Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/42

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 223-239).

CHAPITRE XLII.

le colporteur.


Le lendemain de la bataille de St. Denis, sur les deux heures de l’après-midi, St. Luc vit arriver à l’hôtel où il était descendu, dans le village de St. Charles, un petit homme, qu’il reconnut pour être celui que le docteur Nelson avait appelé Siméon.

— Vous êtes M. de St. Luc ? lui dit-il en le saluant j’ai une commission pour vous. Voici une lettre que M. DesRivières vous envoye ; je vous l’aurait remise plus tôt, mais je ne viens que d’étre informé de l’endroit où vous étiez.

— Merci, M. Siméon, je crois que c’est votre nom.

— Oui, monsieur. S’il y a une réponse, il y a ici une personne qui retourne à St. Denis dans une demi-heure ; elle pourra s’en charger.

— Attendez un instant. La lettre ne contenait que ces mots : « Nous avons remporté une glorieuse victoire. Un habitant de Belœil, nommé Dubois, m’apprend que M. Hertel de Rouville, seigneur, demeurant à St. Hilaire, connait Madame Rivan et sait où elle demeure. Ce Dubois l’a connue aussi, mais ne peut dire si elle vit encore. Je ne puis aller à St. Charles que demain. Je vous accompagnerais bien jusque chez M. de Rouville, mais j’apprends que les royaux et un autre régiment sont à St. Hilaire. R. D. »

— Il n’y a pas de réponse ; répondit St. Luc après avoir lu la note. Me diriez-vous combien il y a d’ici à St. Hilaire ?

— À peu près trois lieues.

— Connaissez-vous M. Hertel de Rouville ?

— Très-bien ; c’est le seigneur de l’endroit.

— Pourrais-je trouver un guide pour m’y conduire ?

— Vous n’avez pas besoin de guide ; le chemin suit toujours le long de la rivière, et, d’ailleurs, j’y vais ; si vous voulez, je vous accompagnerai.

— Quand partez-vous ?

— Dans une heure ou deux ; j’ai quelques petits préparatifs à faire, aussitôt après je serai à vos ordres. Vous n’avez qu’à m’attendre ici, je viendrai vous prendre. Vous pouvez compter sur moi.

En effet vers trois heures trois quarts, St. Luc vit arriver Siméon monté sur un vigoureux cheval de cavalerie, avec selle, bride, fontes et pistolets, tout au complet. Il portait en outre une boîte de bois, suspendue par une courroie, passée en bandoulière, et un paquet appuyé sur le pommeau de la selle.

— N’ayez pas peur de mon accoutrement, M. de St. Luc, je vais exécuter une commission à St. Hilaire.

St. Luc ne put s’empêcher de rire, mais ne fit aucune remarque ; il monta en selle et se mit en route avec son compagnon. Arrivés au camp qui était un peu plus haut que l’église, à une vingtaine d’arpents du village, ils trouvèrent que la route avait été barrée avec des troncs d’arbres. Il leur fallut faire un assez long détour pour trouver un passage, et continuer leur route. Siméon regardait de temps en temps St. Luc, qui n’avait pas dit une seule parole ni fait une seule remarque depuis leur départ, absorbé qu’il était dans des pensées qui étaient bien loin d’être celles que son compagnon lui attribuait, et dont il avait une forte démangeaison de l’entretenir. Siméon se décida enfin à commencer la conversation.

— Vous pensez à ces barricades ? n’est-ce pas, M. de St. Luc. Les Anglais seront reçus encore bien mieux ici, qu’ils ne l’ont été à St. Denis. Les habitants arrivent en foule.

— J’étais bien loin de penser à cela, M. Siméon.

— Mais à quoi pouvez-vous donc penser, si ce n’est pas indiscret. Me serait-il possible de vous rendre quelque service ; voyez-vous, comme huissier, on a souvent occasion d’apprendre bien des choses. Je sais que vous cherchez quelqu’un.

— Oui, je cherche une dame Rivan ; et c’est pour cela que je vais chez M. de Rouville. J’espère en avoir des informations.

— Rivan ? Rivan ? arrêtez donc, je crois avoir vu ce nom-là quelque part. Attendez un peu… N’y avait-il pas un autre nom ?

— Rives ; peut-être.

— Non, non, j’y suis. Cette dame Rivan était mariée à un Français, n’est-ce pas ? Qui est mort durant le premier choléra ?

— Je ne puis vous dire s’il était Français ; je crois qu’en effet c’est en trente deux qu’il est mort.

— C’est ça. Sa femme était une demoiselle de Montour ?

— Montour ou Montreuil, m’a-t-on dit à Sorel, répéta St. Luc, ça se peut.

— Éléonore de Montour, femme de M. Rivan de… attendez ; de, de Saint… saint, quelque chose ; je ne me rappelle plus le nom ; mais je suis sûr qu’il y avait un de et un saint St. Félix, je crois ; mais ne suis pas positif.

— Ne serait-ce pas des parents de St. Félix qui tient auberge à St. Charles ?

— Oh ! non ; ils n’étaient pas parents. L’un était Français et celui-ci est Canadien. Celui dont je parle appartenait à la compagnie du Nord-Ouest, et il est mort ruiné.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Je vais vous le dire. Dans le printemps de 1831 ou 32, ce M. Rivan de… je ne sais quoi, a été poursuivi ; une terre qu’il avait à Belœil, je vous la montrerai en passant, a été vendue par le shérif ; c’est moi qui ai fait la vente. Voilà comment j’ai appris leurs noms, je les avais oubliés ; si vous n’aviez pas prononcé celui de Rivan, je ne m’en serais pas rappelé.

— Avez-vous jamais vu Madame Rivan ?

— Jamais ; ni lui non plus.

— Comment pourrais-je trouver quel était le second nom de M. Rivan ? Il pourrait bien se faire qu’elle fut connue sous le second nom.

— Je crois que c’est probable. Vous trouverez probablement le nom chez M. Rouville ; c’est lui qui a acheté la terre, il doit avoir les titres. Si vous ne les trouvez pas là, vous trouverez cela au greffe de la cour à Montréal. J’avais bien les procès-verbaux ; mais j’ai déchiré tout cela, il y a longtemps. St. Luc fut quelque temps pensif, songeant que si cette Madame Rives, dont lui avait parlé M. DesRivières, n’était pas sa mère, il aurait beaucoup de difficultés à trouver la personne qui était sa mère. Cependant une chose lui paraissait certaine, c’est qu’elle vivait ; et il espérait qu’avec l’aide de Meunier, qui la connaissait, il finirait par la trouver. Il avait aussi l’espoir que M. de Rouville pourrait lui donner de bonnes informations. Il fut encore une fois tiré de sa rêverie par Siméon, qui lui dit ;

— Vous voyez cette maison dont la couverture est peinte en rouge, de l’autre côté de la rivière ? Il y a un mai devant la porte. C’était la terre de M. Rivan.

St. Luc regarda et fit signe de la tête qu’il la voyait

— Maintenant, M. de St. Luc, je vais vous quitter ; il faut que j’arrête à cette maison-ci. Vous n’avez plus qu’une petite demi-lieue pour vous rendre à St. Hilaire ; vous voyez le clocher de l’église d’ici. M. Rouville demeure un peu plus loin, dans une belle maison de briques.

St. Luc continua sa route seul, et arriva bientôt au village, à l’entrée duquel un piquet des Royaux l’arrêta.

— D’où venez-vous, lui demanda celui qui commandait le piquet.

— De St. Charles.

— Où allez-vous ?

— Chez M. Hertel de Rouville.

— Il faut que vous voyez le colonel, il est chez M. de Rouville ; je vais vous faire accompagner.

— M’arrêtez-vous ?

— Oui, ce sont les ordres. Mais comme vous allez là où est le colonel, un soldat ira avec vous, et vous pouvez rester à cheval ; mais ne cherchez pas à vous échapper, il a ordre de tirer.

— Je n’ai pas envie de m’échapper ; au contraire, je suis bien aise de me faire montrer la maison.

Il commençait à faire nuit, et les lumières étaient allumées, quand il arriva au manoir. Il y avait une sentinelle, en faction à la barrière, au bout de l’avenue, par laquelle il fallait passer pour se rendre au manoir.

— Qui va là ? cria la sentinelle en abaissant son mousquet.

— Numéro trente, avec un prisonnier ! répondit le soldat qui accompagnait St. Luc.

— Avance, numéro trente, et donne la consigne.

— Diable ! pensa St. Luc, on vit sur le qui-vive par ici. Il faut bien des cérémonies pour laisser passer un particulier.

Après l’échange de la consigne, St. Luc et celui qui l’accompagnait, entrèrent dans une belle et longue avenue qui aboutissait à l’entrée principale de la maison. Il y avait également une sentinelle devant la maison.

En entrant. St. Luc demanda à voir M. de Rouville.

— Il faut que vous voyiez le colonel auparavant, répondit un officier que l’on avait averti de l’arrivée d’un prisonnier et qui était venu au-devant de lui. Veuillez passer dans cette chambre.

St. Luc entra dans une grande chambre, richement meublée, dans laquelle était le colonel Wetherall et cinq à six officiers qui causaient, chantaient et riaient en attendant le diner.

— Qui êtes-vous ? demanda le colonel.

St. Luc, sans répondre, tira de son portefeuille le sauf-conduit que lui avait donné le Gouverneur, Après l’avoir lu et en avoir examiné la signature, il fit signe à un officier d’approcher et lui demanda s’il connaissait la signature. Celui-ci prit le papier, mais avant qu’il l’eut examiné, un de ceux qui étaient assis sur le sofa s’approcha en disant C’est peut-être une signature contrefaite.

St. Luc, déjà blessé de la conduite de ces officiers, ne put retenir son indignation, et saisissant par le bras l’officier qui venait d’émettre cette blessante opinion, il lui dit :

— Je m’appelle « de St. Luc ; » je loge à Montréal à l’hôtel Rasco ; dans ce village je n’ai point encore de logement, mais j’y serai jusqu’à midi, demain. Apprenez que je ne présente pas de papiers avec de fausses signatures.

— Je commande ici, interposa le colonel Wetherall, vous devez respecter ma présence.

— Monsieur, répondit St. Luc avec hauteur, vous commandez à vos soldats ; ordonnez-leur de se mieux comporter et de ne point insulter par des imputations injurieuses un étranger qu’ils ne connaissent pas.

— Non-seulement je commande à mes soldats, mais je suis maître dans ce village et puis arrêter toute personne rebelle à Sa Majesté.

— Je suis sous la protection de ce sauf-conduit ; arrêtez-moi si vous l’osez !

— Tout est en ordre, répondit l’officier qui examinait les signatures ; et il tendit le papier au colonel.

La protection que contenait le sauf-couduit, était si puissante, que le colonel Wetherall vit bien que celui qui en était l’objet, devait être une personne de considération. Comme il était un brave militaire, un peu vif, mais plein, de justice et de droiture, il eut regret de ce qu’il avait dit ; aussi, remettant le sauf-conduit à St. Luc, il le pria d’excuser ceux qui l’avaient arrêté à l’entrée du village et d’oublier ce qui avait été dit dans la chambre, avant qu’on sût qui il était.

St. Luc accepta l’excuse, et demanda s’il pouvait voir M. de Rouville. Un domestique conduisit St. Luc : dans un cabinet de lecture, dans lequel M. de Rouville se tenait habituellement et où il recevait ceux qui avaient affaire à lui.

— Veuillez m’excuser, M. de Rouville, dit St. Luc en le saluant, si je me présente un peu tard et vêtu comme je le suis, j’ai été forcé de venir un peu malgré moi.

— Je le sais, je le sais, dit M, de Rouville, eu présentant un siège ; j’ai entendu ce que vous avez dit au colonel, et vous avez eu raison. Que puis-je faire pour vous ?

— On m’a informé que je pourrais obtenir, en m’adressant à vous, des informations concernant une dame Rivan, que j’ai le plus grand intérêt à découvrir.

— Madame Rivan ? je ne la connais pas, et n’en ai jamais entendu parler.

— N’avez-vous pas acheté, il y a quelques années, une terre, située de l’autre côté de la rivière, à une demi lieue d’ici, d’un Monsieur Rivan ?

— Peut-être ; j’en ai tant achetées et vendues.

— Pourriez-vous regarder aux titres ?

— Ah ! pour cela, Monsieur, ce serait avec plaisir, mais je ne sais vraiment pas où mon agent les met. Demain, il vous les montrera.

St. Luc se leva pour sortir.

— Vous ne partez pas comme cela, Monsieur ; vous me ferez bien le plaisir de rester à diner avec nous, sans cérémonie. Ça me fera plaisir de converser un peu dans ma langue maternelle. Ne vous occupez pas de votre toilette ; vous ôterez votre capot.

— Vraiment, M. de Rouville, je ne puis.

— Pas d’excuses ; je vais donner ordre de mettre votre cheval à l’écurie.

M. de Rouville, descendant d’une des plus respectables familles de la vieille noblesse du Canada, était reconnu pour son hospitalité généreuse et bienveillante ; il faisait l’invitation si cordialement que St. Luc crut ne pouvoir refuser et il accepta.

À six heures, le diner fut servi. M. de Rouville faisait magnifiquement les honneurs de sa table. Il fit placer St. Luc près de lui, à sa droite. Le colonel Wetherall occupait un des bouts de la table et les officiers étaient assis autour. La famille de M. de Rouville ne descendit point au diner.

— C’est un diner de garçons, comme vous voyez, Monsieur ; ma femme n’est pas bien, dit M. de Rouville ; vous voudrez bien l’excuser. Vous n’en mangerez pas avec moins d’appétit, j’espère ; car il paraît que vous venez de St. Charles. A-t-on des nouvelles de St. Denis ?

— Vous avez sans doute appris qu’il y a eu bataille à St. Denis, hier.

— Non, nous n’en avons rien su. Et quel en a été le résultat ?

— Les troupes ont été obligées débattre en retraite.

— Entendez-vous cela, colonel ? dit M. de Rouville ; les troupes ont été battues à St. Denis.

— Oui ! quand ?

— Hier.

— Se sont-ils battus longtemps ?

— Toute la journée, répondit St. Luc ; le soir le colonel Gore a retraité vers St. Ours.

— Les rebelles étaient-ils en grand nombre ? demanda le colonel.

— Une cinquantaine seulement ont tenu la troupe en échec pendant toute la journée.

Le colonel se mordit les lèvres, et M. de Rouville toucha de son pied le genoux de St. Luc en signe de satisfaction.

— Quel est le nombre des rebelles à St. Charles ? demanda le colonel ; sont-ils bien armés ? ont-ils des canons ?

— Colonel, répondit St. Luc, si, en sortant d’ici, je retournais à St. Charles, considéreriez vous honorable de ma part d’énumérer le montant de vos forces et le nombre de vos canons ? Eh bien ! vous comprendrez la raison pour laquelle je ne puis répondre à vos questions.

— Je vous approuve, reprit le colonel.

— Et moi, je bois à votre santé, dit M. de Rouville.

Les vins d’Oporto, de Madère, le Sherry furent bus copieusement pendant le dîner, les vin de Champagne aussi n’avait pas été épargné. Après le dessert, ou apporta les fruits et les cigares ; et les officiers se mirent à chanter.

Dans la cuisine, aussi, l’on faisait bonne chair. Une dizaine de soldats vivaient aux dépens de M. de Rouville. Des éclats de rire plus bruyants que de coutume partant de la cuisine, attirèrent l’attention de ceux qui étaient dans la salle à dîner. On sonna pour savoir la cause de tant d’hilarité. Quand on eut appris que c’était un colporteur qui les amusait par ses histoires et qui, en même temps, faisait danser un chien, le colonel demanda M. de Rouville de vouloir bien le faire entrer.

Un petit vieux, bossu, voûté presque en deux, entra, portant sous un bras une petite cassette et tenant en laisse un petit chien barbet. Le colporteur avait de petits yeux gris, vifs et intelligents ; son nez, un peu aplati sur le dessus, était pointu au bout ; sa mâchoire paraissait comme disloquée par une bouche démesurément fendue. Un gilet trop long, un capot rapé trop large, et dont les basques pendaient jusqu’à ses talons, lui donnaient une apparence grotesque.

Il fit, en entrant, un salut si comique, que tous les officiers partirent d’un éclat de rire.

— D’où venez-vous, bonhomme ? lui demanda le colonel Wetherall.

— Moi, pas capable pour parler anglish, répondit le colporteur.

— Il demande d’où vous venez, interpréta M. de Rouville.

— De Belœil.

— Vous êtes colporteur ? Qu’avez-vous à vendre ?

— Toutes sortes de choses ; du galon, du fil, des dragées, du tabac, des pipes, etc.

— Est-ce que votre chien danse ?

— Oui. Des gigues et des menuets. Voulez-vous le voir danser ? Ça ne vous coûtera que deux sols pièce.

Le colporteur détacha son chien, lui fit signe de se mettre sur les pattes de derrière ; puis, prenant dans sa cassette une petite trompe, ou guimbarde, qu’il mit entre ses dents, la tenant de la main gauche, il commença à en jouer un air lent, en touchant avec l’index de sa main droite la petite languette recourbée. Le chien se balança, à droite, à gauche, faisant des sauts mesurés, cadensés ; puis le musicien, accélérant la mesure, fit faire au chien des pas et des gambades, qui amusèrent beaucoup le colonel et ses compagnons.

Après avoir fait danser et sauter son chien quelque temps, le colporteur remit sa guimbarde dans sa cassette, caressa le chien, dans la gueule duquel il mit un cigare allumé. Le chien tira plusieurs bouffées de fumée, assis gravement sur la cassette.

— Bibi est délicat, Messieurs, il ne fume que des meilleurs cigares de la Havane, dit le colporteur, en prenant le cigare et le montrant à un des officiers. Messieurs, il m’en reste encore une boite, voulez-vous la tirer à la rade ? vous êtes dix ; seulement trente sols chaque.

— Pas besoin de tirer à la rafle, répondit M. de Rouville, je vais te la payer.

— Non pas, non pas, dit le colporteur en tirant un papier et un crayon de sa poche ; j’ai fait vœu de ne disposer de mes boîtes qu’à la rafle ; ça me porte chance. Tenez, M. de Rouville, mettez votre nom sur le dernier numéro.

Le colporteur passa la liste ; chacun mit son nom et prit un numéro. Il restait encore un numéro.

— Ce numéro est pour Bibi, Messieurs, vous n’avez pas d’objection, dit le colporteur ?

— Non, non, pas du tout, répondit le colonel.

— Viens ici, Bibi, touche la plume.

Bibi vint gravement mettre sa patte sur le bout du crayon pendant que son maître traçait une croix sur la liste de la rafle vis-à-vis le numéro un, qui n’avait pas été retenu.

Le colporteur prit un morceau de papier qu’il coupa en onze petits morceaux, exactement semblables, sur l’un desquels il fit une croix.

Celui qui tirera ce morceau de papier-là aura gagné, dit il, en montrant celui sur lequel il avait fait la croix.

Après avoir plié les petits morceaux de papier, les avoir mis au fond de son chapeau, il les étendit dans un cabaret qu’un domestique tenait à la main.

— Mêlez-les comme il faut, dit-il à celui qui tenait le cabaret. — Le premier à tirer dit le colporteur, c’est Bibi. Avez-vous objection à ce qu’il tire le premier, ou voulez-vous qu’il ne tire que le dernier ?

— Suivons l’ordre de la liste, dit M. de Rouville.

— Viens ci, Bibi ; prends un morceau de papier.

Le chien flaira quelque temps et prit dans sa gueule un des morceaux de papier. Chacun tira à son tour. Les papiers furent ouverts. Bibi avait gagné, l’un des officiers qui se doutait de quelque tour, prit les papiers, les examina, les compara, les mit devant la lumière : mais rien n’indiquait une supercherie.

— Eh bien ! Bibi a gagné, dit M. de Rouville. Voulez-vous me vendre la boîte de cigares, maintenant ?

— Bibi ne demandera pas mieux, je pense ; les deux piastres et demie lui vaudront mieux en viande qu’en tabac.

Les cigares furent trouves excellents.

— En voudriez-vous une boîte ? demanda le colpolteur en s’adressant au colonel ; je pourrais aller vous en chercher une chez un habitant, où je vais aller coucher ce soir, et je l’apporterai ici demain à midi.

— Qu’estce qu’il dit ? demanda le colonel.

M. de Rouville lui ayant répété en anglais ce que venait de dire le colpolteur :

— Dites-lui, répondit le colonel, que demain à midi nous serons loin d’ici, mais que s’il veut l’apporter à St. Charles, nous la prendrons ; et plus, s’il en a.

— Pourvu que Bibi ne tire pas à la rafle, reprit i’officier soupçonneux, qui avait si scrupuleusement examiné les morceaux de papier.

Le colporteur ramassa sa cassette, prit son chien en laisse et sortit, en faisant un salut, encore plus comique que celui qu’il avait fait en entrant.

Une heure après environ, ce colporteur, qu’aucun des lecteurs n’a probablement pas plus reconnu qu’il ne fut reconnu de M. de Rouville et des gens de la maison, arrivait à la maison où Siméon avait quitté M. de St. Luc. Il n’était plus ni bossu ni courbé.

— Ton chien m’a rendu un fameux service, dit-il à l’habitant chez qui il était entré ; j’ai le nom de tous les officiers, et j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Il faut maintenant que je retourne à toute bride à St. Charles. Nous allons être attaqués demain. Fais-moi amener mon cheval.

— Tu ne prendras pas une bouchée avant de partir ?

— Non, je souperai à St. Charles. As-tu des nouvelles de la paroisse St. Jean-Baptiste ?

— Non, j’en ai de Maska.

— St. Hyacinthe ?

— Oui ; cet homme qui est couché sur ce banc-lit, en arrive. Il veut traverser à Belœil vers la pointe du jour.

— Réveillons-le ; je veux savoir ce qu’il dit. Tiens ! mais c’est toi, Meunier ; je croyais que tu devais te rendre jusqu’à la pointe Olivier, après avoir fait tes commissions à St. Hyacinthe.

— Je n’aurai pas besoin d’y aller ; on a envoyé un autre homme à ma place.

— Quelles nouvelles de St. Hyacinthe ?

— Les habitants des campagnes ne veulent pas marcher ; parcequ’ils disent qu’ils n’iront pas se battre sans fusils. Dans le village il y en a beaucoup qui viendront.

— C’est bien. Et où vas-tu maintenant ?

— J’vas à Belœil, porter une lettre à M. M… et de là j’retournerai à St. Charles pour voir M. DesRivières pour qu’il écrive à M. St. Luc.

— M. St. Luc ? un bel homme, grand, brun, petite moustache noire ?

— Oui. Le connais-tu ?

— Sans doute ; je suis venu jusqu’ici avec lui, de St. Charles, cette après-midi. Il est maintenant à St. Hilaire. Je l’ai laissé chez M. Rouville, il n’y a pas plus d’une heure.

— Oh ! j’en suis bien content ; j’irai le voir demain matin.

— Tu lui diras que c’est le petit colporteur qui t’a indiqué oû le trouver. Maintenant dors ; excuse de t’avoir réveillé.

Meunier qui n’avait pas dormi la nuit précédente, et avait fait une longue route à pied, ne demanda pas mieux. Il se retourna sur le dos, se passa les deux bras sous la téte, pour lui servir d’oreiller, et, une minute après, il ronflait comme un bienheureux.

Le lendemain devait encore apporter une déception à St. Luc. Les titres de l’acquisition de la terre, dont lui avait parlé Siméon, faits au nom du Shérif, ne parlaient pas de M. Rivan. Meunier lui annonçait, de son côté, qu’il avait vu cette Madame Rives. Il confirma néanmoins l’assurance qu’elle vivait encore, et qu’elle avait été certainement vue depuis une couple de mois à bord d’un bateau à Montréal.

St. Luc apprenant qu’il aurait beaucoup de difficultés à retourner à Sorel par la rivière Chambly, se décida à prendre le chemin de Chambly pour se rendre à Montréal ; d’où il fit parvenir à Trim l’ordre de le rejoindre.