Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/23

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 288-296).

CHAPITRE XXIII.

exaltation, orgie, inquiétudes.


Il était près de minuit, quand le docteur Rivard entra à son logis. Il arrivait du Bureau du Bulletin, où on lui avait promis d’insérer l’avis de la Cour des Preuves pour le lendemain matin. La figure du docteur était animée et rayonnait de joie. Après avoir fermé les portes et fait coucher ses serviteurs, dont le nombre se résumait dans la vieille Marie, il s’enferma dans son étude. Il tira d’un tiroir le testament de feu Alphonse Meunier, et l’ouvrit sur son pupitre en souriant d’un rire de triomphante satisfaction ; ses yeux brillèrent de plaisir, et il se mit à parcourir à grands pas son étude, en se frottant les mains de bonheur.

Vive Dieu ! murmurait-il, je n’ai plus que douze heures à attendre. Il est minuit, et demain à midi je serai nommé administrateur, ou plutôt non, le petit Jérôme sera reconnu comme le fils légitime de feu M. Meunier, et moi, en ma qualité de tuteur, je deviendrai tout uniment l’administrateur naturel de ses biens ! ah ! ah ! ah ! Et cette vieille bête de juge, qui s’était imaginé que j’allais résigner mes fonctions de tuteur, et refuser l’administration ! oh ! oh ! oh ! refuser l’administration de plusieurs millions, moi, Léon Rivard ! oh ! oh ! oh ! Buvons un verre de madère à la santé de la perspicacité de son honneur le juge de la Cour des Preuves !

Il tira une bouteille de l’armoire, s’en vida un plein verre, qu’il sirota avec une ineffable sensualité, en fermant à demi les yeux, et se faisant claquer les lèvres après les avoir léchées de sa langue.

Il n’est pas mauvais du tout ce madère ! continua le docteur, en se parlant à lui-même ; maintenant voyons notre richesse, ou plutôt celle de notre pupille ! oh ! oh ! oh ! Je connais déjà le testament par cœur ; mais c’est égal, ça ne nous fera pas de mal de le relire encore une fois, une petite fois ! voyons, commençons par le commencement : « Me sentant attaqué d’une maladie incurable, &c. » Il avait deviné juste, le vieux ! « Je recommande mon âme à Dieu. » Oh ! oh ! oh ! comme s’il avait eu besoin de lettre d’introduction ! Je lui avais donné son passeport et sa feuille de route, qu’avait-il besoin de recommandations ? « Je, &c., Je, &c. Je ne dois à personne, &c. » Tant mieux, nous aurons moins de difficulté dans notre consciencieuse administration. « Je constitue pour mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc, &c. » Nous connaissons tout ça ; passons aux legs. « En reconnaissance de la fidélité, &c., de Pierrot et Jacques, &c. » C’est ce maudit mulâtre de Pierrot, qui était toujours sur mes talons, quand j’entrais chez le défunt ; nous verrons s’il l’aura, sa liberté ! « Je donne, &c. Je donne et lègue, &c. Je lègue, &c. Je lègue à dame veuve Regnaud, &c. » Vieille folle ! « J’en donne la nue propriété à son intéressante et aimable fille, Mathilde. » Une petite nigotte ! une petite pimbêche ! une petite stupide ! avec des yeux de feu, un cœur de glace ! avec un assez joli minois, une grosse bête ! Si elle avait voulu… je lui laisserais bien son legs ; je l’aurais doublé, triplé même ! Mais avec de pareils vertugadins, le mieux, ma foi, c’est de ne pas s’en occuper… Passons au positif ; prenons une plume et du papier, et additionnons :

Par titres authentiques hypothécaires
$223,050
Oh ! je ferai bien grâce des cinquante dollars !
Billets promissoires hyp. et échus
$194,337
Billetsprdomissoiresdoxxxxnon échus
$342,612
Les billets échus, j’en réaliserai le montant ; ceux qui ne le sont pas, je les discompterai à perte. Ce ne sera pas mon pupille qui en souffrira.
Propriétés foncières
$665,000
Actions
$042,000
Dépôts ! dépôts ! dépôts ! ! ! quatre cent soixante et quinze mille dollars ! ! !

Buvons un verre de vin !… oh ! c’est bon le vin ! buvons-en un autre à la mémoire de feu M. Meunier !… et un autre à la santé de feu M. de St. Luc !… et encore un autre à la mémoire de notre pupille, le fils légitime du premier défunt ! hi, hi, hi !… Maintenant laissons-là nos calculs ; j’ai la vue un peu fatiguée ! Buvons. Ce n’est pas tous les jours, qu’on devient administrateur de-du-de la d’une si grande fortune ! ce sont de bien mauvaises chandelles, que j’ai là ! Elles n’éclairent pas ; et je veux bien que le d… m’emporte, si j’y vois clair. Allons, encore un coup !… et encore un autre petit… Mais oui ; c’est bien ça ; c’est un fait ; il n’y en a plus dans la bouteille ! Si je faisais sauter le bouchon d’une bouteille de Sillery mousseux ? et pourquoi pas ? Ça oui ; c’est du vin ! il n’est pas si fort que ce coquin de madère qui vous monte à la tête ! voyez donc cette belle couleur, cette moussante écume ! allons à votre santé… Il est bon, fameux, capital ! Il faut que j’en boive un autre verre à la santé de… de qui donc ? de cet autre défunt, auquel j’ai ce soir délivré un passeport pour sa majesté l’empereur des enfers ! hi ! hi ! hi !

Ah, si cet animal de Pluchon était ici, je boirais à sa santé, et je lui ferais chanter sa chanson : « Montre-moi ton petit poisson. » En voilà une chanson, par exemple ! ton petit poisson ! oh ! oh ! oh ! Il devait être un pêcheur, celui-là qui l’a composée ; je voudrais bien savoir s’il était pêcheur au dard ou à la raie ? dans tous les cas, un verre de champagne à l’immortel auteur de l’immortelle chanson ! au roi… des chansonniers !… Je commence à voir double ; est-ce que, par hasard, le champagne affecte la vue ? Ma langue s’épaissit ; ah ! comme les chan… delles tournent et dan… sent ! dansons ; …non, je tombe… rais. Allons nous cou… cou… cher, ça vau… dra… a mieux, car je crois vrrr… ai… ment que je suis… i… i… ivre !

Nous laisserons le docteur Rivard regagner, du mieux qu’il pourra, sa chambre à coucher, où nous irons le trouver à son réveil. Le docteur était généralement sobre, et l’excès qu’il venait de commettre devait être attribué à l’exaltation fiévreuse que les événements de la journée lui avaient fait éprouver, plutôt qu’à sa disposition à se livrer à l’intempérance.

Le lendemain, le docteur Rivard se leva de bonne heure, et sans autre souvenir de la veille, qu’un léger mal de tête, qui se dissipa à la première tasse de café, que la vieille Marie lui apporta à son lit.

Après avoir pris son déjeuner, il entra dans son étude et s’assit dans son fauteuil. Il demeura quelque temps la tête penchée et les bras croisés sur la poitrine. Les plis nombreux de son front annonçaient du soucis et de l’inquiétude chez cet homme si hardi, si endurci, si énergique. Cette journée allait être décisive pour lui ; dans quelques heures son sort allait être décidé. Qu’y avait-il qui put l’inquiéter ? Pierre de St. Luc n’était-il pas mort, ou du moins, si, par un impossible hasard, il n’était pas encore mort, n’était-il pas bien gardé au fond d’un cachot ? L’enfant légitime, reconnu et découvert par le juge même de la Cour des Preuves, n’était-il pas son pupille, légalement sous sa tutelle ? n’était-ce pas ce même juge de la Cour des Preuves qui allait prononcer sur la légitimité de son pupille ? et aussitôt que l’héritier aura été reconnu, le tuteur ne pourra-t-il pas aller de suite mettre la main sur les dépôts faits aux banques ? Quatre cent soixante et quinze mille dollars, en or ou en billets de banques ! Qu’y avait-il donc pour donner du souci et de l’inquiétude à cet homme ! Qu’y avait-il donc pour lui faire froncer les sourcils et blanchir les lèvres, qui frémissaient malgré qu’il les comprimât fortement ? ce qu’il y avait ? il y avait au fond du cœur de cet homme ce que Dieu a mis au cœur de tous les méchants, la crainte d’être découvert et puni ! Un instant, il hésita ; il eut envie de tout abandonner et de s’enfuir ; mais l’énergie de son caractère et son audace l’emportèrent sur la crainte.

Non, s’écria-t-il, en se levant debout et frappant du poing sur son bureau, non ! Il ne sera pas dit que j’aurai reculé ; et quand il y aurait un abîme sans fond, béant devant moi, j’y sauterais plutôt que de faire un pas en arrière. À dix heures, j’irai au greffe signer cette requête, en ma qualité de tuteur, et à midi je serai à mon poste. Mais avant, il faut que je consulte un avocat ; j’en aurai un, il m’en faut un.

Le docteur se rassit plus tranquille ; écrivit quelques notes, qu’il mit dans son portefeuille, après quoi il alla prendre l’air et se promener dans son jardin. En passant par la cuisine, il recommanda à la vieille Marie de l’avertir si M. Pluchon venait au bureau.

À neuf heures, il rentra dans son étude, vivement contrarié de ne pas voir arriver Pluchon. Il avait hâte d’avoir des nouvelles du capitaine et de Trim ; de savoir si le capitaine vivait encore, ou s’il était mort, et dans ce cas, si on l’avait enterré. Une certaine vague appréhension flottait devant ses yeux, à l’endroit du capitaine ; un indistinct pressentiment lui faisait craindre quelque chose, sans pouvoir exactement préciser ce que c’était, il se sentait effrayé comme s’il eut instinctivement pressenti un avant-coureur de quelqu’épouvantable catastrophe. Une sueur froide mouillait son front plat et écrasé.

À neuf heures et demie, il prit son chapeau et sa canne, et se rendit chez M. Duperreau, avocat, avec lequel il eut une conversation de quelques minutes, et tous les deux se rendirent au greffe de la Cour des Preuves. M. Duperreau examina la requête, qu’il remit ensuite au docteur Rivard qui la signa. Le docteur prit un billet de cinquante piastres et le donna à l’avocat, en le priant de vouloir bien voir à ce que tout fut en forme pour midi précis.

Un homme avait suivi le docteur Rivard du moment qu’il était sorti de chez lui, et ne l’avait pas perdu de vue ; cet homme l’avait vu signer ; et pendant que le docteur parlait à son avocat, cet homme en profita pour parcourir la requête à la hâte, écrivit quelques mots sur un morceau de papier, qu’il cacheta, puis dit un mot à l’oreille d’une personne qui l’accompagnait, en lui remettant la note et sortit pour suivre le docteur Rivard.

En sortant du greffe, le docteur Rivard, dont l’inquiétude augmentait de plus, en plus, se rendit à la demeure de Pluchon. On lui répondit que Pluchon n’était pas revenu depuis la veille. Il alla de là au marché aux légumes, dans l’intention de voir la mère Coco, espérant en apprendre ce qu’il avait tant envie de savoir, sans toutefois se compromettre. Il ne savait pas où était la stalle de la mère Coco, et se la fit désigner. La mère Coco n’y était pas ; le lecteur sait pourquoi ; Clémence occupait sa place. Le docteur, en apercevant la petite revendeuse, fut frappé de son extrême ressemblance avec Jérôme, son pupille. Il l’examina avec une grande attention, et plus il l’examina, plus la ressemblance lui parut frappante.

— Auriez-vous la bonté de me dire si madame Coco-Létard doit venir bientôt ? je présume que vous vendez pour elle.

— C’est ma mère, monsieur, lui répondit Clémence ; je ne sais pas où elle est, elle n’est pas revenue à la maison depuis hier matin.

— Vous ne savez pas où elle peut être allée ?

— Je ne sais pas, monsieur, répondit la petite en rougissant, car elle soupçonnait que sa mère pouvait avoir quelque raison de rester à l’habitation des champs.

— Connaissez-vous un nommé Pluchon ?

— Non, monsieur.

Le docteur Rivard, désappointé dans ses recherches, éprouvait de violentes inquiétudes et ne savait trop qu’en penser. Il chercha à s’étourdir, et alla prendre un verre de vin au cabaret voisin ; il fallait qu’il fût dans des circonstances bien extraordinaires, pour entrer dans un café, chose qui ne lui arrivait jamais. Il prit ensuite une chaise et se mit à lire les journaux. À midi moins un quart, il se rendit à la Cour des Preuves, où une assez grande foule se trouvait réunie dans l’attente de ce qui allait avoir lieu ainsi que l’avait annoncé le Bulletin. Le docteur se sentit un frisson lui passer sur le corps à la vue de tout ce monde, lui qui avait espéré n’y voir qu’une douzaine de personnes. Il parcourut d’un œil inquiet toutes ces figures étrangères pour lui, et n’apercevant rien qui dut l’effrayer, il se dirigea vers son avocat M Duperreau, qui parlait avec animation à M. Charon, le chef de l’Hospice des Aliénés, qui avait été sommé de comparaître, pour donner son témoignage et constater l’identité du petit Jérôme avec les entrées des régistres.