Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/21

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 264-279).

CHAPITRE XXI.

retour à la vie active.


La vigoureuse constitution du capitaine Pierre, jointe à deux jours de tranquillité, à une diète prudente, à deux nuits de repos et au bonheur de se sentir libre, avait triomphé de la maladie ; et le matin du troisième jour, quand le soleil éclaira sa chambre et que les chants du moqueur vinrent égayer son réveil, le capitaine se sentit tellement rafraîchi qu’à l’exception d’un peu de faiblesse, il se trouva aussi bien qu’il eut pu le désirer.

Trim, enveloppé dans une couverte, s’était jeté tout habillé et dormait comme un bienheureux, couché sur le plancher au pied du lit de son maître.

Il était encore de bien bonne heure, et Pierre, afin de ne réveiller personne dans la maison, se leva tout doucement et appela Trim, en le secouant assez vigoureusement pour le tirer de son profond sommeil.

— Trim, lui dit-il quand il l’eut réveillé, je vais aller à bord du Zéphyr, j’ai besoin de voir ce qui s’y passe ; j’irai ensuite déjeûner avec M. Meunier, s’il est de retour de la campagne où tu m’as dit qu’il était allé.

Dans tous les cas, tu diras à madame Regnaud de n’être pas inquiète, que je me sens parfaitement bien, et de ne pas m’attendre pour déjeûner.

— Vous pas pouvez sortir à ct’heure, le docteur li l’a dit vous pas sorti di tout encore.

— Si le docteur me voyait, il me trouverait assez bien pour me laisser sortir. Et d’ailleurs il faut absolument que je voie M. Léonard et M. Meunier. Après cela je penserai à madame Coco-Létard et à ses élèves !

Trim vit avec terreur sur la physionomie de son maître sa décision de sortir, pour aller chez M. Meunier et à bord du Zéphyr. Quoique son maître lui parut parfaitement rétabli, il croyait que s’il apprenaît subitement la mort de M. Meunier, cette nouvelle ne lui causât une réaction, aussi fit-il tout en son pouvoir pour le détourner de sa résolution.

— Moué va couri cri M. Lénard, et amené li à li tout suite : pis moué couri l’après chez M. Meunier, quoique moué sé bien li pas vini, car li l’été pas vini encore hier soir, dit Trim en élevant sa voix.

— Ne parle pas si fort, tu vas réveiller les personnes qui dorment dans la chambre voisine.

C’était bien cela qu’espérait Trim, et il comptait sur l’influence de Mde. Regnaud pour dissuader le capitaine de sortir, au moins avant que le docteur eut donné son opinion sur la convenance de l’informer de la mort de M. Meunier, qu’il ne fallait lui apprendre qu’avec les plus grandes précautions.

— Vous l’été encore faible ; et pis c’est pas tout, continua Trim sur le même ton, il été bon vous pas montré li dans les rues, avant nous l’attrapé, tous ceux qui voulé faire li mouri dans l’cachot ; moué croyé y avait grand complot et M. Léonard itou.

— C’est justement pour cela que je veux voir M. Léonard.

— Eh bin ! moué couri cherché li. Et tout en disant cela, Trim sortit de la chambre.

Il a peut être raison, pensa le capitaine quand Trim fut sorti ; il doit y avoir eu quelque complot dans lequel les Coco-Létard ne jouaient qu’un rôle secondaire. En effet ce n’était pas mon argent qu’ils voulaient avoir, d’ailleurs savaient-ils si j’en avais sur moi ? Il doit y avoir quelque main puissante et secrète qui faisait mouvoir les fils de cette trame. Nous verrons.

Tout en faisant ces réflexions, le capitaine s’habilla, après quoi il passa tout doucement dans le salon où il s’assit sur un fauteuil près de la table sur laquelle il y avait plusieurs journaux. Il en prit un qu’il se mit à lire avec avidité. C’était le Courrier de la Nouvelle-Orléans. Ce que Trim avait tant redouté arriva, sans que le capitaine Pierre eut mis le pied hors de la maison de Mde. Regnaud.

Voici ce qui se trouvait sur le journal : « À peine annoncions-nous l’arrivée du trois mâts le Zéphyr, venant du Brésil, et la glorieuse conduite de son capitaine lors de la rencontre des pirates, dont nous avons donné la description dans notre dernier numéro, que nous avons à enregistrer aujourd’hui sa mort prématurée et sa fin tragique. Le jeune Pierre de St. Luc arrivait justement à temps pour recueillir l’immense succession que lui avait léguée son bienfaiteur ; mais la providence en avait ordonné autrement, et à peine les cendres de feu M. Alphonse Meunier avaient-elles eu le temps de se refroidir, que celles de son héritier ont été déposées près des siennes. Son corps fut trouvé flottant au bayou bleu, noyé par accident, suivant le rapport du Coronaire.

Les funérailles du capitaine Pierre de St. Luc ont eu lieu à la cathédrale, à midi précis. Une foule immense assistait à la cérémonie ; la présence des matelots du Zéphyr et du Sauveur, rangés quatre de front à l’arrière du cercueil, donnait à la procession un air de solennelle grandeur. »

Le capitaine lut à deux reprises l’article du Courrier, sans pouvoir y rien comprendre. Il regarda à la date de la publication ; c’était celle du 1er novembre 1836.

— Mais c’était bien avant-hier ! se dit le capitaine, en relisant l’article pour une troisième fois. Oui, c’est ça, c’est bien ça… Comment ? M. Meunier mort ! et moi mort, noyé, enterré… mes funérailles… mes matelots à mes funérailles ! — oui, c’est bien ça. Et pourtant, je ne dors pas… En vérité, je n’y comprends rien !

Le capitaine mit le journal sur la table, se rejeta en arrière dans le fauteuil, et le front appuyé dans ses deux mains, les coudes aux bras du fauteuil, il se mît à réfléchir. Mais plus il réfléchit à ce que contenait le Courrier, plus les choses lui parurent énigmatiques, à l’exception néanmoins de la mort de M. Meunier, son bienfaiteur, son père ; plus que son père, puisque son père il ne l’avait jamais connu.

Pierre sentit son cœur oppressé d’une immense douleur ; et à mesure que surgissaient à sa mémoire les vertus, les bontés, la tendresse, les attentions et les bienfaits de M. Meunier pour lui, il se sentait de plus en plus accablé sous le poids du coup dont il était frappé, dans ce qu’il avait de plus cher au monde, la personne dans laquelle il avait concentré toutes ses affections et son amour filial.

Il demeura quelque temps absorbé dans sa douleur, puis il se leva, fit trois à quatre tours dans le salon, la tête penchée ; puis il revint auprès de la table, regarda quelques instants le journal, qui lui avait appris la mort de son bienfaiteur, sans y toucher. Ses yeux semblaient se couvrir d’un voile, il regardait et tout ce qui se trouvait sur la table lui apparaissait comme une masse confuse. Il eût voulu pleurer, mais il ne le pouvait pas. Il se frotta les yeux, prit le journal dans ses mains, et pour une quatrième fois lut le compte rendu qu’il contenait. Il n’y avait pas à s’y méprendre : M. Meunier était bien mort ! À l’idée des vertus de son bienfaiteur, de sa générosité si bienfaisante pour les malheureux, de sa piété si sincère durant sa vie, vinrent se joindre la pensée et l’image des récompenses qui lui avaient été réservées dans l’autre monde ; insensiblement il fléchit les genoux et se prosternant devant son Dieu, il offrit une prière fervente du fond de son cœur. Cet homme qui, depuis des années, n’avait pas fait une prière, n’avait pas demandé un secours au ciel, n’avait pas offert un remercîment pour les grâces et les faveurs qu’il avait reçues, courbait en ce moment son front devant le Souverain juge du monde, devant lequel tôt ou tard doivent venir s’humilier les plus orgueilleuses têtes et les cœurs les plus endurcis. La prière du capitaine Pierre fut agréable à Dieu, parce qu’elle était sincère, parce qu’elle partait de l’âme ; et il en fut récompensé. D’abondantes larmes coulèrent silencieusement de ses yeux, et soulagèrent sa poitrine ; il se sentit plus fort, car il avait demandé de la force au Dieu tout-puissant ; il se sentit plus calme, car il avait demandé du calme au Dieu de toutes consolations.

Au moment où Pierre se relevait, la figure encore toute baignée de pleurs, Madame Regnaud entrait dans le salon. Elle fut fort étonnée de voir le capitaine tout en larmes, et s’empressa de lui en demander la cause. Il lui montra du doigt le journal qui était sur la table.

— Ah ! s’écria Mde. Regnaud, cette Mathilde ! je lui avais bien recommandé pourtant de cacher toutes les gazettes. Mais aussi qui aurait pu se douter que vous seriez si matinal !

— N’en voulez pas à mademoiselle Mathilde de son oubli, répondit le capitaine avec un soupir, tôt ou tard j’aurais appris cette fâcheuse nouvelle ; peut-être valait-il mieux que ce fut de cette manière, car c’était la volonté de Dieu, et il me donne la force de la supporter.

— Oui, mon pauvre Pierre, continua Mde. Regnaud qui savait qu’il n’y a rien de si propre à calmer les grandes douleurs que d’y associer le nom de Dieu, c’était la volonté de Dieu, et tout ce qu’il fait est pour le mieux. Soumettons-nous avec résignation à ses volontés, c’est le moyen de lui être agréable et de reconnaître son infinie bonté.

— C’est ce que j’ai fait, ma bonne Mde. Regnaud, et je me sens plein de force et de résignation.

— J’entends quelqu’un ouvrir la porte de la cuisine.

— Tiens ! c’est toi, Trim, s’écria Mde. Regnaud.

— Oui, madame, répondit Trim en faisant un salut.

— As-tu amené M. Léonard ? demanda le capitaine.

— Oui, li l’été à la porte, où moué a dit à li d’attendé jusqu’à ce que vous diré li pour vini.

— Fais-le entrer, madame Regnaud me permettra bien de le recevoir dans ma chambre.

— Mais certainement, mon Pierre ; dans la chambre ou dans ce salon. Fais comme si tu étais chez toi, ne te gênes pas.

Quand M. Léonard fut entré dans la chambre à coucher du capitaine, celui-ci prit affectueusement son esclave par la main et se retournant vers M. Léonard, il lui dit : « Voici mon meilleur ami, je lui dois la vie ; je vous prends à témoin que de ce jour il est libre et je veux qu’il soit traité comme tel jusqu’à ce que les formalités de la loi aient pu être remplies à cet effet. Si vous n’avez pas d’objection, nous le ferons entrer avec nous pour nous consulter ensemble, car nous avons bien des choses à faire, et j’ai besoin de son avis. » M. Léonard approuva le capitaine ; tandis que Trim, tout confus et ne trouvant pas de paroles pour exprimer ce qu’il ressentait, regardait le capitaine avec de grands yeux étonnés.

Ce qui étonnait le plus Trim, ce n’était pas l’offre que lui faisait son maître de sa liberté, il la lui avait déjà offerte vingt fois, comme nous l’avons dit, et il l’avait toujours refusée ; ce n’était pas non plus de lui entendre dire qu’il lui devait la vie, il n’avait fait en cela que son devoir et il ne s’en attribuait aucun mérite particulier. Tom en avait fait autant, et tout autre en eut fait de même, pensait le nègre ; mais ce qui pour lui valait mieux, mille fois mieux que la liberté, c’était de s’entendre appeler le meilleur ami de son maître, de sa propre bouche, et en présence du premier lieutenant du Zéphyr, en dépit des préjugés si enracinés des blancs contre les esclaves, espèces de choses qui ne sont ni hommes ni bêtes !

Ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté que le capitaine put obtenir de Trim qu’il entrât dans sa chambre pour prendre part aux délibérations qui allaient avoir lieu ; et quand il fut entré, il fut impossible de le décider à prendre une chaise, il voulut absolument rester debout.

Le capitaine demeura plus de deux heures renfermé avec ces deux hommes, dans sa chambre, en secrète consultation.

Quand il sortit pour aller déjeûner, sa figure était pâle, son front soucieux, son regard fixe ; il tenait à la main la petite bouteille de poison, que Pierrot avait donné à Trim, lorsque celui-ci suivit le mulâtre dans le jardin de M. Meunier. Avant d’entrer dans la salle à déjeûner, où l’attendait Mde. Regnaud et sa fille, le capitaine enveloppa soigneusement la petite bouteille dans un morceau de chamois et la mit dans sa poche de gilet.

Après avoir présenté ses excuses à Mde. Regnaud et à sa demoiselle de les avoir fait attendre, ils s’assirent à la table, sans dire un mot. Le repas se passa dans le plus grand silence, mais non sans une grande envie de la part de Mde. Regnaud d’apprendre l’histoire du capitaine. De temps en temps elle jetait un coup d’œil furtif sur ce dernier, qui, sans lever les yeux de dessus son assiette, mangeait plus de l’air d’un homme qui accomplit une œuvre de nécessité et d’habitude, que pour satisfaire un appétit qu’il ne semblait pas avoir. Avant de se lever de table cependant, il dit à Mde. Regnaud :

— Vous devez avoir hâte de savoir comment il se fait que l’on m’ait cru mort, et que l’on ait enterré un étranger pour moi.

— Eh bien ! oui, Pierre ; j’avoue que j’en suis assez curieuse.

— J’ai été la victime d’un odieux mais habile complot, et c’est afin d’en découvrir les auteurs que je vous demande la permission de rester encore quelques jours avec vous. J’ai besoin de rester caché pour quelque temps aux yeux du monde, qui doit me croire mort.

— Certainement ; reste tant que tu voudras.

— J’aurai encore besoin d’abuser de votre bonté jusqu’au point de vous prier de vouloir bien me permettre de recevoir dans ma chambre quelques personnes que j’ai prié M. Léonard d’aller chercher.

— Mais sans doute. Je t’ai déjà dit que tu étais chez toi ; ne te gênes pas, sans cela tu me ferais de la peine et à Mathilde aussi.

Le capitaine jeta un coup d’œil sur la jeune fille, dont la douce figure un peu pâle s’anima sous le regard de Pierre, en s’entendant nommer par sa mère.

— J’ai encore une faveur à vous demander, c’est de me permettre de vous faire attendre encore quelques jours, avant de vous raconter mon histoire.

— Tu ne pourrais pas nous en dire un petit bout, tout petit ; demanda Mde. Regnaud, dont la démangeaison, à l’endroit de la curiosité, tenait de cette vertu si intactement préservée par son sexe, depuis qu’elle lui fut spécialement léguée par notre première mère.

— Excusez-moi pour le présent.

— Ah ! Pierre.

— Ah ! monsieur Pierre, ajouta timidement Mathilde.

— Il m’est pénible de vous refuser, mais c’est impossible, absolument impossible pour le présent.

— Quand donc ?

— Peut-être ce soir pourrai-je vous en dire une partie.

— C’est bien, mon Pierre, répondit Mde. Regnaud qui vit, à l’expression sérieuse du capitaine, qu’elle n’en obtiendrait rien pour le présent ; nous ne te pressons pas, car je sais que, si tu le pouvais, tu le ferais.

Le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte, mit fin à la conversation. Bientôt M. Léonard entra avec Sir Arthur Gosford, que le capitaine avait envoyé chercher. Sir Arthur, qui n’avait pas été prévenu par M. Léonard, demeura immobile d’étonnement en apercevant le capitaine. Ce dernier ne put s’empêcher de sourire de la contenance de Sir Arthur.

— Donnez-moi donc la main, Sir Arthur, n’ayez pas peur de me toucher, je ne suis pas un revenant, quoique vous ayiez assisté à mon enterrement hier.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire, s’écria enfin Sir Arthur, qui avait eu peine à trouver la parole et qui n’avait osé en croire ses yeux ; mais qu’est ce que tout cela veut dire ?

— Ça veut dire, Sir Arthur, qu’hier vous me croyiez mort, et qu’aujourd’hui vous avez de la peine à croire que je ne le sois pas encore, lui dit le capitaine, en le prenant par la main et le conduisant dans sa chambre. Excusez-moi si j’ai pris la liberté de vous envoyer chercher, au lieu d’être allé vous voir moi-même. Vous allez bientôt en savoir la raison. Faites-moi le plaisir d’entrer. En attendant, M. Léonard voudra bien, dit-il en se tournant vers ce dernier, aller chercher un agent de police dans l’activité, l’intelligence et la discrétion duquel on puisse placer la plus grande confiance.

— Je vais tâcher de trouver le vieux André Lauriot.

— C’est justement l’homme qu’il me faut.

Aussitôt que M. Léonard fut parti, le capitaine, ferma la porte et prenant une chaise près de Sir Arthur, lui dit :

— Vous êtes surpris, Sir Arthur, et vous avez raison de l’être ; mais il y en a bien d’autres qui le seront plus que vous ! Il ne s’en est pas fallu grand’chose que je ne devinsse la victime d’un infernal complot monté, je n’en doute pas, dans le but de me priver de la succession de mon vénéré bienfaiteur, M. Alphonse Meunier.

— Je n’ai pas besoin de vous dire mon étonnement, M. de St. Luc, vous le présumeriez assez si vous ne l’aviez pas lu sur ma figure. Mais je vous avoue que je ne pouvais m’expliquer comment… vous… aviez pu vous noyer, et je n’avais aucun doute que vous n’étiez tombé victime de quelqu’assassinat. Mais comment vous êtes-vous échappé ?

— C’est Trim, mon nègre, qui m’a délivré des mains, de mes bourreaux, qui à leur tour sont mes prisonniers ; les chefs du complot m’échappent encore, du moins celui qui en était le chef et la tête, mais je suis sur la piste, et avant longtemps, j’espère ce soir peut-être, je l’aurai en ma puissance. Mais, Sir Arthur, pardonnez-moi de vous retenir si longtemps, je vous avais envoyé chercher pour vous prier de vouloir bien vous charger de quelques lettres pour le Canada. Comme vous ne deviez rester que quelques jours à la Nouvelle-Orléans, je craignais que vous ne partissiez sans que je pusse vous voir.

— Je devais partir ce matin, mais je suis forcé de rester ici encore quelques jours.

— Je suis bien content, j’aurai occasion de vous voir encore.

— Bien certainement.

— Et comment est mademoiselle Clarisse ?

— Très-bien, je vous remercie.

— Et Miss Thornbull ?

Sir Arthur baissa la vue, une légère pâleur passa sur son front, et il répondit après un instant d’hésitation :

— Je ne l’ai pas vue depuis avant-hier soir, elle n’était pas trop bien. Et changeant brusquement de conversation, il continua ; je n’en reviens pas vraiment, M. de St. Luc ; vous dire, combien je suis heureux de vous revoir aujourd’hui hors de danger plein de vie et de santé, quoique vous ayez l’air un peu changé, n’est pas nécessaire. Notre amitié formée et cimentée dans des circonstances comme celles sous lesquelles elle a commencé, est, trop profonde pour que nous ayons besoin de protestations mutuelles, afin d’y croire. Si vous avez besoin de moi, si je puis vous être de quelque service, dites, je suis à vos ordres ; si vous avez besoin d’argent, ma bourse vous est ouverte. Vous êtes plus riche, bien plus riche, que moi, je le sais ; mais je sais, aussi que, pour quelques jours au moins, vous ne pourrez jouir de votre fortune.

— Merci, merci, Sir Arthur ; vous êtes mon ami, je le sais, et c’est pour cela que je ne voulais pas vous laisser partir sans vous revoir. Quant à vos offres d’argent, je vous suis bien obligé ; M. Léonard m’a apporté ce matin mille dollars, qui me suffiront de reste jusqu’à ce que je puisse en avoir davantage.

— Je ne vous presse pas, car je pense bien que vous ne voudriez pas faire de cérémonies avec moi.

— Non, Sir Arthur, je ne ferais pas de cérémonies avec vous ; mais ne parlons plus de cela. Quand partez-vous ?

— Dans quelques jours.

— Qu’est-ce qui vous fait retarder votre départ ? vous étiez si pressé de vous rendre à New-York.

— Rien… rien de particulier, répondit Sir Arthur d’un air embarrassé ; mais vous, racontez-moi donc comment vous avez failli être la victime de cette odieuse trame. Je ne puis en revenir.

— Bien volontiers, Sir Arthur, d’autant plus que je serais fort aise d’avoir votre avis, sur ce qui serait le mieux à faire dans les circonstances actuelles.

Pierre de St. Luc raconta comment, au débarquement du navire, il fut conduit par la mère Coco à l’habitation des champs ; sa chute dans le cachot, le traitement qu’on lui fit subir ; ses hardes qu’on lui enleva ; le serpent à sonnettes qu’on y jeta ; la découverte que fit Trim que le noyé n’était pas son maître ; ses soupçons, ses recherches avec Tom ; comment Trim rencontra le Dr. Rivard chez le vendeur de poisons et de serpents, et comment Trim, après avoir rencontré la vieille négresse Marie, l’esclave du Dr. Rivard, fit part de ses soupçons à Tom ; leurs recherches, leur visite à l’habitation des champs ; leur désappointement à la réception que leur fit les Coco-Létard ; la lutte de Trim et de Tom avec les Coco ; enfin sa délivrance.

— Eh bien ! continua le capitaine, qu’en pensez-vous, Sir Arthur ?

— Je suis confondu de l’audace et de la méchanceté de ces monstres ; et d’après ce que vous m’avez dit, je n’ai aucun doute que ces Coco-Létard ne soient les instruments de ce Pluchon, qui lui-même n’était que l’agent du Dr. Rivard.

— Que me conseillez-vous de faire ? Je n’ai pas de preuves positives contre le docteur.

— Voici ce que je ferais. D’abord je ferais surveiller toutes les démarches du docteur, et prendre tous les renseignements possibles à son égard. Je ferais déterrer M. Meunier, et voir si l’on découvrirait aucune trace de poison.

— J’ai justement eu la même idée, et c’est pour cela que j’ai envoyé chercher un fameux agent de police, qui doit venir d’un instant à l’autre.

— Ne m’avez-vous pas dit que ce Pluchon était prisonnier avec les Coco-Létard ?

— Oui.

— Je les ferais parler ; et par peur, menaces, promesses ou autrement, je tâcherais d’en obtenir tout ce qu’ils savent du complot.

— C’est une heureuse idée, s’écria le capitaine en se levant et se frottant les mains. Je veux les voir dès aujourd’hui. Voulez-vous venir avec moi à l’habitation des champs ? Nous prendrons une voiture fermée.

— Avec le plus grand plaisir.

En ce moment M. Léonard arrivait, accompagné de l’agent de police, André Lauriot.

André Lauriot était Un de ces vieux limiers exercé au métier par vingt ans de service ; il n’y avait pas de brigand qu’il ne connût de fait ou de réputation. Employé presque toujours dans les affaires difficiles, il savait déployer au besoin un tact et une finesse admirables, une patience inaltérable, une activité extraordinaire et un courage à toute épreuve. C’était justement l’homme qui convenait au capitaine.

— Bonjour, M. Lauriot, lui dit le capitaine en souriant à la surprise de ce dernier.

— Bonjour, capitaine, je crois, si je ne me trompe, que vous êtes le même qui étiez mort il y a trois jours, enterré avant-hier et vivant aujourd’hui ; et Lauriot fit entendre un de ces rires à demi étouffé, qui lui étaient particuliers.

— Le même, M. Lauriot, le même ; mais pour quelque jours encore, je dois être mort pour le monde, jusqu’à ce que j’aie pu mettre la main sur quelques personnes, qui ne s’attendent certainement pas à ma résurrection. En attendant voici ce que je désire que vous fassiez pour moi. Connaissez-vous le docteur Rivard ?

— Très bien.

— Un nommé Pluchon, espèce de huissier ?

— Parfaitement.

— C’est bien. Vous, ferez surveiller le docteur Rivard de manière à m’informer de ses moindres démarches. Il ne faut pas qu’il soit perdu de vue, nuit et jour.

— Je comprends.

— Ainsi que ce Pluchon.

— Très bien.

— Aussitôt que vous pourrez me faire parvenir quelques renseignements, envoyez-les moi ou plutôt apportez-les moi vous même ici. Il est maintenant neuf heures, je vous attendrai à onze. Voici une vingtaine de dollars pour commencer. À propos j’oubliais une chose importante. Vous avez connu M. Meunier ?

— Qui est mort dernièrement ?

— Oui. On soupçonne qu’il a été empoisonné. Y aurait-il moyen de s’en assurer, sans donner l’éveil au docteur Rivard ?

— Je pense.

— Eh bien ! partez ; ne parlez pas de moi, n’épargnez aucune peine et ne craignez rien pour les dépenses.

— Je ne suis pas inquiet là-dessus ; je reviendrai à onze heures, ou si je ne peux venir, je vous écrirai un mot. — Bonjour, capitaine.

Aussitôt que l’agent de police fut sorti, le capitaine chargea M. Léonard d’aller lui chercher une copie du testament de M. Meunier.

Maintenant, Sir Arthur, continua-t-il, nous monterons dans la voiture, et nous irons à l’habitation des champs.

— Ne craignez-vous pas de vous exposer à être reconnu ?

— Oh ! non. La voiture est fermée ; et d’ailleurs je me couvrirai de mon manteau, s’il est besoin.

— Comme vous voudrez.

Le capitaine et Sir Arthur montèrent dans le cabriolet couvert qui les attendait à la porte, et après avoir donné au nègre Toinon, qui servait de postillon, l’ordre d’aller au Couvent des Ursulines, les chevaux partirent au grand trot.