Une disparition, récit maritime

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Une disparition, récit maritime
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 799-817).
UNE DISPARITION
RÉCIT MARITIME

On fut très surpris, dans le monde de la marine à Portland, quand on sut que le beau trois-mâts italien entré la veille au bassin des Docks, le Città di Messina, avait été, durant la nuit, furtivement abandonné par tout son équipage. Le lieutenant lui-même comptait parmi les déserteurs. Il ne restait à bord que le second, le cambusier, le pilotin et l’un des deux mousses. Si bien que le capitaine, — un grand maigre, à la figure ravagée, aux cheveux tout gris, — avait dû, dès le matin, courir chez son consul lui exposer sa détresse. Vers midi, tous deux s’étaient rendus ensemble chez Roslyn, le fameux marchand d’hommes. On s’était entendu, après avoir longtemps débattu les conditions. Roslyn allait procurer un équipage complet ; il en répondait, bien que n’ignorant point les bruits qui couraient sur le capitaine Molfredo.

Ces bruits, cependant, étaient tels qu’ils devaient donner beaucoup à réfléchir. Les déserteurs s’accordaient pour représenter le capitaine comme hanté d’idées de persécution. C’était miracle, disaient-ils, que le Città n’eût pas péri dans sa traversée de Sydney à Portland, car le capitaine restait des journées Rentières sans monter sur la dunette, lançant ses ordres à tort et à travers. Et puis les hommes lui trouvaient parfois des yeux fixes si étranges qu’il leur faisait peur. Sans compter qu’il avait des rigueurs absurdes, comme de les consigner tous. A Sidney, les officiers seuls avec le maître d’équipage avaient eu la permission de descendre à terre. Furieux, les hommes s’étaient promis qu’aussitôt sur la côte d’Amérique, ils rompraient leur engagement. On voit qu’ils avaient tenu parole.


— Il aura bien du mal, Roslyn, à recruter vingt-deux hommes et un officier, disaient en fumant leur pipe les stevedores du quai. Ce capitaine italien a une drôle de façon !

— Bah ! un Roslyn peut tout oser et toujours réussir. Avec ses poings à assommer un buffle, son œil effronté, il fait marcher comme des moutons les plus indisciplinés matelots. Ne sont-ce pas tous de grands enfans que les marins ? Celui qui sait les prendre en fait ce qu’il veut. Je vous dis, moi, que, lorsqu’il leur aura fait signer leur engagement, — et c’est une question de verres de wiskey, — il les conduira tous à bord sans recourir aux policemen. Quant à trouver un lieutenant, on paiera ce qu’il faudra, et voilà tout... Du reste, Roslyn n’est jamais embarrassé.

— Faut croire ! Vous savez comment il est parti de Sacramento ?

— Non.

— Eh bien ! là-bas, il avait fait tous les métiers, banquier, manager pour mineurs, etc. Il est intelligent, très débrouillard, mais joueur comme les cartes. Une nuit le faisait riche, mais la suivante le laissait sans le sou. A la fin, une partie d’enfer, qu’il avait engagée avec un propriétaire de mines du Colorado, lui rafla tout ce qu’il possédait, argent, marchandises, chevaux, jusqu’à sa montre, — bijou de grand prix. Il ne lui restait que son mobilier. Il proposa à son partenaire de le lui jouer contre 2 000 dollars.

— Allons donc, fit l’autre, mais vous êtes marié, mon cher, vous avez des enfans !... Où voulez-vous qu’ils gîtent, quand vous n’aurez plus de meubles ?

— Ça, c’est mon affaire, grogna Roslyn, mais, si je perds, je vous jure que demain, à midi, mon mobilier sera à la salle de vente.

— Soit ! comme vous voudrez, après tout, fit son adversaire.

On reprit les cartes. Au petit jour, Roslyn rentrait au logis, réveillait femme et enfans, en leur sifflant un petit air de sa façon, puis, flegmatique : « Lizzie, dit-il à sa femme, une Anglaise de bonne famille que sa tournure de forban, ses longs cheveux bouclés avaient séduite ; Lizzie, il faut se lever. On va venir chercher notre mobilier tout à l’heure. J’ai perdu. Je paie...

L’Anglaise écouta en silence. Elle connaissait le gaillard, depuis cinq ans qu’ils étaient mariés. Il lui en avait fait voir ! Elle se leva, se vêtit, habilla ses deux enfans, puis, les prenant par la main, s’en alla sans un mot, sans même se retourner. On ne sut jamais ce qu’ils étaient devenus.

— Vrai ? Et qu’est-ce qu’il a dit, Roslyn ?

— Ce n’est pas un méchant homme. Il fut très affecté de cette disparition. Même, il mit des annonces dans les journaux, promettant une bonne récompense à qui lui indiquerait le lieu de retraite de sa femme. Au bout d’un mois, ne voyant rien venir, il prit Sacramento en exécration et décida d’en partir.

C’est alors qu’ayant entendu dire que notre ville prenait beaucoup d’extension, que c’était maintenant le port par où sortaient les bois de l’Orégon et les grains du Far-West, il vint ici s’établir marchand d’hommes. Vous savez que c’est le plus rude métier qui soit ; que cette racaille de matelots de tous les pays, quand ils ont bu, sont capables de tout ; mais, bah ! Roslyn n’a peur de rien, il ferait n’importe quoi pourvu qu’il puisse ramasser assez d’argent pour faire sa partie. Il n’y a que cela pour lui. On dit qu’un jour, au Mexique, l’auberge où il jouait fut secouée par un tremblement de terre. Tous les joueurs filaient affolés, lui ne bougea même pas ; il continuait à fumer sa pipe.

— Enfin, tant mieux s’il gagne quelques centaines de piastres avec le capitaine italien !

— Dans huit jours, il les aura reperdues ! ... Non seulement il tripote les cartes, mais il spécule sur tout. Certes, il a du flair, le gaillard, mais pas l’ombre de patience. L’an dernier, il avait acheté une bonne concession de mine, mais il s’en est dégoûté trop vite. Il l’a revendue à un Canadien qui, lui, est en train d’y récolter une fortune.

— Je sais, mais il est le premier à en rire, car il ne tient pas absolument à l’argent ; ce qu’il recherche avant tout, c’est des émotions.

— Alors, avec la vie qu’il mène, il est servi à souhait !

Le soir même du jour où Roslyn avait conduit toute sa bande à bord du Città, il invita le capitaine italien à dîner. On s’en fut à la taverne, où Roslyn, grand mangeur et fort buveur, commanda un menu soigné. On allait s’en donner !

Mais son convive lui parut une pauvre fourchette. Ils étaient là en face l’un de l’autre, l’Américain, une sorte de colosse velu, la face large, une touffe de poils rudes au menton, mangeant sans arrêter, les coudes sur la table, superbe de carrure, ne répondant que par monosyllabes grommelés du fond de la gorge à l’incessant babil de l’Italien.

Celui-ci, si maigre qu’il n’avait guère que la peau sur les os, tout voûté, avec des cavités aux tempes, aux joues, aux yeux, s’agitait fiévreusement. Il mangeait à peine et prenait seulement un peu de petit Champagne sucré, puis il s’interrompait de parler pour tousser, — une toux rauque et dure.

— Diable ! mais vous ne buvez rien, vous !

— Je ne le peux plus. Je ne devrais même boire que de l’eau.

— Il y a donc quelque chose de cassé dans votre machine ?

L’Italien parut ennuyé de la question et ne répondit que par un soupir.

Quand le dîner fut fini, Roslyn proposa une partie. Molfredo accepta. L’Italien d’abord perdit jusqu’à 300 dollars, tout ce qu’il avait sur lui, puis il les regagna. A la fin, il s’en tira avec 400 piastres de perte. Alors, satisfait de s’être un peu refait, il rejetait les cartes et, d’un ton maussade, murmurait que vraiment Roslyn était « trop en veine. »

Le lendemain, le capitaine dut garder le lit. Toute infraction au régime se traduisait pour lui, paraît-il, par les plus douloureuses crises. Roslyn alors se rendit à son bord pour offrir à l’Italien sa revanche.

— Non ! pas aujourd’hui, fit le capitaine d’une voix éteinte. Peut-être demain. Et encore ? ... Je sens que vous me porterez malheur.

— Et pourquoi donc ?

— J’ai mon idée.

— Mais enfin, quoi ?

— Rien. Seulement, hier, si j’avais fait attention à certaine chose,... je n’aurais pas joué avec vous.

— Ah ! mais, gronda avec colère le marchand d’hommes, que voulez-vous dire ? Et, frappant la table du poing : — Sachez qu’il n’y a pas un être vivant qui puisse se vanter d’avoir jamais accusé Roslyn de tricher !

Sur la face bilieuse du capitaine, une grimace apparut qui voulait être un sourire. Puis, en secouant la tête : « Allons, allons... Nous ne sommes pas de la même race, Mister Roslyn : sans cela, vous m’auriez déjà compris. Calmez-vous, je ne songe pas à vous offenser... Je voulais dire que vous êtes bien plus dangereux... pour moi... que si vous trichiez.

— Expliquez-vous, sacrebleu !

— Je suis d’un pays, voyez-vous, où l’on croit aux influences, aux sortilèges, aux sorts jetés. Nous autres, du Sud, — je suis de Reggio de Calabre, — nous fuyons l’approche de certains êtres, redoutables pour telle personne, inoffensifs pour telle autre. Ainsi, il y a huit ans, j’ai eu pour second un homme dont le regard ne pouvait se poser sur mes yeux sans que je ressentisse aussitôt une commotion. J’eus d’emblée le pressentiment qu’il me serait fatal. Cependant, au lieu de me séparer de lui, de le débarquer au premier port, je crus pouvoir lutter contre sa jettatura. Résultat : pendant le voyage même, ma femme a succombé à un mal si mystérieux qu’aucun médecin n’a pu l’expliquer ! Un peu plus tard, j’embarquai, par malechance, un cuisinier qui avait aussi le mauvais œil. C’était un mulâtre. Je compris cette fois que, si jamais ses yeux rencontraient les miens sans qu’aussitôt je touche du fer, c’en était fait ! Aussi, quand il m’approchait à table, je ne cessais de serrer mon couteau de la main gauche. Hélas ! un instant d’oubli devait me perdre. C’était par le travers de l’île Tristan d’Acunha, un vendredi et un 13. Il y avait grosse mer, le vent faisait rage, et nous avions dû mettre à la cape. J’étais en train de déjeuner, quand, sur le pont, un grand cri s’éleva : « L’artimon est rompu ! » Je me levai en sursaut, mais, à ce moment, un fracas d’agrès tombans me fit peur. A la porte de la cabine, je me heurtai, tout en courant, au cuisinier. Nos yeux se croisèrent, mais moi, je ne le remarquai pas, tant je songeais au danger de ce mât qui allait pendre sur notre flanc, si bien que j’oubliai complètement l’autre péril, le mauvais œil ! Cet oubli allait avoir des conséquences terribles.

Le capitaine parlait à voix basse, tout en passant rapidement une main décharnée sur sa barbe.

— Que vous est-il donc arrivé ? demanda Roslyn.

— Toute ma petite fortune se trouvait à Naples dans une banque puissamment riche, la banque Capellani. Eh bien ! quand j’arrivai en Europe, j’appris qu’elle avait fait faillite. Et savez-vous quel jour elle avait sauté ? Ce même vendredi 13 janvier !

— C’est étonnant, ma parole ! grommela le marchand d’hommes, qui se mit à regarder au fond des yeux le capitaine.

— Il y a quelque chose de plus étonnant encore, et ceci vous expliquera ma phrase, que je n’aurais pas joué avec vous, si j’avais plus tôt remarqué certaine chose, c’est que...

Le capitaine rapprocha sa chaise de celle de Roslyn, lui prit la main, et lui parlant presque dans l’oreille :

— C’est que... ces deux hommes qui me furent néfastes... avaient tous deux, comme vous... des anneaux d’or aux oreilles.

— Bizarre !

Roslyn se croisa les bras. Il songeait. Son imagination inventive entrait en campagne. Une idée étrange commençait à germer dans son esprit.

Morbleu ! il devait y avoir un coup à tenter avec un homme sur qui on pouvait exercer une influence pareille. Mais quel coup ?

Alors il ralluma sa pipe, en tira silencieusement quelques bouffées, puis, se préparant à partir, s’informa de l’heure précise à laquelle le capitaine comptait lever J’ancre le surlendemain.

— Six heures !


Au moment où, quittant le Città di Messina, il descendait la passerelle, Roslyn se croisa avec l’agent d’une compagnie d’assurances.

— Tiens, Gottlieb, que venez-vous faire ici ? ... Vous pensez donc qu’il y a de l’argent à gagner pour vous ?

— Peut-être ; je vais proposer au capitaine de l’assurer contre le risque de mort par accident.

— Vous ne faites donc plus l’incendie ?

— Non, il y a trop de concurrence, tandis que mon nouveau genre accidens prend bien.

— C’est pourtant fièrement scabreux d’assurer les équipages du long cours. Comment une compagnie sérieuse peut-elle engager de pareilles opérations ?

— Vous avez raison ; mais ma Compagnie n’assure que des individus isolés, et couvre seulement le cas où, le navire arrivant à bon port, l’homme assuré a seul péri. Or, remarquez-le bien, les matelots ne s’assurent pas, les officiers seuls s’assurent. Comme ceux-ci ne montent pas dans la voilure et ne se risquent guère sur les gaillards par gros temps, ils courent très peu de dangers de chute ou d’enlèvement à la mer. Aussi ma Compagnie peut-elle se contenter d’une prime très modique, 0 fr. 25 par deux cents piastres.

Généralement les capitaines, surtout ceux qui sont mariés, ne résistent pas à la tentante perspective de voir leur famille subitement enrichie, s’ils meurent eux-mêmes par accident. Tous, d’ailleurs, en partant d’ici pour l’Europe, — des traversées d’au moins trois mois ! — ont de l’argent, si bien que je fais pas mal d’affaires. Avec les Allemands, les Scandinaves et les Français, je réussis facilement… Les Anglais sont plus durs à la détente. Quant aux Italiens, je n’en vois pas souvent.

— Attendez, dit Roslyn, qui depuis un moment se pinçait le nez d’un air absorbé. Est-ce que je pourrais, moi, vous demander d’assurer pour mon compte la vie d’un officier ?

— Évidemment, à la seule condition que l’assuré n’ignorât pas l’opération.

— Bon… parfait ! …

Et le marchand d’hommes se mit à frotter l’une contre l’autre ses larges mains, en même temps qu’une flamme s’allumait au fond de ses prunelles.

— Est-ce que par hasard vous voudriez engager une affaire ? demanda l’assureur.

— Eh, eh ! on ne sait pas… Ça dépend… Quel serait le maximum à toucher en cas de mort ?

— Le maximum ? … Oh, oh ! … 20 000 dollars !

— C’est peu !

— Ma foi, moi, je ne puis pas engager la Compagnie pour plus ; mais, si vous voulez que je télégraphie à San Francisco, je pense bien qu’on m’autorisera à doubler la somme.

— Alors, topez, j’accepte… Télégraphiez… Je vous prends 40 000 dollars sur la vie de Molfredo pour son voyage d’ici à Liverpool ; entendu ! … Seulement j’exige que vous ne l’avertissiez qu’au moment où je vous le dirai. Ça va-t-il ?

— Ça va ! … N’est-ce pas, vous avez bien compris ? Vous ne palperez les 40 000 dollars que si Molfredo périt accidentellement pendant la traversée. Mais le Città di Messina devra, lui, parvenir sain et sauf à destination.

All right ! J’ai compris.

Alors les deux hommes se serrèrent vigoureusement la main.

— Ma foi, Gottlieb, je suppose que cette affaire vous suffit, et que vous allez laisser le capitaine tranquille.

— Soit !... Un client comme vous, qui fait le double du maximum, on n’a rien à lui refuser.

Le Città di Messina commençait à larguer ses amarres ; son remorqueur sifflait ; le pilote Fred Simons venait de revêtir son suroît et se préparait à descendre dans le petit canot pour gagner le bord du voilier, quand Gottiieb, s’approchant du pilote : « Tenez, Fred, mon ami, voulez-vous me rendre un service ? Voici une lettre pour le capitaine. Comme elle lui sera plutôt désagréable, et que c’est un homme assez singulier, ayez bien soin de ne la lui remettre qu’au moment où, votre pilotage terminé, vous quitterez son navire pour rentrer au port. Vous entendez ?

— Parfaitement, monsieur Gottiieb, à vos ordres.

— Combien de milles restez-vous à bord du trois-mâts ?

— Cinq à six, pas plus.

— Bon ! Alors, au moment de repartir, vous ordonnerez à un matelot de porter la lettre, en disant que vous n’aviez pas pensé à la remettre plus tôt... Il l’aura toujours avant la nuit, n’est-ce pas ? C’est ce qu’il faut ; bien merci... Et pour votre peine, pilote, en rentrant chez Mistress Simons, une belle oie farcie vous attendra : un cadeau de Roslyn !

Le pilote écarquillait ses yeux. — Ma foi, fit-il gaiement, ce sera un rôti vite gagné. J’aurais, je vous le promets, fait la commission pour rien. — A demain, Fred ! — A demain, monsieur Gottiieb.

…………………

Le pilote est rentré la nuit dernière. Il vient remercier le marchand d’hommes de son oie grasse. La bête paraît superbe ; Mistress Simons s’occupe de la mettre à la broche. Servie sur une marmelade de pommes au jus de citron, elle promet, dit-il, un repas succulent. Roslyn l’interrompt : « Et le capitaine Molfredo quelle tête a-t-il faite en lisant la lettre de l’assureur ? — Je n’en sais trop rien, car je la lui ai fait porter par un matelot, et, tandis que l’homme montait sur la dunette, je dégringolais l’échelle de corde. De mon bateau, à quelques encablures, j’ai bien aperçu ensuite le capitaine, mais le jour était à peu près tombé... Je ne pense pas qu’il ait lu tout de suite, parce qu’il manœuvrait pour venir près du vent... Seulement, une douzaine de minutes plus tard, tandis que mes deux hommes dirigeaient le cotre, j’ai pris ma longue-vue et j’ai miré vers le trois-mâts.

— Et alors ?

— Ma foi, je n’en suis pas très sûr, parce que, je vous le répète, il faisait déjà assez sombre, et que les feux placés à chaque extrémité de la passerelle de l’Italien n’éclairaient guère ; pourtant, il m’a bien semblé voir le capitaine qui agitait les bras. Je crois même qu’il m’a crié quelque chose dans son porte-voix, mais je ne tenais pas à comprendre, me souciant peu de remonter à bord de son bâtiment, s’il avait eu une commission à me donner. Cet homme, reprit le pilote, est plus qu’à moitié toqué. Par instans, il vous regarde avec des yeux qui semblent brûler comme braise. Ses matelots en ont peur, et vos nouveaux engagés, à ce qu’il paraît, regrettent déjà d’être sous ses ordres. Il y aura du grabuge, pour sûr !

— Mais, vous avez dû diner avec lui ?

— Dîner... si ça s’appelle dîner ! car il ne mange presque pas. Il boit de l’eau minérale et du lait. Il a dans sa cabine une chèvre qu’il trait lui-même.

— Bon, bon ! ça va bien ! murmurait Roslyn.

Il reprit avec un rire épais :

— Alors vous, pilote, ça ne vous dirait rien de rester trois mois en tête à tête avec un paroissien de cet acabit-là ?

— Ma foi, non ! ... Et, s’il ne se met pas tout l’équipage à dos avant même d’être arrivé au cap Horn, cela m’étonnera. Le service est dur à bord, et il faut être un rude lascar pour faire marcher un équipage de vingt-huit lurons de toutes nationalités, surtout ceux que vous lui avez donnés.

La face du marchand d’hommes s’épanouissait à vue d’œil. Il lâcha un joyeux juron, et envoyant une bourrade au pilote :

All right !... Fred, vous souperez tantôt de bon appétit... Et moi aussi !

Le pilote avait une fameuse envie d’en savoir un peu plus long... On ne donne pas d’ordinaire une belle oie grasse pour une lettre portée ! Mais le pilote réfléchit que le marchand n’était point de ceux qu’on fait jaser, et il retint la question qu’il avait au bord des lèvres.


Le voyage du Città di Messina dut être singulièrement mouvementé, à en juger par la relation du livre de bord, — dont voici quelques extraits, de la main du capitaine :

« 15 novembre (peu après le passage de la ligne et le navire se trouvant par le travers des côtes du Pérou). — Les hommes commandés pour aller pendant l’après-midi travailler à la peinture des mâts refusent de se lever de leurs cadres. Un nommé Muller, Allemand, déclare d’un air insolent que, sur les grands navires, on ne travaille pas l’après-midi. « Pourtant, est-il venu dire ensuite, si vous l’exigez absolument, capitaine, nous irons. » Ces gens-là ne me connaissent pas. J’ai répondu qu’il y avait eu refus d’obéissance et complot, que c’était acquis, noté, et que les coupables en répondraient devant qui de droit à l’arrivée. Ainsi, l’équipage prouve déjà, par son attitude, qu’il prépare un mauvais coup.

« J’aurai soin d’être toujours armé et l’œil au guet.

« 21 décembre (dans les parages de la Patagonie). — De nouveau leur insubordination vient de se trahir. Un vol a eu lieu dans la cale. A cinq heures du matin, les hommes du quart, étant ivres, refusent le lavage du pont. Je suis prévenu, je me lève et j’ordonne au maître d’équipage une fouille dans le poste. Plusieurs bouteilles de cognac sont trouvées sous les couchettes.

« Un peu plus tard, un matelot menace de mort le second. Le pilotin me rapporte ce fait étrange, que le lieutenant Brown, un Anglais, au lieu de venir au secours du second, son chef, s’est croisé les bras et s’est mis à rire. Oh ! oh ! ... alors le lieutenant serait le meneur secret des révoltés ?

28 décembre. — Le mouvement parait s’accuser. J’avais cru un instant que les hommes en voulaient autant au second qu’à moi et songeaient à nous supprimer tous les deux ; mais non, le second cherchait à me donner le change. En effet, il y avait aux fers un nommé Coffin, un Gallois, un affreux drôle que le marchand d’hommes de Portland a dû me donner exprès. Ce Coffin avait frappé le second après l’avoir menacé. Or, le Gallois a brisé ses fers, les a jetés par le hublot, et, quand l’homme de veille est entré dans son cachot, il s’est rué sur lui, l’a terrassé, et s’est évadé. J’ai alors fait venir le second et lui ai dit que j’allais de nouveau faire empoigner son agresseur, qu’on attacherait avec de solides cordes. Le second m’a répondu qu’il trouvait que Coffin avait été assez puni d’un acte commis alors qu’il était ivre, et m’a demandé de pardonner. Je n’ai rien dit, mais je comprends maintenant que le second doit être du complot. Peut-être est-ce lui qui a touché la plus forte part de l’argent que Roslyn a distribué à ceux qui doivent m’assassiner ? car, si Roslyn a risqué une forte somme sur ma tête, c’est qu’il avait en mains les moyens de se défaire de moi. Aussi, maintenant, je ne ferme plus l’œil, même la nuit. Je ne quitte guère ma cabine, et dans chaque poche de ma veste j’ai un revolver chargé.

3 janvier. — Jusqu’ici, c’était la bordée de tribord qui me semblait la plus dangereuse. Maintenant, celle de bâbord paraît pire. Beaucoup d’hommes se disent malades. Ils ont soi-disant des clous aux mains, — et ces clous ont disparu le lendemain ! Cela n’est pas naturel. Je relève le fait comme indice des plus suspects. La révolte couve. De quelle façon éclatera-t-elle ?

14 janvier. — J’éprouve divers symptômes qui me donnent à penser, si abominable que cela paraisse, qu’on est en train de m’empoisonner. Ils n’osent sans doute pas en arriver à une agression ouverte, les lâches ! Ils sont dix au moins, et, à dix, ils ne se risquent pas contre un homme seul et épuisé !

« Quant à douter qu’ils ont glissé du poison dans mes alimens, impossible ! J’en ai eu tout à l’heure la preuve. Étant à dîner avec le second et le lieutenant, je me mis à dire que je ressentais de vives douleurs d’intestins : « Pourtant, ai-je repris en feignant de plaisanter, je ne suppose pas que l’on veuille m’empoisonner ! » A peine avais-je prononcé ces paroles que le lieutenant devenait pâle comme un mort. Il se levait en sursaut et allait se coller au lambris, les yeux hagards, la mâchoire inférieure affaissée et pendante. Il refusa ensuite de revenir et disparut.

— Eh bien ! dis-je au second, vous avez vu tout à l’heure quel effet de terreur j’ai produit sur ce misérable ? Vous en témoignerez plus tard ?

« Le second a répondu en haussant les épaules : « Mon Dieu, comme vous vous faites des idées, capitaine ! »

« — Oui, je me fais une idée, lui ai-je répliqué d’une voix tonnante, c’est que tout le monde à bord veut ma mort, vous aussi !

« Le second a été cloué net. Il n’a plus osé rien dire. Il sent que je vois clair dans son jeu.

30 janvier. — Le charpentier vient me prévenir ce matin que le navire fait eau. Aussitôt j’ordonne à tout l’équipage de se mettre aux pompes ; quelques minutes s’écoulent, et j’apprends que les pompes fuient, ayant sans doute été démolies d’avance.

« Qu’est-ce que cela prouve, sinon que les conjurés veulent couler le navire et se sauver dans des barques en profitant de ce que nous ne sommes pas loin des côtes du Brésil ?

« Aussitôt, je sors de ma cabine, revolver au poing, et marchant droit sur le lieutenant : « Si, d’ici un quart d’heure, vous n’avez pas dégagé les pompes, je vous brûle la cervelle ! » Le coquin a eu le cynisme de répondre, d’un air d’indifférence : « Bien sûr, qu’on va les dégager. Nous y sommes aussi intéressés que vous, capitaine ! » Dix minutes après, les pompes marchaient.

5 février. — Je suis resté deux jours couché, et ils n’ont pas osé venir m’achever... Du reste, je les attendais. Le premier qui aurait franchi mon seuil, je l’étendais raide sur le carreau.

7 février. — Je vais mieux, ne prenant plus que le lait de ma chèvre. Mais l’équipage devient ironique à mon égard. On me nargue ; sans doute, ils sont sûrs d’arriver à leurs fins. Roslyn va gagner les 200 000 lires que lui rapportera ma mort. Ce que je voudrais bien savoir, c’est quelle somme il a versée à chacun des matelots qu’il a achetés... Je le saurai !

8 février. — J’ai fait venir cette nuit le pilotin dans ma chambre sous un prétexte quelconque : il ne se méfiait pas. Alors, je lui ai mis brusquement mon revolver sur le front en déclarant qu’il allait périr s’il n’avouait pas. Le pilotin s’est mis à pleurer, m’a demandé grâce et a avoué finalement avoir reçu 500 francs de Roslyn pour me tuer. Il a confessé aussi que le chef des assassins était le lieutenant. J’en étais sûr ! Sans doute, quand il va se voir découvert, cet homme tentera un éclat, mais je le consignerai avec un factionnaire à la porte de sa chambre... Pourvu que ce factionnaire ne le laisse pas sortir !

9 février. — Le lieutenant, lorsque je lui ai prescrit de prendre les arrêts, a eu l’aplomb de me répondre que j’étais fou. Il a ajouté qu’en arrivant en Europe, il se plaindrait à son consul. Quelle impudence !

10 février. — Aujourd’hui, je me suis levé très souffrant. Toute la nuit j’avais enduré le martyre avec des douleurs le long de la colonne vertébrale, — toujours le poison ! — Alors, pour en finir, j’ai réuni l’équipage autour du grand mât, tous les hommes debout, moi assis sur une chaise — pas d’officiers, bien entendu. Je leur ai dit que je savais, que plusieurs d’entre eux me trahiraient, comme Notre Seigneur avait été trahi par Judas.

« Il y a eu une émotion énorme parmi les hommes, mais ils ne disaient rien.

« J’ai continué en déclarant que, certes, je ne réussirais peut-être pas à les empêcher d’achever leur forfait, mais que la justice humaine, sans parler de la justice de Dieu, châtierait terriblement les coupables.

« Quelques hommes m’ont paru très ennuyés que leurs projets fussent démasqués, mais c’est tout. J’espérais un bon mouvement de leur part. Je les ai interpellés par leur nom. Aucun n’a bougé. Pas d’illusions : ils sont pourris jusqu’à la moelle.

« Alors, je leur ai ordonné de déguerpir, et ils sont tous partis sans qu’un seul eût le courage de rester. Quelle sale engeance !

11 février. — Ça va de mal en pis. Ce matin, le second étant entré me faire un rapport, je lui ai dit ce que je pensais de l’attitude de l’équipage à mon égard. Il a marmotté entre ses dents un je ne sais quoi qui avait l’air de signifier que j’avais raison, mais on voyait bien qu’il ne le pensait pas, de sorte que je me suis fâché, car je ne veux pas qu’on me traite comme un enfant. Alors, il a haussé les épaules. Je lui ai aussitôt déclaré qu’il était un insolent ; même, je crois, je l’ai souffleté. Bref, nous nous sommes battus. Tout d’un coup il a dit : « Pardon, capitaine, j’ai tous les torts. Je ferai ce que vous voudrez. Dois-je me rendre à ma chambre ?

— Non, malheureux, aux fers, comme un simple matelot.

« Il était tellement épouvanté devant mon énergie qu’il n’a pas protesté... Il a seulement demandé qui dirigerait le navire, puisque déjà le lieutenant était consigné.

— Moi, ai-je répondu. N’est-ce donc pas assez ? Je veille pour tout le monde. Est-ce que je me couche ? Voilà quinze jours que je ne me suis pas déshabillé.

— Capitaine, a-t-il fait en gémissant, je vais aux fers puisque vous l’exigez, mais, de grâce, veillez ! le baromètre baisse, nous arrivons dans la région des cyclones.

— Monsieur, cela, c’est mon affaire, je connais mon métier !

« Eh bien ! cette double exécution n’a pas désarmé mes assassins.

« Deux heures plus tard, le maître d’équipage vint me dire que les voiles étaient masquées[1], et cela par suite d’un mauvais coup de barre. Le timonnier eut l’audace de prétendre que c’était moi qui, faute d’être monté sur le pont, — comme si un homme de mon expérience a besoin de monter sur le pont pour cela ! — lui avais donné une fausse indication.

« Ce soir, il vente fort : c’est ennuyeux, car le voilier n’a pas, je crois, une bonne stabilité, et je ne sais comment les ordres que je donnerai seront exécutés.

« … Les hommes rôdent autour de moi avec des yeux étranges. Il y en a un, Mathias, dont la manche m’a paru receler quelque chose d’anguleux ; ce doit être un couteau. C’est lui, peut-être, qui est désigné pour me frapper…

12 février. — Abomination, infamie ! Ma chèvre vient de succomber. Le mousse prétend qu’elle est morte de faim. Ce gamin ment. Il est certain que je surveillais sa nourriture pour qu’ils ne l’empoisonnent pas, mais elle avait assez à manger. Il est clair que la bande, sachant que, maintenant, pour être à l’abri de leur poison, je ne me nourrissais plus que du lait de ma chèvre, l’ont empoisonnée. Je suis à leur merci…, à moins de découvrir l’endroit où ils cachent l’arsenic.

« Sauvé ! Tout à l’heure, profitant de ce que le second est aux fers, je me suis glissé sans bruit dans sa chambre. Là, j’ai trouvé, dans la toilette, une poudre blanche un peu grasse qui doit être l’arsenic. J’ai pris cette boîte, je l’ai cachetée avec de la cire. À l’arrivée à Liverpool, je la remettrai aux magistrats.

13 février. — La nuit porte conseil. C’est toujours la nuit que les idées me viennent. Je souffre cruellement. On dirait que du plomb fondu me descend de la base du crâne aux reins… Enfin, je lutterai jusqu’au bout, face aux assassins… J’ai eu l’idée d’exiger de nouveaux aveux du pilotin. En somme, en y mettant le temps, j’arrive généralement à lui faire dire tout ce que je veux. Donc, armant mon revolver, j’ai prononcé ce seul mot : Parle !

« Il a répondu sans lever les. yeux : « Oui, capitaine, je parlerai… demain. Mais aujourd’hui, vous avez mieux à faire que de m’écouter. Je vous conseille de descendre dans la soute aux toiles de rechange. Comme on n’y va jamais, c’est là que les conjurés cachent leurs papiers, leur argent, et aussi les bouteilles de cognac qu’ils vous ont volées. » Puis, aussitôt, il s’est écrié : « Oh ! qu’ai-je dit ? … Gardez-moi le secret, sinon ils vont me tuer ; non, de grâce, n’y allez pas ! »

« Ah ! mais, au contraire, si ! je vais y aller et tout de suite. D’abord la mer grossit et d’ici une heure elle sera peut-être si forte que je ne pourrai plus descendre par la petite échelle de fer… »

Ces lignes sont les dernières que le capitaine ait écrites. La suite est de la main du second. Le livre de bord se continue ainsi, à la date du 14 :

« Hier, moi Brown, second, ai pris le commandement du navire. L’équipage est venu me retirer des fers, disant que le capitaine était disparu et que le navire allait périr. Toute la nuit nous avons lutté contre la tempête. Quelques avaries... Durant ce temps, aucune nouvelle de notre chef. Personne ne sait ce qu’il est devenu ou tout au moins ne veut me dire ce qu’il sait. Le pauvre homme était si singulier dans ces derniers temps qu’il a dû se jeter à la mer. Je ne vois pas d’autre explication, au moins quant à présent. »


A l’arrivée dans le port de Liverpool, le second s’empressa d’aller tant au consulat d’Italie qu’aux magistrats du comté faire ses déclarations.

Les autorités ordonnèrent une enquête. Le coroner la dirigea avec le plus grand zèle, assisté du consul. Tout l’équipage fut interrogé homme par homme et à plusieurs reprises. De cette enquête, que nous résumons ici, il résulte que le capitaine Molfredo était atteint depuis fort longtemps d’hallucinations du caractère le plus pernicieux. Déjà, une première fois, dans l’Océan Indien, puis durant la traversée de Sidney à Portland, il avait été pris de colères soudaines, incompréhensibles, au cours desquelles il proférait, on ne sait contre qui, des menaces terribles. Aussi nombre d’hommes, persuadés qu’un pareil chef les conduisait à leur perte, désertèrent-ils à Portland, ce qui obligea le capitaine à engager d’autres matelots. Le lieutenant, un Maltais, refusa également de rester.

Les hommes qui manquaient furent remplacés par les soins d’un marchand d’hommes nommé Roslyn, avec qui le capitaine semblait d’abord dans les meilleurs termes. Cependant, le Città di Messina n’eut pas plutôt levé l’ancre que Molfredo éclatait en menaces furieuses contre ce Roslyn qui, soi-disant, voulait le faire assassiner, afin de gagner deux cent mille francs. Par la suite l’équipage devait souvent entendre le capitaine proférer ces propos et bien d’autres du même genre, auxquels personne abord n’a jamais rien compris.

D’ailleurs, entre temps, le capitaine était repris de ses crises nerveuses. Quand elles arrivaient à leur paroxysme, le malheureux voyait partout des fantômes. Deux fois, pendant la nuit, il tira des coups de revolver sur des ennemis qu’il prétendait l’avoir assailli. Le lendemain, au jour, retrouvant les balles dans les boiseries de sa cabine, il était tout honteux et avouait que, par instans, il perdait la raison.

Chez cette âme inquiète et tourmentée, les moindres incidens tournaient au drame. Les hommes se plaignaient-ils du travail excessif qui leur était imposé malgré la chaleur, aussitôt le capitaine les accusait de braver son autorité, de se préparer sourdement à la révolte ; quelques bouteilles « chapardées » à la cambuse se transformaient en un pillage général de vivres « afin d’affamer le navire. »

Une fois, par gros temps, le trois-mâts fit un peu d’eau. Les pompes, asséchées par un long manque d’usage, commencèrent par mal fonctionner. Le capitaine voulut à toute force qu’on les eût crevées, afin de faire sombrer le navire.

Cependant, quand on arriva dans les parages du Cap Horn, où la température est froide, l’état du capitaine parut s’améliorer. Il mangeait d’assez bon appétit et causait de choses et d’autres assez librement ; mais ce ne fut qu’un trop court répit. Dès qu’on remonta vers la Ligne, ses hallucinations le reprirent. D’abord il cessa de manger, prétendant qu’on l’empoisonnait ; puis il se barricada dans son salon, ne montant plus jamais sur la passerelle, criant ses ordres par une fenêtre, ne permettant à personne de l’approcher, sauf le mousse, et encore ! ...

Plus que jamais, il se persuada qu’il y avait à bord un complot général pour l’assassiner. Deux fois, pendant la nuit, il fit réveiller le pilotin et lui fit subir un interrogatoire. Terrorisé par les menaces du capitaine, le pilotin, un garçon d’ailleurs assez faible d’esprit, un peu hystérique, finit par se laisser suggérer toutes sortes de machinations, qu’il racontait ensuite avec force détails dramatiques. Il prétend aujourd’hui ne pas même savoir ce qu’il a dit, n’ayant songé qu’à sauver sa vie.

En février, Molfredo devint tout à fait fou. Ce fut chez lui un délire de persécution bien caractérisé. Il fit consigner successivement le lieutenant et le second. Ce dernier dut même se rendre aux fers sur l’ordre exprès que lui en intima son chef. Comme celui-ci ne montait jamais plus sur la dunette, le navire dut se gouverner à peu près seul, aucun officier n’étant là pour surveiller la manœuvre, et les ordres étant souvent donnés si mal à propos qu’un jour les voiles furent masquées.

Quand les hommes comprirent qu’il y allait maintenant de leur existence à laisser les choses aller à la débandade, ils n’eurent plus d’autre pensée, sans doute, que de se débarrasser rapidement de leur capitaine. Que se passa-t-il ? ... Tout ce qu’on sait, c’est que, le 13, Molfredo disparut soudain.

Il paraît que, le soir, personne n’entendant le moindre bruit du côté des appartemens du capitaine, l’un des mousses se glissa en rampant jusqu’à la porte, et l’ouvrit. La cabine était déserte. Le mousse revint prévenir le poste.

Alors les hommes descendirent chercher le second et le lieutenant, et les deux officiers, prenant des lanternes, cherchèrent dans tous les coins du bâtiment. Ils n’auraient trouvé aucune trace de leur chef.

« L’attention des magistrats enquêteurs ayant été particulièrement attirée par les dernières lignes qu’eût tracées le capitaine, celles où il parlait de la soute aux voiles de rechange, les magistrats se sont rendus à bord, dit le procès-verbal d’enquête, et sont descendus dans cette soute, — du moins l’un d’entre eux, car la soute est de faibles dimensions. L’examen des lieux révèle que, sur une des voiles, une large tache a dû être lavée récemment. Tache de quoi ? Peut-être de sang. Il faut dire qu’on pénètre dans la soute en question par un trou ovale percé dans le plafond garni d’une courte échelle de fer. Le trou n’est guère plus large que le corps d’un homme. Il se peut que le capitaine, au moment même où il n’avait encore que le bas du corps d’engagé, ait été frappé d’un coup de couteau et soit tombé sans même pousser un cri. Ensuite on l’aurait jeté à la mer. »

« Pressé de questions, le pilotin s’est quelque peu troublé ; mais jamais il n’a cessé de répéter avec énergie qu’il n’avait nullement parlé au capitaine de la soute aux voiles. »

Les magistrats restèrent persuadés, à l’air gêné de certains hommes, que l’équipage devait savoir comment avait péri le capitaine. Mais, ne pouvant baser une accusation sur des indices aussi vagues, et, d’autre part, contraints de s’avouer que les matelots étaient presque excusables d’avoir voulu se débarrasser d’un chef qui allait causer leur perte, ils préférèrent proposer au jury un verdict déclarant que le capitaine Molfredo avait dû se détruire en se précipitant dans les flots.

Le rapport des magistrats est complété par un post-scriptum ainsi conçu :

« Un des officiers du bord nous a remis, après que notre rapport était rédigé, une lettre datée de Portland, émanant de l’agent d’une compagnie d’assurances accidens, où il est relaté que le nommé Roslyn, marchand d’hommes, le même qui fournit au capitaine Molfredo un nouvel équipage, avait assuré la vie de celui-ci pour une somme énorme. Donc ce Roslyn avait intérêt à ce que le capitaine pérît pendant la traversée, ce qui induirait à penser que peut-être aurait-il tramé avec l’équipage un complot pour faire disparaître M. Molfredo.

« Engagés sur cette piste, nous avons repris l’interrogatoire des officiers et matelots. Le second nous a déclaré que, si le capitaine a réellement été tué par l’équipage, le meurtre n’a eu qu’une cause, la crainte de tous que Molfredo ne fît chavirer le navire, qu’il n’était plus capable de diriger ; mais, quant à avoir été soudoyés, il affirme que non. En ce cas, dit-il, c’est tout de suite, au départ de Portland, que le capitaine aurait disparu, et non après trois mois et demi de traversée. D’ailleurs, selon lui, Roslyn est un habile homme, mais non un assassin. Il a profité de ce que, l’assurance de la vie d’un tiers étant licite, il lui semblait probable que Molfredo, chez qui il devinait un commencement de délire, se tuerait ou serait tué pendant cette longue traversée de quatre à cinq mois. Spéculateur effréné, Roslyn a misé sur cette probabilité, non sans se dire, vraisemblablement, que la nouvelle d’un pari engagé sur sa mort allait sans doute hâter l’éclosion de la folie chez Molfredo. Et après ? Ce qu’a fait le marchand d’hommes est indélicat, déclare le consul, mais nullement criminel.

« C’est également notre avis ; aussi pensons-nous qu’il n’y a pas à modifier les conclusions précédentes. »

Le verdict du jury, après quelque hésitation, fut : mort accidentelle, si bien que l’affaire passa à peu près inaperçue dans ce port immense qu’est Liverpool.


Et maintenant, retournons à Portland.

Eh bien ! Roslyn, par nonchalance, venait d’y faire faillite, pour s’être trop témérairement lancé dans une affaire de prospection d’or.

Son actif parut mince, quand les créanciers le comparèrent au passif, lequel atteignait le chiffre de 30 000 piastres. Comme ils le lui reprochaient, Roslyn riposta, avec son flegme ordinaire, qu’il suffisait d’attendre l’arrivée du Città di Messina à Liverpool, et que, ce jour-là, les assurances de San Francisco régleraient 40 000 dollars, ce qui paierait tout le monde. Il lui resterait même, comme il disait, de quoi « faire le garçon. » Donc, il fallait ne toucher à rien, le laisser en paix, et ne pas « braire comme des ânes. »

Mais les créanciers sont d’ordinaire gens peu patiens. Aussi réclamèrent-ils, d’une seule voix, la vente à l’encan des frusques, du mobilier, de l’auberge, et des créances du marchand d’hommes.

Roslyn rentra chez lui furieux.

Le soir même, il se rendait chez un brasseur nommé Chambers, son principal créancier. A peine dans la boutique, Roslyn déclarait à Chambers qu’il lui laissait le choix ou d’une balle dans l’œil ou de prendre l’engagement de le laisser tranquille. Chambers, homme avisé et riche, tenait à son œil. Il y tenait même énormément. On causa, le brasseur se faisant raconter par le menu comment le marchand d’hommes avait eu l’idée de spéculer sur la vie du capitaine. Roslyn parlait bien ; au bout d’un quart d’heure, le créancier fut tout à fait convaincu. Il réclama seulement une petite commission de dix pour cent sur la somme à toucher de l’assurance, moyennant quoi, il s’engageait à décider, de gré ou de force, tous les autres créanciers à se taire.


Puis, un beau matin, un télégramme reçu par les assureurs leur apprit à la fois la bonne arrivée du Città à Liverpool, la disparition de son capitaine, et le verdict très catégorique du jury déclarant Molfredo mort par accident. La somme à payer était lourde, mais, puisqu’il faudrait quand même y venir, quelle belle réclame que de payer très vite ! L’assurance s’exécuta.


Aujourd’hui Roslyn est riche, mais ces gens de Portland, qui ont douté de son étoile, le « dégoûtent. » Il va partir pour le Klondyke, où il compte ouvrir un Music-Hall monstre.


MASSON-FORESTIER.

  1. Collées devant les mâts par le vent, au lieu d’être gonflées par derrière.