Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/33

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 88-108).

CHAPITRE XXXIII.

l’époque du rachat.


— Mais, papa, où est donc M. de St. Luc ? demandait Clarisse Gosford, avec une imperceptible émotion dans la voix ; il n’est pas venu nous voir une seule fois depuis notre arrivée.

— Il a été si occupé ; et d’ailleurs ce n’est que d’hier soir qu’il est revenu de la paroisse St. Charles.

Mais nous le verrons aujourd’hui, j’espère. Il m’a dit avoir quelque chose d’intéressant à me communiquer et qu’il voulait présenter ses respects à sa petite amie.

De vives carnations montèrent aux joues un peu pâles de la charmante enfant ; et son joli petit pied, coquettement chaussé de brodequins de kid noir, s’agita plus vivement sur le tabouret au rebord duquel il était appuyé.

Depuis quelque temps, elle était triste et mélancolique. Les événements, survenus depuis son débarquement à la Nouvelle-Orléans, l’avaient profondément attristée ; et depuis que Miss Sara était partie, il lui semblait qu’elle était seule dans cette grande ville. À la nouvelle que le capitaine Pierre devait venir le jour même, elle sentit un mouvement de joie et de bonheur, comme elle n’en avait pas éprouvé depuis longtemps.

Elle se leva du fauteuil où elle était assise, s’approcha de son père, lui jeta ses deux bras autour du cou et l’embrassa ; puis courut à sa chambre faire sa toilette.

Sir Arthur prit le journal, qu’on venait d’apporter, et se mit à le parcourir avec indifférence, mais quand il eut lu le compte-rendu de la libération du docteur Rivard, il jeta le journal sur la table, se leva vivement en disant, assez haut pour que sa fille qui rentrait put l’entendre, « oh ! c’est une fatalité, c’est ainsi que les criminels s’échappent ! »

— Qu’as-tu donc, mon petit papa ?

— Rien, rien, mon enfant. C’est le docteur Rivard qui vient d’être mis en liberté — ce pauvre M. de St. Luc doit être bien vexé !

— Quoi ! ce docteur Rivard qui avait voulu faire assassiner M. de St. Luc ?

— Lui-même, ma fille. Le principal témoin, qui était en même temps un des principaux complices, s’est échappé hier de prison. On pense qu’il est parti sur le vapeur de la Havane hier soir.

— Avec Sara ?

— Dans le même vapeur. Oui ! dans le même vapeur, continua Arthur en se parlant à lui-même, et marchant à grands pas dans le salon.

Au bout de quelques minutes, il regarda à sa montre, prit son chapeau, et dit en sortant :

— Je vais chez M. de St. Luc ; il n’est que deux Heures ; je ne l’attends qu’à trois. — Si par hasard il arrivait avant que je ne le visse, tu le prieras de m’attendre et d’accepter, sans cérémonie, le dîner avec nous.

Clarisse se mit à la fenêtre, regardant attentivement toutes les personnes qui venaient à l’hôtel ; son cœoeur battait plus vivement, chaque fois qu’un élégant jeune homme descendait de voiture à la porte de l’hôtel.

Trois heures sonnèrent et personne n’était venu. Elle se mit au piano, et s’accompagna en chantant quelques romances ; mais chaque fois qu’une voiture s’arrêtait dans la rue, elle courrait à la fenêtre. Il était quatre heures moins dix minutes ; le diner était à quatre précises. Qu’est-ce qui retardait son père ? Elle entendit quelqu’un qui frappait à la porte du salon. Elle se sentit un peu agitée et dit “ entrez.” La porte s’ouvrit, c’était un des serviteurs de l’hôtel qui lui apportait une note. Elle l’ouvrit à la hâte, et lut : « Ma chère Clarisse, ne m’attends pas pour dîner. Je suis chez M. de St. Luc en compagnie de plusieurs de ses amis, planteurs de la paroisse St. Charles, et nous passerons une partie de la soirée ensemble. M. de St. Luc me prie de te présenter ses respects. Prépare ta malle ; tu viendras avec moi, demain, faire visite à l’habitation de M. de St. Luc à la paroisse St. Charles. »

Ton père,
A. Gosford.


Il était dix heures, quand Sir Arthur retourna à l’hôtel. Sa fille l’attendait.

— Eh bien ! Clarisse, as tu préparé ta malle ? Demain nous partons, en compagnie de M. de St. Luc. Je l’aime, cet homme-là. Non seulement il m’a donné les plus grandes preuves de générosité, de bravoure dans le danger, de sang-froid dans les moments critiques ; mais il vient encore de me montrer qu’il a un cœur selon le mien. Il nous a ce soir développé un plan d’émancipation des esclaves de ses plantations, que je trouve excellent. Nous l’avons discuté avec plusieurs planteurs. Demain M, de St. Luc fera le premier essai de son plan d’émancipation à la paroisse St. Charles ; il doit l’annoncer et l’expliquer à ses esclaves.

— Oh ! papa, comme tu dois être content de trouver quelqu’un qui puisse sympathiser avec toi, sur un sujet qui a fait l’occupation de tes deux dernières années ! Tu ne saurais t’imaginer combien je suis joyeuse, à l’idée d’assister au premier essai de ce plan d’émancipation. Je me fais aussi un grand plaisir de visiter les plantations du Mississipi ; on dit qu’elles sont si bien cultivées, si bien tenues ; que l’hospitalité des planteurs est si généreuse, si cordiale ; en même temps qu’elle est si magnifique et si somptueuse.

— Tu ne trouveras pas de somptuosité à l’habitation de monsieur de St. Luc, car elle n’a jamais été la demeure de son propriétaire ; mais de la cordialité, oui, et tout plein, le maître est la générosité même. Allons, mon enfant, vas te coucher, car nous partons de bonne heure demain ; et j’ai des lettres à écrire cette nuit.

Le jour suivant, le soleil se leva radieux ; le temps était superbe ; le voyage fut heureux ; mademoiselle Clarisse était joyeuse et avait repris une partie de sa gaieté. De temps en temps elle dirigeait un coup d’œil timide vers le capitaine qui parlait avec animation à Sir-Arthur et aux planteurs.

Aussitôt arrivés à l’habitation, une collation fut servie, après laquelle le capitaine, Sir Arthur et sa fille allèrent visiter le camp des noirs.

Tout était dans le plus grand ordre ; les cases des esclaves, au nombre de vingt, étaient rangées sur deux lignes parallèles. Elles avaient été nouvellement lanchies à chaux. L’économe de l’habitation tenait à ce que le capitaine fut content de lui. C’était plaisir à voir que ces petites cases, destinées chacune à deux familles, étant partagées en deux par une cloison ; elles étaient éloignées les unes des autres d’à peu près cinquante pieds ; cet espace était occupé par un petit jardin qui s’étendait en arrière des cases. Entre les deux rangées, un vert gazon d’un arpent de large sur toute la longueur du camp, servait de cour et de lieu de récréation aux petits négrillons. Au bout du camp était l’hôpital ; un peu plus loin la maison de l’économe, et en avant de sa maison, au milieu de la cour, s’élevait la cloche de la plantation. Le camp était entouré d’une clôture en planches, de douze pieds de haut, le tout formant un parallélogramme de mille pieds de long, sur à peu près trois cents de large.

Le camp était presque désert, quand le capitaine y entra : à l’exception de deux à trois vieilles négresses à l’infirmerie, et d’une demi douzaine de négrillons qui jouaient dans une marre d’eau, tous les esclaves étaient au camp.

Le capitaine avait envoyé Trim prévenir l’économe de son arrivée, lui faisant dire en même temps de faire rentrer tous les nègres, à six heures précises.

À peine le capitaine et ses hôtes avaient-ils eu le temps de faire la visite de la sucrerie, du jardin et des vastes dépendances de l’habitation, que l’économe arrivait à cheval, suivi d’une centaine d’esclaves, hommes et femmes, chacun portant sa pioche et sa hache. Une troupe de petits négrillons, tout barbouillés, et portant des bouts de canne à sucre qu’ils mangeaient à belles dents, les suivaient en criant et gambadant ; on eut dit une troupe de petits gnomes.

Tous les nègres défilèrent un à un devant leur petit maître, comme ils l’appelaient ; plusieurs se souvenant de l’avoir vu tout enfant. Ils avaient la joie peinte sur la figure ; leur pas était leste, malgré une longue journée de travail. Chacun saluait le maître en passant.

Sir Arthur remarqua que, malgré les paroles bienveillantes du capitaine, il n’y en eut pas un seul qui trouvât un mot pour lui exprimer sa joie ; et cependant ils savaient tous qu’il venait dans l’intention de leur procurer les moyens de gagner leur liberté. Il n’y eut qu’un vieil esclave, à la tête toute grise, qui essaya de balbutier quelques mots de reconnaissance, mais aux premières paroles il éclata en sanglots.

Le capitaine regarda Sir Arthur qui était ému ; Clarisse souriait à travers les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Mes enfants, leur dit le capitaine, vous allez prendre votre souper ; après cela vous vous rendrez tous dans la sucrerie, où j’irai vous retrouver. J’ai bien des choses à vous dire. Je suis content de vous ; vous vous comportez bien ; votre camp est propre, vos cases sont en bon ordre. J’espère que vous allez aussi être contents de ce que je vais vous dire. Allez.

La vaste salle de la sucrerie avait été proprement arrangée ; des bancs avaient été placés d’un côté pour les esclaves de la plantation. De nombreuses lampes éclairaient la sucrerie. Une table, recouverte d’un tapis, fut apportée au milieu de la salle, et des chaises placées en arrière. Plusieurs des planteurs voisins avaient été invités par le capitaine. À sept heures tous les nègres étaient entrés dans la sucrerie et avaient pris leur place sur les bancs. Quelques minutes après, le capitaine, Sir Arthur et sa fille, ainsi que ceux qui avaient été invités, prirent place près de la table, en face des nègres, qui attendaient dans un profond silence ce que leur maître allait leur dire. Le capitaine déposa sur la table un gros livre relié, sur lequel on lisait : Journal d’émancipation de l’habitation St. Charles.

— Mes enfants, dit le capitaine, en s’adressant à ses esclaves, après avoir bien réfléchi à ce qu’il y avait de mieux à faire, pour accomplir les désirs de votre bon maître, qui est mort en vous recommandant à mes soins, j’ai pensé que je ne pouvais mieux rencontrer ses vues, et vous en faire apprécier les résultats, que de vous donner les moyens de gagner votre liberté. Pour y parvenir il vous faudra du travail et de la bonne conduite, mais pas plus de travail cependant que vous n’en pouvez faire. Voulez-vous travailler pour gagner votre liberté ?

Les nègres se regardèrent les uns les autres, mais pas un ne répondit.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ? L’économe ne vous a-t-il pas dit que je voulais vous donner les moyens de gagner votre liberté et de vous racheter ?

Tous les esclaves demeuraient silencieux, leurs grands yeux blancs fixés sur leur maître.

— Avance ici, Pompée, dit le capitaine en s’adressant à un des plus intelligents et des meilleurs de l’habitation ; et toi, que dis-tu ?

— Rien, mon maître, dit Pompée en s’avançant la tête basse.

— Comment, rien ! Ne voudrais-tu pas devenir libre ?

— Oh ! oui, mon maître.

— N’aimerais-tu pas à pouvoir acheter ta liberté ?

Pompée regarda son maître, roulant sa casquette dans ses mains, sans rien dire.

— Réponds donc.

— Comment l’acheter, avec rien ?

— Mais ne gagnes-tu pas de l’argent, quand tu travailles les dimanches ?

Pompée baissa la tête, roula lentement sa casquette ; puis, après quelques instants de silence, il dit d’un air moitié riant moitié triste : « Jamais capable gagner ma liberté ! Il y a trente ans que je travaille tous les dimanches, et n’ai pas un picaillon pour acheter du tabac ; comment voulez-vous moué acheté liberté ?

— Que fais-tu de ton argent ?

— Mon argent, y n’est pas gros !

— Mais tu travailles les dimanches ? Et combien gagnes-tu ces jours-là ?

— Quelquefois dix, quelquefois douze escalins, quelquefois plus. C’est pas gros ça, pour passer la semaine, quelquefois perdre tout aux cartes.

— Tu sais travailler la forge ; tu dois pouvoir gagner deux ou trois piastres par jour, quand tu as de l’ouvrage ?

— Pas toujours de l’ouvrage, et l’on est mal payé ; pas toujours en argent, plus souvent je reçois des effets ; c’est aussi bon pour moué, car souvent ne sais pas que faire avec l’argent.

— C’est vrai, tu ne savais trop que faire de ton argent ; mais maintenant que tu pourras l’employer à payer pour ta liberté, ne voudrais-tu pas le ramasser pour la racheter ?

Pompée baissa la tête, comme s’il n’osait dire sa pensée tout entière, jeta un coup d’œil de désappointement vers les planteurs qui étaient auprès du capitaine, puis faisant un effort, il dit avec un soupir : — Mais quand j’aurai travaillé encore trente ans, et donné tout mon argent, je ne serai pas plus avancé que je ne le suis aujourd’hui, après avoir déjà travaillé trente ans ; je serai bien vieux. Si encore dans trente ans je pouvais avoir gagné ma liberté ! C’est bien long trente ans !

— Oui, c’est bien long ; mais si, au lieu de trente ans, il t’en fallait moins, bien moins ; si au lieu de trente, il ne t’en fallait que dix, que huit ?

Pompée regarda son maître d’un air de doute, comme s’il eut pensé qu’il se moquait de lui. Il se fit un mouvement parmi les nègres qui tous, le cou tendu, écoutaient avec avidité.

— Et si, au lieu de huit, il ne fallait que cinq ans, penses-tu, Pompée, que ça vaudrait la peine que tu travaillasses à la gagner ?

Pompée fixa avec étonnement ses yeux sur son maître. Tous les nègres se levèrent et s’approchèrent de la table.

— Oui, Pompée, oui, mes enfants, si vous voulez gagner votre liberté, dans cinq ans vous pouvez tous être libres ! La chose vous surprend ; vous osez à peine le croire ; eh bien, c’est vrai pourtant. Écoutez, je vais tâcher de vous faire comprendre.

Le capitaine ouvrit le grand livre, ou Journal d’émancipation, qui était sur la table, à la page où était écrit le nom de « Pompée. »

— Pompée, tu vois ce gros livre ; dans ce livre ton nom est entré à cette page ; le nom de chacun d’entre vous est entré sur une page séparée. La valeur de chaque nègre est aussi entrée dans ce livre. Dans ce livre, que je vais laisser à l’habitation aux soins de l’économe, on entrera régulièrement tout l’argent que vous lui donnerez, ainsi que les effets que vous lui vendrez, et aussi toutes les heures de travail que vous donnerez en sus de vos heures ordinaires de travail. Tout sera marqué. Comprenez-vous ?

— Un peu, dit Pompée, mais je n’aimerais pas que l’on marquât à un autre ce que j’aurais donné.

— Ne crains pas cela, tout sera fait et marqué avec soin ; d’ailleurs je vais donner à chacun d’entre vous un petit livre, dont vous aurez bien soin, et dans lequel l’économe fera une entrée correspondante à celle du grand livre, chaque fois que vous lui donnerez quelque chose.

L’idée du petit livre parut faire plaisir à ces pauvres nègres, qui ont tant de raisons de craindre d’être trompés. Ils ne comprenaient pas beaucoup encore, mais ils avaient foi dans leur maître ; ils espéraient en un acte de générosité, plutôt qu’ils n’avaient foi dans leur travail comme moyen de rédemption.

— Comprenez-vous, mes enfants ? leur demanda le capitaine.

— Pas beaucoup, dit Pompée en souriant.

— Écoutez-bien. Je vais commencer par te montrer, Pompée, comment tu peux te racheter et en combien de temps. Tu vaux $1200, cette valeur est marquée dans ce livre. Ainsi pour racheter ta liberté, il faut que tu me donnes $1200. Penses-tu que tu puisses me payer $1200 en cinq ans ?

Pompée partit d’un éclat de rire si franc et si bruyant, qu’il devint contagieux. Le capitaine lui-même ne put s’empêcher de sourire malgré tout son sérieux.

— Voyons ! voyons ! réponds.

— Pas capable, mon maître ; jamais capable de payer $1200 ; pas seulement cent picaillons !

— Tu crois ? Nous allons voir. Le capitaine tira de la poche de son gilet une feuille de papier sur laquelle il avait fait, avec Sir Arthur, quelques calculs.

D’abord, c’est une règle de l’habitation que chaque jour de travail est composé de douze heures. Ces douze heures m’appartiennent ; le reste de la journée vous appartient ; et si quelquefois j’ai besoin de vous faire travailler plus longtemps, comme dans le temps de la roulaison, chaque heure extra vous sera comptée et payée. Comprends-tu que tu doives travailler douze heures tous les jours excepté les dimanches ?

— Oui, mon maître.

— Comprends-tu que si tu me payes $1200 tu auras racheté ces douze heures, que j’appellerai heures majeures pour les distinguer des heures ordinaires, et que tu ne seras plus obligé de travailler, que tu seras libre enfin ?

— Oui, mon maître ; mais je ne comprends pas comment je pourrai gagner $1200.

— Attends un peu. Comprends-tu que si tu me donnes un douzième de cette somme, c’est-à-dire $100, tu auras racheté un douzième de ton temps de travail, c’est-à-dire une heure majeure ?

— Pas trop, répondit Pompée en se grattant l’oreille ; puis il reprit : après quelque temps de réflexion : oui je comprends ; quand j’aurai donné $100, j’aurai payé une heure majeure, et je n’aurai que onze heures de travail à donner par jour.

— Bien, Pompée ; c’est ça ! voyons maintenant comment-tu pourras me donner les premières cent piastres. Écoute : tous les dimanches t’appartiennent ; l’argent que tu gagnes ces jours-là t’appartient. Sais-tu combien il y a de dimanches dans l’année ?

— Sais pas, dit Pompée, en jetant un coup d’œil furtif sur Sir Arthur ; il n’y en a pas beaucoup.

Sir Arthur et tous les planteurs se mirent à rire de bon cœur à la réponse de Pompée.

— Il y en a 52, continua le capitaine ; et comme l’économe me dit que tu peux aisément gagner deux piastres par jour, tu peux gagner $100 dans le cours de l’année. Avec ces $100 tu achèteras une heure majeure.

— Oui ! mon maître, si je puis racheter une heure majeure au bout d’un an, je comprends bien que je pourrai les racheter tous au bout de douze ans ; mais si je ne puis avoir toujours de l’ouvrage, il me faudra plus de douze ans. ;

— Pas mal, pas mal, mais ne vas pas trop vite. Quant à l’ouvrage, que cela ne t’inquiète pas, je te trouverai de l’ouvrage et je te donnerai $2 par chaque jour que tu me donneras, en sus de ton temps de l’atelier ; ou si tu l’aimes mieux, je te procurerai du fer et tu travailleras à la pièce ces jours-là. Maiscontinuons, et écoutez bien tous.

À la fin de la première année, tu auras donc racheté une heure majeure. Tu continueras à travailler douze heures par jour la seconde année, mais comme tu ne seras obligé qu’à onze heures de travail au lieu de douze, tu duras donc travaillé une heure extra par jour ; or comme il y a 312 jours de travail à peu près dans le cours de l’année, je te redevrai 312 heures de travail ; 312 heures divisées par 12 (le temps d’une journée) donnent 25 jours, à 82 par jour, feront $50 que je te devrai. 850 sont donc pour toi la valeur de chacune de tes heures majeures que tu auras employée à mon service durant l’année. Comme tu auras en outre pu gagner $100 avec ton travail des dimanches, tu pourras encore avec ces $150 racheter une heure et demie majeures, ce qui te fera deux heures et demie majeures à toi. Comprends-tu ?

— Un peu ; pas trop !

— Continuons. À la fin de la troisième année, ton travail des dimanches te rachètera une heure majeure ; et les deux heures et demie majeures qui t’appartiennent te rachèteront encore une heure et un quart majeures ; faisant quatre heures trois quarts majeures t’appartenant ; vois-tu ?

— Pas trop ; mais c’est égal.

— Nous comprenons, nous comprenons, crièrent plusieurs nègres.

— C’est bien. Au bout de la quatrième année, ton travail des dimanches te rachètera une heure majeure ; et tes quatre heures trois quarts majeures te rachèteront encore deux heures et un quart majeures, qui feront en tout huit heures majeures à toi. Il y aura une petite somme de reste en ta faveur.

Il ne reste plus que quatre heures majeures à racheter pour te mettre libre. Au bout de la cinquième année ton travail des dimanches te rachètera une heure majeure, tes huit heures majeures te donneront encore à la fin de l’année, à 50 piastres chacune, $400 dont tu prendras $300 pour compléter ton rachat ; tu seras libre, et tu auras $112.50 en argent.

Écoutez encore un instant, mes enfants, je vais récapituler.

Pour toi, Pompée, estimé $1200, chaque heure majeure te coûtera $100 de rachat.

Tes dimanches (50) te vaudront au bout de l’année $100.

Chaque heure majeure (libérée) de travail par jour, te vaudra, un peu plus de 16 cents, et au bout de l’année $50.

Ainsi :

1ère année.
Ton travail de 50 dimanches valant $100 à $100 achètera 1h. maj.
2de année.
Ton travail de 50 dima"nchesva" 100
T"ntr"travailde1 heure maj.vala" 50 150 " "


3ème année.
Ton travail de 50 dimanchesval" 100
T"ntr"travailde2½ h. maj.valant" 125 225 " "


4ème année.
Ton travail de 50 dimanchesval" 100
T"ntr"travailde4¾ h. maj.valant" 237.50 337.50 " $12.50



5ème année. 8
Ton travail de 50 dimanchesval" 100
T"ntr"travailde8 h. maj.esvalant" 400 500 " 4 $100




$1312.50 " 12 $112.50


— Et je serai libre ! dit Pompée, en se jetant à genoux, oh ! mon maître ! Dans cinq ans…

— Mais moi, dit une vieille négresse, le désespoir peint sur la figure ; jamais capable pour gagner deux piastres par dimanche ! jamais gagner plus de deux escalins ! jamais gagné mon la liberté !

— Ma bonne Marie, dit le capitaine en souriant, tu ne vaux pas $1200 non plus. Voyons ce que l’on t’a estimée. Ah ! on ne t’a estimée que $150, ma bonne vieille ; ainsi, pour toi, au lieu de $100 qu’il faut à Pompée pour racheter chacune de ses douze heures majeures, il ne te faudra à toi que douze piastres et demie. Tu vois que tu pourras racheter ton temps aussi vite que lui, avec tes deux escalins par dimanche ; car deux escalins te feront, au bout de l’année, douze piastres et demie.

— Il en sera ainsi à peu près pour tous vous autres ; car l’estimation de chacun est en raison du montant d’ouvrage qu’il peut faire par jour. Oui, mes enfants, au bout de cinq ans, à compter de ce jour, vous pouvez tous être libres, pouvu que vous travailliez bien, et surtout que vous vous comportiez bien.

— Mais, dans cinq ans je serai morte !

— J’espère bien que non ; dans tous les cas, tu pourras donner à qui tu voudras l’argent que tu aurais gagné.

La vieille Marie se mit à pleurer de joie ; et tous ces nègres qui, sans comprendre exactement encore la portée des explications et des calculs de leur maître, entrevoyaient une perspective plus ou moins prochaine de liberté, se jetèrent à genoux pour remercier leur maître. La scène qui s’ensuivit, l’expression à la fois grotesque et délirante de bonheur qui animait toutes ces figures d’êtres, tout à l’heure écrasés sous le joug d’une perpétuelle servitude, et maintenant relevés à la hauteur de l’homme par la perspective de la liberté, fit sur Sir Arthur et sa fille une impression qu’ils eurent de la peine à maîtriser.

Le capitaine était ému. Il appela l’économe auprès de lui et le chargea de leur expliquer de nouveau ce qu’il venait de leur dire et de tâcher de leur faire comprendre.

Parmi les esclaves, il y en avaient cinq à six qui s’étaient tenus à l’écart, ne partageant pas l’enthousiasme général ; parmi eux on remarquait le père Tobie.

— Pensez-vous, dit un des planteurs au capitaine, que votre plan réussira ?

— Pourquoi pas ?

— D’abord, parce que les nègres sont défiants, ils ne voudront pas donner leur argent dans la crainte d’être trompés ; ensuite, ils ne voudront pas travailler pour gagner une liberté qu’il leur semblera impossible de réaliser, ils sont trop paresseux ; il n’y a que le fouet qui puisse les faire travailler.

— Mais n’avez-vous pas vu leur enthousiasme ? combien ils avaient l’air heureux !

— Oui, oui ! tout cela c’est bon pour un moment, mais quand il leur faudra payer, vous verrez. Quant à moi, je ne demande pas mieux que de les voir refuser de gagner leur liberté ; car si vos calculs sont corrects, et ils me paraissent assez raisonnables, sauf les dépenses de nourriture que vous n’avez pas pris en compte, il ne me parait pas juste que cinq ans de travail partiel puissent leur gagner leur liberté, quand nous avons droit à les garder toute leur vie. Si nous adoptions votre plan, qu’arriverait-il, en supposant que les nègres voulussent en profiter ? Au bout d’une dizaine d’années il n’y aurait plus d’esclaves dans la Louisiane. Bel état de choses, vraiment ! Une classe de paresseux, de voleurs ! Les terres resteraient en friche ; il n’y aurait plus de culture possible. Nous serions tous ruinés. Vous, Mr. de St. Luc, vous êtes riche, vous desirez affranchir vos esclaves, c’est bien ; nous n’avons rien à dire. Vous espérez le faire, en tâchant d’intéresser les esclaves à leur rachat ; ce serait encore mieux si vous pouviez y réussir, mais je ne le croîs pas.

— Oui, c’est vrai, dirent à la fois plusieurs des planteurs, les nègres ne voudront pas travailler et donner leur argent. Ils voudraient la liberté ; mais comme don, et non comme le fruit de leur travail ; et c’est bien heureux, car si votre plan réussissait et que nous l’adoptassions, tous les nègres seraient libres avant dix ans et l’Etat serait ruiné.

— Permettez-moi, mes amis, de laisser au temps à décider si les esclaves voudront travailler à leur rachat ; quant à la crainte que vous manifestez de voir le pays ruiné et nos terres en friche, si les nègres obtiennent une fois leur liberté, je crois qu’elle est exagérée. Par de sages et justes lois de police, les nègres seront obligés de travailler, comme les serviteurs blancs sont obligés de le faire dans les autres pays. Sir Arthur, qui revient des Antilles anglaises, où deux ans d’observations l’ont mis à même d’apprécier l’effet du Bill d’émancipation et du système d’apprentissage qui y est mis en opération, pourra vous dire ce qu’il en pense. Qu’en dites-vous, Sir Arthur ?

— Les craintes des plus affreux résultats de l’émancipation des noirs dans les possessions anglaises, répondit Sir Arthur, avaient engagé plusieurs des planteurs des Iles à s’expatrier ; d’autres avaient envoyé en Angleterre leurs femmes et leurs enfants. Ceux qui restèrent ou du moins la plus grande partie offraient en vente leurs plantations pour presque rien. Ils ne trouvaient pas d’acheteurs. L’idée générale était que les nègres, une fois libres, ne voudraient plus travailler. Cette idée, fondée sur l’expérience de la paresse naturelle de l’esclave, qui ne travaille que sous la surveillance du commandeur et la crainte du fouet, paraissait correcte et sans réplique. Mais on ne faisait pas la réflexion qu’en traitant l’esclave comme une brute on le rendait semblable à la brute ; il était assuré de son pain et de son vêtement, quel intérêt avait-il à travailler ? Aucun ; il n’en retirait aucun profit. La peur de la punition seule pouvait, comme elle était la seule, qui dût le faire travailler. Quel est le blanc qui travaillerait, s’il ne devait pas retirer un profit de son travail ? Si l’on compare le travail des esclaves avec l’ouvrage que font les ouvriers, les journaliers et les artisans de l’Europe, l’on verra que ces derniers travaillent bien plus, plus longtemps et bien mieux ; et souvent pour un salaire qui suffit à peine à leur entretien et celui de leur famille.

Plusieurs des habitants des Iles, néanmoins, qui avaient eu occasion d’employer à gages des noirs libres, préféraient les employer que de se servir d’esclaves ; d’autres, qui avaient employé des noirs libres à la pièce ou à l’entreprise, s’étaient aperçu que, de cette manière, ils obtenaient plus d’ouvrage et faisaient plus de profit, qu’ils n’eussent pu en faire avec un nombre plus grand d’esclaves. Aussi ces personnes, profitant de la panique, achetèrent-ils à vil prix de superbes plantations, qu’ils exploitèrent par des nègres à gages ; et ils firent des fortunes. La première année, néanmoins, au temps de la roulaison, plusieurs nègres refusèrent de s’engager ; ce n’était pas tant par paresse que parcequ’ils savaient que les planteurs seraient forcés de leur donner un plus haut prix, et ils l’obtinrent. La seconde année, on adopta le système de faire travailler à l’entreprise et à la part, c’est-à-dire que l’on accordait au nègre une quantité de sucre proportionnelle à la quantité d’arpents de canne qu’il avait cultivés : et la récolte de l’année fut presque le double de ce qu’elle avait été la précédente année. On a attribué à la paresse et à l’indolence des nègres l’effroyable diminution de la récolte qui suivit les premiers essais de l’émancipation ; c’était une erreur, car les mêmes plantations qui furent travaillées avec un moindre nombre de nègres, produisirent de plus grandes récoltes qu’elles n’en avaient jamais produit avant. La diminution dans le total de la récolte doit être attribuée à l’état de désorganisation complète, et à l’abandon d’un grand nombre de plantations par leurs propriétaires.

On commence maintenant à s’apercevoir aux Antilles que le planteur peut exploiter une plantation, avec plus de profit pour lui et avec plus de satisfaction pour les noirs, en intéressant les travailleurs dans le produit de la récolte, que par le système de l’esclavage.

Les planteurs ne semblaient pas partager l’opinion de Sir Arthur.

Quand ils furent partis, Sir Arthur dit au capitaine :

— Courage, vous faites une belle et bonne action ; mais je crains bien que vous ne trouviez pas beaucoup d’imitateurs à la Louisiane. La facilité même de l’exécution de votre mode d’émancipation, sera, pour eux, justement le plus grand obstacle à son adoption. Ces planteurs ne savent pas ce qu’ils préparent de troubles et, de misères à leurs enfants !