Une famille pendant la guerre/LI

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De la même à la même.
Le Bocage (Loiret), 8 décembre.

Nous sommes vaincus, n’est-ce pas ? C’est convenu, nous l’admettons, nous en souffrons, mais nous ne voulons point haïr, nous voulons nous résigner et pour cela nous demandons à Dieu son secours. Eh bien ! il arrive tout-à-coup des choses qui ont le don fatal de mettre à néant nos meilleurs désirs ! Ce n’est peut-être qu’une goutte d’eau, pas plus amère que les flots dont nous avons déjà été abreuvés, mais elle est la dernière goutte et elle ait déborder l’indignation !

J’avais quitté hier, un instant, mes blessés. Le chirurgien demandait des œufs pour un malade ; j’allai avec Roland jusqu’à la ferme, dans le vain espoir qu’une poule phénomène se serait trompée de saison. La chance eut été d’autant plus merveilleuse que, depuis Coulmiers, la basse-cour était réduite à trois volatiles. Je ne fus donc pas surprise du sourire de la fermière, il me suffisait d’avoir fait preuve de bonne volonté ; je quittais sa cuisine quand une scène, trop semblable à toutes celles des jours passés, me cloua pourtant sur le seuil.

Un parti allemand qui venait de Saint-Lyé avait jugé bon, passant auprès de la ferme, de s’y restaurer. Les hommes descendaient de leurs chevaux, les débridaient, et ouvrant les étables comme chez eux, faisaient entrer leurs bêtes en les tirant par la crinière. L’officier commandant cherchait où pouvaient se trouver l’avoine, le lard et le vin cacheté.

C’était l’invasion, le droit du vainqueur, rien de plus qu’à l’ordinaire.

« Louis, dit la fermière à l’un de ses gens, allez donc vite détacher le poulain et l’amenez ici. Faudrait pas qu’ils s’en trouvent gênés. »

Louis partit en courant.

Il avait été le charretier quand la ferme avait possédé chevaux et charrettes, ce poulain était son élève, le seul quadrupède que l’invasion eût laissé, simplement parce qu’il était trop jeune pour faire aucun service.

Parmi les Prussiens entrés dans l’écurie, il y en avait un, peut-être déjà ivre. Voyant la pauvre petite bête, au lieu de la détacher il tira son sabre et se mit à frapper à tours de bras au milieu de la corde lâche qui la retenait à la mangeoire. Le pauvre poulain affolé, crispait ses longues jambes menues et raidissait sa tête ; il n’en était pas moins, quand le lourd sabre retombait, entraîné par la force du coup et s’en allait frapper chaque fois ses naseaux contre le bois de la mangeoire.

Louis arrivait. Poussé par cette pitié des animaux, si touchante chez certains hommes des champs, il passa entre le petit cheval et le Prussien et, repoussant celui-ci de l’épaule, essaya de détacher le licou. Le Prussien se mit alors à frapper sur l’homme, et nous vîmes le malheureux charretier s’échapper avec de grands cris et tout sanglant, de l’écurie, où personne ne lui avait porté secours. Le Prussien le suivait, sabre haut, écumant de rage. Roland et le fermier s’élancèrent au devant du furieux ; ils l’arrêtèrent, non sans risques, et sa victime put arriver en trébuchant jusqu’à nous.

Une demi-heure après, un sous-officier et trois soldats armés entraient demander que le coupable leur fût livré. J’eus beaucoup de peine à leur faire comprendre que Dieu lui-même se chargeait de sauver l’infortuné de leurs mains. Il se mourait ; probablement d’un coup sur la nuque qui avait dû léser l’épine dorsale.

Le sous-officier, qui n’avait pas d’ordres pour ce cas imprévu, se retira, mais pour revenir au bout d’un instant. Les officiers attendaient ; il fallait absolument que l’homme français qui avait poussé avec violence un soldat allemand comparût devant eux. Le sous-officier semblait résolu à forcer la porte ; j’eus la tentation folle de résister, de me faire tuer là, moi aussi, pour que quelque chose au moins leur fît honte ; il eût été doux de défendre les derniers instants du malheureux que j’entendais râler — je ne l’ai pas fait.

J’ai précédé les soldats. Mais la mort avait été plus fidèle que moi et plus puissante aussi ; elle était là et accomplissait son œuvre de délivrance.

Les Prussiens ont pourtant su partir, et je suis restée avec la femme de Louis, maintenant sa veuve, qu’on avait été chercher. L’ai-je pu consoler, la malheureuse, quand il me semblait à moi-même que le fardeau était plus lourd qu’on ne le pouvait porter ! Ai-je pu apaiser sa haine quand mon propre cœur haïssait et maudissait ? Je me souviens de lui avoir parlé du monde meilleur où le Seigneur essuiera toute larme de nos yeux ; mais en attendant, j’ai pleuré plus que parlé, et peut-être que mieux valait.

Et ce n’était pas fini.

Pendant que j’étais près de la pauvre femme, ces messieurs recevaient un ordre de payer vingt mille francs d’amende, pour coups donnés par un français à un soldat allemand sous les armes.

Les officiers parlaient français ; Adolphe et Roland leur expliquèrent les faits et comment c’était leur soldat qui avait assassiné un Français sans défense. Les camarades du Prussien, interrogés, donnèrent leur témoignage selon la vérité : tout fut inutile. Les officiers furent polis, mais dirent que la sûreté de leur armée ne pouvait être obtenue que si chacun était intéressé à la maintenir ; qu’il fallait un peu de terreur, et que si le charretier eût survécu, force aurait été de le faire fusiller.

Adolphe en a appelé au général commandant le corps d’armée et est parti sous escorte pour Orléans. Il est rentré le soir fort tard ; l’aide de camp de service avait promis que l’affaire serait examinée. Tout à l’heure une note en allemand vient de nous apprendre la conclusion de cet examen :

Son Excellence maintient l’amende de 20,000 fr. ; toutefois, eu égard à la pénurie d’argent mentionnée par M. le comte de Thieulin, quittance du tout sera donnée contre le paiement immédiat d’une somme de 16,000 fr. (dont moitié au moins en espèces), que le porteur du présent ordre a charge de recevoir.

Et voilà ce qui décourage de s’exercer au pardon ! On a voulu penser beaucoup à ses propres fautes et ne voir qu’un châtiment juste dans l’épreuve de la nation ; on a essayé d’appeler chaque insolence, chaque douleur nouvelles : les maux inévitables de la guerre ! Même on a supposé que nos Français vainqueurs n’auraient souvent pas mieux agi que les Allemands ; eh bien ! cela est un blasphème, et j’en demande pardon à mon pays ! Oui, nous sommes un pauvre peuple amolli et démoralisé ; oui, il y a des égoïstes parmi nous et j’en ai été ; des écervelés et même des violents ; il y a tout cela et encore tout ce qu’on voudra, mais il n’y a pas en France une telle perversion de la conscience, un tel cynisme dans le mal, qu’il soit légalement et administrativement possible de prendre occasion du meurtre qu’on a commis soi-même, pour extorquer dans une légalité injuste les dernières ressources des survivants !

Et remarque que ce n’est pas un vulgaire escroc qui imagine cela, ce n’est pas le crime d’un homme seul, c’est le crime d’une nation. Ce sont ses chefs les plus élevés qui, avec liberté et réflexion, l’ordonnent, ce sont ses lois qui le permettent… Que maudites soient ses apparences menteuses d’ordre et de civilisation ! Elles parviendraient à dégoûter l’humanité des choses les plus saintes. — L’ordre, c’est le bien ; le mal n’est pas l’ordre. L’ordre dans la cruauté, dans le vol, l’ordre dans la haine, sont les plus effroyables désordres qu’œil humain ait jamais contemplés !

En attendant, Adolphe a payé. Bien lui prend d’être venu ici fourni d’argent pour les affaires de Roland. « Vous savez que c’est une infamie ? » a-t-il dit à l’officier qui préparait sa quittance ; celui-ci a eu un demi-sourire sous sa moustache en répondant : « Je connais votre proverbe français : Marchand qui perd ne peut rire. »

Adieu, chère sœur, j’ai le cœur navré, presque révolté, et c’est mal.

Avons-nous vraiment mérité tant d’outrages et de désastres ! Qu’elle est dure notre peine ! Qu’il est noir notre avenir ! Et pourtant : « l’Éternel règne ! » Il règne ! — Comme aux jours de brouillard épais, on sait que le soleil n’en brille pas moins plus haut, dans sa gloire entière et dans son entière beauté, de même nous savons que par-delà ce sang, ces deuils et ces angoisses, l’infinie bonté de Dieu est demeurée la même. Là où nos actions de grâce l’allaient jadis trouver, elle plane, sereine et toute-puissante ; elle attend son heure, l’heure où de nouveau nos louanges l’iront encore chercher. Non, je ne veux pas désespérer, — mais cependant, que c’est long ! et que c’est dur !