Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/48

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 309-322).

CHAPITRE XLVIII.

un incident sans suite.


St. Luc, comme nous l’avons dit, avait vu partir Henriette, fort désappointé de n’avoir pas rencontré son frère et perdant par là la seule chance qu’il aurait peut-être de connaître celle pour laquelle il se sentait un attachement plus fort qu’il n’en avait encore réellement éprouvé pour aucune personne. Son affection pour Asile de St. Dizier tenait plus du sentiment d’un frère pour une sœur que de l’amour. Quant à Miss Gosford, il la regardait plus comme une charmante enfant, une aimable et gentille jeune fille, qu’autrement.

La mystérieuse conduite d’Henriette, le soin qu’elle avait semblé mettre à l’éviter et à se laisser connaître, son héroïque dévouement pour son frère, sa beauté fière et noble, la sensibilité de son cœur, dont il ne pouvait douter, l’ayant vu verser des larmes quand il lui avait avoué qu’il l’aimait, malgré la réserve et même l’espèce d’indifférence avec laquelle elle avait reçu son aveu ; tout l’intriguait, et, par là même peut-être aussi, contribuait à exciter son amour.

Il passa une nuit agitée : il était huit heures quand il se leva. Il s’habilla à la hâte, sonna pour qu’on lui envoyât Trim ; et, après s’être fait servir une tasse de café, il attendit l’arrivée de son nègre.

Trim n’était pas à l’hôtel, il était sorti de grand matin ; cependant il ne tarda pas à arriver, et monta, tout agité, à la chambre de son maître.

— Qu’as-tu Trim ? lui dit celui-ci qui avait remarqué son agitation.

— Les patriotes sont dans la montagne !

— Eh bien ! quand même ils y seraient, qu’est-ce que cela nous fait ? Mais comment as-tu appris cela ?

Trim ne put donner d’explications bien claires ; cependant St. Luc comprit que le Sergent Flinn, une des nouvelles connaissances de son domestique, avait informé ce dernier qu’une bande considérable de patrioles étaient cachés dans la montagne ; on avait aperçu des signaux durant la nuit, et remarqué de nombreuses traces que l’on avait suivies ; enfin, que toute la cavalerie était prête à partir appuyée par deux compagnies de royaux et deux pièces de campagne.

St. Luc n’eut pas de doute qu’une alerte avait été donnée et que toute cette bande formidable de patriotes n’était probablement que les deux chefs à la fuite desquels il avait assisté la veille. Mais parmi ces deux chefs était le frère de celle qu’il aimait ; il résolut donc de prendre un charretier et de faire le tour de la montagne, afin de les avertir de ce qui se passait dans la ville, s’ils avaient réellement eu l’imprudence de ne pas continuer leur fuite durant la nuit.

En sortant de l’hôtel, St. Luc remarqua une grande rumeur dans la rue St. Paul ; des cavaliers galopaient dans la rue, et deux compagnies du 32e de ligne remontaient le marché neuf.

Il appela un charretier et partit dans la direction de la rue McGill, pour se rendre à la Côte-des-Neiges. En arrivant au faubourg St. Antoine, un homme à cheval passa au galop, suivant la même route que St. Luc ; ce dernier ne fut pas peu surpris de reconnaître son cheval. St. Luc n’avait pas eu le temps de voir le visage de celui qui ie montait, mais il était bien certain que ce n’était pas le Dr. G… auquel il l’avait confié la veille. Cette découverte paraissait de mauvais augure ; le Dr. G… ainsi que le frère d’Henriette avaient-ils été arrêtés ? St. Luc eut de vagues craintes, et donna l’ordre au charretier de mettre son cheval au galop. La pauvre bête, vigoureusement fouettée, secoua la tête et prit à regret une allure qui lui était si peu familière ; elle se rendit jusqu’aut haut de la rue de la Montagne, mais là elle refusa obstinément de continuer sur le même train. Il fallut donc se contenter d’aller au trot jusqu’au pied de la longue côte qui monte le long du mur du domaine des messieurs de St. Sulpice et traverse la montagne. La pente était rapide, il fallut monter au pas ; St. Luc sauta hors de la voiture et marcha. Quand ils furent arrivés à peu près vers le haut de la côte, à l’endroit où elle fait un coude, il jeta un coup d’œil en arrière ; et quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir débouchant au grand trot, au bas de la côte, un détachement considérable de cavalerie !

— Allons, dit-il au charretier en montant dans le sleigh, votre cheval s’est un peu reposé, je vous donne deux piastres si vous me menez bon trot d’ici à la Côte-des-Neiges.

— On va essayer. Marche, Carillon !

Puis, administrant trois à quatre coups de fouet à tour de bras sur la croupe de Carillon, il réussit à lui faire prendre un assez bon train.

— Ah ! monsieur, continua-t-il, ça été un bon cheval dans son temps, et même encore ; mais c’est si fatigué, ce pauvre animal ! Tous les jours attelé, du matin au soir. Tenez, vous ne le croiriez pas, il n’a pas mangé depuis hier soir ; depuis ce matin, c’est la seconde fois qu’il monte cette côte.

— Comment cela ?

— Je revenais ce matin, avant le jour, de St. Laurent, où j’avais été conduire deux messieurs, quand j’ai pris à la barrière un volontaire que j’ai mené aux casernes ; de là je l’ai ramené à la barrière, et je retournais à la maison pour mettre mon cheval à l’écurie lorsque vous m’avez engagé.

— Savez-vous ce que le volontaire allait faire aux casernes ?

— C’était pour donner l’alarme.

— L’alarme ? Quelle alarme ?

— Comment, vous ne savez pas ? mais il paraît que les patriotes sont cachés dans la montagne. Dans la nuit on a vu des signaux allumés à la tête d’un arbre ; c’était un paquet d’écorces de cèdre, ou une botte de paille qu’on y faisait brûler.

St. Luc n’osa faire d’autres questions, quoiqu’il fût dans une grande inquiétude. Il espérait que celui qu’il avait vu monté sur son cheval, quelque temps auparavant, aurait averti les patriotes de ce qui se passait dans la ville, pourvu qu’il n’eut pas été arrêté à la barrière. Il fut bientôt soulagé néanmoins de cette dernière crainte, quand en arrivant à cette barrière, il n’aperçut pas son cheval. Il ne fut pas inquiété non plus et passa, sans qu’on fit aucune question, les volontaires reconnaissant probablement le charretier, qui leur souhaita le bonjour d’un air de connaissance.

Arrivé au haut de la montagne, la pente devenait favorable à Carillon qui, pour faire voir qu’il savait l’apprécier, se mit à allonger son trot d’une manière notable.

De temps en temps St. Luc regardait en arrière, pour voir si la cavalerie n’arrivait pas. Enfin il crut reconnaître, à quelque distance, l’endroit où, la veille, il s’était arrêté avec Henriette pour parler à Barsalou. Deux charges de foin étaient dans le chemin juste au devant de la maison.

En arrivant, il vit à sa grande surprise devant la porte son cheval tout attelé sur sa propre voiture ; un garçon le tenait par la bride.

Pendant que le charretier attachait Carillon sous la remise, après lui avoir jeté une robe sur le dos, St. Luc entra dans la maison. Le Dr. G… et son compagnon se préparaient à sortir, mais en reconnaissant St. Luc, ils lui tendirent tous les deux la main.

— Comment, dit St. Luc, est-ce vous qui étiez avec le Docteur hier soir ? je vous croyais gàgné les États-Unis.

— Les ligues sont gardées, et, d’ailleurs j’étais venu à Montréal pour tenter une chose, qui malheureusement est manquée ; nous espérions prendre les pièces de campagne du corps d’artillerie. Nous avons été découverts, le coup est manqué ; il ne nous reste plus qu’à nous éloigner.

— Et vous n’avez pas de temps à perdre ; partez, partez vite, la cavalerie arrive. Elle était au bas de la côte, au moment où nous arrivions au sommet.

— Adieu, alors : nous partons ; dites à ma sœur de n’être pas inquiète.

— Votre sœur Henriette ?

— Oui.

En ce moment, le garçon qui tenait le cheval, ouvrit la porte en criant : « Voici la cavalerie ! »

Le Dr. G… et son compagnon sortirent et se jetèrent si précipitamment dans la voiture, en partant au grand trot, que St. Luc n’eut pas le temps de demander le lieu où demeurait Henriette.

— Barrez le chemin, cria le Dr. G… à ceux qui menaient les voitures de foin.

En effet, les deux habitants mirent si bien leurs charges en travers du chemin que les cavaliers, qui arrivaient au galop, furent soudainement arrêtés. Des cris et d’énergiques jurons anglais assaillirent nos pauvres habitants qui, sous prétexte de se dépêcher à ranger leurs voitures pour faire place, finirent par en renverser une au beau milieu de la route. C’était probablement leur intention, pensa St. Luc, qui était remonté en voiture, décidé à suivre la cavalerie, afin de s’assurer si elle se mettrait à la poursuite de ceux qu’il avait tant de désir de voir s’échapper.

Cinq minutes s’écoulèrent avant que la cavalerie put passer, temps précieux pour ceux qui se sauvaient, et dont ils surent profiter, en mettant plus d’un mille de distance entre eux et la cavalerie.

Aussitôt que les voitures de foin eurent fait passage à la cavalerie, l’officier qui la commandait donna un ordre, que St. Luc ne put entendre, mais dont il ne tarda pas à comprendre le sens, en voyant cinq cavaliers sortir des rangs et partir, à fond de train, à la poursuite de ceux qui venaient de s’échapper, et que l’on avait sans doute reconnus. Le reste de la troupe partit au trot.

St. Luc suivait à quelque distance. Arrivée à la route qui conduit a la Côte St. Catherine, la cavalerie prit le galop et disparut bientôt derrière la montagne.

De l’endroit où se trouvait alors St. Luc, il pouvait apercevoir au loin son cheval qui, sous une allure aisée et rapide, entraînait la légère voiture dans laquelle étaient les deux chefs patriotes. À une grande distance en arrière galopaient trois des cavaliers ; les deux autres, dont les montures ne pouvaient suffire à la rapidité de la course, s’en revenaient au pas.

— Je ne crois pas qu’ils les rejoignent, dit le charretier qui avait arrêté sa voiture pour regarder la poursuite ; voyez donc, il y en a déjà deux de restés ! Crégué ! trotte-t-il un peu le cheval qui est sur le sleigh ! Voyez comme sa tête encense ; il n’a pas l’air de fatiguer le moins du monde… Tiens ! voyez donc, il y a un autre des cavaliers qui flageolle.

St. Luc était absorbé par le spectacle de cette course ; il se réjouissait de ce que le frère d’Henriette et son ami eurent un bon cheval sur lequel ils purent compter pour fournir une course de plusieurs heures avec la même rapidité, pourvu que le Dr. G… qui tenait les guides, sût le mener.

À la manière dont le cheval encensait, St. Luc vit qu’il avait pris son train de route, qui était de douze milles à l’heure ; et à cette allure il pouvait marcher toute la journée. Restait à savoir si les chevaux des cavaliers pourraient continuer avec la même rapidité, car ils gagnaient du terrain visiblement, mais il n’y en avaient plus que deux qui soutenaient la course. Si les cavaliers parvenaient à approcher assez près pour forcer le Dr. à lancer Charley au galop, le résultat dans ce cas, pouvait être douteux.

Au bout de quelques minutes, il sembla à St. Luc que les deux cavaliers ne gagnaient plus sur la voiture.

— Combien y a-t-il d’ici aux cavaliers qui sont en avant, demanda St. Luc au charretier.

— Pas loin de trois milles.

— Autant que cela ?

— Ah ! oui. Voyez-vous, ça ne parait pas loin parce que nous sommes sur la montagne, et qu’ils sont en bas ; ça parait proche, mais je connais bien la distance.

— Trois milles, répéta St. Luc, mais s’ils n’ont pas gagner plus qu’ils n’ont fait jusqu’ici sur la voiture, ils ne pourront pas la rejoindre. Il faut un bon cheval pour courir trois milles au grand galop.

— Oui, un bon cheval de course, pour aller de ce train-là, sans se morfondre ; et les chevaux de la cavalerie sont trop gras. Tenez ! voyez-vous, on dirait que ceux qui sont en avant commencent à ralentir ?

— Je crois que oui, répondit St. Luc indifféremment.

— C’est un fameux cheval, allez ! que celui qui est sur la voiture ; je m’y connais, et, Carillon, quand il était jeune, n’aurait pas pu faire mieux.

— Vous pensez ?

— J’en suis sûr… Ah ! mais, dites donc, on dirait que la voiture modère.

En effet, le cheval venait de mettre au pas, pendant qu’un des voyageurs était sauté de voiture pour rajuster un des traits. Un homme en capot d’étoffe grise, une luque de laine sur la tête, était accouru, d’une maison en face, prêter secours. Le trait fut bientôt réparé, et le cheval partit avec rapidité. Ce contretemps n’avait pas été long, et cependant les deux cavaliers arrivaient, bride abattue. C’était un effort désespéré, pour atteindre ceux qui un instant auparavant semblaient devoir leur échapper.

Mais juste au moment où les cavaliers allaient dépasser la maison, devant laquelle s’était arrêtée la voiture, trois traînes chargées de bois sortirent à la suite les unes des autres de la cour, et barrèrent le chemin.

— C’est bien fait, cria le charretier, c’est juste comme ont fait les charges de foin. Les cavaliers peuvent bien abandonner la poursuite maintenant. Voyez-vous la voiture, comme elle file ; elle n’a pas moins d’une vingtaine d’arpents en avant.

Les cavaliers crurent qu’il était inutile de faire une nouvelle tentative ; leur monture était sur les dents. Aussi tournèrent-ils bride, et revinrent au pas.

St. Luc, convaincu dorénavant que le frère d’Henriette était hors de danger d’être pris, continua sa promenade autour de la montagne.

Il était près de midi, quand il arriva à l’hôtel. Le garçon du comptoir lui remit une note à son adresse, qu’on avait apportée durant son absence.

À l’odeur parfumée de l’enveloppe, et à l’écriture fine et élégante de l’adresse, il reconnut une main de femme. Il monta à sa chambre, et ouvrit la note. Elle était bien d’Henriette, comme il l’avait pensé ; mais il s’attendait si peu à ce qu’elle lui annonçait, qu’il fut obligé de la relire deux fois avant de bien la comprendre. Cependant elle était bien simple ; s’il ne la comprit pas d’abord, c’est qu’elle brisait si brusquement et si cruellement toutes ses espérances de bonheur et ses illusions d’amour, qu’il ne pouvait y croire. Elle ne contenait que quelques lignes.

« M. de St. Luc,

« Après tout ce que vous avez fait pour mon frère et moi, j’aurais voulu avoir avec vous une explication franche et entière ; mais une lettre de ma cousine Hermine qui me demande immédiatement à Québec, auprès de ma tante de St. Dizier qui est dangereusement malade, me force à partir sans retard. Peut-être est-il mieux qu’il en soit ainsi, et que vous ne me voyiez pas.

« La situation dangereuse dans laquelle se trouvait mon frère, avait tellement exalté mes esprits que je n’ai pas apprécié justement la portée de ce que vous m’avez dit. J’aurais dû vous répondre de manière à vous ôter tout espoir, dès la première fois que vous m’avez exprimé vos sentiments.

« Je ne suis pas libre, et ne puis vous offrir un cœur qui appartient à un autre ; croyez que j’aurai toujours pour vous les sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

« Henriette D… »

La lecture de cette note plongea. St. Luc dans un état difficile à décrire. Par moment il se sentait accablé de tristesse, il demeurait morne, puis tout à coup il s’exaltait, se levait et marchait à grands pas, indécis s’il devait partir immédiatement pour Québec ou s’il devait chercher à découvrir son rival, le provoquer en duel et le tuer. Mais bientôt il rejetait ces moyens comme impraticables et absurdes.

Après avoir passé la plus grande partie de l’après-midi dans sa chambre, n’ayant pas voulu manger au repas du midi, il finit par faire ce raisonnement dont personne ne niera la sagesse : « à des maux sans remède, il n’en faut pas chercher. »

— Non, continua-t-il en se parlant à lui-même, elle ne m’aime pas ; c’est clair ; si elle m’eut aimé, elle aurait bien pu trouver des raisons pour rompre avec son amant. Allons, St. Luc, mon ami St. Luc, il ne faut pas se désoler ; cette jeune fille est bien belle, bien aimable ; elle est sensible, elle a un cœur généreux ; mais ce cœur il appartient à un autre, elle l’a donné et elle ne veut pas mentir à sa parole. Elle a raison, oublie tout cela ; demain ce sera de l’histoire ancienne.

Il sortit se promener dans la rue Notre-Dame, pour rafraîchir ses pensées.

Il rentra à l’hôtel beaucoup plus calme, et presque résigné ; il répondit même en riant à Trim, qui venait le prévenir qu’il était presque temps de se rendre au dîner, que donnait le colonel Whetherall, auquel St. Luc avait promis d’assister.

À sept heures précises, de St. Luc entrait chez le colonel. Plusieurs officiers et quelques citoyens avaient été invités ; la plupart se trouvaient déjà réunis dans le salon, et conversaient par groupes. Les dîners du colonel ne brillaient pas par la somptuosité, mais il savait si bien faire les honneurs de sa table, que l’on pardonnait volontiers à l’absence du luxe que remplaçaient la franche gaieté, le bon vin et toute absence de cette étiquette bridée qui, tout en laissant l’odorat savourer le fumet des viandes, empêche souvent l’estomac de faire raison de l’envieuse estime qu’il porte au contenu des plats.

Pendant le dîner, la conversation tomba naturellement sur les événements de la journée. Les nouvelles les plus diverses comme les plus exagérées s’étàient répandues dans la ville. Les uns assuraient qu’un grand nombre de patriotes étaient encore cachés dans la montagne ; qu’il y avait eu un combat entre la cavalerie et les patriotes, dont quelques-uns avaient été tués et plusieurs blessés.

Les vins de Xerès et de Champagne avaient échauffé les esprits, et, au dessert, chacun exprimait bruyamment ses opinions sur la situation.

— La rébellion a été étouffée assez facilement au sud du St. Laurent, disaient les uns ; mais elle prend des proportions formidables dans le Nord : on dit que dans le comté des Deux-Montagnes seul, il n’y a pas moins de deux mille patriotes sous les armes.

— Il n’y a pas assez de troupes dans Montréal pour les réduire, disaient d’autres, et le général Colborne hésitera avant d’aller les attaquer.

— Les Canadiens-français sont tous des lâches, dit un officier ; dix mille tuques bleues ne tiendraient pas devant un régiment de soldats.

Cette insulte, si gratuitement et si injustement lancée, causa une vive sensation ; aussitôt un des convives, qui était assis à table en face de St. Luc, se leva. C’était un homme de moyenne taille, les cheveux noirs, brun de figure, le front haut, l’œil fier ; il portait l’uniforme de capitaine des carabiniers.

— Colonel, dit-il, quelqu’un ici vient de jeter l’insulte à mes compatriotes ; je suis Canadien-français, je prends l’insulte pour moi, aussi bien que pour ceux de ma race, et je dis que celui qui vient de parler ainsi en a menti. Voici ma carte, continua-t-il, en la jetant sur la-table.

Cette carte portait le nom de S. de Bleury.

En un instant tout fut confusion ; presque tous les convives s’étaient levés ; tout le monde parlait à la fois. Ce ne fut qu’avec difficulté que le colonel put se faire écouter.

— M. de Bleury, dit-il ; je vous prie de vouloir bien ne pas faire attention à une parole aussi inconsidérée que fausse, qui vient d’être prononcée. Vous voudrez bien m’en croire, moi, à mon âge et dans ma position, quand je déclare emphatiquement que les Canadiens-français sont braves et très-brave. Ils viennent de le faire voir à St. Denis, ainsi qu’à St. Charles, où j’étais présent et où j’ai pu apprécier ce qu’ils auraient fait s’ils avaient eu un chef capable de les commander. M. de Bleury, continua-t-il, vous voudrez bien accepter mes excuses sincères pour la parole qui s’est échappée de la bouche d’une personne qui ne l’eut certainement pas prononcée si elle n’eût été sous l’influence du vin.

— Merci, colonel, répondit M. de Bleury ; mais en pareille circonstance vous ne trouverez pas mauvais que je me retire.

Le lendemain, le colonel, en brave militaire, ne crut pas déroger à sa dignité d’aller personnellement faire des excuses à M. de Bleury pour la conduite inconvenante d’un convive que tous ceux qui restèrent au dîner s’étaient accordés à blâmer.

L’incident n’eut pas d’autres suites, et ainsi fut évitée une de ces rencontres dites d’honneur, mais qui sont également contraires aux lois de l’Église et de la raison.