Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/45

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 275-282).

CHAPITRE XLV.


À huit heures précises, St. Luc était à l’endroit où il devait rencontrer cette jeune femme, qui l’avait fasciné par sa beauté et sa noblesse, après l’avoir d’abord intrigué par sa conduite mystérieuse. Son cheval brun était attelé à un élégant sleigh monté sur des patins hauts et étroits, dont les lisses étaient en acier. La voiture était solide et légère en même temps ; à un seul siège, pour deux personnes. Une peau d’ours noir était jetée sur le dos de la cariole. Une robe de peaux de castor, étendue sous les pieds et sous les oreillers du siège, ainsi qu’une ample et riche robe de peaux de loutre, bien molle, bien chaude et bien moelleuse, doublée en drap bleu, annonçait que St. Luc n’était pas indifférent au confort de celle qu’il devait accompagner, dans une mission de dévouement pour un frère, et de zèle pour la cause qu’elle avait embrassée.

— Je vous ai fait attendre, M. de St. Luc, dit la jeune femme, en prenant la main qu’il lui offrait pour l’aider à monter dans la voiture.

— C’est que, voyez-vous, je mets encore plus d’empressement à accomplir le moindre de vos devoirs, que vous n’en mettez vous-même à servir la cause pour laquelle vous vous dévouez.

— Jusqu’ici je ne puis me plaindre ; mais ce zèle n’est pas encore bien vieux, pensez-vous qu’il pourrait supporter une bien longue épreuve ?

— Toute ma vie…

— Ah ! Ah ! je vous arrête ; c’est trop long, dit-elle, en riant, je pourrais, si je voulais, vous rappeler certaines choses qui ont à peine quinze jours d’existence, mais qui déjà Sont sorties de votre mémoire.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai reçu une lettre d’une certaine petite cousine, qui s’appelle Hermine.

— Est-ce que je la connais ? Est-elle de Québec ?

— Je ne dis pas… Mais ne parlons pas de cela pour le présent ; ne m’interrogez pas, je ne pourrais pas vous répondre. En ce moment, les instants sont si précieux, qu’il faut que vous me pardonniez si je vous prie de me conduire rapidement. La vie de mon frère est en danger. Nous avons beaucoup de chemin à faire.

— Où faut-il aller ?

— Rue de la Montagne ; je vais vous enseigner la route.

Le temps était clair, les étoiles brillaient au firmament, l’air était très-vif et très-piquant.

St. Luc suivit la rue McGili jusqu’à la rue Craig, tourna à gauche par le faubourg St. Antoine et fut bientôt arrivé à la rue de la Montagne.

Henriette entra dans une maison basse en bois, de pauvre apparence, qui se trouvait à quelques arpents du faubourg St. Antoine, à droite. Elles y resta quelques minutes seulement.

— Excusez-moi, M. de St. Luc, lui dit-elle, quand elle sortit, de vous avoir fait attendre. Il faut que j’aille de suite à la Côte des Neiges ; je crains de vous importuner.

— M’importuner ! mais vous ne voulez donc pas croire que mon plus grand bonheur est d’ètre avec vous, près de vous ; de vous parler, de vous servir…

— Eh bien ! l’interrompit-elle, suivons tout droit, c’est sur la montagne. La côte est raide et longue, votre cheval peut-il aller vite ?

— Je crois qu’il peut garder le même train toute la route, sans fléchir. Vous ne craignez pas d’aller vite ?

— Oh ! non ; pourvu que nous arrivions à temps.

Rendus à la Côte des Neiges, Henriette pria St. Luc de mettre son cheval à un trot modéré, parqu’elle ne connaissait pas la maison où devait se trouver la personne qu’elle cherchait, et à laquelle elle devait remettre une note qu’on venait de lui donner. Elle examinait chaque maison, et n’en voyait aucune qui répondit à la description qu’on lui avait faite. Ils traversèrent tout le village, revinrent au pas, et rien n’indiquait la maison qu’elle cherchait. Elle ne savait que faire, elle n’osait entrer dans aucune des maisons de l’endroit, crainte de commettre une erreur dangereuse. Le temps pressait ; elle craignait pour son frère qui, d’un instant à l’autre, pouvait être découvert et pris. Et, cependant, il fallait qù’elle remit cette note et en rapportât une réponse. Comme elle désespérait presque de trouver ce qu’elle cherchait, elle vit un homme sortir d’une maison un peu en dehors du chemin, qui faisait claquer un fouet. Il portait un capot d’étoffe grise et une tuque sur la tête. Quand il vit que la voiture s’arrêtait, il s’en approcha en sifflant « À la claire fontaine. »

M. de St. Luc, lui dit-elle, tout bas, demandez-lui donc, s’il n’y a pas, ici, un mai quelque part ?

— Y en avait un devant c’te maison, hier, répondit l’habitant, mais l’vent la j’tté à terre la nuit passée.

— N’est-ce pas ici qu’il y a du bon foin à vendre, lui demanda Henriette, prenant la parole.

— Oui, madame ; c’est moué qu’en vend ; vous faut y du trèfe ou du mil ; ou bain du mil et du trèfe mélés ?

— Combien vendez-vous votre mil et trèfle mêlés ?

— Huit piasses l’cent ; mais pour vous je le laisserais pour sept et demie et trois sols.

— Mieux que c’la ; sept et six sols.

St. Luc fut d’abord surpris d’entendre Henriette s’informer s’il y avait du foin à vendre ; mais il comprit bien vite que c’était un moyen de se reconnaître. En effet Henriette dit à cet homme :

— Vous êtes Mr. Barsalou ?

— Ne prononcez pas mon nom aussi haut ; oui, c’est moi ; répondit-il, en parlant correctement. En voyant votre voiture repasser au pas, j’ai cru que vous pouviez être la personne que le docteur devait m’envoyer ce soir. Vous dovoz avoir quelque chose à me donner ?

— Oui, voici une note ; je vais attendre la réponse.

— La réponse est bien courte, dit Barsalou, en revenant de la maison, où il avait été lire la note que lui envoyait le Dr. Chénier : dites-lui « que tout est prêt et que les hommes sont arrivés ce soir. » Je l’attendrai ici cette nuit ; dites-lui que le mai est tombé, afin qu’il ne se trompe pas de maison.

— C’est bien ; je vais le lui dire. Retournons maintenant, M. de St. Luc ; vous touchez à la fin de votre temps d’épreuves.

— je voudrais qu’il durât longtemps, répondit St. Luc en reprenant, au grand trot de son cheval, le chemin de la ville. Où vais-je vous mener ?

— À la même maison, dans la rue de la Montagne. Je n’y serai qu’un instant, de là, vous me conduirez dans le faubourg Québec, chez un nommé Vadeboncœur ; il doit me tenir prêt un cheval, tout attelé, pour mon frère et son compagnon, qui doivent sortir de la ville cette nuit et gagner la campagne.

— Il leur faudra un bon cheval, car ils pourront être reconnus et poursuivis ; avez-vous remarqué comme nous avons été examinés en passant à la barrière ?

— Je le sais ; et malheureusement il ne peut me louer son meilleur cheval, pareoqu’il boite ; il dit néanmoins, que celui qu’il va me procurer est assez bon.

— Toutes vos mesures sont-elles bien prises ?

— Depuis huit jours, je n’ai cessé de marcher pour lui ; la nuit comme le jour, il m’a fallu aller prendre des renseignements, veiller continuellement à ce que l’on ne découvrit pas le lieu de sa retraite. — J’ai réussi jusqu’à ce jour ; tout était presque prêt pour sa fuite, il ne manquait qu’une chose que je devais leur procurer, pour qu’ils partissent demain dans la nuit. Mais leur retraite est découverte, il faut qu’ils partent cette nuit, ce soir, aussitôt que possible ; ils devraient même être partis déjà. Ils peuvent être surpris à tout moment.

— Ils sont armés ?

— Oui ; mais je crains que l’on y aille en force. Oh ! mon Dieu ! Si j’arrivais trop tard. Si Vadeboncœur n’avait pas son cheval prêt !

— Voici la maison, je crois, dit St. Luc, en arrêtant son cheval à l’endroit où Henriette était descendue, dans la rue de la Montagne. Ne soyez pas longtemps ; j’espère que tout ira bien.

Henriette ne fit qu’entrer et sortir, ayant dit au Docteur Chénier « que tout était prêt et d’attendre son frère. »

— Nous n’irons pas chez M. Vadéboncœur, reprit St. Luc, quand elle fut remontée en voiture. Nous allons continuer tout droit voir votre frère.

— Mais ils attendent une voiture ?

— Je vous offre la mienne ; ce cheval vaut mieux qu’aucun de ceux qu’ils pourraient se procurer. Vous seriez trop inquiète, si vous appreniez qu’ils sont poursuivis et qu’ils n’ont pas un bon cheval. Avec celui-ci, je vous réponds qu’on ne les rejoindra pas, s’ils savent le mener. — Ils me le renverront quand ils pourront ; qu’ils le gardent tant qu’ils en auront besoin.

— Si le cheval en meurt ?

— Il sera mort, et je n’en serai guère plus pauvre. Je vous aurai été agréable peut-être, continua-t-il, en la regardant tendrement, et cherchant dans ses yeux à interroger sa pensée.

Elle baissa la tête. Des larmes coulèrent ; larmes de reconnaissance et de bonheur.

— Vous pleurez Henriette ?

Elle s’essuya rapidement les yeux, puis relevant la tête.

— Vous voyez, dit-elle, je ne pleure plus ; c’est la femme qui était faible ; la sœur doit être forte, encore pour ce soir. Je ne sais comment vous remercier, je vous devrai trop.

— Trop ! Ah ! un mot de votre bouche me paierait au centuple. Laissez-moi vous aimer. Dites, Henriette, me le permettez-vous ?

— Mais, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas si je suis libre ou non.

— Ah ! vous n’êtes pas mariée. Votre mari ne vous laisserait pas vous exposer ainsi, seule, la nui», sans protecteur. Non, vous n’avez pas d’époux.

— S’il avait été forcé de se sauver, pour éviter la prison ?

— Vous êtes cruelle, Henriette ; vous ne croyez donc pas à mon amour ?

— Ne parlons pas de cela maintenant ; demain, dit-elle d’une voix basse.

— Mais où vous verrai-je demain ? dites-moi au moins votre nom.

— Pas ce soir. Excusez-moi ; vous voyez dans quel état de trouble je suis ; je vous en prie, permettez que je n’aie d’autre pensée maintenant que celle de sauver mon frère.

Tous les deux gardèrent le silence jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la rue St. Maurice, en face de la porte du clos de bois.

— Je vais aller les prévenir, dit Henriette, en sautant à terre ; attendez un instant.

Bientôt elle revint, accompagnée d’un seul homme.

— Mon frère est parti, dit-elle, en saisissant St. Luc ; il est allé trouver celui qui l’attend.

— Quelle imprudence !

— Oh oui ! mais c’est fait ; il n’y a plus qu’à nous séparer maintenant. Je vais monter en voiture pour accompagner monsieur et lui montrer la maison, qu’il ne connaît pas.

L’inconnu monta en voiture, prit place à côté d’Henriette, et rabattant les collets de son capot, il tendit la main à St. Luc qui était débarqué :

— Me reconnaissez-vous ? dit-il.

— Vous êtes le Docteur G… !

— Oui. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous. Adieu.

— À demain, dit Henriette, en présentant à St. Luc sa main dégantée.

St. Luc la porta avec respect à ses lèvres. Quand ils furent partis, St. Luc les regarda jusqu’à ce qu’ils fussent rendus au détour de la rue ; puis il retourna pensif et désappointé de n’avoir pu voir le frère d’Henriette. Il avait eu l’espoir qu’il connaîtrait ainsi celle qui se cachait de lui, et pour laquelle il éprouvait un véritable sentiment d’amour, aussi vif qu’il avait été soudain. Cependant il ne devait pas désespérer de la connaître ; ne lui avait-elle pas dit : « à demain. »