Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/50

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 329-338).

CHAPITRE L.

le titre du roman s’explique.


Le lendemain de la scène qui avait failli être si dangereuse à madame de St. Dizier, elle se sentit assez de force pour demander des explications au père de Florence.

Meunier lui apprit tout ce qu’il savait, savoir : que M. de St. Luc paraissait bien connaître le fils de Mme de St. Dizier et d’Alphonse Meunier, qu’il lui avait assuré qu’il vivait et cherchait sa mère en Canada, sans avoir voulu lui dire d’avantage.

Ces renseignements étaient si positifs, que cette pauvre mère ne put douter que son fils ne fut encore vivant, peut-être en Canada. Hélas ! vivrait-elle assez longtemps pour le voir et le presser sur son cœur ? Viendrait-il à temps pour recevoir ses derniers soupirs ?

Madame de St. Dizier ne se faisait pas d’illusion sur sa situation ; elle avait reçu les derniers sacrements ; son sacrifice était fait et elle l’avait fait de bonne grâce ; mais elle sentait qu’il était bien dur de mourrir sans revoir son fils, son petit Pierre. Elle espérait que Dieu lui donnerait cette dernière consolation, lui qui, dans sa miséricorde, envoyait ce fils comme protecteur de ses sœurs, ces deux anges dans lesquels elle avait concentré toutes ses affections comme toute sa sollicitude.

Asile et Hermine ignoraient qu’elles eussent jamais eu un frère ; elles ignoraient même que M. Rivan de St. Dizier ne fût pas leur père. Elles avaient toujours été appelées mademoiselle de St. Dizier ; lui-même n’avait pas cru devoir leur en parler.

Cependant, ce qui venait d’arriver rendait nécessaire que madame de St. Dizier leur apprit la vérité.

Toutes les émotions qu’elle avait éprouvées, les efforts qu’elle avait faits pour confier tous ces secrets de famille à ses enfants, avaient épuisé ses forces. Dans le cours de l’après-midi, elle tomba dans une espèce de somnolence léthargique qui durait depuis deux jours. Quelquefois elle semblait se réveiller, soulevait ses mains amaigries et demandait si son fils était arrivé, puis elle retombait dans le même état.

Elle était bien triste cette maison que nous avons vue si joyeuse la dernière fois que nous y avons conduit nos lecteurs.

Asile, ou Asile Rivan, comme l’appelait souvent sa sœur Hermine, était pâle et plus intéressante encore sous cette pâleur même. Il y avait tant de dignité et de résignation dans son beau visage, que Miss Clarisse Gosford ne pouvait s’empêcher de la contempler avec admiration.

Depuis la maladie de madame de St. Dizier, Miss Clarisse venait tous les jours tenir compagnie aux demoiselles St. Dizier ; elle s’était éprise d’n une affection vraie et sincère pour Asile, qui en était touchée. Avec son tact de jeune fille, elle avait bien remarqué que Miss Clarisse aimait M. de St. Luc ; elle s’était aussi aperçue que cette généreuse enfant croyait qu’il l’aimait, et, loin d’en être jalouse, elle lui avait dit un jour, avec une charmante mais triste naïveté :

— Ah ! Asile, vous, êtes bien heureuse : M. de St. Luc vous aime et il ne m’aime pas.

Hermine aurait voulu quelquefois, dans les premiers jours qui suivirent le départ de St. Luc, taquiner Miss Clarisse au sujet du beau créole louisianais, comme elle l’appelait ; mais elle s’aperçut qu’elle lui faisait une peine si grande, qu’elle se repentit d’avoir touché à une plaie aussi vive. Hermine s’était bien aperçue de la préférence de St. Luc pour sa sœur, sans avoir remarqué celle de Clarisse.

Il s’était établi entre elles une espèce de lien magnétique qui les unissait toutes trois dans une même communauté d’idées, dont St. Luc semblait tenir le bout de la chaîne, sans trop pouvoir définir au juste l’espèce de sentiment qui attirait ces jeunes filles vers St. Luc, et celui-ci vers elles. Elles se sentaient heureuses quand, seules, assises dans le salon, le sujet de la conversation tombait sur celui qui occupait une si grande place dans leurs pensées. Hermine elle-même, la petite indifférente, était celle qui presque toujours en parlait la première. Madame de St. Dizier, sans trop se flatter néanmoins, avait espéré que peut-être il n’était pas impossible que sa bien-aimée Asile avait su captiver l’élégant étranger, dont Sir Arthur Gosford lui avait fait les plus grands éloges. Pauvre mère ! elle, avait interrogé sa fille sur ses sentiments, mais Asile lui avait toujours répondu, en riant, « qu’elle ne croyait pas que M. de St. Luc l’aimait ; que quant à elle, elle ne savait pas. »

Ces conversations intimes, ces bonheurs de jeune fille dont le cœur commence à s’épanouir aux premiers rayons d’un amour naissant, avaient cessé depuis que madame de St. Dizier était tombée malade. L’arrivée de leur cousine Henriette, qui leur raconta les dangers qu’avait courus son frère à Montréal, et les services que lui avait rendus M. de St. Luc, ranima pendant quelques jours le plaisir qu’elles avaient de parler de lui. Miss Clarisse raconta pour la dixième fois sa conduite et sa bravoure lors de l’attaque des pirates ; Asile redit la manière dont il lui avait sauvé la vie ; Henriette, moins enthousiaste peut-être, mais non moins reconnaissante pour ce que St. Luc avait fait pour elle, se plaisait à répéter à ses jeunes amies ce qu’elle n’aurait pas osé dire à St. Luc après les déclarations et les aveux qu’il lui avait faits.

Mais l’aggravation de la maladie de madame de St Dizier avait fait cesser toutes ces intimes confidences, toutes ces innocentes causeries. Les joies et les plaisirs étaient disparus de cette maison qu’envahissaient la mort et ses sombres réflexions. Un spectacle douloureux et navrant avait remplacé le tableau du bonheur domestique. Un avenir plein de tristesse, d’inquiétude et de privations s’ouvrait pour les jeunes orphelines, qui, sans avoir mené une vie opulente, avaient joui du comfort d’une honnête aisance.

La sympathie des amies de madame de St. Dizier n’avait pas manqué à ses enfants : des offres d’aide et de protection leur avaient ôté faites de bonne volonté et de grand cœur.

Les deux sœurs n’avaient pas voulu entendre parler de ces offres qu’avait dictées une véritable affection d’amies sincères. Elles ne pouvaient pas se persuader que leur mère allait mourir ; l’idée que celle qui ne les avait jamais quittées depuis leur enfance pouvait leur être enlevée pour toujours, leur paraissait impossible.

Pendant trois jours et trois nuits, Asile et Hermine n’avaient pas quitté la chambre de leur mère. Assises chacune dans un grand fauteuil aux deux côtés du lit, elles veillaient en pleurs, reposant quelquefois leurs têtes aux coins du chevet de leur mère.

Henriette vaquait aux soins du ménage avec Miss Clarisse, qui n’avait pas voulu retourner au château depuis l’extrême prostration des forces de la malade. Elle avait insisté à partager les nuits à veiller et les jours à recevoir les visites des nombreuses amies qui venaient demander des nouvelles de l’état de madame de St. Dizier.

C’était le cinquième jour depuis qu’Henriette avait écrit à M. de St. Luc. La malade ne pouvait prendre de nourriture et ne semblait se soutenir que par les remèdes dont on lui donnait une cuillerée à thé toutes les heures. Le médecin avait prévenu Henriette « qu’il n’avait plus d’espérance, et que l’on pouvait s’attendre à voir madame de St. Dizier passer d’un moment à l’autre. »

C’était le premier février et sept heures allaient sonner ; la nuit était noire, le temps doux et à la pluie ; le vent soufflait à travers les arbres du jardin, dont les branches dénudées craquaient lugubrement. Une lampe éclairait faiblement la chambre de la malade.

Asile, penchée sur le lit, tenait dans ses mains la main de sa mère et contemplait dans une muette douleur sa figure amaigrie. Henriette, qui regardait, était inquiète de l’état de fixité du regard de la jeune fille. Tout à coup un tressaillement de la malade vint rappeler Asile à la réalité de la situation. Les lèvres de la mourante s’agitèrent, puis avec un grand effort elle dit : « Il arrive… il vient… mon fils… ton frère. » Elle pressa la main d’Asile, jeta sur elle son regard presqu’éteint et retomba dans cet état de somnolence léthargique dont tous les remèdes n’avaient pu la tirer. Elle ne paraissait pas souffrir ; le médecin avait dit qu’elle passerait de ce sommeil dans celui de la mort sans effort.

En ce moment, on attendit frapper au marteau, et bientôt après Florence apporta une note à Asile.

— On attend la réponse, dit Florence.

Asile s’approcha de la lampe, ouvrit la note et lut :

« Mademoiselle,

« J’arrive de Montréal. Comment est votre mère ? Faites-moi dire quand vous pourrez me recevoir.

« Votre dévoué,
« St. Luc. »

La main d’Asile tremblait trop pour répondre ; elle pria Henriette de le faire pour elle. St. Luc, qui avait marché jour et nuit, écrivit cette note en arrivant ; en attendant la réponse, il changea ses habits de voyage et prit à la hâte un léger souper. Aussitôt qu’il eut reçu la réponse à sa note, il partit en sleigh pour la demeure de sa mère, qu’il avait tant cherchée, et qu’il trouverait peut-être morte ! Son cœur était oppressé. Comment se faire reconnaître sans causer une fatale émotion ? Pourrait-il se contenir et garder son sang-froid au milieu de la scène qu’il pressentait ? Pourrait-il ne pas tomber à genoux en pleurs au pied du lit de sa mère ? St. Luc avait une âme fortement trempée ; il essuya une larme, et se fit un violent effort en entrant dans la maison.

Le salon était vide ; deux bougies étaient sur la table. Il se sentit soulagé de ne rencontrer personne d’abord, et marcha pour se donner une contenance.

Bientôt Henriette et Miss Clarisse entrèrent dans le salon. Elles avaient toutes deux l’air embarrassé. St. Luc leur tendit la main, toussa, se moucha, puis prit un siège.

— Il fait très-froid ce soir, dit-il après un instant de silence.

— Oui, répondirent à la fois Henriette et Clarisse.

Pauvre St. Luc il ne s’était pas aperçu du temps ni de la pluie dont son manteau était imbibé.

Après un long silence, que personne n’osait interrompre, Henriette reprit :

— Avez-vous reçu la lettre que je vous ai adressée à Montréal ?

— Oui ; c’est pour cela que je suis venu. Comment est ma… madame de St. Dizier ?

— Mal, bien mal ; elle ne passera pas la nuit, craignons-nous.

— Puis-je voir mesdemoiselles Asile et Hermine ? dit-il en se levant et marchant pour cacher son émotion.

On entendit les clochettes-d’une voiture qui s’arrêtait à la porte, et bientôt le médecin entra. C’était le Docteur Frémont, que connaissait très bien St Luc.

Henriette et Miss Clarisse étaient toutes deux sorties du salon pour aller prévenir Asile et Hermine.

Aussitôt que St. Luc se vit seul avec le docteur, il lui confia le secret de sa parenté avec madame de St. Dizier et l’étrange perplexité où il se trouvait.

— Elle sait que son fils vit encore, répondit le médecin, et ses filles savent aussi qu’il est leur frère, mais ils ignorent que ce soit vous.

— Que dois-je faire, docteur ? Y aurait-il danger de me faire reconnaître en ce moment ?

— Pas pour les jeunes filles, si vous le faites avec ménagement ; mais je crains, pour Madame de St. Dizier. Je vais aller la voir et la préparer ; vous ne monterez que lorsque je vous aurai prévenu. J’entends le frôlement des robes, ce sont elles. Allons, soyez ferme.

En voyant la pâle figure de ses sœurs et la parfaite ressemblance de l’expression de leurs traits, St. Luc reconnut aussitôt que cette ressemblance, qui l’avait tant frappé la première fois qu’il les avait vues, était celle de son père et le leur.

Malgré la promesse qu’il avait faite au docteur de rester calme, il ne put s’empêcher, après avoir pris la main de chacune d’elles, de les contempler avec des yeux presqu’humides ; puis leur passant subitement ses bras autour du cou, il les pressa contre sa poitrine et les couvrit toutes deux de baisers.

Une vive carnation était montée aux joues d’Asile, quand elle aperçut Miss Clarisse toute pâle qui les regardait les yeux en pleurs. Henriette semblait rayonner de bonheur. Toutes deux croyaient à l’amour de St. Luc pour Asile ; mais cet amour tuait Clarisse pendant qu’il réjouissait Henriette.

Hermine fut la première à se soustraire à l’étreinte de St. Luc, et, un peu confuse, elle alla s’asseoir près de Clarisse sur le sofa, où Asile ne tarda pas à la suivre.

— M. de St. Luc vous apporte des nouvelles de votre frère dit le docteur ; je lui ai conseillé d’attendre pour vous les dire, mais je crains bien qu’il ne puisse tenir longtemps.

— Vous connaissez notre frère ; où est-il, M. de St. Luc ? dirent ensemble Asile et Hermine.

— Mes soeurs ! répondit St. Luc, qui était resté debout et leur tendait de nouveau les bras.

— Mon frère ! s’écrièrent les deux sœurs en s’élançant dans les bras de St. Luc.

Le médecin monta dans la chambre de la malade, laissant ainsi le champ libre à l’effusion des sentiments divers qui se manifestaient dans le salon.

Une demi-heure après, il vint prévenir M. de St. Luc qu’il pouvait monter, que madame de St. Luc avait sa connaissance et était préparée à le recevoir.

Asile et Hermine montèrent les premières et se placèrent d’un côté du lit ; Henriette et Miss Gosford se tinrent au pied, tandis que le docteur fit avancer St. Luc, qui prit la main de sa mère qu’il baisa avec ferveur.

— Maman, dit Asile, m’entends tu ? Voici Pierre, votre fils Pierre.

La mère ouvrit ses yeux dont le regard vague cherchait quelqu’un et elle étendit la main.

— C’est votre fils, ma mère, dit St. Luc, en lui prenant la main dans les siennes et la baisant au front.

— Mon Pierre ! dit-elle d’une voix basse et faible… tes sœurs ! puis elle ferma les yeux ; ses mains pressèrent une dernière fois le crucifix et sa belle âme consolée s’envola vers Dieu.

Un long silence s’ensuivit ; puis le docteur, qui avait pris la main de la malade pour suivre les pulsations, fit signe à Henriette d’emmener ses cousines dans une autre chambre.

St. Luc et le médecin se mirent à genoux et récitèrent les prières des morts, que lisait tout haut la garde-malade.

St. Luc, qui était faible sous les émotions de bonheur, se montra fort et ferme devant le grand malheur qui venait de lui enlever une mère au moment où il la retrouvait. Il devenait le seul protecteur de deux orphelines.

— M. de St. Luc, lui dit le docteur Frémont en lui tendant la main, vous avez perdu une mère, mais vous avez trouvé deux sœurs : un ange de votre famille est monté au ciel, mais deux autres vous restent encore sur la terre.

St. Luc fit de la tête un signe d’assentiment ; il se pencha sur la figure inanimée de sa mère, et la tint longtemps embrassée.