Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/03

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 28-40).

CHAPITRE III.

le rendez-vous des pirates.


On appelle esterre, dans les Îles d’Amérique, une espèce d’enfoncement de la mer dans les terres, le long des côtes.

Quiconque est allé à l’île de Cuba et a visité la ville de Matance, a dû remarquer une longue langue de terre, au côté nord-ouest de la baie, qui s’avance dans la mer en décrivant une espèce de courbe vers l’est-nord-est. À partir de la ville jusqu’à l’extrémité de cette langue de terre, la distance est de cinq lieues ; tandis que près de la baie sa largeur n’est que de deux petites lieues.

Ainsi l’on comprendra qu’un vaisseau, qui est obligé de doubler cette pointe pour aller vers la Havane ou dans l’ouest, est obligé de faire un circuit de près de deux lieues, que lui aurait évité un canal coupé à travers la base de cette langue de terre.

Une chaîne de hautes montagnes escarpées venait se perdre au rivage à l’ouest de la base de cette langue de terre, en diminuant graduellement jusqu’à ce qu’elle se confondit avec le sol au niveau de la mer. Cette chaîne formait une espèce de croissant dont les cornes aboutissaient à la mer à l’est et à l’ouest, en décrivant une demie lune assez considérable dans les terres. Une autre chaîne de roches, formait un filtre croissant qui se trouvait comme inscrit dans le premier.

Ces deux chaînes étaient séparées l’une de l’autre par des fondrières impraticables, à travers lesquelles coulait une eau bourbeuse et verdâtre. À l’extrémité nord-est de cette chaîne, un rocher, couvert d’arbres rabougris, s’élevait à une hauteur considérable, et dominait l’affaissement que subissait vers la pointe, le plus grand croissant, de manière que, du haut de ce rocher, on pouvait facilement distinguer la ville de Matance et toute la baie, suivre de l’œil tous les vaisseaux qui en sortaient, et apercevoir, au loin dans la mer, ceux qui passaient au large ou se dirigeaient vers la terre.

En dedans de ce croissant intérieur, la chaîne de roches se divisait et revenait sur elle-même de manière à laisser un enfoncement en forme de fer à cheval, où la mer formait une esterre ou cul-de-sac, assez grand pour contenir six à sept vaisseaux qui se trouvaient complètement cachés et du côté de terre et du côté de la mer.

L’entrée de cette esterre était si étroite et tellement encombrée de joncs et de plantes marines, qu’il eut été impossible de soupçonner qu’elle existât, à moins que par accident quelque canot pêcheur ne se fut adonné dans le tortueux chenal qui après avoir serpenté à travers ces prairies flottantes, aboutissait à un magnifique bassin d’eau. Ce qui était d’autant plus improbable, qu’aucun canot pêcheur ne s’éloignait autant de la baie ou de la ville de Matance, ne dépassant jamais l’extrémité de la langue de terre, dont la pointe était connue sous le nom de la Pointe aux Cormorans, ainsi appelée en raison des milliers de Cormorans qui y faisaient leur séjour. Le chenal qui était presque caché à son embouchure, allait en s’élargissant, et était, ainsi que l’esterre, assez profond pour laisser flotter aisément un vaisseau qui aurait tiré douze à quinze pieds d’eau.

Une plage de sable blanc et fin bordait l’intérieur de l’esterre, et offrait comme une lisière blanche tout autour, ayant une couple d’arpents de profondeur, qui allait en s’élevant jusqu’aux pieds des rochers qui semblaient surplomber, à une hauteur de plusieurs centaines de pieds, le bassin d’eau qui gisait à leurs pieds. Du haut du rocher on ne pouvait apercevoir la lisière de sable qui se trouvait au bas, et l’on eût cru qu’en laissant tomber une pierre, elle eut dû tomber dans l’eau.

Des hangars spacieux, contruits en pierre sur la plage, servaient de dépôts aux trésors et aux richesses de toutes sortes, que, depuis nombre d’années, y avaient accumulés ceux qui fréquentaient cette esterre. De grosses et massives portes, renforcées de barres de fer, des meurtrières pratiquées à l’étage supérieur de ces hangars et garnies de couleuvrines placées de manière à balayer l’esterre, en faisaient autant de forteresses. Une dizaine de maisons longues et larges, couvertes en lataniers à triple rangs, servaient de demeure à cinq ou six cents personnes de toutes couleurs, de toutes langues et de toutes nations. L’air sinistre et sombrement féroce de la plupart de ces personnes, leurs bizarres costumes, leurs occupations, leurs jurements, tout annonçait que cette société ne devait pas être fort scrupuleuse à l’endroit de la morale.

En effet, cette esterre était le rendez-vous de tous les pirates, qui depuis plusieurs années, infestaient le golfe du Mexique et les mers adjacentes. Ils portaient leurs déprédations aux Antilles, dans les mers Caraïbes et jusque sur les côtes du Brézil, où plus d’une fois leur audacieuse férocité avait laissé des traces et des souvenirs sanglants de leur passage.

Cette esterre avait été choisie par le fameux Lafitte, comme étant l’endroit le plus central et étant en même temps le plus sûr. Sa proximité de la ville de Matance, qui aurait semblé en faire un voisinage dangereux, était au contraire la cause de sa plus grande sécurité. Qui eut imaginé en effet que les pirates eussent eu la folle audace de venir se livrer ainsi pieds et mains liés, aux frégates espagnoles qui croisaient sans cesse autour de l’île de Cuba ? Attaqués par mer, ils se trouvaient bloqués, et ne pouvaient plus sortir ! Les conjectures de Lafitte et ses prévisions s’étaient cependant vérifiées. Depuis plus de vingt-cinq ans, les pirates allaient et venaient sans que jusqu’alors on eut pu découvrir leur retraite. On s’était longtemps imaginé que le rendez-vous était à l’île de Los Pinos, au sud-ouest de l’île de Cuba, ou bien encore dans les îles et les langues de la Baie de Barataria, à la Louisiane.

Le fameux Lafitte n’existait plus depuis longtemps, mais il avait laissé à sa place, avec le titre de général, son lieutenant Antonio Cabrera, qui ne lui cédait ni en bravoure ni en audace.

Cabrera était le chef et le maître de tous ces pirates. Deux à trois actes de vigueur lui avaient valu l’obéissance la plus passive de leur part. Il avait reçu dans sa jeunesse une éducation distinguée, et était le fils cadet d’une illustre famille de Cadix. D’un caractère emporté, il avait été obligé de fuir sa patrie, afin d’éviter les rigueurs de la loi pour un duel dans lequel son adversaire fut tué. Après s’être longtemps caché dans les bois, il s’était joint à une bande de brigands, et enfin avait trouvé dans les vaisseaux de Lafitte le théâtre où il put déployer toute l’énergie de son caractère.

Remarqué par Lafitte pour son courage et par les pirates pour son audace, il remplaça bientôt le lieutenant de Lafitte, qui avait été tué en montant à l’abordage d’un navire marchand.

Quand Lafitte abandonna la vie de pirate et le siège de ses exploits, Cabrera fut unanimement choisi pour chef par tous ceux qui avaient partagé ses périls et admiré son courage, son sang-froid et son admirable présence d’esprit dans les plus désespérées conjonctures. Féroce jusqu’à la frénésie durant le combat, il avait souvent montré après la victoire, de ces élans généreux qui quelquefois caractérisent la vie de certains pirates. Ses compagnons l’aimaient pour son impartiale justice ; jamais il ne voulut prendre plus que la part d’un simple matelot, quand il s’était agi de partager le butin pris en course. Sévère pour la discipline, aucune faute ne trouvait grâce devant lui ; d’une rigueur outrée dans le service, il se fit bientôt des ennemis ; mais sa vigueur sut bientôt mettre fin à tous les murmures. Un jour que l’un de ses matelots refusait d’accomplir un ordre qu’il lui avait donné, il lui creva la poitrine d’un coup de pistolet. Une couple d’exemples de cette nature eurent bientôt convaincu les mécontents qu’ils avaient trouvé dans Cabrera un autre Lafitte, et tout fut fini.

Quatre vaisseaux étaient mouillés dans l’esterre : une polacre et une corvette, armées chacune sur le pont de seize caronades et d’un canon de chasse de gros calibre sur l’avant ; et deux petits sloops, montés chacun de six canons. Leurs coques longues et effilées, pincées à l’avant, leurs grandes voiles et la prodigieuse hauteur de leur mâture, annonçaient que tous ces vaisseaux étaient faits pour la course bien plus que pour le transport.

Les divers groupes nonchalamment étendus à l’ombre, savouraient le parfum de leurs cigares ; les uns racontaient les aventures de leur jeune âge, les autres dormaient, ceux-ci s’amusaient à boire, ceux là à des jeux de cartes, de quino et de rouge et noir.

Cette vie d’oisive inactivité que les pirates menaient dans l’esterre depuis plus d’une semaine, commençait à les ennuyer.

— Je voudrais bien savoir si le général prétend nous tenir ici encore bien longtemps, demandait un tout jeune homme encore, à un mulâtre d’une taille colossale.

— Piétro, ne t’impatiente pas ; tu en auras bien assez ! Dans dix ou douze jours nous pourrons commencer à nous préparer.

— Quoi ! faut-il attendre encore tout ce temps-là ! Ne pourrions-nous pas aller faire une toute petite visite aux environs de la Havane, par exemple, pour voir si nous ne rencontrerions pas quelques-uns de nos bons amis messieurs les Anglais ? S’ils ne sont pas toujours riches en or, ils ont souvent de certaines gentilles petites créatures, comme celle qui est prisonnière dans la case du général, et qui, depuis une semaine, est assez bête pour se laisser mourir de faim et se dessécher à force de pleurer, plutôt que de…

— Chut ! ne parle pas de la Française ; le général en est fou d’amour, il en est jaloux comme un tigre, et ce qui me surprend, c’est qu’il me semble, foi d’honnête homme, trembler comme s’il avait peur, quand il lui parle.

— Eh bien, parlons d’autre chose, ça vaudra peut-être mieux en effet. Pourquoi le général n’est-il pas venu nous voir depuis deux jours ? Il me semble qu’il ne faut pas tant de temps pour aller à Matance ? et sa Française, s’il l’aimait tant… Ah ! c’est vrai j’oubliais, il n’en faut pas parler ! Mais après tout, nom d’un tonnerre, pourquoi n’en parlerais-je pas moi ? Qui est-ce qui m’empêchera ici ?

— D’abord la prudence ; en second lieu le respect pour le sexe ; en troisième lieu, et le mulâtre regarda fixement Piétro dans les yeux.

— Et en troisième lieu, quoi ?

— Et en troisième lieu, parce que, entends-tu, je ne veux pas qu’on fasse de réflexions sur la prisonnière du général.

Piétro se mordit les lèvres. Il ne savait que penser du mulâtre. Était-ce obéissance et respect pour Cabrera, ou amour pour la Française qui portait le mulâtre à en agir ainsi. Piétro n’aimait pas Cabrera et encore moins le mulâtre ; il eut donné beaucoup pour connaître les motifs de sa conduite en cette circonstance.

— Mais il me semble, mon cher Burnouf, reprit Piétro après un instant de silence, que le général ne devrait pas être si particulier sur sa Française ; car après tout, ce n’est pas lui qui l’a fait prisonnière ! En bon droit et en stricte justice elle doit t’appartenir à toi, Burnouf, car c’est toi avec ta polacre qui as attaqué l’anglais, et quoique Cabrera soit arrivé avec sa corvette quelques minutes après que tu fus monté à l’abordage, c’était encore un de tes gens qui avait empoigné la Française ; Cabrera n’avait pas le droit de s’en emparer.

Piétro, en prononçant ces paroles d’un air presque indifférent, n’en avait pas moins suivi avec attention l’expression de la physionomie du mulâtre, dont les épais sourcils s’étaient contractés à mesure que Piétro parlait.

— Les roches entendent, répondit le mulâtre en baissant la voix ; éloignons-nous un peu d’ici.

Et le mulâtre et Piétro allèrent à quelque distance, ce dernier tressaillant involontairement de l’expression féroce du mulâtre.

— Tu penses donc que j’ai droit à la Française ?

— Mais sans doute. Et nous avons été tous surpris de voir que tu te soumettais si bonassement à te la laisser enlever par le général.

— Oui, mais sais-tu que ç’aurait été une lutte à mort, entre le général et moi ?

— Tu as donc eu peur, toi Burnouf ; toi qu’on désigne pour notre prochain général, au cas où Antonio Cabrera viendrait à mourir ou à nous abandonner ?

— Peur, nom d’un cratère ! peur, moi, Jean Burnouf !

— Dame, aussi, pourquoi ne l’as-tu pas disputée au général ?

— Je vais te dire : c’est que je n’étais pas trop sûr que j’eusse le droit de mon côté ; car vois-tu, sans l’arrivée opportune de la corvette, la polacre et son équipage, et moi par dessus le marché, étions tous flambés. Je craignais que nos gens ne se déclarassent en faveur du général ; ce qui, sans m’avancer, m’aurait rendu tout au moins suspect, pour ne pas dire plus ; et avec le général il ne fait pas bon de s’y frotter, à moins qu’on ne soit bien sûr de son coup. J’ai mes plans ; je t’en parlerai plus tard. En attendant, il serait à propos d’avoir l’opinion de nos gens.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre sur le roc au-dessus, et se renouvella par trois fois. C’était le signal de l’arrivée de quelqu’un de la bande.

Aussitôt une échelle de corde fut hissée par le moyen de palans. Cinq minutes après, un homme, revêtu d’une blouse grise et couvert d’un large feutre blanc, parut au milieu des pirates, qui s’étaient tous levés pour le recevoir. Cet homme c’était Antonio Cabrera.

— Allons, mes enfants, bonne nouvelle ! nous avons assez fainéantisé pendant ces huit derniers jours. En avant, et alerte. Il y a un million de pesos duros que la providence nous envoie.

— Houzza ! houzza ! Vive le général Antonio Cabrera ! crièrent tous d’une voix les pirates, en agitant leurs chapeaux dans les airs.

— Il me faut trois cent hommes. Toi, Burnouf, prends cinquante hommes, que tu embarqueras avec l’équipage de la polacre. Je vais en choisir cinquante que j’ajouterai à mon équipage, et nous partirons.

— Oui, oui, général, répondit Burnouf ; et il s’élança pour exécuter ses ordres.

— Piétro, continua Cabrera, tu vas rester dans l’esterre ; c’est à toi que je remets le commandement en mon absence. Tu tiendras constamment un homme en sentinelle sur le cap, et les sloops parés à faire voile au premier signal.

— Oui, mon général.

— Attends, j’ai encore quelque chose à te recommander ; et Cabrera se penchant à l’oreille de Piétro lui dit quelque chose qui sembla faire grand plaisir à ce dernier, car sa figure s’épanouit.

— Oui, oui, mon général ; comptez sur moi, je n’y manquerai pas.

— C’est bon. Maintenant, mes enfants, pressez l’appareil, je vais monter sur le cap pour jeter un dernier coup d’œil et voir si la mer est claire pour sortir.

Cabrera en un clin d’œil fut sur le cap, d’où il put voir, à l’est de la langue de terre, le Zéphyr qui s’avançait vers la pointe aux Cormorans. Il n’y avait pas de temps à perdre ; dans moins d’une demi-heure le Zéphyr l’aurait doublée, et il eut été imprudent de sortir de l’esterre à la vue d’un vaisseau. Un malheur pouvait faire découvrir la retraite des pirates, qu’il leur importait tant de tenir cachée.

Cabrera descendit avec précipitation, pour hâter par sa présence et presser l’appareillage.

Un homme placé en vedette au haut du cap, suivait les mouvements du Zéphyr et avait ordre d’en donner avis par des signaux, aussitôt qu’il serait arrivé à la pointe aux Cormorans.

Malgré les efforts inouïs que firent ces hommes altérés d’or, de sang et de carnage ; malgré l’activité déployée par Cabrera et tous les chefs qui se multipliaient pour presser les opérations, il était évident que le Zéphyr doublerait la pointe avant que les pirates pussent mettre en mer. Il leur fallait touer à travers le chenal la polacre et la corvette. Déjà les vaisseaux étaient prêts ; déjà trois cent hommes forts et robustes, jetés dans une vingtaine de canots et de chaloupes, remorquaient à leur suite la polacre et la corvette.

Cabrera, pour une dernière fois, courut au cap pour juger par lui-même du temps qu’il lui restait. D’un coup d’œil il vit qu’il était trop tard. Déjà le Zéphyr, semblable au coursier qui, impatient du mors qui le retient, agite sa crinière et encense de sa tête en sollicitant les rênes, commençait à plonger dans les vagues plus profondes au milieu desquelles sa proue se relevait en secouant les flots d’écume qui l’inondaient.

— Malédiction ! murmura Cabrera, il est trop tard ! Et cet homme osa maudire la providence de ce qu’elle ne lui permettait pas d’accomplir un crime !

— Ronaldo, cria-t-il à l’homme qui avait été posé en vedette sur le cap, et qui se trouvait à quelques pas de lui, descends vite, avertir nos gens d’arrêter et de demeurer chacun dans la position où il se trouve, la rame au bras. Cours et alerte ! tu remonteras quand je t’en donnerai le signal.

Cabrera, appuyé sur le tronc vermoulu d’un vieux chêne, semblait visiblement contrarié. Pendant quelques instants il suivit avec découragement le Zéphyr, qui fuyait comme une mouette en courant la bouline.

Tout à coup Cabrera se redressa, détacha sa cravate et l’étendit au vent. Un sourire de satisfaction vint agiter ses lèvres ; son front se dérida. La cravate flotta en s’agitant du côté de Matance.

— Enfin, s’écria Cabrera, enfin, je les tiens, ils ne pourront m’échapper cette fois. Le vent a sauté au nord nord-ouest. Le Zéphyr ne peut poursuivre sa route sans virer de bord ; et s’il vire de bord, nous pourrons sortir de l’esterre sans danger. Et alors nous verrons. À moi le Zéphyr, à moi le million, à moi la vengeance !

En effet ce qu’avait prévu Cabrera arriva. Le Zéphyr fut obligé de virer de bord et de courir une bordée en s’éloignant en ligne droite de la pointe aux Cormorans. Cabrera suivit encore quelques instants le Zéphyr, et après s’être assuré que la pointe aux Cormorans masquait complètement la sortie de l’esterre à la vue du Zéphyr, il donna à Ronaldo le signal de remonter et descendit à la hâte. Arrivé sur la plage, il envoya un de ses gens dire à Burnouf de faire sortir, aussitôt qu’il le pourrait, les deux vaisseaux de l’esterre, de ne pas l’attendre, qu’il les rejoindrait avant qu’ils fussent hors du chenal. Après avoir donné quelques ordres à ceux qui devaient rester à terre durant son absence, Cabrera se dirigea rapidement vers sa case, où il n’avait pas mis les pieds depuis deux jours. Il ne put réprimer les battements de son cœur, en approchant de sa demeure où la Française était tenue prisonnière. À mesure qu’il approchait, il sentait sa résolution s’affaiblir, son pas se ralentir malgré lui, un léger froncement vint contracter ses sourcils. — Je n’irai pas, se dit-il à lui-même : à quoi bon ? encore des pleurs, des pleurs, toujours des pleurs ! Je devrais l’étrangler, et cependant je ne sais ce qu’il y a dans son grand œil noir qui m’étonne, qui me désarme, qui me brûle à travers ses paupières humides. Je ne me connais plus. Cabrera s’émouvoir devant une femme ! Et il s’était arrêté irrésolu. — Non, je n’irai pas ; à la guerre, au feu, à la mort d’abord, et après… après nous verrons qui l’emportera de nous deux ! Et il s’élança vers un petit canot qui était sur le bord de l’eau, saisit l’aviron et en peu de temps il eut rejoint sa corvette qui, ainsi que la polacre, débouquait du chenal tortueux de l’esterre.

Dix minutes après, les deux navires pirates étaient en pleine chasse, et couraient, toutes voiles dehors, à la poursuite du Zéphyr.

Piétro était resté à terre chargé du commandement en l’absence de Cabrera, avec les plus pressantes recommandations de sa part de veiller sur la Française, et de lui procurer tout le comfort dont elle pourrait avoir besoin.