Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/39

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 176-191).

CHAPITRE XXXIX.

vendeur de plomb.


La nuit fut froide et une assez forte gelée avait durci la terre. Le jour suivant, le soleil se leva pâle et enveloppé d’un brume grisâtre ; on aurait dit qu’il allait neiger ; cependant vers les dix heures, le temps devint beau, mais l’air resta vif et piquant.

À peu près dans le même moment, on pouvait voir deux forts et vigoureux chevaux, gris pommelé, attelés à une belle barouche, descendant à grand train la côte d’Abraham. Trois jeunes filles chaudement enveloppées, étaient assises au fond de la voiture. Bientôt les chevaux, lancés au grand trot, arrivèrent au pont qui traverse la petite Rivière St. Charles. Un homme, en habit de chasse, avec des bottes à revers, une badine à la main, était appuyé sur l’un des garde-fous du pont et regardait un brick, nouvellement lancé, et que remorquait un petit vapeur.

— C’est M. de St. Luc, dit Miss Clarisse, qui l’avait aperçu la première, mais d’où peut-il venir ?

— Faisons semblant de ne pas le voir ; regardons de l’autre côté, il ne nous reconnaîtra pas, habillées comme nous le sommes, ajouta Hermine en se penchant du côté opposé.

Quand la voiture fut passée, St. Luc, qui avait bien remarqué la voiture et les chevaux de Lord Gosford, sans reconnaître Miss Clarisse et les Demoiselles de St. Dizier, reprit le chemin de son hôtel, où il arriva un peu avant midi.

— J’ai juste le temps, pensa-t-il, de faire ma toilette pour aller voir Sir Arthur, avec lequel je dois prendre la collation.

Quand St. Luc arriva au château, Sir Arthur l’attendait pour se mettre à table. Ils étaient seuls.

— Que dites-vous, M. de St. Luc, d’une excursion faite de suite à la campagne ? J’aurais envie cette après-midi, d’aller au devant de Clarisse, qui est allée avec les Demoiselles de St. Dizier à Lorette ?

— Quoi ! c’était Miss Clarisse et les Demoiselles de St. Dizier qui étaient dans la voiture de Son Excellence, vers onze heures ? Ah ! les coquines ! savez-vous qu’elles se sont détournées pour n’être pas reconnues ?

Sir Arthur se mit à rire de bon cœur.

— Clarisse m’a dit qu’il avait été décidé gravement, hier soir, que pour vous punir de n’être pas allé chez Madame de St. Dizier, elles ne vous avertiraient pas de leur promenade ; et c’est, sans doute, pour ne pas vous la laisser savoir qu’elles ont fait semblant de ne pas vous voir ce matin.

— Si nous allions proposer à Madame de St. Dizier de nous accompagner pour aller au devant de ses filles, elle accepterait peut-être ; le temps est beau, l’air frais lui ferait du bien, car il me semble qu’elle ne sort pas assez. Vous irez en voiture, et moi je monterai sur le cheval que Votre Excellence vient d’acheter, et qui paraît si difficile et si ombrageux.

Deux heures après, Sir Arthur conduisait Madame de St. Dizier au devant de ses enfants. M. de St. Luc, monté sur un magnifique cheval anglais, pur sang, qu’il avait, non sans difficulté, rendu souple et docile, caracolait au côté de la voiture.

Quand ils furent parvenus au bout de la montée, avant d’arriver à l’équerre que fait la route de Charlesbourg et celle qui vient de Lorette, ils aperçurent la voiture, dans laquelle les jeunes filles étaient parties le matin, arrêtée sur la route de Lorette. Le cocher, assis sur le siège, regardait tranquillement dans la prairie Miss Clarisse et les jeunes Demoiselles de St. Dizier s’amusant à cueillir des noix douces, qu’un petit garçon faisait tomber en jetant des morceaux de bois dans un noyer, situé à quelques arpents du chemin. Les jeunes filles gaies et rieuses, avaient laissé dans la voiture leurs beaux manteaux, et n’avaient sur leurs épaules que de légers fichus ; une d’elles portait une écharpe crêpe rouge, croisée sur la poitrine et nouée sous les bras, de manière à laisser les bouts prendre gracieusement par derrière, sans gêner ses mouvements. Un peu plus loin, un troupeau de vaches cherchait sa nourriture dans l’herbe rasée et gelée de la plaine. Un petit garçon, d’une douzaine d’années, s’amusait à exciter un taureau en lui jetant des pierres. Quelquefois l’animal se retournait en agitant ses cornes menaçantes ; le petit garçon se sauvait, puis quand il voyait le taureau tranquille, il retournait continuer ses agaceries.

De l’endroit où se trouvait Sir Arthur, il n’y avait en droite ligne à travers la prairie qu’une dizaine d’arpents pour se rendre à celui où étaient les jeunes, filles, mais en suivant la route la distance était fort considérable. En ligne droite on suivait la base d’un triangle rectangle dont les deux routes formaient les côtés latéraux.

— Voilà nos enfants, dit Sir Arthur en montrant de la main le lieu où elles étaient.

— Mais voyez donc ce petit malheureux que le bœuf poursuit, remarqua Madame de St. Dizier.

En effet le taureau, devenu furieux, s’était élancé sur le petit garçon, qui s’était mis à courir dans la direction de l’arbre auprès duquel étaient les Demoiselles de St. Dizier. Les jeunes filles effrayées se sauvèrent à leur tour du côté de la clôture ; l’écharpe rouge sembla augmenter la fureur du taureau qui se dirigea aussitôt vers la jeune fille ; celle-ci effrayée, perdit la présence d’esprit et se mit à courir dans un sens opposé.

— Asile ! s’écria Madame de St. Dizier, en tombant évanouie.

St. Luc avait tout vu ; et d’un coup d’œil il comprit le danger de Mademoiselle Asile ; un fossé large et une clôture haute, en perches, séparaient la route de la prairie ; il tourna droit son cheval pour les franchir, l’animal refusa, se cabra et fit un saut de côté. St. Luc, de sa cravache, lui sangla le col, puis le ramenant à la clôture lui plongea les éperons dans les flancs ; le cheval, d’un bond, franchit la clôture et le fossé et s’élança à travers la prairie. Déjà le taureau n’est plus qu’à quelques perches de la jeune fille ; son œil est injecté de sang, sa corne menaçante, tout fait croire à une épouvantable scène. Hermine et Clarisse, ayant réussi à passer la clôture, regardent épouvantées ; le cocher semble pétrifié sur son siège ; Sir Arthur fouette son cheval, pour apporter plus tôt Madame de St. Dizier auprès de ses enfants.

— Ma sœur, s’écria Hermine, toute en pleurant, ma pauvre sœur !

— Courage, lui répondit Clarisse, en apercevant St. Luc ; elle est sauvée !

Non, elle n’était pas encore sauvée, l’infortunée enfant. Le taureau n’était plus qu’à deux pas d’elle, et déjà un beuglement prolongé sortait de la profonde poitrine de l’animal furieux.

St. Luc n’hésite plus et précipite son cheval sur le taureau, dans l’espoir de le renverser. Mais le cheval se dresse sur ses jarrets, bondit et saute par-dessus l’animal sans le loucher.

St. Luc avait prévu la possibilité de cette éventualité, et, avec une admirable présence d’esprit, il jette, en passant, son foulard étendu aux cornes du taureau.

Presqu’en même temps, il saute lestement à terre, et peut saisir aux cornes l’animal qui, un moment étonné, après avoir secoué et jeté à ses pieds le mouchoir qu’il flaira et déchira, allait s’élancer de nouveau sur la jeune fille.

Il y eut alors une lutte courte et terrible entre l’homme et la bête ; mais St. Luc. habitué depuis longtemps à ces genres d’exercices, auxquels se livre la jeunesse créole à la Louisiane, était trop habile pour que l’issue fut douteuse. Il maintint d’abord l’animal de ses puissantes mains ; puis lui tournant graduellement la tête de son côté, il lui tordit brusquement les cornes en lui appuyant un genou sur le cou. Le taureau lâcha un beuglement rauque et strangulé, et tomba lourdement. Asile était sauvée.

— Votre fille est sauvée, Madame, dit Sir Arthur ; voyez donc, elle revient appuyée sur M. de St. Luc.

— Merci ! Ô mon Dieu, merci ! mais ne serait-elle pas blessée ?

Hermine et Clarisse étaient accourues au-devant d’Asile ; le cocher se décida enfin à descendre de dessus son siège.

Sir Arthur arrivait au moment où St. Luc aidait la jeune fille à passer la clôture.

— Asile, Asile, mon enfant, criait Madame de St. Dizier en accourant les bras tendus, oh ! que j’ai eu peur !

La pauvre mère enlaçait sa fille dans ses bras et l’embrassait, en pleurant de joie et de reconnaissance ; puis se tournant vers St. Luc, elle prit une de ses mains dans les siennes et lui dit :

— Ah ! Monsieur de St. Luc, comment vous remercier

— Mais, Madame, vous vous êtes exagéré le danger ; il n’y en avait réellement pas d’imminent.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, ajouta Sir Arthur, qui comprit que l’intention de St. Luc était de diminuer l’intensité de l’émotion de Madame de St. Dizier et des jeunes filles ; Mademoiselle Asile, et tous nous autres, nous en serons quittes pour la peur.

Les paroles de Sir Arthur eurent un bon effet et calmèrent un peu l’émotion de Madame de St. Dizier. Elle monta avec ses filles dans la voiture qui les avaient amenées le matin, tandis que Clarisse se mit avec son père. St. Luc remonta sur son cheval, que les paysans, accourus sur le théâtre de la scène que nous venons d’esquisser, lui avaient ramené ; et tous ensemble ils retournèrent à la ville.

— C’est un beau Mossieu, ça, hein ! disait le petit garçon à son compagnon ; cré tu, y m’a donné anne piasse !

— Oui, mé y a manqué de tuer le bœuf à poupa ! répondit l’autre.

St. Luc, en arrivant à son hôtel, monta à sa chambre et changea de vêtements. Les événements de l’après-midi t’avaient un peu agité. Il ne pouvait définir les sentiments qu’il éprouvait pour Mademoiselle Asile de St. Dizier. Etait-ce de l’amour était ce de l’amitié simplement ? il ne savait qu’en penser. Il aimait bien Hermine ; mais en elle c’était plutôt cette gaieté charmante qui lui plaisait ; il aimait à rire avec elle, à l’agacer pour entendre ses réponses pleines d’atticismes, mais quelquefois aussi un peu caustiques.

Avec Asile, il éprouvait un sentiment plus tendre ; sa voix, son chant avait quelque chose de si doux de si sympathique que, malgré lui, il devenait sérieux ; une molle et mélancolique ivresse s’emparait de ses sens ; avec elle il parlait peu, il aimait à être près d’elle, à sentir le frôlement de sa robe. Si c’était de l’amour, son amour était bien faible ; si ce n’était que de l’amitié, son amitié était bien forte !

Après son dîner, il hésita sur ce qu’il devait faire. Il aurait désiré aller chez Madame de St. Dizier, mais il craignait de les déranger ; peut être voudraient-elles se reposer de bonne heure après les émotions de la journée. D’un autre côté, il aurait bien voulu avoir de leurs nouvelles. Il s’habilla, prit sa canne et sortit, n’ayant aucune idée arrêtée sur le but de sa promenade. Bientôt il arriva à la porte St. Jean. Il ne savait que faire, avancerait-il, retournerait-il ? Il marcha encore sans pouvoir en venir à aucune décision ; déjà l’église St. Jean était loin derrière lui quand il aperçut qu’il était sur la route de Ste. Foye. Une voiture l’avait passé, une petite voix lui avait crié « bonsoir » ; il n’avait rien vu, rien entendu. Évidemment St. Luc était distrait ou amoureux.

Peu de temps après, il entendit le bruit d’une voiture, il regarda et reconnut la voiture du gouverneur ; elle était vide. Il arrêta le cocher et lui demanda d’où il venait.

— J’ai mené Miss Gosford chez Madame de St Dizier.

À la bonne heure, pensa St. Luc, il n’y aura pas d’inconvénient que je m’y présente ; et, leste et joyeux, il continua son chemin.

Cinq à six des amies d’Asile, qui avaient entendu parler de l’accident, étaient venu la voir. Elle était parfaitement remise, et même plus gaie que de coutume.

— Voilà M. de St. Luc, s’écria Hermine en courant lui ouvrir la porte ; je connais sa façon de frapper au marteau.

En entrant, St. Luc fut entouré et félicité sur sa conduite et son adresse. Il reçut avec simplicité les compliments qu’on lui fit ; et dit, en riant, qu’il consentirait volontiers à en faire autant tous les jours, pour recevoir de pareils remercîments.

— Savez-vous ce que nous avions décidé de faire ce soir, M. de St. Luc ? dit Hermine ; il a été convenu, et c’est Mademoiselle H. de L… qui l’a proposé, de bien nous amuser.

— Mais, vous vous amusez toujours bien ; comment faire autrement quand vous y êtes, Mademoiselle Hermine ? dit St. Luc.

— Oh ! ce n’est pas tout, nous avons décidé de jouer au vendeur de plomb. Connaissez-vous ce jeu-là ? C’est un amusement tout canadien et fort joli. Voulez-vous en être ?

— Bien volontiers ; vous me direz ce qu’il faut faire.

— Ce n’est pas difficile. La compagnie s’asseoit autour de la chambre ; une personne tient un bol d’eau d’une main et, de l’autre, une serviette qu’elle trempe dans l’eau ; elle va des uns aux autres demandant « si on veut acheter de son plomb ? » Il ne faut pas répondre ni « oui » ni « non. » À celui qui répond « oui » ou répond « non », elle lui en donne sur la figure légèrement, plus ou moins, du bout de la serviette trempée, pour le punir ; et de plus il est condamné à donner un gage. Ah ! c’est joli, vous verrez ; mais prenez garde de dire « oui » ou « non. »

— Et ce gage ?

— Ah ! il faut le racheter, et c’est celui ou celle qui a payé le dernier gage qui fixe le prix du rachat.

— Ne jouez pas, M. de St. Luc, dit Madame de St. Dizier en riant, elles ont toutes conspiré contre vous.

— Oh ! alors, je serai un martyr, et c’est ce qui me décide.

— C’est moi qui vais vendre le plomb, dit Hermine ; prenez garde à vous, M. de St. Luc.

St. Luc, qui s’attendait à trouver de la tristesse dans cette maison, fut bien surpris d’y rencontrer tant de gaieté ; et il se réjouit de voir que l’on ne songeait qu’à l’heureux dénouement d’un événement qui aurait pu être si terrible.

Hermine apporta bientôt un bol à moitié rempli d’eau, et commença à vendre son plomb. Les deux premières à qui elle s’adressa surent si bien répondre, qu’elle ne put leur faire dire le mot défendu. Le troisième était M. de St. Luc.

— Tenez-vous bien, lui dit Hermine en lui montrant le bout trempé de sa serviette.

Les jeunes filles riaient.

— Voulez-vous acheter de mon plomb, Monsieur ?

— Non, Mademoiselle, répondit St. Luc d’un grand sérieux.

— Eh bien ! ilfaut pourtant que je vous en donne, reprit Hermine en lui frappant légèrement la figure du bout de sa serviette.

— Un gage, un gage ! Encore, encore le même, crièrent les jeunes filles, riant aux éclats.

— Comment trouvez-vous mon plomb ? M. de St. Luc.

— Ma foi, un peu humide.

— Pas trop humide ?

— Non.

Hermine, qui s’attendait à la réponse et qui était en veine de gaieté, aspergea généreusement sa victime et se mit à rire de bon cœur.

— Un gage, encore un gage, dit Miss Clarisse qui riait à gorge déployée.

St. Luc ne put s’empêcher de partager l’hilarité générale ; mais il trouva qu’il en avait assez. Hermine fit le tour et ne put obtenir de gage que de sa sœur qui par distraction se laissa prendre.

— Tirons les gages, maintenant, dirent les jeunes filles en se levant.

On plaça les gages dans un sac, Hermine, mettant la main au fond, dit d’un grand sérieux « gage touché, gage tiré, celui à qui appartiendra le gage fera ce que Mademoiselle Gosford ordonnera, » et elle tira un canif.

— J’ordonne que celui à qui appartiendra le gage écrive un couplet dans l’album de Mademoiselle Asile, continua Miss Clarisse.

— C’est à M. de St. Luc.

— Deux couplets ; il y a deux gages, crièrent plusieurs personnes.

— Eh bien ! deux couplets pour les deux gages, reprit Clarisse.

— À une condition, dit St. Luc.

— Laquelle ? laquelle ?

— C’est que Mademoiselle Asile les chantera.

— Oui, oui, répéta-t-on de tous côtés.

St. Luc prit une plume, se recueillit quelques instants, pendant que, pour ne pas le distraire, toutes les jeunes filles suivirent Madame de St. Diiier dans les appartements voisins, où l’on avait servi le café avec des gâteaux.

Quelques minutes après, St. Luc avait terminé tant bien que mal ses deux couplets et rentra dans la chambre à dîner où on lui servit une tasse de café.

— J’en avais besoin, dit-il, après qu’il l’eut bu, il y a longtemps que je n’ai accompli une aussi rude tâche ; vous ne me prendrez pas de sitôt à jouer au vendeur de plomb, Mademoiselle Hermine.

— Voyons les couplets, dit Clarisse.

— Il faut qu’Asile les chante. Oui, oui ! il faut qu’Asile les chante, répétèrent les jeunes filles.

— Mais sur quel air ? demanda Asile en s’adressant à M. de St. Luc et baissant la vue, après avoir lu les vers.

— Essayez sur l’air de « Mon âme à Dieu, mon cœur à toi. »

Asile fit signe à sa sœur de s’approcher d’elle et de jouer l’accompagnement ; et elle chanta d’une voix émue :


Mon âme inquiète est troublée,
Craint et désire, tour à tour,
Que l’ardeur, dont elle est comblée,
Soit l’amitié plus que l’amour.
Je m’interroge en vain, j’ignore
Si mon cœur t’aime ou s’il t’adore.

Dis-moi, Asile, oh ! par pitié !

Est-ce l’amour, (bis) ou l’amitié ?

bis.


Quand tu chantes, ta voix si tendre
Agite mes sens tout émus ;
En t’écoutant, je crois entendre
L’écho des concerts des élus.
Cesses-tu, mon âme ravie
Nage encore dans l’harmonie !

Dis-moi, Asile, oh ! par pitié !

Est-ce l’amour, (bis) ou l’amitié ?

bis.


— Encore, encore, crièrent plusieurs jeunes filles.

Asile, dont la voix tremblait en commençant, s’était rassurée peu à peu ; elle se remit gracieusement au piano et recommença le premier couplet. Sa voix admirable, d’un timbre ravissant, d’une flexibilité et d’une justesse parfaites, donnait aux paroles du couplet une si profonde expression d’anxiété que Clarisse fut obligée de passer dans la chambre voisine pour ne pas laisser voir des pleurs qui lui perlaient aux paupières, et l’émotion qui la dominait.

Personne n’avait fait attention à ce petit incident, et quelques minutes après, Clarisse revenait, souriante, reprendra sa place snr le sofa auprès de Madame de Si. Dizier.

— Comment trouvez-vous ces couplets, Mademoiselle Gosford ? demanda M. de L… ; votre débiteur a bien racheté ses gages et paye généreusement ses dettes, n’est-ce pas ?

— Très bien, très bien ! répondit Clarisse, en s’efforçant de donner à sa voix une assurance qu’elle n’avait pas. La pauvre enfant se sentait, le cœur gros ; elle eut donné tout au monde pour qu’on ne l’eut pas interpellée. Mais avec cette force de volonté que possèdent si bien les femmes, elle dompta ses émotions, et reprit avec un accent de gaieté :

— Tirons les autres gages.

Hermine prononça la formule, en retirant un gage.

— C’est celui de ma sœur, dit-elle ; à quoi la condamnez-vous, M. de St. Luc ?

— Je laisse cela à Miss Gosford, dit-il, elle sait si bien s’en acquitter, qu’elle voudra bien ordonner pour moi.

— C’est juste, c’est juste ; reprit Mademoiselle H. de L…, qui, sans le vouloir, contrariait fort Clarisse. Celle-ci se prêta néanmoins de bonne grâce, et dit en riant ;

— Puisque M. de St. Luc désire si ardemment savoir à quoi s’en tenir sur les sentiments que lui inspire celle qui a si bien chanté ses vers, j’ordonne que celle à qui appartient le gage fasse un couplet, en réponse à ceux du poète amoureux.

— Oh ! mais, je ne sais pas faire de vers, moi, répondit Asile, en rougissant vivement.

— L’ordre est positif, s’écrièrent les jeunes filles ; il n’y a pas de réplique : bien ou mal il faut faire le couplet.

— Je vais l’aider, ; dit Hermine à sa sœur, en la prenant par la main et l’entraînant dans la chambre voisine.

Elle prit une plume et écrivit :


Dans le doute, vaut mieux se taire
Sur ces vieux sentiments d’un jour !
Si je jugeais, il peut se faire
Que je me trompasse à mon tour.
Mais pourtant ?… Dans cette tendresse.
Dans cette ardeur, dans cette ivresse,
Quand je sens mon cœur de moitié.


— Qu’écris-tu donc, là, Hermine ? crois-tu que je vais donner ces vers-là ? c’est absurde de parler ainsi.

— Que tu es prosaïque ! c’est ce qu’il y a de mieux. C’est ce qui s’appelle préparer l’antithèse. Suis la gradation : d’abord je l’attendris, tendresse : tu t’exaltes, ardeur ; puis tu arrives jusqu’à l’ivresse et quand tu es bien enivrée, je te fais tomber, paf ! sur la vulgaire amitié. C’est là une chute !

— Tu es folle.

— Pas du tout, au contraire ; je suis poëte et cultive l’ellébore, voilà le secret. Écoute, le dernier vers


Ça doit bien être (bis) l’amitié !


— Vois-tu, continua Hermine, ce n’est que de l’amitié tout simplement ; c’est bien le moins que tu puisses avoir pour lui, après ce qu’il a fait pour toi cette après-midi. Et d’ailleurs ce n’est qu’une chanson ! Toutes les chansons parlent d’amour, sans que l’on y fasse attention ; l’amitié peut bien y trouver sa place.

— Si tu veux dire que c’est toi qui en es l’auteur, je n’ai pas d’objection.

— Oui, oui, j’en prends la responsabilité.

— C’est bien.

— Mais je dirai que je traduisais tes pensées.

— Oh ! non, oh ! non ; et elle s’avança pour arracher la feuille de papier. Mais Hermine se hâta de rentrer dans le salon, et se mettant au piano, elle chanta la réponse, sans que sa sœur put l’en empêcher.

Le reste de la soirée se passa joyeusement, cordialement. St. Luc partît enchanté de sa veillée et de l’amabilité des familles canadiennes de la bonne ville de Québec.

Quand la société se fut retirée, Hermine prit les couplets et les chanta de nouveau ; puis se tournant vers sa sœur qui, sérieuse et pensive, l’écoutait le front appuyé dans ses deux mains, au bout du piano :

— Sais-tu bien, que cet air ne convient pas aux paroles.

— Peut être, mais c’est l’air qu’il aime le mieux, répondit Asile, en laissant échapper un soupir qu’elle s’efforça en vain de comprimer.

— Prends garde, lui dit celle-ci, en la regardant, avec espièglerie, j’écrirai à Elmire que son lion t’a blessé au cœur.

— Oh ! mon Dieu, je serais trop heureuse, pensait leur bonne mère ; si c’était possible !

Clarisse, en s’en retournant, se trouvait seule dans la voiture avec St. Luc. Tous deux étaient plongés dans une profonde rêverie. St. Luc éprouvait un doux bonheur ; Clarisse était triste. Ils allaient arriver, et ni l’un ni l’autre n’avaient encore prononcé une parole.

— Vous me boudez, Miss Clarisse ?

— Non, non ! je pensais.

— À quoi pensiez-vous donc ?

— Que je voudrais bien être à la place de Mademoiselle Asile, répondit Clarisse d’une voix si faible que St. Luc put à peine l’entendre.

Cette réponse fut pour celui-ci un trait de lumière.