n’a même plus la force de la secouer pour écrire à son ami. Dans cet état douloureux, il n’a pas la consolation que d’autres se donnent à eux-mêmes, en se considérant comme des natures exceptionnelles, comme des privilégiés du malheur. Il se rend bien compte que le mal dont il souffre est un mal vulgaire, le mal des natures incomplètes et faibles aux prises avec les nécessités, avec les amertumes de la vie. D’autres, plus forts que lui, ont lutté pour refaire leur nid brisé et reconstituer leur existence. Quant à lui, il ne peut plus, mais avec une incomparable bonne foi, il n’accuse que lui d’une faiblesse dont il porte le germe en lui-même.

Dans cette vie si morne, uniquement illuminée par le rayonnement intérieur de la plus vive imagination, la première grande joie fut le gain d’un procès plaidé à Alger en 1853. Cette fois enfin, l’avocat est franchement content de lui. Il raconte à son ami tout ce qui lui est arrivé d’heureux, la bonne volonté de tous depuis le commencement de l’affaire et le triomphe final après la dernière plaidoirie. « Mon ami, mon frère de douleurs, écrit-il avec élan à Vesseron, je suis heureux une fois ; prenez et partagez. » La confiance en lui-même, qui lui avait manqué jusque-là, venait avec le succès et lui permettait de terminer un travail commencé depuis longtemps, toujours remis et différé, une introduction aux discours et plaidoyers de Chaix d’Est-Ange, dont il était le secrétaire, et qui lui demandait cette preuve d’amitié. Chaix d’Est-Ange lui avait témoigné de la bienveillance et quelquefois procuré des cliens. Un jour, le sachant très gêné, il lui avait même fait très délicatement une avance d’argent. Edmond Rousse se considérait par conséquent comme l’obligé du maître et ne demandait pas mieux que de s’acquitter envers lui. Seulement, il aurait mieux aimé s’acquitter d’une autre façon. Chaque fois qu’il prenait la plume pour essayer d’écrire la préface demandée, il était assailli de scrupules. Certes il admirait autant que personne le merveilleux talent de l’avocat, les ressources infinies que déployait Chaix d’Est-Ange dans la discussion et les grands mouvemens d’éloquence par lesquels il entraînait le public. Mais ces effets produits méritaient-ils de survivre à l’audience ? Qu’en resterait-il sur le papier ? Comment faire l’éloge d’une langue véhémente, passionnée, mais par instans aussi incorrecte que passionnée ? L’écrivain délicat qui était en lui protestait contre les imperfections de l’art oratoire. Il craignait de manquer à sa conscience en admirant trop, ou de manquer à son bienfaiteur en n’admirant pas assez. Son succès d’Alger l’ayant un peu remonté, il prit son courage à deux mains et, après l’enfantement le plus laborieux, il réussit à mettre sur pied quelques pages qui plurent au patron et au barreau sans lui déplaire à lui-même. Il avait fini par mettre d’accord ses scrupules et sa reconnaissance.

La lutte permanente pour l’existence, pour le pain quotidien, n’avait pas été sans ébranler la frêle santé d’Edmond Rousse. L’année 1834 lui fut particulièrement cruelle. Les médecins effrayés de son agitation nerveuse et de l’usure de ses forces lui prescrivirent un repos d’esprit absolu en l’engageant à se mettre au vert. Il eut la bonne fortune de partir pour les Pyrénées en compagnie du frère de Vesseron. Il en revint enchanté du bain de verdure qu’il avait pris et à peu près rétabli. Les lettres délicieuses qu’il écrit alors respirent la bonne humeur, la bonne grâce, la joie de vivre, le contentement de soi qui manque si souvent à sa correspondance parisienne. Saint-Sauveur, Luz, Gavarnie, dont il parle avec enthousiasme, resteront dans sa mémoire comme des lieux consacrés. Leur souvenir s’associera à la joie de l’amitié satisfaite et de la santé reconquise. Et puis, cette excursion lointaine, les distractions du voyage, la vue des grands horizons lui ont permis de se détacher de lui-même, d’échapper à la hantise des idées fixes et douloureuses. « Vive, pour les cœurs meurtris, la Nature vraie, la mère Nature qui vous emporte dans ses rochers, dans ses forêts ; qui vous berce au bruit du vent et de la mer comme un enfant malade ; qui, à force de nouveautés et de splendeurs, vous empêche de penser et de vous souvenir ! Si vous voulez rentrer dans le sentier battu de vos soucis personnels, elle vous dit : N’y pense pas, mon pauvre enfant. Je t’offre des spectacles plus intéressans et plus beaux. Tu n’auras pas envie de te replier indéfiniment sur toi-même si tu prends la peine de regarder mes plaines couvertes d’épis, la vaste mer avec l’écume blanche de ses vagues et les glaciers qui étincellent là-haut. »

Il y a aussi une autre manière de sortir de soi, la sympathie pour la misère des autres. La bonté naturelle d’Edmond Rousse lui inspirait pour tous ceux qui souffrent une sollicitude instinctive. Pendant l’hiver de 1854, au coin de son feu, réchauffé et à l’abri, il songeait involontairement à son cousin André Reille, à nos pauvres soldats, piétinant dans les tranchées boueuses de Sébastopol, les mains et le corps glacés, sur le plateau inhospitalier de la Chersonèse. Lorsque arrivent les nouvelles de batailles, lorsque le canon des Invalides tonne pour annoncer nos victoires, la foule se félicite et applaudit. La pensée d’Edmond Rousse va plus loin que cette joie passagère. Derrière la fantasmagorie des bulletins triomphans il aperçoit la douloureuse réalité, les gémissemens des blessés se tordant sur la terre froide, l’entassement des cadavres amoncelés, les germes morbides répandus dans l’air et qui guettent les survivans. Son âme profondément sérieuse ne se contente jamais des apparences. Il a besoin de creuser et d’approfondir toutes choses. La guerre elle-même ne lui apparaît pas seulement sous un aspect terrible et sanglant. Il en saisit la grandeur, il sent quelle vigueur elle donne à un peuple, que de vertus fortes elle développe chez ceux qui la font, dans quel bain d’abnégation, de patience, de dévouement et de courage elle trempe les caractères. Au moment même où, les pieds sur les chenets, renversé dans son fauteuil, les portes bien fermées, il trouve prudent de ne pas sortir parce que le vent est humide et le pavé mouillé, il se juge inférieur au dernier des fantassins qui manient la pelle et la brouette dans les boues meurtrières de la Grimée.

Quelques plaidoiries heureuses d’Edmond Rousse commençaient à faire connaître son nom. Il n’atteignit néanmoins la célébrité que vers l’âge de quarante ans, en 1857, à la suite d’une série d’articles qu’il avait publiés dans le Droit et dans la Gazette des Tribunaux. Une étude sur les Manieurs d’argent d’Oscar de Vallée fit sensation au Palais. On en parla comme d’un événement. Rien n’était plus juste. L’avocat conquérait la renommée par les qualités qui lui appartenaient en propre et qui le distinguaient de ses confrères, par le souci de la forme, par un besoin constant de correction. Il poussait si loin les scrupules à cet égard, que si, au milieu de ses plaidoiries, dans la chaleur de l’improvisation partielle, une phrase incorrecte lui échappait, cela suffisait pour le rendre malheureux. Il oubliait le mérite du reste pour ne songer qu’à la faute commise qu’il se reprochait avec remords. Ses premiers articles le mirent tout de suite à son vrai rang, au rang où le porta l’opinion générale du barreau. « Je suis passé, disait-il, grand écrivain parmi les avocats. » C’est en effet le trait caractéristique de sa carrière. Comme avocat, il a eu au Palais des égaux, et même des supérieurs ; comme écrivain, il reste sans égal. Il ne se rendait pas tout à fait compte de cette supériorité. Les complimens que lui adressaient presque tous ses confrères, la rapidité avec laquelle disparaissaient les numéros des journaux judiciaires qui contenaient un article de lui n’auraient dû lui laisser aucun doute sur la réalité de son succès. Et cependant, par modestie il doutait encore ; habitué à se juger sévèrement, ne voulant à aucun prix s’abuser sur son mérite, il ne consentit à se tenir pour satisfait que si son frère et son ami étaient contens de lui. Tous les deux furent obligés de lui dire le bien qu’ils pensaient de ses œuvres pour le décider à se juger lui-même favorablement.

Il sent en même temps mieux que personne ce qui lui manque pour réussir dans la vie. Trop de tendance à se replier sur soi, à se regarder, à s’écouter, comme font les poètes et les affligés Quelle différence entre son tempérament et celui des autres ! « Autour de moi, je les vois tous alertes, actifs, l’œil bien ouvert, l’oreille au vent et la main sur l’occasion, tout entiers à la besogne du jour, tout entiers à l’effort du moment, tout entiers au succès. » Jamais sa nature délicate et rêveuse ne pourra se plier aux exigences de la vie pratique. Trois vers douloureux de Pétrarque sur la mort de Laure l’intéresseront et le toucheront toujours davantage que l’affaire la plus palpitante à plaider. Et cependant, il ne méconnaît pas le mérite des grands avocats qu’il entend au barreau. Dufaure et Berryer dans le procès de Montalembert le remplissent d’admiration : chez l’un, la dialectique la plus serrée et la plus pressante, chez l’autre, ces grandes envolées de l’éloquence qui agissent à la fois sur les nerfs, sur les muscles et sur le cœur. Quant à lui, il avoue modestement qu’il n’entend rien à la cuisine du métier. Par timidité et par délicatesse, il n’ose pas demander de provision à ses cliens. Aussi lui arrive-t-il les aventures les plus fâcheuses, comme celle qu’il raconte à son ami avec un mélange de bonne humeur et d’amertume. Un jour, en 1861, il va plaider à Valenciennes une affaire très importante. Il sait que son client, un des grands négocians de la ville, gagne chaque année des sommes considérables. Il fait ses calculs en conséquence et il estime qu’on ne pourra pas lui offrir moins de 2 000 francs. Là-dessus, comme Perrette avec son pot au lait, il fait quelques rêves de dépenses, par exemple l’achat d’une Vénus de Milo en plâtre et d’une demi-douzaine de chemises. Tout paraît réussir à souhait. Il gagne sa cause avec éclat, le Tribunal le fait entrer dans la salle du Conseil pour le féliciter, le bâtonnier lui apporte les complimens du barreau, le client se jette sur ses mains en pleurant. Mais personne ne dit mot des honoraires. Enfin, lorsqu’il pose timidement la question, on lui parle de 300 francs. « Trois cents francs ! juste ciel ! pour avoir fait 140 lieues, être resté trois jours absent de chez moi, avoir dérangé toutes mes affaires et versé des flots d’éloquence à la frontière ! » C’est la seconde fois en trois mois qu’il est ainsi déçu dans ses espérances.


III

Le labeur persévérant de l’homme, la dignité de sa vie, son mérite reconnu appelaient sur lui l’attention de tous ses confrères. Sans qu’il eût fait aucune démarche ni même espéré quoi que ce fût, il fut élu le 1er  août 1862 du Conseil de l’Ordre des avocats où il siégea jusqu’à sa mort. Il en a été flatté, il s’en est réjoui pour son frère et pour sa mère ; peut-être aussi a-t-il pensé qu’étant plus en vue, il serait chargé d’affaires plus importantes et plus lucratives. En même temps, sa modestie et sa timidité naturelle s’en effraient. Il se demande si le demi-jour ne conviendrait pas mieux à son talent, si, dans un cadre plus éclairé ses défauts ne paraîtront pas davantage. Par convenance, pour le décor, il s’est cru obligé de prendre un secrétaire et, chaque fois qu’il plaide désormais, il croit surprendre sur la figure du jeune homme un sourire ironique. Lui qui saisit avec tant de finesse les imperfections des autres, il ne se juge pas plus qu’eux à l’abri de la critique, il leur indiquerait même au besoin quelles sont ses parties faibles. Sa plus grande faiblesse, celle sur laquelle il revient fréquemment, est de ne pas savoir improviser dans un métier où l’improvisation tient tant de place. Pour bien traiter un sujet, il lui faut le temps de la réflexion. Il ne découvre et il n’ordonne les argumens qu’avec lenteur. Lorsque malgré lui la nécessité l’oblige à parler sans préparation, il s’impatiente, il s’irrite, il perd la tête, il n’a plus qu’une idée : en finir le plus tôt possible, et se délivrer soi-même d’une corvée en soulageant les auditeurs par la rapidité de la conclusion. Sa réputation d’avocat lettré, sa situation de membre du Conseil de l’Ordre, tout ce qui attire l’attention sur sa personne augmente son anxiété. Ses plaidoiries lui coûtent beaucoup d’efforts, mais il ne les estime pas au prix qu’elles lui coûtent. Dans l’excès maladif de ses scrupules, il se figure quelquefois qu’il vole l’argent de ses cliens et il serait tenté de le leur rendre. Préoccupation originale à coup sûr, qui en aucun temps n’a dû avoir beaucoup de partisans et qui, par l’absolue bonne foi qu’elle implique, révèle une valeur morale de premier ordre.

Tant de qualités réunies, une si parfaite sincérité envers soi-même, une loyauté si incontestée, une horreur si marquée de ce qui ressemble à l’intrigue et au manège devaient recevoir une récompense éclatante. Edmond Rousse la reçut lorsque, au mois de juillet 1870, il fut élu bâtonnier. La date seule indique dans quelles circonstances tragiques il devenait le représentant de l’Ordre des avocats. Il raconte lui-même ses impressions d’alors dans une série de lettres adressées comme d’habitude à l’ami des Ardennes, mais non envoyées à cause de l’investissement de Paris. Pour laisser à ces notes leur caractère d’écrit de circonstance, il les a publiées sans une retouche en 1882. Il a voulu nous faire connaître ou nous rappeler quel était l’état d’âme d’un Parisien tel que lui après la déclaration de guerre et pendant le siège. Avant tout, une invincible tristesse, la surprise et l’effroi de nos désastres accumulés, l’humiliation ressentie pour tant de défaites, la peur que la leçon ne fût pas comprise par tout le monde, qu’il restât encore chez nous trop de braillards et trop de bravaches. Puis, peu à peu, quelque chose de plus rassurant, l’aspect de Paris sérieux et calme, décidé à se défendre, offrant au gouvernement de la Défense nationale beaucoup de bonne volonté et de dévouement. Il y a eu des journées particulièrement douloureuses, celle du 31 octobre par exemple, où une poignée d’insurgés tenait prisonniers à l’Hôtel de Ville les membres du gouvernement. Mais, sauf ces cas exceptionnels, la population parisienne a fait bonne contenance et supporté courageusement les plus dures privations. On n’admirera jamais assez la patience avec laquelle les femmes du peuple, par le froid, sous la bise glaciale, faisaient queue pendant des heures à la porte des bouchers et des boulangers pour recevoir un mince quartier de cheval ou un morceau de pain d’avoine. Elles ne se plaignaient pas, elles ne murmuraient pas ; très dignement, très simplement elles acceptaient le sacrifice que leur demandait la Patrie. La gravité de leur attitude, la nature des réflexions qu’elles échangeaient à voix basse dénotaient tout ce qu’il y avait de fort et de sain dans leur abnégation patriotique.

Edmond Rousse a vu et admiré tout cela. Il a aussi causé avec les mobiles qui revenaient des avant-postes, et a été témoin de l’ardeur et de l’élan de cette jeunesse. Il a vu rapporter aux ambulances des blessés couverts de sang, mais non découragés. Il a eu, comme nous tous, des heures d’espérance et de fièvre, suivies de réveils douloureux. Mais, le lendemain même des plus cruelles déceptions, l’élasticité, la vitalité de la race française lui mettent au cœur un peu d’orgueil. Le langage de Jules Favre à Ferrières en face du vainqueur le touche profondément, le départ de Gambetta en ballon lui paraît héroïque. Ce sont deux avocats. Quoiqu’en général il n’éprouve ni pour l’un, ni pour l’autre, surtout pour le second, une sympathie particulière, il n’hésite pas à reconnaître que leur conduite honore l’Ordre tout entier. Au moins, ces deux-là sont des républicains intelligens, à l’esprit ouvert, aux idées larges. Il éprouve un sentiment tout différent lorsque le hasard des réunions publiques le met aux prises avec des sectaires « qui cantonnent le patriotisme dans une caste de derviches politiques et dans une petite église de bonzes républicains, nés et nourris dans leur pagode. » Une chose offusque encore plus le goût délicat et le bon sens d’Edmond Rousse, les incohérences du Journal officiel, les alternatives de forfanteries et de défaillances qui s’y succèdent. Il y a des jours où le gouvernement paraît décidé à tout braver, à ne pas reculer devant les plus dures extrémités de la guerre : d’autres au contraire où son ton pleurard humilie la France devant un ennemi incapable d’attendrissement et devant l’Europe indifférente

Même dans ces momens cruels, Edmond Rousse retrouve quelquefois la gaieté de l’esprit qui alterne si souvent chez lui avec la tristesse du cœur. Le tour ironique et spirituel de sa pensée survit à toutes ses angoisses. En bon citoyen, en Parisien tout plein d’humanité, il passe une partie de sa vie dans les ambulances. On en a même organisé une au Palais de Justice. Il plaint les blessés qu’on y amène, et il admire les gardes-malades volontaires qui les soignent. Ce qui ne l’empêche pas de saisir au passage et de noter l’ambulance-réclame de la Presse, — l’ambulance-affiche des théâtres, — l’ambulance du demi-monde « où circulent à petits pas et à petit bruit, un sourire discret sur les lèvres et les yeux à demi baissés, toutes sortes de petites dames mariées à moitié avec des quarts d’agens de change, ou veuves de généraux péruviens. Tous ces petits monastères laïques sont divisés et subdivisés en coteries qui se déchirent entre elles avec des : « chère madame » sucrés de fiel et confits d’absinthe. »

Dans leur ensemble, les lettres d’Edmond Rousse forment un document tout à fait important pour l’histoire morale de la population parisienne pendant le siège. On y revoit le tableau de ce que chacun souffrait, le récit des journées vides, des nuits peuplées de cauchemars, la perpétuelle agitation d’une foule avide de nouvelles, impatiente d’en recevoir et n’en recevant aucune, ballottée entre des espoirs chimériques et des coups de massue foudroyans. Représentons-nous un instant par la pensée ce que devait être l’immense capitale privée pendant près de cinq mois de communications avec le dehors, obligée de se replier sur elle-même, dépouillée peu à peu des élémens essentiels de sa vie ordinaire, sans approvisionnemens, sans gaz, sans moyens de se nourrir et de se chauffer par un hiver des plus rudes. Ces misères produisaient des résultats différens suivant les caractères : chez les uns de la colère ou de l’affaissement, chez les autres au contraire le développement des vertus patriotiques. Quoique Edmond Rousse ne soit pas disposé à voir les choses en beau et que bien des défaillances l’attristent, la vérité l’oblige à reconnaître, — et il le fait à plusieurs reprises, — que la somme du bien l’emportait de beaucoup sur celle du mal, que Paris assiégé a donné au monde le spectacle d’un grand courage et de très nobles qualités. On peut en croire l’homme qui pense ainsi, il n’a jamais flatté personne, ni la Royauté, ni l’Empire ; il n’est pas devenu non plus un flatteur du peuple. Pour qu’il parle de la population parisienne comme il le fait, il faut qu’elle ait conquis son estime et forcé son admiration.


IV

Comment ces mérites se sont-ils évanouis ? Comment l’admirable Paris du siège a-t-il été remplacé par le Paris de la Commune ? Dès les premiers jours de l’investissement apparaissaient des symptômes inquiétans. Un travail souterrain se faisait contre le gouvernement de la Défense nationale. Pour des gens comme Blanqui, comme Félix Pyat, comme Flourens, la République du 4 septembre, gouvernée par des bourgeois, ne répondait ni aux instincts, ni aux besoins de la démocratie. Ils ne dissimulaient pas leurs projets, ils annonçaient l’intention d’y substituer un gouvernement plus démocratique et, sans l’énergie de Jules Ferry, ils y auraient réussi le 31 octobre. Vaincus depuis lors, mais non découragés, ils attendaient leur heure. Cette heure devait venir, lorsque la population parisienne, longtemps confiante dans le génie militaire du général Trochu, longtemps bercée d’illusions et de promesses, finirait par s’apercevoir qu’il était plus facile à ses gouvernans d’improviser des phrases lapidaires que d’accomplir des actes libérateurs. Elle avait encore dans l’oreille les grands mots par lesquels on avait essayé de la galvaniser : — « Ni une pierre de nos forteresses, ni un pouce de notre territoire. — Je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux. — Le gouverneur de Paris ne capitulera pas. » Et toute cette littérature aboutissait à la capitulation. Les deux millions d’hommes qui venaient de traverser si vaillamment la longue épreuve du siège n’étaient plus guère en état de raisonner avec sang-froid. La fièvre obsidionale les maintenait depuis des mois dans une sorte de surexcitation nerveuse qui les rendait accessibles à toutes les suggestions de la colère et du désespoir. Ils avaient tant souffert, ils avaient tant espéré qu’ils s’en prenaient à leurs chefs de la cruauté de leurs déceptions. Dans tous les quartiers de Paris, on n’entendait que des imprécations contre les généraux et contre les ministres.

La Commune est née de là, d’une irritation générale habilement exploitée par les démagogues. Pendant les jours qui ont suivi la capitulation, on n’aurait pas trouvé un Parisien sur cent pour défendre le gouvernement. La composition de l’Assemblée nationale, les tendances monarchiques qu’on lui attribue augmentent encore les appréhensions populaires. Edmond Rousse voit tout cela très clairement et s’en explique avec sa franchise habituelle. Le voici maintenant en face de la Commune dont il raconte l’histoire à ses amis, M. et Mme Nicolet. Le 21 mars 1871, il leur fait la peinture de Paris livré à une bande cosmopolite qui a commencé par assassiner Clément Thomas et le général Lecomte, qui retient Chanzy prisonnier, qui s’est emparée de tous les ministères, de la Banque, des Etats-majors, de la Préfecture de Police, de l’Hôtel de Ville. Une poignée de braves gens, des bataillons de la garde nationale essaient bien de résister dans quelques îlots encore intacts, à la gare Saint-Lazare, à la mairie du premier arrondissement, à l’Ecole polytechnique. Mais le gouvernement, hors d’état de les soutenir, renonce le premier à la lutte. Il ne reste plus aux Parisiens qu’à subir l’inévitable, à vivre comme on pourra sous un régime révolutionnaire. Le plus sûr au premier moment serait de déguerpir. Edmond Rousse n’y songe pas un instant : il est bâtonnier, il considère comme son premier devoir de ne pas déserter un poste qui peut devenir périlleux. Il rencontre, en effet, tout de suite l’occasion d’agir au nom de l’Ordre. Un avocat, Chaudey, attaché à la rédaction du Siècle, vient d’être arrêté par les agens de la Commune dans les bureaux de son journal. Edmond Rousse le connaît peu, il n’éprouve aucune sympathie pour les idées d’un confrère qui a été l’exécuteur testamentaire de Proudhon, qui a subi presque aveuglément la tyrannie de ce sophiste paradoxal. Mais il le sait très honnête homme, très laborieux, marié, père de famille, et il cherche le moyen de le faire sortir de prison. Le plus simple paraît être de s’adresser au garde des Sceaux. Précisément, le garde des Sceaux nommé par la Commune était, lui aussi, un avocat, le citoyen Protot, qui, l’année précédente, devenu l’objet d’une prévention politique, menacé d’une perquisition domiciliaire, avait sollicité et obtenu le secours de l’Ordre. L’entrevue d’Edmond Rousse avec le délégué de la Commune est un des morceaux les plus piquans qu’il ait écrits. On n’arrivait pas facilement chez un si grand personnage. En travers de la rue de la Paix, deux barricades successives, armées de canons, barraient l’entrée de la place Vendôme. Sur la place, cinq ou six cents hommes campaient l’arme au pied ou les fusils en faisceaux. Beaucoup dormaient sur les trottoirs vautrés dans l’ordure. « Une odeur mêlée de ménagerie humaine et de toits à porcs. » Dans le vestibule de la Chancellerie, une trentaine de gardes, une longue table sur des tréteaux, chargée de verres et de brocs. Un ancien huissier qui portait avec un camarade un seau rempli de vin reconnaît le bâtonnier et, bras nus, le tablier retroussé, l’introduit dans le cabinet du garde des Sceaux. « Dans cette grande pièce solennelle, pleine de si importans souvenirs, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuses, en paletots ou en blouses d’uniforme, remuaient des paniers entassés pêle-mêle sur les tables, sur les chaises et sur le plancher. Devant le grand bureau de Boule, un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, bottes molles, veston râpé et sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. »

C’était le garde des Sceaux de France. Le dialogue qui s’engagea alors mit surtout en relief l’embarras du délégué. Il voulait être poli, il avait devant lui le représentant d’un corps dont il avait demandé l’appui, mais, d’autre part, il n’était pas libre, il ne pouvait rien promettre sans l’assentiment de ses collègues de la Commune. Il se défendait d’avoir fait arrêter le citoyen Chaudey et, lorsque Edmond Rousse lui demandait si, dans le cas d’une mise en jugement, il y aurait des garanties pour les accusés, il répondait machinalement, sans paraître bien sûr de son affaire, qu’il devait y en avoir. Le courageux bâtonnier réussit à voir Chaudey plusieurs fois, mais il acquit la certitude que, pour lui comme pour d’autres, il ne s’agissait nullement d’une mise en accusation et d’un procès en règle. Un dignitaire de la Préfecture de police le lui avait dit crûment. La Commune ne considérait pas les prisonniers comme des accusés. Elle voyait en eux des otages dont les têtes ne devaient tomber que si on n’obtenait pas du gouvernement de Versailles ce qu’on lui demandait. Raoul Rigault lui-même s’en expliqua un jour avec Edmond Rousse en lui confiant qu’on négociait pour obtenir de Versailles un échange de prisonniers. Il daigna même l’assurer que les détenus seraient en sûreté à Mazas et qu’il y répondait de leurs vies.

Muni de ce viatique, Edmond Rousse voulut pénétrer jusqu’à l’archevêque de Paris qu’il savait malade et lui apporter quelques paroles d’espérance. Il trouva un homme dont les traits tirés et la figure défaite lui inspirèrent une profonde pitié. Quoique atteint d’une affection du cœur qu’aggravait le manque d’air et le régime de la prison, Mgr Darboy n’était pas abattu. Il conservait la finesse de sa physionomie si expressive et jusqu’à la grâce de son sourire. Causeur délicieux, quelquefois même un peu bavard, il retenait son interlocuteur aussi longtemps qu’il le pouvait. Au fond de ce cachot morose, c’était pour lui une bonne fortune de s’entretenir avec un esprit aussi distingué qui se présentait d’ailleurs comme un défenseur volontaire. Dans le mouvement de charité qui le portait vers les prisonniers, le bâtonnier ne pouvait oublier son vieil ami, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine. Là encore, après son entrevue avec Raoul Rigault, il apportait des paroles rassurantes. Tous deux lui avaient demandé de revenir, il le leur avait promis. Malheureusement, il ne devait plus les revoir. L’armée de Versailles allait entrer dans Paris et, le 27 mai, l’archevêque et l’abbé Deguerry tombaient sous les balles de la Commune. Du moins, Edmond Rousse pouvait se dire qu’il avait fait pour leur salut tout ce qu’il lui était possible de faire. Si on veut bien se reporter à cette époque fatale, à un temps où l’on tenait si peu de compte de la vie humaine, les actes accomplis par le bâtonnier d’alors ne sont pas les actes d’une vertu ordinaire. Il fallait plus que du courage, un véritable héroïsme pour appeler sur soi l’attention des maîtres du jour en allant leur parler de leurs victimes. Aux amis qui le félicitaient, Edmond Rousse aimait à répondre qu’il n’avait fait que son devoir. En tout cas, le plus courageux des devoirs, celui dans lequel on risque sa vie pour sauver la vie des autres.

Ce serait le point culminant de la carrière d’Edmond Rousse si, dans une autre circonstance, il n’avait donné un exemple plus rare encore, celui de dire la vérité, toute la vérité, à ceux qui l’écoutaient. Les électeurs croient avoir des droits sur ceux qu’ils ont élus, ils attendent d’eux des choses aimables, des félicitations plus que des conseils. Le 2 décembre 1871, en ouvrant la conférence des avocats, le bâtonnier dont les pouvoirs avaient été renouvelés s’inspira, non des traditions, ni des habitudes, mais de la gravité des événemens dont il venait d’être pendant une année le témoin et l’acteur, pour faire entendre à ses confrères le langage le plus viril. Les banalités d’autrefois n’étaient plus de saison après la leçon que donnaient à tous les Français la guerre et la Commune. Le moment était venu pour chacun de ne plus se payer de mots, de faire loyalement son examen de conscience. Edmond Rousse avait tant souffert des formules sonores et vides dont abusaient les hommes politiques qu’il éprouvait le besoin de se soulager, d’aller une bonne fois au fond des choses et de crier la vérité telle qu’elle lui apparaissait, dût-il se heurter à des préjugés de vieille date. Le Français, né glorieux, n’aime pas beaucoup à reconnaître ses torts ; avant de s’accuser lui-même, il accuse volontiers tout le monde, la fortune, les circonstances, ses gouvernans, ses ennemis. L’orateur eut le courage de ne laisser à l’amour-propre national aucun faux-fuyant, aucun subterfuge, et de nous montrer à tous le miroir de nos défauts. Nous ne pouvions nous en corriger que si nous les connaissions. Il les étala sous nos yeux sans atténuation, sans ménagemens.

Il ne mettait pas en doute, bien entendu, le noble génie de la France. Il en parlait même avec une émotion profonde, en artiste, en poète qui en sent toute la beauté, toute la variété, toute la grandeur. Il avait souvent dit, il répétait que nous avions jeté un éclat incomparable dans le monde des lettres et des arts. Mais quels pauvres politiques nous étions ! Que de fois nous avions été dupes des phrases toutes faites, des lieux communs pompeux, des niaiseries sentimentales ! et par instans, quelle éclipse de la moralité publique ! Qu’était-ce que l’étiquette républicaine ? Que signifiait ce changement de régime si, derrière cette façade, s’abritaient les sentimens les moins nobles, l’ambition de parvenir à tout prix, le goût de l’intrigue et l’amour des honneurs ? En regardant autour de lui, Edmond Rousse distinguait deux aspects du barreau : les ancêtres, infiniment respectables, que l’estime publique avait portés au premier rang ; puis au-dessous d’eux, quelques jeunes hommes turbulens, agités, sans scrupules, beaucoup plus occupés de faire leur chemin que de justifier leurs ambitions par leurs mérites. Ce qui l’irritait surtout dans une partie de la jeunesse, c’était le besoin immodéré de paraître et la soif du succès. Autrefois, on attendait que la renommée vînt comme la récompense naturelle du travail et du talent. Les ambitieux modernes voulaient la surprendre et la forcer.

Et pourtant, parmi les jeunes stagiaires, que de vertus aussi et que de dévouemens ! Le bâtonnier pouvait en parler en connaissance de cause. Pendant le siège de Paris, il les avait vus partir gaîment pour les avant-postes, il avait admiré leur belle tenue dans le rang, la crânerie de leur attitude, la fermeté avec laquelle ils supportaient la fatigue, le froid, le danger. Tous, hélas ! n’étaient pas revenus au foyer maternel. Dans un beau mouvement d’éloquence, Edmond Rousse adressait le salut de l’Ordre à ceux qui étaient morts pour la Patrie. La conclusion n’avait rien de décourageant, il ne prononçait pas le gros mot de décadence. Il comptait au contraire pour nous relever sur l’élasticité de la race française. A une condition toutefois, c’est qu’une réforme énergique se fasse dans nos mœurs, que nous mettions un terme à nos curiosités malsaines, que nous cessions de tout discuter et de tout remettre en question. « Non, disait-il en finissant, nos ennemis ne sont ni meilleurs que nous, ni plus purs ; mais ils nous ont vaincus avec trois mots dont ils ont fait vingt victoires : l’ordre, la patience et le respect. L’ordre, la patience, le respect, voilà ce qu’il nous faut apprendre. Notre société tout entière est sortie du devoir, il faut qu’elle y retourne. Chacun dans ce pays a quitté sa place, il faut que chacun la reprenne. »

Cette forte leçon dépassa, dès le jour même où elle fut donnée, les limites du barreau de Paris. En réalité, elle s’adressait beaucoup plus à la nation tout entière qu’à une réunion d’avocats. L’effet qu’elle produisit fut immense. Je me rappelle encore que plusieurs d’entre nous la commentèrent comme un thème national devant nos auditeurs de la Sorbonne. Après tant de mensonges et de formules vaines, on entendait enfin une parole sincère. On apprenait qu’il ne fallait accuser personne en particulier de nos malheurs, que nous y avions tous contribué ou par notre faiblesse, ou par notre agitation, ou par nos défauts. Le remède était en même temps mis à notre portée, sous notre main. Il dépendait de notre bonne volonté, de notre courage, de nos efforts. Ne plus rien compliquer par les subtilités de la pensée, reprendre tout simplement la grande route des vertus nationales un moment désertée. La cruelle épreuve que nous venions de subir, au lieu de tourner à notre détriment, pouvait au contraire réveiller nos consciences et relever nos cœurs, si nous savions comprendre la leçon des événemens. Le lendemain de ce discours, le nom d’Edmond Rousse était célèbre dans toute la France. Les penseurs, les lettrés, les patriotes le désignaient pour un fauteuil de l’Académie française où, neuf ans plus tard, il devait remplacer Jules Favre.


A. MÉZIÈRES.

  1. Lettres à un ami, 2 vol. in-8 ; Paris, Hachette, 1909.