Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/36

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 139-152).

CHAPITRE XXXVI.

les deux sœurs.


Sur la route de Sainte Foye, à quelque distance de la ville de Québec, le promeneur apercevait, il y a quelques années, un petit cottage, dont l’extérieur, en maçonnerie de pierre grise, n’offrait rien de bien particulier du côté de la route. Mais il était si pittoresquement assis sur le versant ouest des coteaux, entouré de belles érables, taillées avec soin, qu’il apparaissait de la vallée, comme un nid caché dans le feuillage. Un beau jardin, planté d’arbres fruitiers, dont les allées bien sablées et ratissées étaient bordées de verdure, s’étendait en pente douce derrière la maison. Au bas du jardin, une main intelligente avait construit un petit berceau, à treillis, couvertde vignes sauvages dont les raisins mûrs pendaient en grappes nombreuses. On passait de ce berceau sur une pelouse fleurie d’un demi-arpent carré à peu près, et qu’ombrageaient un groupe d’ormes majestueux, dont les vastes rameaux, en s’entrelaçant, formaient un épais toit de verdure que les rayons trop chauds du soleil de juillet ne pouvaient pénétrer, à la grande satisfaction de deux jeunes filles qui, assises sur le gazon, étaient occupées toutes deux à broder des chiffres sur des mouchoirs de fine batiste, frangés de dentelle.

Elles étaient sœurs, de même âge ; toutes deux gaies, toutes deux spirituelles, comme des canadiennes de pure origine française ; toutes deux jolies, avec leurs cheveux bruns, lisses, soyeux, se divisant au milieu du front en deux bandes qui encadraient leur visage d’un ovale parfait, et se repliant gracieusement pour aller au-dessus des oreilles se nouer en rouleaux sur le derrière de la tête. Elles s’aimaient comme des jumelles s’aiment ; elles se ressemblaient comme deux jumelles se ressemblent ; leurs sympathies étaient les mêmes, leurs goûts ne faisaient qu’un. Pourtant, une nuance assez sensible distinguait leur caractère ; l’une, Asilie, que l’ou appelait Asile, était d’une sensibilité mêlée d’une certaine teinte de douce mélancolie, qui n’en rendait sa gaieté que plus aimable, et sa conversation comme sa société que plus sympathique ; avec elle on se sentait comme un besoin d’aimer.

Sa sœur, plus vive dans sa gaieté, plus sémillante dans ses mouvements, un peu piquante dans ses réparties pleines de sel et de finesse, offrait un charmant contraste quelquefois ; car c’était justement quand Asile paraissait la plus rêveuse, qu’elle se plaisait à la taquiner, et c’est alors que son esprit jaillissait avec ses paroles comme une cascade éblouissante. Elle était toute gracieuse, toute gentille comme sa sœur. Avec elle il n’y avait pas moyen d’être triste ou sérieux ; il fallait rire. Elle était un peu moins grande qu’Asile. Ses mains étaient petites, blanches, délicates comme celles d’un enfant ; il en était de même de ses pieds, petits comme ceux d’une duchesse. Elles étaient là toutes deux silencieuses depuis quelques instants, lorsqu’un léger bruit les avertit de la présence de leur mère, qui contemplait ses deux enfants avec une douce satisfaction maternelle.

— Dites donc, maman, dit la plus jeune en se levant et en jetant son bras autour du cou de sa mère, pourquoi faut-il broder toutes ces lettres sur mon mouchoir « H. M. R. de St. Dizier ? » — C’est presque l’alphabet à broder ! J’ai bien envie de ne plus mettre “ M.” vous ne le mettez jamais sur les vôtres.

— Fais toujours, mon enfant ; c’est l’initiale du nom de ton père, qui prie pour vous au ciel !

— Pourquoi alors cette lettre ne se trouve-t-elle pas sur vos mouchoirs, bonne maman ?

— Moi, c’est différent, mon enfant.

— Comment cela ? Je ne vous comprends pas.

— Quoiqu’il en soit, brode cette lettre ; ne serait-ce qu’à titre de souvenir, dit Madame de St. Dizier avec un soupir, mettant ainsi fin à la conversation pour rentrer dans le berceau qu’elle traversa lentement et la tête basse.

— Hermine, lui dit sa sœur, après que sa mère eut disparue au détour d’une allée, tu as fait de la peine à maman ; je t’avais déjà dit de ne plus lui parler de cela, car on l’attriste toujours. Depuis que notre bon père est mort, il y aura bientôt cinq ans, je ne l’ai jamais vue gaie comme autrefois ; depuis un an surtout j’ai remarqué qu’elle avait des jours de tristesse, profonde qui m’affligent ; sa santé s’affaiblit aussi.

— As-tu remarqué aussi que chaque fois que nous allions à Montréal elle en revenait plus triste ; on dirait qu’elle ne quitte Montréal qu’avec regrets.

— Ah ! oui, je l’ai bien remarqué. Depuis bientôt un mois que nous sommes revenues, il n’y a presque pas de jours que je ne remarque, dans ses yeux, des traces de pleurs. Te rappelles tu, en arrivant à Sorel, ce beau grand jeune homme, brun, qui nous regardait avec attention, qui m’a paru si marquée, que j’ai été obligée de changer de place ; eh ! bien, sais-tu ce que cette pauvre maman m’a dit ? Elle m’a dit qu’elle trouvait que ce jeune homme nous ressemblait ; pauvre mère, elle pense toujours à nous et quand elle voit quelqu’un dont les traits sont beaux et distingués, elle croit que nous devons lui ressembler.

— Oui ! oui ! je me souviens de ce jeune homme qui nous regardait avec ses grands yeux presque effrontés ; et pourtant il m’a semblé qu’il y avait moins d’effronterie que de tristesse dans son regard. En effet, maintenant j’y pense, quand il a baissé les yeux et a souri avec mélancolie, en te voyant quitter ta place, il me semble lui avoir trouvé une forte ressemblance avec toi, quand tu prends ton air triste ; avec ça que vos yeux sont pareils ; les siens sont noirs, les tiens presque bleus, les siens percent, les tiens caressent ; votre nez aussi se ressemble, moins la forme ; le sien est droit, le tien fin et arqué ; votre teint est semblable, moins la couleur, il est brun, tu es blonde. Ton portrait, c’est le mien ; donc il nous ressemble ; c’est clair.

— Pauvre mère, continua Asile, sans faire attention à ce que disait sa sœur, elle n’a que nous pour la consoler dans son affliction ; car il y a quelque chose qui l’afflige. Elle ne s’est pas couchée dans le bateau et elle a passé la nuit à prier ; « pauvre enfant ! » disait-elle ; et elle se incitait à pleurer, puis elle entrouvrait le rideau et nous embrassait chacune notre tour, tout doucement pour ne pas nous éveiller ; je faisais semblant de dormir, quoique je fusse sur le point d’éclater en sanglots, sachant bien que j’aurais redoublé ses peines, en lui faisant voir que je m’en apercevais.

— Bonne mère, elle ne pense qu’à nous ! Et moi, je lui ai fait de la peine. Tiens, Asile, je me sens envie de pleurer, quand tu me dis cela.

— Ne pleures pas ; car si maman découvrait que tu eusses pleuré, elle n’en serait que plus chagrine. Tu sais qu’elle n’aime rien tant que de nous voir nous amuser ; c’est pour cela que nous irons au bal cher, le Gouverncur mercredi prochain ; et pourtant je t’assure bien que je n’ai pas grande envie d’y aller…

— Je te quitte, dit Hermine, en interrompant sa sœur ; je rentre et vais aller chanter quelques chansons joyeuses ; peut-être distrairais-je ma bonne maman.

— C’est bien, Hermine, va : j’irai te rejoindre bientôt et nous chanterons ce joli duo, qu’elle aime tant : « Les rayons d’Italie. » Prends garde de ne pas chanter « La mer se plaint toujours ; » tu sais combien cette romance l’attriste.

— Je sais, je sais ; je lui chanterai « Le procès des yeux noirs et des yeux bleus ; » je dirai les yeux gris au lieu des yeux bleus ; et elle rira, parceque nous avons les yeux plus gris que bleus ; et certes, ce n’est point une perte, dit l’aimable jeune fille en embrassant sa sœur, surtout quand ils sont beaux comme les tiens.

— Et comme les tiens aussi, Hermine.

Asile restée seule, se remit à travailler avec ardeur, pendant quelque temps ; puis, peu à peu, elle laissa tomber ses mains sur ses genoux et se mit à rêver et à contempler le splendide panorama qui se développait immense et varié sous ses yeux.

C’est qu’en effet il n’y a peut-être pas au monde un plus beau comme un plus grandiose spectacle que celui qu’offre la vue de la vallée de la rivière St. Charles et des Laurentides qui la bordent au loin à l’horizon, prise des hauteurs de la route de Ste. Foye.

Le soleil, qui baissait vers l’ouest, venait de se cacher derrière un nuage frangé d’or, qu’il empourprait de ses rayons, au-dessus de la cime rugueuse des montagnes par delà le village indien de Lorette. La rivière St. Charles, qui serpentait au milieu d’une plaine fleurie, était ça et là coupée par des navires en construction, de toutes formes et de toutes grandeurs, les uns n’offrant encore qu’une ligne étroite qui devait servir de quille, d’autres leurs carènes à demi-radoubées ; puis ceux-là plus avancés, montrant leurs coques noires prêtes à être lancées, pour aller bientôt augmenter la nombreuse flotte marchande qui va porter les produits du Canada dans les pays étrangers.

La plaine, qui s’étend en pente douce jusqu’aux pieds des Laurentides, se divise en une multitude de fermes en parallélogrammes, dont les différentes récoltes, parvenues à des degrés divers de maturité, présentaient comme des carreaux d’un immense damier. De délicieux paysages ; de riants villages, avec leurs jolies églises, dont les clochers de ferblanc reflétaient les feux du soleil couchant, quand quelques-uns de ses rayons perçaient le nuage, marquaient de distance en distance les limites des paroisses dont ils étaient le centre. À la gauche, l’ancienne et la nouvelle Lorette, Charlesbourg, Beauport ; plus au loin Montmorency, avec sa chute ; plus loin encore les Caps qui s’avancent le front menaçant vers le St. Laurent.

On était alors, au temps des labours, temps de travail et de plaisir dans les campagnes ; des troupeaux de vaches laitières, errant durant le jour, dans les champs nouvellement fauchés, revenaient en mugissant des pâturages, ramenés à la maison dont les cheminées laissaient échapper une blanche fumée, qui annonçait que le souper des laboureurs se préparait, pour leur faire oublier les fatigues de la journée. Une légère brise de l’ouest s’était élevée et apportait le parfum des prairies à notre jeune héroïne, absorbée dans une délicieuse contemplation. Tout-à-coup elle se leva : « Il pourrait bien se faire en effet, murmura-t-elle, que ce ne fût pas par effronterie qu’il me regardait avec tant d’attention ! » Et les bras pendants, la tête pensive, elle regagna, à pas lents, la maison.

— Viens donc, viens donc vite ; s’écria Hermine en accourant au-devant de sa sœur. Tu ne sais pas qui vient de passer à cheval ? Le Monsieur de l’autre jour. J’étais à chanter au piano, quand j’entendis le galop d’un cheval ; je crus que c’était un officier ; je ne fis pas attention et continuai à chanter. Mais le cheval s’arrêta au pas, je chantais toujours pour finir mon couplet ; lorsqu’il fut terminé, j’eus la curiosité de voir quel était ce cheval, qui s’arrêtait ainsi sous l’influence de ma musique ; car, en effet, on dit que les animaux aiment les divins accords, hem ! hem ! Mais qu’apercois-je ? Tout en ne regardant que le cheval, vrai, je reconnus notre bel étranger. Car c’est un étranger, j’en suis sûr.

— Lequel ? dit distraitement Asile, sans relever la tête.

— Le cavalier, comme de raison, et non le cheval.

— Quel cavalier ?

— Mais celui qui m’écoutait chanter. Le même dont tu me parlais tout à l’heure.

— Était-il seul ? demanda Asile, en hésitant, et suivant sa sœur qui l’entraînait par la main.

— Seul ; pourquoi cette question, petite sœur, dit l’autre malicieusement ?

— Il eut pu être accompagné de quelqu’une de nos connaissances.

— Oh ! pour ça, ne sois pas inquiète ; s’il veut se faire présenter quelque part, il en trouvera le moyen. Ces hommes sont-ils jamais en peine ? Chantons toutes les deux ; s’il aime la musique il saura bien trouver les chanteuses.

— Bien ; mets-toi au piano, continua Hermine, quand elles furent dans le salon, je vais voir s’il revient.

— Mille excuses, ma chère ; mais c’est ta place, dit Asile en riant : je regarderai, moi, en baissant les persiennes ; je voudrais voir si c’est le même. Ah ! le voilà : chante seule je te suivrai ; je voudrais l’examiner comme il faut, pendant qu’il est encore loin.

— Laisse-moi le regarder aussi.

— Mais tu l’as déjà vu ; commence donc à chanter, il pourrait s’apercevoir que l’on a interrompu le chant, et croire peut-être avec la suffisance de ses pareils, que nous l’avons remarqué. Ils sont si fats, ces hommes.

— Pas tous.

— Si fait ! mais laisse-moi donc regarder ; j’aimerais à le voir un tout petit peu ; quand ce ne serait que le bout de son nez.

— Ah ! tu es bien une vraie fille d’Ève.

— Tiens ! et loi ? Mais, c’est différent ; je suis la plus petite.

— C’est bien lui ! il vient au galop, dit Asile, en se mettant au piano, avec une agitation qui n’échappa pas à sa sœur.

— Tu vas voir son cheval se remettre au pas, dit Hermine en riant ; il n’a pas les oreilles longues pour rien.

Et elles chantèrent un des plus jolis duos de Belni. La voix douce, suave et pleine de mélodie d’Asile se mariait si bien aux accents clairs, nets et expressifs de sa sœur, qu’il en résultait une délicieuse harmonie, qui ne dut pas échapper à l’oreille attentive du cavalier qui passait ; puisqu’il mit son cheval au pas et sembla écouter avec satisfaction. Elles continuèrent à chanter jusqu’à ce que le morceau fut terminé. Le cavalier était déjà loin, allant toujours au pas, la tête penchée, l’œil fixé sur le pommeau de sa selle, comme s’il eut été absorbé par le chant qu’il venait d’entendre.

— Je te disais bien qu’il se mettrait au pas. Une autre fois il s’arrêtera ; il est si fin ce cheval là !

— Mais, dit tout-à-coup Asile, c’est demain mercredi ; le bal au château.

— Belle découverte ! puisque c’est aujourd’hui mardi.

— J’ai peur que la modiste n’ait pas le temps de terminer mes toilettes.

— Tiens ! et tu me disais, encore ce matin, que tu ne tenais pas à aller à ce bal, où il y aura tant de monde ; et que dans tous les cas ta robe de soie rose suffirait. Tu veux donc être belle demain ?

— Ça ferait tant plaisir à maman ; ce n’est que pour lui plaire.

— Et à d’autres aussi, dit Hermine, en faisant un signe, comme pour désigner celui qui venait de passer.

— Folle ! répondit Asile, en embrassant sa sœur pour dissimuler la rougeur qui lui était montée à la figure. Et d’ailleurs, reprit-elle, je ne pense pas qu’il y aille ; qui aurait pu le présenter chez le Gouverneur.

Un coup léger, frappé au marteau de la porte, vint interrompre leur entretien. Hermine courut ouvrir à une timide jeune fille, qui portait un petit paquet de linge à la main ; elle présenta une lettre en demandant si Madame de St. Dizier était à la maison.

Après avoir ouvert la lettre et l’avoir parcourue à la hâte, Hermine fit passer celle qui l’avait apportée dans la cuisine où était alors Madame de St. Dizier, puis courant à Asile, elle lui dit en lui montrant la lettre qu’elle tenait élevée au-dessus de sa tête. « Il va y aller, il y ira, il est venu pour cela. »

— Mais, que dis-tu donc, Hermine ? — Oui, oui, il y sera ; je te conseille d’aller chez la modiste, et de lui dire de finir ta robe pour demain, dût-elle travailler toute la nuit.

— Mais qui ? mais qui ?

— Mais lui ; le milord ! le héros des mille et un contes ! Tiens, lis ce que m’écrit Elmire.

« Montréal, 23 octobre 1837.

« Ma chère Hermine,

« D’abord, je t’embrasse sur les deux joues et Asile aussi ; ensuite je te recommande, c’est peut-être inutile, d’être bien discrète sur ce que je vais te confier, et de n’en parler à personne. Tu sauras que nous avons ici, depuis quatre à cinq semaines, un étranger de la Nouvelle-Orléans, qui passe pour fabuleusement riche, et dont tout le monde parle en ville. Il s’appelle M. de St. Luc ; il est venu avec plusieurs lettres d’introduction, et a été invité dans les meilleures familles. J’étais curieuse, comme tu le penses bien, de voir le lion du jour ; j’en avais entendu dire, par mon frère Auguste, des choses si surprenantes. Il parait qu’il a été une espèce de corsaire par plaisir ; qu’il s’est battu avec des pirates ; et mille autres histoires tout aussi affreuses que l’on débitait sur son compte.

“ Jeudi dernier, nous avons eu un grand bal chez madame de Mont…, qui donne toujours, comme tu sais, les plus brillantes soirées à Montréal. Toute l’élite de la société y était ; les habits rouges, comme de raison, ne contribuaient pas peu à l’éclat du bal. Il n’y avait presque pas de jeunes canadiens ; ils s’occupent plus de politique que de bals ; tant pis, pour nous ! Il y avait le colonel W… le capitaine S… enfin presque tous les officiers du 32e et du 66e ; sans oublier, last but not least, mon petit lieutenant R. W… Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour le militaire ; et pourtant, je t’assure que ce n’était pas ce qui avait le plus d’intérêt pour moi ce soir-là. J’étais presque vexée de ne voir que des visages connus ; enfin, vers onze heures, il se fit une sensation dans le salon où je dansais.

« C’était lui ; mais il n’a pas plus l’air d’un flibustier que toi et moi 1 J’imaginais voir une espèce de barbe-bleue, avec une épaisse crinière, des yeux féroces, eh ! bien, ce n’est rien de tout cela ; c’est tout simplement un beau, grand brun ; avec une légère moustache noire. Il se présente avec beaucoup de grâce ; ses manières sont d’une extrême élégance. Il n’y a aucune affectation chez lui ; il n’est pas roide et gourme, comme la plupart de nos officiers ; ni fier, malgré sa richesse. Il n’a pas plus de prétention que le commun des mortels. Il s’est fait présenter à toutes les dames, et a conversé avec elles aisément, sans gêne ; je t’assure qu’il a fait des conquêtes parmi les jeunes filles. Tu le verras et le jugeras, car il m’a dit qu’il descendrait à Québec lundi ou mardi prochain pour assister au bal du château ; le Gouverneur lui ayant envoyé une invitation spéciale.

“ il n’a pas dansé, il est en deuil de son père ; mais je t’assure que j’avais plus de plaisir à entendre sa voix grave et douce, qu’à danser. Il m’a montré beaucoup d’attention, quand je lui ai dit que tu étais mon amie. Il paraît qu’il t’a déjà vue, toi et Asile, quelque part. Ainsi prenez garde de me l’enlever ; car je puis bien te le dire à toi, pourvu que tu n’en ries pas… j’en suis folle !

« Il paraît qu’il voyage pour son plaisir ; l’on m’a dit, pourtant, qu’il était venu en Canada pour y chercher quelqu’un… quelqu’une. Il n’aime pas à s’entretenir sur ce sujet ; du moins il a éludé la question, quand je lui en ai parlé, en badinant. Je crois que j’ai deviné ce qu’il cherche… il n’est pas difficile de deviner ce qu’un jeune homme beau, riche, de vingt-cinq à trente ans, peut chercher. Nous sommes cinq à six qui avons décidé de faire sa conquête ; c’est un véritable siège en forme que nous voulons faire. Une fois prisonnier, il payera gros pour sa rançon. J’espère qu’Asile et toi, ainsi que tes amies de Québec, vous joindrez à nous pour faire un traiLé offensif et défensif contre le nouvel ennemi de notre repos. Excuse mon bavardage ; il m’a fait oublier une foule d’autres choses que j’avais à te dire.

« Mes respects et les amitiés de maman à Madame de St. Dizier.

« Elmire L… »

« P. S. — Je décachète ma lettre pour te dire justement ce qui devait en faire le sujet principal. La personne qui te remettra cette lettre, est la jeune fille que maman avait promise d’envoyer à ta mère ; elle est adroite à l’aiguille et bonne fille de chambre. Elle s’appelle Florence. Elle est sortie, depuis quelques jours, de chez un monsieur ou madame Malo, ou il paraît qu’elle avait trop d’ouvrage, elle est si jeune ; et, avec cela, si gentille ! Sa mère, qui est une bonne vieille, que nous employons depuis longtemps pour les gros ouvrages, désire qu’elle aille à Québec.

« E. L. »

— Eh ! bien, que dis-tu de ce lion ? dit Hermine, en reprenant la lettre qu’elle avait relue avec sa sœur. Il me semble que nous pouvons l’apprivoiser. Ah ! Ah ! Et toi, qui disais qu’il n’y avait pas de lion blanc ! vois-tu comme le monde progresse. Je vais aller montrer cette lettre à maman, puis nous ferons venir cette petite Florence.