Une demoiselle en loterie
Opérette bouffe en un acte
| PIGEONNEAU, négociant périgourdin | MM. Désiré |
| DÉMÉLOIR, serviteur d’Aspasie | Mesnache |
| ASPASIE, ex-écuyère | Mlle Tautin. |
Le théâtre représente un salon d’hôtel garni.
Scène PREMIÉRE.
(Il entre à reculons portant sur son dos une grande pancarte, sur laquelle on lit : Loterie S. G. D. G. 200 billets à 1,000 f. Messieurs les militaires ne payeront que moitié prix ;)
GROS LOT : MADEMOISELLE ASPASIE.
(Il laisse au public le temps de lire, puis se retourne ; il est vêtu en chasseur). D’zigne, d’zigne, boum boum ! Avez-vous lu ? 1,000 fr. le billet ! C’est pour rien ! Qu’est-ce qui en veut ?… ne parlez pas tous à la fois… Ah ! messieurs, c’est bien petit… une femme superbe… un mètre quarante centimètres… et qui ne joue pas du piano… laissez-vous tenter… eh bien ! voilà quinze jours que je me promène en zig-zag, de la Madeleine à la Bastille… et c’est partout la même chose… pas un billet placé ! c’est à douter du siècle ! Il n’y a donc plus de chevaliers français !
Mademoiselle Aspasie ! que lui dire ?
(Elle est vêtue en bohémienne). Eh bien ! que dis-tu du nouveau costume, dans lequel je compte me montrer à mes souscripteurs.
Ravissant ! Mais c’est égal, voyez-vous, jusqu’ici, ça ne mord pas.
C’est que tu t’y prends mal ! Faquin, dis-tu que je suis belle ?
Fabuleusement.
Spirituelle ?
Comme le grand Frédéric.
Innocente ?
Comme celui qui l’a inventé… j’ajoute que vous êtes agréable à l’œil… que vous avez des pieds, des jambes… un nez, une bouche… ça ne mord pas… ça n’est pas que la chose ne fasse du bruit… Elle en fait trop !… Enfin !… J’en ai assez.
Voici les billets, l’annonce
Le bel habit de coureur,
Puisqu’il faut que je renonce
A vous placer votre cœur.
Hélas ! de la Madeleine
Jusqu’à la Bastille, en vain
Depuis huit jours, je promène
Cet écriteau dans ma main !
Quel métier ! Et quel orage !
Que de sifflets et de cris
J’attroupe, sur mon passage
Tous les badauds de Paris.
Là, c’est un gamin qui crie :
« Mill’ francs, c’est trop cher pour nous !
» Ohé ! l’homme à la loterie,
» Peut-on en prendre pour deux sous ?… »
Une mère de famille
Se voile, en disant tout bas :
« Détournez les yeux, ma fille ;
Fi ! l’horreur ! Ne lisez pas ! »
Un monsieur, qui se marie,
Peut-être demain matin,
S’en vient en plaisanterie
Nous tourner d’un air malin ;
Comme si sa loterie
N’était pas également
Sans la moindre garantie
De la part du gouvernement.
Bref, j’ai beau crier : les hommes,
Les gamins, les tourlourous
Me jettent bien plus de pommes
Que de pièces de cent sous.
Reprenez donc votre annonce
Et votre habit de chasseur,
Puisqu’il faut que je renonce
A vous placer votre cœur !
Je renonce au placement de vos billets… et aux 2,000 francs de pourboire, en cas de réussite… (Il se déshabille.) Et certainement que si j’avais su, je n’aurais pas quitté ma place de souffleur au cirque Loyal… qu’était une position.
Lorsque j’ai quitté moi-même le cirque Loyal, où j’étais – hop ! hop là ! tu te rappelles, première danseuse à cheval, je t’ai dit : Déméloir, mon ami… tu n’as pas d’avenir ici… J’en sors avec une idée… entre à mon service, et tu ne t’en repentiras pas.
Eh ! bien ?
Eh bien ! tu m’abandonnes, peut être au moment où le flotteur s’enfonce.
Ça mordrait ? (Il se rhabille.)
Si ça avait pris en province ! tiens, lis !
« Par grâce, ne tirez pas la loterie avant que moi, Anténor Pigeonneau, je ne sois débarqué à Paris. J’arrive exprès de Périgueux pour prendre un billet… Tout me dit que je serai l’heureux favori du sort. Je possède quatre vingt-six mille francs gagnés dans les oies… outre cette position sociale, j’ai huit lustres. » (Parlé.) C’est un homme éclairé. « Signé : Anténor Pigeonnean, engraisseur d’oies… » (Parlé.) Ah ! il y a un pâté, – à l’enseigne du canard amoureux… »
Et sais-tu quel est ce Pigeonneau ?… vois si le hasard me sert… c’est mon cousin.
Le canard amoureux ?
Oui, Déméloir… Je suis une Pigeonneau… Anténor, qui ne me connaît pas, m’a extorqué l’héritage de ma grand’tante Pigeonneau. C’est à son profit qu’elle m’a déshéritée, lorsqu’une vocation irrésistible pour la tragédie m’a entraînée à débuter au cirque Loyal… tu comprends que je ne suis pas disposée à laisser échapper l’occasion de reconquérir l’héritage de ma tante Pigeonneau.
Je comprends… mais comment faire ? – Je ne vois là qu’une oie… il en faut deux cents. Et quand celle-ci… verra qu’il en manque 199, elle revolera vers Périgueux.
Déméloir, vous êtes un niais, indigne d’être au service d’une femme comme moi ; tous mes billets sont placés !… Obéis-moi, et à dater de ce jour, tu es au service d’une femme qui a des rentes… (On sonne.) Allez ouvrir, et faites attendre.
(Elle entre à gauche.)
Scène II.
Mademoiselle Aspasie, s’il vous plaît ?
Monsieur, vous y êtes !
J’y suis ! Ah ! tant mieux !
Ça doit être le Périgourdin… il ressemble à sa marchandise.
Monsieur, je vais droit au but !
Monsieur, j’arrive en diligence
De Périgueux en Périgord…
Je suis de très-bonne naissance,
Et j’ai pour prénom : Asténor.
Pour faire des pâtés de foies,
Depuis cent ans, de père en fils
Monsieur, nous élevons des oies
Dont on parle dans le pays !
Pigeonneau ! (bis)
C’est ainsi que l’on me nomme
Pigeonneau ! (bis)
Je suis un homme
Encor beau !
Or, remarquez bien une chose
C’est que ces nobles animaux
Sont moins bêtes qu’on ne suppose ;
Et je vous le prouve en deux mots.
Je leur dois une honnête aisanсе
Qu’ils ont acquise en peu de temps.
Combien d’hommes d’esprit, en France,
Ne savent pas en faire autant !
Pigeonneau ! (bis)
C’est ainsi que l’on me nomme
Pigeonneau ! (bis)
Je suis un homme
Encor beau !
En résumé, Monsieur, je m’appelle Pigeonneau, et je viens épouser mademoiselle Aspasie !
Vous en êtes bien capable !
On me l’a dit dans le monde !… vous êtes son domestique ?
J’ai cet honneur !
Puisque tu es domestique… approche… As-tu l’âme vénale ? – Ne me réponds pas… tu l’as… à Périgueux, nous sommes physionomistes… crois-tu au magnétisme… tu y crois, tant mieux, tu vas me comprendre… je suis veuf…
Vous êtes bienheureux.
Ma femme est morte…
C’est pour ça que vous êtes veuf.
D’une indigestion de pâtés de foies gras ! Pauvre Eléonore !… son trépas me fit vendre mon fonds… je ne puis plus voir une oie… sans penser à elle !…
Pourquoi ça ?
Pour rien… continuez… vous m’intéressez !…
Depuis que j’ai quitté mon commerce… je m’ennuie… Et j’engraisse…
L’habitude du métier.
Pourquoi cela ?
Pour rien… continuez, vous m’intéressez…
Je m’ennuie, d’être seul…
Votre état vous forçait à vivre en société.
Je m’ennuie d’être seul et je flottais entre une charcutière du coin de la rue… et une marchande de truffes d’en face, lorsque je lus dans les journaux…
L’annonce de mademoiselle Aspasie… passons…
Ça me sourit… 199,000 francs ! et une femme !
C’est tentant !
Mais chanceux ! parce que si je prends mon billet, et que je ne gagne pas… tu comprends…
Parfaitement.
Je ne sais si tu as remarqué qu’entre une bête et moi il y a de la distance.
Je défie de la calculer.
Tiens ! voilà comme nous sommes à Périgueux.
Deux sous ! Oh ! crétin ! (Au moment où Pigeonneau se retourne, il s’incline profondément.)
Je me livre au magnétisme ! à Périgueux, nous livrons tous au magnétisme ! Je vole chez la charcutière d’en face ! Elle était en train de vendre une langue fumée… Je la magnétise…
Qui ? la langue ?
Non… la charcutière !… Elle la laisse tomber…
Quoi ?
Sa langue ! Elle laisse tomber sa langue… et me dit…
Oh ! elle est trop forte celle-là.
Elle laisse tomber sa langue fumée et me dit avec la sienne de langue : C’est le possesseur du nº 100 qui gagnera les 199,000 francs et Aspasie ! – Voilà 1,000 francs, octroie-moi le n° 100, et accepte ce pâté de Pithiviers en reconnaissance de ma gratitude… aux truffes !…
Si j’empoignais le billet de mille, et que me payasse un costume de cerf… on n’en retrouvera jamais un de cette force-là.
Eh bien ?…
Ma foi !…
Scène III.
Je crois que je fais bien de risquer mon entrée. (Au moment où Déméloir va prendre le billet que lui tend Pigeonneau, Aspasie l’arrête). Quel jeu je jouez-vous donc, monsieur Déméloir ?
Mademoiselle Aspasie !
C’est elle !
C’est lui !
C’est elle !
Que je vois !
Qu’il est bien !
Qu’il est beau !
Qu’elle est belle !
Qu’il est beau ! Quel minois !
Quel est cet étranger
Qui pour les débaucher,
Distribue à mes gens
Des billets de cinq cents ?
Monsieur, c’est elle !
Oui.
C’est mademoiselle
Aspasie !
Elle est belle,
Comme un jour de printemps.
(Reprise du trio.)
Eh, bien ! faquin, répondrons-nous ?
Que fait céans ce gentilhomme ?
C’est monsieur Pigeonneau, Madame, qu’il se nomme.
En effet, c’est mon nom…
Quoi ! Monsieur, c’est de vous
En effet, c’est mon nom…Que j’ai reçu ce billet doux ?
Oui, Madame…
Monsieur, rien qu’à la signature,
Rien qu’aux charmes de l’écriture
Je me suis dit : « En vérité
» C’est un homme de qualité. »
Vous êtes bien bonne, vraiment.
(à part.)
Elle me plaît infiniment.
ASPASIE.
Rien qu’à sa charmante figure |
DÉMÉLOIR.
Le Pigeonneau qui se figure |
Diantre ! Il paraît qu’à ma figure,
A ma démarche, à ma tournure
On reconnaît qu’en vérité
Je suis homme de qualité.
Chez vous de la loterie
Donnez-moi, je vous en prie
Le numéro cent, s’il vous plaît ?
Plaît-il ?
Monsieur dit qu’il voudrait…
Taisez-vous… Monsieur, je suppose,
Est assez grand pour s’expliquer.
Je me garderais d’y manquer,
Écoutez-bien, voici la chose.
Écoute aussi pendant qu’il cause.
Le numéro cent, s’il vous plaît !
Voilà ce que je vous demande ;
L’audace est peut-être bien grande
Le numéro cent… s’il vous plaît…
Et mon bonheur sera complet…
Je serai le plus homme.
Dépêchons-nous, dites la somme !
Le numéro cent, s’il vous plaît !
Tu m’as compris
Vous êtes un grand homme !…
Et je reste votre coureur.
Votre désir touche mon cœur…
(Haut à Déméloir, regardant tendrement Pigeonneau)
Laissez-moi seule avec monsieur.
Rien qu’à sa charmante figure… etc.
(Déméloir sort.)
Scène IV.
Seul avec elle !
Ah ! Monsieur… que n’êtes-vous venu plus tôt !
Je n’ai pas pu… la diligence a versé en route !… parce que moi, je ne prends jamais le chemin de fer, à cause des accidents… il y a eu trois voyageurs de tués.
Mais le n° 100 est pris, ô Pigeonneau !
Il est pris !
Oui, tout est pris… archi-pris… les annonces parues, Paris s’est levé comme un seul homme… on s’est arraché les deux cents numéros avec une frénésie… bien douce pour moi… on a offert prime sur prime dont 2 sous… le n° 100 fut payé au poids de l’or par le vicomte Arthur de Blago-Colenera-Cardinos, riche Espagnol de Brives-la-Gaillarde, débarqué tout exprès comme vous à Paris, par le canal de l’isthme de Suez.
Ah ! malheureux !… oh !…
Que faites-vous ?
Heureusement qu’il est aux truffes !… ça m’a soutenu !
Vous osez dire que vous êtes malheureux !… ah ! ah ! ah !… savez-vous écrire des romans ?
Je ne crois pas…je n’ai jamais essayé…
Eh ! bien, allez vous asseoir… mon Dieu… je ne sais pas pourquoi je vous confie tout cela… est-ce la sympathie, est-ce parce que vous êtes grêlé ?… que sais-je ?… mais il me semble nous nous connaissons depuis trente-cinq ans.
C’est comme moi (Il s’assied.)
Je suis d’une noble race ! mon oncle était un gentleman… ridé, très-connu sur le turf… criblé de blessures… chamarré d’ordres, de toutes les cours étrangères, il épousa une Espagnole :
Avez-vous vu dans Barcelonne,
Une Andalouse au teint bruni,
Pâle comme un beau soir d’automne…
c’était ma tante !
C’était sa tante…
Mais qui peut compter sur l’avenir !…
A peine au sortir de l’enfance,
Quatorze ans au plus je comptais…
Il faut vous dire qu’en sa qualité d’Espagnole, ma tante couchait toujours avec un poignard à sa jarretière… mon oncle lui, en qualité de gentleman ridé, gardait toujours ses éperons… c’était un vœu… Un soir, je dormais tranquillement dans mon berceau ! mon oncle (on n’a jamais su pourquoi) s’élance hors de son lit… ses éperons s’engagent dans la couverture, et il tombe sur les mollets et le poignard de ma tante. Un cri strident retentit, suivi d’un morne silence.
Ah ! mon Dieu ! pauvre enfant !
Comme mon oncle resta quarante-huit heures sans respirer, les médecins déclarèrent qu’il était mort ! J’étais orpheline !
Comment orpheline ?… Mais madame vot’ tante.
Ah ! ma tante !!! dans un désespoir bien légitime, voulant se punir d’un crime involontaire, elle se jeta sur le corps de son époux et, pour se détruire, avala la première chose qui lui tomba sous la main… Il se trouva que c’était les éperons…
Les éperons !…..
Malheureusement, un sanglot la fit avaler de travers… l’éperon pénétra dans la trachée-artère, et s’y arrêta, en sorte que chaque fois que ma tante respirait, la mollette de l’éperon tournait autour de son axe, et poussait un cri analogue à celui des
Oui ! je connais ! crrrrr….
Pendant la première année, ma tante accepta sa nouvelle position avec une certaine résignation… mais au bout de ce temps, le chant de la girouette devint criard, puis, rauque, puis, tout à fait intolérable ; les médecins prétendirent que la mollette s’était rouillée, mais qu’il n’y avait là aucun inconvénient pour les jours de ma tante, et qu’au contraire, la rouille ne pouvait qu’enrichir puissamment le sang. Les ignorants ! Au bout de deux mois, son sang s’était tellement enrichi, qu’elle succomba en quinze jours à une attaque d’apoplexie foudroyante !
Ah ! malheureux éperons. Pauvre jeune fille !
(Elle s’assied.) Attendez ! pour me plaindre… mes vicissitudes sont encore en nourrice, voyez-les grandir ! mon Dieu !… je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela… est-ce la sympathie, est-ce parce que vous avez du ventre, mais c’est plus fort que moi… je t’aime !… (Elle se jette dans ses bras.)
Va toujours, ma reine charmante ;
Recommence à me raconter
Ton histoire simple et touchante
Qu’on ne se lasse d’écouter.
Quoi ! faut-il que je te condamne
A tout savoir, mon Anténor ?
Tu me racontera Peau-d’Ane
Que je t’écouterais encor.
Eh ! quoi ? eh ! quoi ?
C’est ma voix,
Je le vois
Qui te plaît, ô mon roi !
Oui, c’est ta voix !
Qui me séduit en toi !
PIGEONNEAU.
Ta voix est tant, tant, tant, tant, |
ASPASIE.
C’est est ma voix tant, tant, tant, tant, |
Non, c’est assez de madrigal,
Car je le sens, beauté suprême,
Dès ce moment Pigeonneau t’aime,
D’un amour vraiment infernal.
Épargnez-moi, mon Anténor
Vous ne m’êtes de rien encor.
Je t’aime !
Mais au nom du ciel, calmez-vous,
Que l’amant respecte l’époux.
Je t’aime !
Vous m’effrayez, ô mon ami !
Dieu ! qui me sauvera de lui !
Je t’aime !
(Revenant subitement au calme le plus grand, et au ton du commencement du duo.)
Et pourtant quand je considère
Ton doux sourire et tes beaux yeux…
Eh ! bien, qu’y trouves-tu ?
Ma chère,
J’y retrouve un reflet des cieux ;
En sorte qu’entre ta voix tendre
Et le charme de tes beaux yeux
Je ne sais plus lequel vaut mieux
Te regarder ou bien t’entendre.
Ta voix est tant, tant, tant, tant,
Ta voix est tant tendre
Que j’aime à t’en t’en t’en t’en
Que j’aime à t’entendre.
ASPASIE.
C’est est ma voix tant, tant, tant, tant, |
Aspasie !… je suis haletant ! J’halte.
Bigre ! j’ai été trop loin.
Mon cœur bondit vers le tien, poussé par un courant électro-magnético-physico-sympathique…
Ah ! pourquoi n’as-tu pas pris le canal de l’isthme de Suez… je ne serais pas livrée sans retour à cet Arthur Blago-Colenera-Cardinos.
Que dis-tu ? oh ! cet homme !… je ne le connais pas… mais je le hais, comme si nous étions camarades d’enfance. (On entend un grand bruit.)
C’est lui… le voici… Cache-toi… oh ! cache-toi, qu’il ne te voie pas… il est violent… il serait capable de te massacrer…
Fichtre ! je ne pourrais plus vous défendre.
Cache-toi… et écoute. (Elle le met derrière le paravent. Entre Déméloir en costume espagnol.)
Scène V.
Salut à la belle Aspasie ! la mia cara, carissima…
L’animal, il a pris un costume de Romain. C’est vous, Arthur !
C’est moi z’Arthur ! qu’y a-t-il ? vous êtes émute…
Moi ? (Bas.) Mais tu parles italien.
Ah ! bien tatendez ! (Avec l’accent allemand). On dirait que ma présence vous gêne, mille bombes !
C’est un canonnier.
Si je le présumais… ah ! c’est que vois-tu, volupté de ma vie, je t’aime, et si tu ne m’aimais pas… terteifle, sacremente, mille pompes…
C’est un pompier.
Si tu en aimais un autre… (Il tire son sabre.) Je lui passerais au travers de l’œsophage ma bonne lame de Castille !
Je vous aime ! (A part.) Imbécile ! tu parles allemand.
Ah ! (Haut avec l’accent belge.) On m’a parlé, savez-vous d’un certain engraisseur d’oies, venu de Périgueux pour prendre un numéro et gagner ta main.
Ah ! voilà qu’il parle belge !
Si tu le rencontres, savez-vous, odalisque embaumée, dis-lui que le vicomte Arthur Blago-Colenera-Cardinos, quand ils veulent, ils peuvent bien… c’est le contraire des Français, quand ils veulent, ils ne peuvent pas… et qu’il le cherche partout pour le transvaser de cette vie dans l’autre… savez-vous…
Me transvaser.
Il me fait peur !
A moi aussi… ne craignez rien !
Brute, tu parles belge.
Ah ! attendez ! (Accent auvergnat.) Or çà, la belle… puisque je vais être ton mari… charme-moi…
Mon mari !… la loterie n’est pas tirée…
Il n’est nul besoin de la tirer… j’ai pris tous les billets.
Que dites-vous ?
Tu es à moi… charme-moi…
Malheureuse !
Chante… allons ! je le veux !
Je proteste !…
Proteste… mais chante… (Il s’allonge sur le canapé.)
La mort dans l’âme et le sourire aux lèvres…
Ecoutez cette chanson-là
C’est une chanson bohémienne
Tra la la la.
Je suis la bohémienne
A ma voix de sirène
Qui ravit, charme, entraîne,
Rien ne résistera
Il sort de ma prunelle
Une ardente étincelle,
Dont la flamme ensorcèle !
Gare à la Zingara !
(Elle danse, en s’accompagnant sur le tambour de basque.)
Prends garde à toi, poëte,
Détourne bien la tête,
Fuis, que rien ne t’arrête,
Va-t-en, quand je suis là !
Ma vue est meurtrière,
Mon âme mensongère…
Recèle un cœur de pierre,
Gare à la Zingara !
Écoutez cette chanson-là… etc.
Quel organe !… et dire qu’elle va épouser ce sauvage !
Pigeonneau… m’aimez-vous ?
Oh ! oh ! oh !
Et vous êtes sûr que le n° 100 gagnera ?
Oui.
Attention, alors…
Tiens, je m’endormais comme si nous étions déjà mariés… Allons à la mairie… nos bans sont publiés depuis quinze fours.
Jamais !
Jamais… oh ! écoute, Marguerite, je suis dans un de ces moments où l’homme est capable de tout… même d’um crime (Il tire son sabre.)
Ah !
Vicomte Blaguencricrififidinos ! vous n’êtes qu’un pas grand’ chose !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça !…
Ça, c’est celui que j’aime… et qui saura bien m’arracher de tes bras.
Lui ! (Il crève le paravent en y pénétrant, et en sort en poursuivant Pigeonneau.)
Jamais !
Il le paiera au poids de l’or.
Et quel numéro voudrait-on ?
Le nº 100.
Le n° 100 ! Il y a du monde qui voudrait bien l’avoir… Combien en offres-tu ?
3,000 francs.
3,000 francs ? C’est quinze centimes… allons à la mairerie…
Anténor !
Quel regard ! oh ! je n’y résiste plus !… à tout prix il me faut ce billet !… (Tirant son portefeuille.) Tiens, prends !… Toute ma fortune… 86,000 francs !
Donne et prends, chétif cancre ; apprends à être large… ce sera pour vos papillotes, Madame.
Enfin ! (Elle écrit.)
Que faites-vous donc là, idole si douce et chère ?
Rien… mon testament, si je dois appartenir à cet homme. (Elle met le papier qu’elle a écrit dans la roue de loterie.)
Oh ! ne craignez rien, Madame, c’est un duel au premier cent… et le cent sortira… j’en réponds.
En avant la loterie…
A vous, jeune homme.
Oui, comme le plus innocent. (Pigeonneau tire. Trémolo. Parlé.) Mais ce n’est pas un n° cela (Il lit.) « Recu de M. Anténor Pigeonneau, la somme de 86,000 fr., montant de l’héritage de notre tante, qu’il a fait prospérer pour notre compte commun dans le commerce des oies, et dont je lui offre noblement la moitié, avec ma main. Signé : Aspasie Pigeonneau, dite Greluchet, dans la voltige. » (Fin du trémolo.)
Eh ! quoi ! vous seriez ?
Ta cousine !
Mais alors, grand Dieu ! je devine…
Je suis…
Quoi donc ?
Votre cousin !
Vous êtes encor autre chose.
Quelle est donc cette métamorphose,
Et que suis-je donc ?
Un malin !
Et si malin, que d’un tel maître,
Je serais bien honoré d’être
Le très-dévoué serviteur,
(Il se dépouille de son manteau espagnol, de sa barbe et paraît en chasseur.)
Jean Déméloir, de tout mon cœur !
Le domestique !
(Tendrement.)
Entre un serviteur si fidèle,
Et mon épouse jeune et belle,
Je passerai d’heureux moments !
Embrassons-nous, mes chers enfants !
Monsieur, quand vous serez malade,
Je vous soignerai joliment !
Et quand vous serez bien portant,
Je vous chanterai ma ballade.
Tra, la, la, la, la.
Ecoutez cette chanson-là
C’est une chanson bohémienne.
Tra, la, la, la, la.
Ecoutez cette chanson-là… etc.