Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/04

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 41-52).

CHAPITRE IV.

le docteur léon rivard.


Pendant que les scènes que nous avons racontées dans le chapitre précédent se passaient aux environs de Matance, il se préparait, à la Nouvelle-Orléans, un complot, dans le but de priver le capitaine Pierre de St. Luc de la succession de feu Alphonse Meunier.

Le No 7, rue des Bons Enfants, dans la troisième municipalité de la Nouvelle-Orléans, faubourg Marigny, était une maison basse, à un étage, en briques. Des persiennes vertes, aux croisées, étaient constamment fermées. Cette maison se trouvait entourée de jardins qui l’isolaient des maisons voisines. Sur la porte d’entrée une vieille plaque de cuivre jaune portait pour inscription « Le Docteur Rivard. » La poussière et les fils d’araignée semblaient avoir été laissés sur les persiennes afin d’en protéger les peintures contre les injures du temps. Un certain air d’antique négligence régnait autour de cette habitation.

En entrant dans cette maison, une espèce d’antichambre servait d’étude à une couple de clercs en médecine, en même temps que de salle d’attente aux nombreux patients qui composaient la clientèle du Dr Rivard. De l’antichambre on passait dans la salle des consultations et de cette dernière dans le cabinet du docteur.

De vieux meubles à la Louis XIII, rares et usés, une table quarrée recouverte d’un tapis qui une fois fut vert et dont la couleur tirait actuellement sur celle du tabac, un large fauteuil rembourré en maroquin jadis rouge, quelques papiers épars sur la table, tel était le cabinet où nous devons entrer, pour assister à la scène qui s’y passa le 28 octobre 1836, trois jours après la publication du testament dont nous avons parlé dans le premier chapitre de cette histoire.

Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, mais qui paraît en avoir soixante, aux cheveux courts et grisonnants, que recouvre une petite calotte dont l’étoffe se perd sous une épaisse couche graisseuse, est assis dans le fauteuil. Les deux coudes appuyés sur sa table et la tête encaissée entre ses deux mains, il semble absorbé dans la lecture d’un document qui se trouve devant lui. Deux bougies jettent leur vive clarté sur le document ; l’espèce d’ombre que ses mains projettent sur sa figure, empêche de distinguer la contraction de ses lèvres et les plis qui sillonnent son front chauve et aplati, fuyant en arrière comme une tête de serpent.

De temps en temps, il regarde à une pendule en bois qui est au fond de son étude, puis il se remet à lire le document que, pour la dixième fois, il a déjà parcouru.

— Il est en règle, s’écrie-t-il à haute voix et se parlant à lui-même, il est en règle ! Comment faire ? Cinq millions en biens fonds et en bel et bon argent !… Et le docteur Rivard, car c’était lui, s’était levé, et après avoir parcouru deux à trois fois d’un pas rapide l’étude où il était, s’arrêta devant l’horloge.

— Neuf-heures trente-cinq minutes ! mais que peut-il donc faire ? Je ne comprends pas ce retard. Il aurait être ici à neuf heures précises. Je vais attendre encore dix minutes, et s’il ne vient pas, j’irai voir moi-même où il peut être allé et ce qui peut le retenir.

Il se mit encore à parcourir son étude à pas longs et rapides, en allant de son fauteuil à l’horloge et de l’horloge au fauteuil. À chaque tour, il regardait au document et jetait en retournant un coup d’œil impatient sur l’horloge. Enfin n’y pouvant plus tenir, il agita avec violence le cordon d’une clochette, qui se trouvait près du fauteuil et qui communiquait à la cuisine.

Une vieille négresse accourut, s’essuyant les mains à son tablier de coton blanc.

— M. Pluchon n’est-il pas encore arrivé, Marie ? n’est-il venu personne me demander ?

— Non, mon maître.

— Marie, tu connais M. Pluchon ?

— Oui, mon maître.

— Eh bien ! aussitôt qu’il viendra, tu le feras entrer. Je ne suis à la maison pour personne d’autre, entends-tu, Marie ?

— Oui, mon maître.

— Quel temps fait-il ?

— Li mouillé, à gros lorage ; la pli y tombé comme une soupe.

— C’est bon, Marie, tu vas te mettre sur le perron de la porte et attendre là, jusqu’à ce que M. Pluchon arrive, et tu le feras entrer, mais pas d’autres, entends-tu ?

— Mais, mon maître, moué y fais le souper pou li, mon la marmite y es au feu, personne pou veillé li.

— Au diable ta marmite et toi aussi. Va où je te dis.

Et la négresse s’en alla en grommelant entre ses dents : — Mé qué y a donc, le docteur, y fâché contre son lorloge, contre le soupé, contre moué, contre tout l’y monde, gros la tempête y va vinir ! Moué attrapé les coups, ça sûr, si n’a pas son le soupé ; et ça sûr aussi y aura pas soupé, car mon la marmite va renversé, si personne pou veillé li, et ça sûr personne pou veillé li, si moué pas là. Sapré mossié Plicho !

Ce n’était pas le temps qui inquiétait la négresse, quoiqu’une pluie froide tombât avec abondance ; le vent soufflait par raffales, la nuit était noire, la rue déserte et obscure, à peine éclairée à de longs intervalles par des lanternes dont les vitres brisées avaient, dans plus d’un endroit, laissé le vent éteindre les lumières. Quelques lanternes intactes conservaient encore cependant leur lumière pâle et lugubre et luttaient, en se balançant, contre les efforts du vent.

— Sapré M. Plicho ! murmurait la négresse, pourquoi y pas vinir tout suite ? y va été cause mon la marmite va renverser, et mon maître baté moué, si moué donné pas li son le soupé, sapré mossié Plicho ! La pli y tombe comme tout ; mais ça, c’est égal, moué pas fondre comme sucre, moué coutumé !

Et la vieille Marie, stoïquement assise sur le perron de la porte, plongeait de son œil unique à travers l’obscurité de la rue. — Il lui sembla entrevoir dans la distance une ombre indistincte qui passait sous la réflection d’une lanterne.

— Qué qu’un vini, ça c’est sûr, murmura-t-elle.

Et elle se baissa presque jusqu’à terre pour mieux voir. À mesure qu’elle regardait, il lui semblait que l’obscurité augmentait ; elle ne distinguait plus rien, mais bientôt elle put entendre les pas précipités d’un homme qui accourait. Cette fois elle ne s’était pas trompée. Un petit homme, armé d’un immense parapluie de coton, s’arrêta devant la négresse.

— Oh ! c’est vous, mossié Plicho. Encore un peu vous fesez renversé mon la marmite. Entri, mossié Plicho, mon maître attendé li depuis tantôt longtemps.

En effet, cet homme, c’était M. Pluchon, qui sans faire attention à ce que lui disait la négresse, entra dans la maison et se rendit jusqu’au cabinet du Dr Rivard, qu’il trouva dans l’acte de prendre son chapeau et sa canne pour sortir.

— Bonsoir, M. Pluchon.

— Bonsoir, docteur.

— Mais qui est-ce qui vous a donc retenu si longtemps ? j’allais justement sortir, pour savoir ce qui vous était arrivé.

— Asseyons-nous d’abord, je n’en puis plus de fatigue, je suis tout essoufflé et mouillé jusqu’aux os. Ne pourriez-vous me donner un petit verre de cognac ?

— Avec plaisir. Prenez haleine, et racontez-moi ce qu’il y a de nouveau. Avez-vous vu M. Jacques, le greffier de la Cour des Preuves ?

— Attendez un peu. J’en ai bien d’autres à vous conter.

Et M Pluchon ayant ôté sa redingote, qu’il plaça sur le dos d’une chaise, après avoir mis son large parapluie dans un coin, se servit un énorme verre de cognac qu’il avala d’un trait, en regardant avec ses petits yeux de furêt la figure inquiète du Dr. Rivard.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher M. Pluchon ?

— Mauvaise nouvelle.

— M. Jacques se douterait-il de quelque chose ?

— Pas le moins du monde. Au contraire il m’a pressé ce soir d’accepter son offre et de commencer, dès demain à huit heures du matin, à mettre en ordre toutes les vieilles paperasses qui se trouvent dans les voûtes du greffe de la Cour des Preuves. Après avoir fait semblant de disputer sur le salaire, j’ai fini par accepter.

— Mais tout va pour le mieux ! Il ne vous sera pas difficile d’enlever la petite cassette de maroquin ronge, à clous jaunes. Vous la connaissez bien, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, je la connais bien ; je l’ai encore vue ce matin, quand je suis allé avec M. Jacques dans les voûtes du greffe, sous prétexte d’examiner la besogne que j’aurais à faire.

— Qu’est-ce qui peut donc vous agiter ainsi ? Il n’y avait que M. Jacques à craindre.

— Le navire à trois mâts, le Sauveur, est arrivé !

— Le Sauveur est arrivé !

— Arrivé ; oui, ce soir à cinq heures ; il est maintenant amarré au quai, au pied de la rue Conti !

— Et le Zéphyr ?

— Le Zéphyr est attendu d’un jour à l’autre. Peut-être cette nuit, peut-être demain. Le capitaine du Sauveur, que je reconnus, par un pur hasard, au café de la bourse St. Louis, m’a dit qu’ils avaient fait route ensemble depuis Rio jusque par les 23 degrés de latitude nord, où il avait laissé le Zéphyr qui devait relâcher à Matance, dans l’île de Cuba. C’est la rencontre du capitaine qui m’a retenu si longtemps.

À mesure que M. Pluchon parlait, une pâleur livide envahissait toute la figure maigre et osseuse du Dr. Rivard. Une sueur froide couvrait son front plat et écrasé. Il sut néanmoins contenir son émotion, et se servant un coup de cognac qu’il mêla d’un peu d’eau, il fit signe à M. Pluchon d’en faire autant.

Ces deux hommes gardèrent le silence pendant quelque temps. Tous les deux pensaient ; mais leurs pensées étaient bien différentes.

M. Pluchon, lui, pensait que tout était perdu, et que les trente-cinq mille dollars que lui avait promis le Dr. Rivard, en cas de réussite, étaient aussi perdus. Fin, rusé, adroit pour exécuter les ordres qu’un autre lui aurait donnés, il manquait de cette intelligence et de cette énergie qui ne se rebutent de rien, et qui s’aiguillonnent et se développent au contact des difficultés et des obstacles. Sous une figure passablement insignifiante, à l’exception de ses yeux de furêt et de son nez pincé, il cachait l’âme la plus noire. Il avait reçu une certaine éducation dans un collège et exerçait, par forme, les fonctions de huissier. D’un caractère profondément dégradé, il ne reculait devant aucune bassesse. D’une sordide avarice, un crime, quelqu’atroce qu’il fut, ne lui répugnait pas, pourvu qu’il fût bien payé pour le commettre. Il avait la main toujours prête, mais il fallait une tête pour la diriger.

Il en était tout autrement du Dr. Léon Rivard. Ce contre-temps l’avait fortement contrarié, mais nullement découragé. Sa résolution était inébranlable, seulement il voyait ses plans dérangés. D’abord il ne s’était proposé que d’user de ruses et d’intrigues, maintenant il voyait qu’il lui faudrait ajouter un crime de plus à ceux qu’il allait commettre ; peut-être un assassinat serait-il nécessaire. Il tenait dans ses mains les fils d’une trame qu’il avait ourdie avec soin, pour s’emparer de la succession d’Alphonse Meunier ; et l’arrivée subite de Pierre de St. Luc pouvait tout détruire ; il connaissait parfaitement son homme. M. Pluchon était dans ses mains un agent actif et sûr, qu’il faisait mouvoir à son gré ; il était d’ailleurs certain de sa discrétion, ayant toujours eu le soin de ne pas se compromettre directement lui-même, et tenant en main les preuves suffisantes pour faire condamner Pluchon pour deux ou trois crimes, dont un seul lui eut valu la potence. Le Dr. Rivard agissait d’autant plus sûrement, qu’il passait dans le monde pour un parfait honnête homme, pieux, dévot et fréquentant régulièrement les églises.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous M. Pluchon ? Qu’allons-nous faire ?

— Ma foi, je n’en sais rien. Je crois que tout est perdu, fors l’honneur, comme on dit.

Dans toute autre circonstance, le Dr. Rivard n’eut pu s’empêcher de rire d’entendre Pluchon parler d’honneur, mais d’autres choses l’occupaient en ce moment.

— Non, tout n’est pas perdu, seulement il faudra un peu plus d’activité, peut-être un peu plus d’argent, voilà tout. Pour l’activité, je crois que vous n’en manquez pas ; quant à l’argent, nous en avons assez, Dieu merci !

— Que faut-il faire ?

— Écoutez et retenez bien ce que je vais vous dire : d’abord, avant tout, il faut que demain à neuf heures du matin j’aie ici en ma possession la petite cassette de maroquin rouge, où sont enfermés les papiers de feu M. Meunier.

— Vous l’aurez.

— Ensuite, il faut qu’en sortant d’ici vous alliez trouver Édouard Phaneuf, le pilote, et lui dire que, coûte que coûte, il est nécessaire que le capitaine Pierre n’arrive pas à la ville avant que vous en ayez été averti. Vous arrangerez vos plans ensemble pour cela. Voici cinquante piastres que vous lui donnerez en à-compte. Qu’il parte de suite et se tienne à l’embouchure du fleuve, ou croise en vue jusqu’à l’arrivée du Zéphyr.

— Je le verrai.

— Aussitôt que vous aurez donné vos instructions à Édouard Phaneuf, vous irez trouver la mère Coco-Letard, et vous la préviendrez que, d’un instant à l’autre, vous pourrez avoir besoin de sa maison, qu’elle appelle « son habitation des champs, » vous savez ?

— Oui.

— Vous lui direz qu’un certain monsieur aura besoin d’y être conduit ; et qu’une fois rendu dans son habitation des champs, il faudra le saisir et l’attacher : ses trois grands garçons pourront suffire et vous en donner avis en toute hâte. Vous vous arrangerez avec elle pour lui désigner le capitaine Pierre. Voici vingt-cinq…

Le Dr. Rivard et M. Pluchon se retournèrent vivement du côté de la porte du cabinet. Un léger bruit semblable aux pas de quelqu’un qui se retire, s’était fait entendre dans la pièce voisine. Le Docteur, effrayé, courut à la porte qu’il ouvrit, il ne vit personne ; il alla à la seconde qu’il ouvrit aussi, il n’y avait personne. Après avoir donné un tour de clef, il revint s’asseoir à son fauteuil dans son cabinet. — Ce n’est rien, dit-il, c’est le vent qui souffle à travers les persiennes. — Prenons un coup de vin. Le Docteur prit un peu de vin rouge, et M. Pluchon se servit un plein verre de cognac, qu’il vida d’un trait.

— Je vous disais donc que vous donnerez ces vingt-cinq dollars à la mère Coco-Letard ; vous lui direz qu’elle en aura autant pour chaque jour qu’elle gardera le monsieur chez elle ; qu’elle n’ait pas d’inquiétude pour la nourriture, et que moins elle lui en donnera, sera le mieux pour sa santé ; enfin que si, par accident, le monsieur venait à mourir au bout d’une semaine et pas avant, vous entendez, eh bien ! ça sera un accident et non pas sa faute ; dans ce dernier cas elle aura 100 dollars pour les frais d’enterrement, vous comprenez ? Surtout prenez bien vos précautions pour qu’elle ne laisse pas échapper le capitaine Pierre aussitôt qu’il mettra le pied sur la levée, s’il y met jamais les pieds !

— Soyez tranquille.

— Maintenant partez. Voici ma bourse, elle contient cent dollars pour vous. Venez ici demain matin à six heures, vous me direz le résultat de vos démarches. N’oubliez pas que, quelque chose qui arrive, il me faut ici la petite cassette à neuf heures demain matin.

— Vous pouvez compter sur moi.

M. Pluchon remit sa redingote, prit son chapeau et son parapluie, et sortit.

Le lendemain matin à six heures, M. Pluchon annonçait au Dr. Rivard que le Zéphyr n’était pas encore arrivé, que le pilote Édouard Phaneuf était parti pour l’embouchure du fleuve, et que la mère Coco-Letard était en sentinelle sur la levée, plus bas que le couvent des Ursulines, d’où elle pouvait apercevoir de loin et suivre de la vue le Zéphyr quand il arriverait.

Le docteur Rivard demeura enfermé dans son cabinet jusqu’à huit heures avec M. Pluchon, lui donnant ses instructions ultérieures au cas où le capitaine Pierre arriverait.

À huit heures M. Pluchon partit pour se rendre au greffe de la Cour des Preuves, où l’attendait M. Jacques.

À neuf heures, M. Pluchon arrivait chez le Dr. Rivard, tenant quelque chose enveloppé dans un foulard, sous son bras.

La porte était fermée. Il sonna. La vieille Marie courut à la porte et l’ouvrit. En voyant M. Pluchon elle fit une grimace, que celui-ci ne remarqua point, tant cette grimace pouvait être prise pour une simple contraction des muscles dans la figure de la négresse.

— Vous pas pouvé voir mon maître ; mon maître li couché, li passé toute la nuit à écri, et a di pas réveillé li.

— Va réveiller, ton maître, vieille sorcière, ou je t’enfonce ; dis-lui que c’est M. Pluchon qui lui apporte ce qu’il lui a promis.

La négresse s’en alla réveiller son maître, en murmurant entre ses dents « sapré Mossié Plicho ! »

Mais le docteur qui s’était jeté sur un lit de sangle tout habillé et qui ne dormait pas, avait entendu M. Pluchon, et il venait pour le faire entrer.

M. Pluchon lui remit le paquet qu’il avait sous le bras.

Le docteur, après l’avoir congédié sans façon, entra dans son cabinet où il s’enferma, détacha le foulard, et un sourire de suprême satisfaction vint errer sur ses lèvres et se répandit sur sa figure… Il tenait en sa possession la petite cassette de maroquin rouge !