Une famille pendant la guerre/XLVII

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Du même à la même.
Oucques, 11 décembre.

Les nôtres se sont bien battus, comme je vous le disais, à Cravant et à Villorceau, et pourtant notre ligne a reculé. Le prince Charles nous accable à force de troupes fraîches ; combien de jours encore les munitions et les hommes suffiront-ils ? On se le demande avec une anxiété poignante.

Voici Beaugency occupé par les Allemands. Je ne le savais pas en vous écrivant avant-hier. Il y a eu confusion dans les ordres donnés, l’officier porteur des instructions du quartier général a été enlevé avant d’arriver au général Camô, qui, malade lui-même, très-découragé et se croyant aventuré dans Beaugency, a laissé ses jeunes troupes se débander.

Cela est grave et triste. S’il nous fallait perdre ce sentiment que du moins nous faisons tout ce qui peut se demander à des hommes, c’est alors que nous serions bien bas, et que nous manquerait la seule consolation à nos désastres qui puisse être efficace. Quelques fuyards de Beaugency ont passé ici. On comprend en les entendant l’empoisonnement moral que de pareils misérables peuvent communiquer à un pays. Pour s’excuser de fuir, ils se croient obligés de représenter les maux plus grands encore qu’ils ne sont, et ainsi la terreur s’établit et gagne de proche en proche.

Mieux vaudrait vous parler de ma jambe, chère maman ; c’est du moins quelque chose qui va bien. Je n’ai plus de fièvre et je suis maintenant à quatre quarts, ce qui signifie en langue vulgaire que j’ai permission de manger une portion entière. Le coup de baïonnette ne sera bientôt plus qu’un souvenir, et la plaie du genou, qui s’était mal trouvée du froid, reprend bonne façon depuis qu’on la panse au jus de citron. C’est, à ce qui paraît, le traitement qui réussit le mieux quand on craint la pourriture d’hôpital ; vous voyez que je me hâte de vous faire profiter de mes expériences. Qui sait, pauvre maman, si vous n’avez pas aussi vos blessés à l’heure qu’il est, et si l’avis de votre fils indigne ne vous sera pas bon à quelque chose ?

Ce que j’apprends à connaître encore ici est le singulier attrait que peuvent exercer les malades. Cela m’explique des vocations que je n’avais jamais comprises. Quelle patience chez ces hommes ! qu’il est aisé de leur faire plaisir ! Si je n’étais soldat, je voudrais être infirmier. Nous avons ici beaucoup de fièvres typhoïdes, je sais l’histoire de l’une d’entre elles, je vais vous la dire, quoiqu’elle soit triste.

Dès son établissement à Oucques, à la fin d’octobre, l’ambulance avait été envahie par des fiévreux. Le 7 novembre, un dragon nommé Pierredon y entra, et peu après un autre soldat du même régiment et presque du même pays. Pierredon avait une fièvre typhoïde bien caractérisée ; son camarade en fut quitte pour la peur, et aussitôt mieux, fut employé comme infirmier. Pendant ce temps-là, Pierredon allait de mal en pis, la poitrine se prenait, il demanda qu’on écrivît à ses parents, petits fermiers dans ce charmant pays de Villedieu dont vous vous souvenez sans doute, chère maman, nous l’avons traversé en allant à Saint-Lô et au mont Saint-Michel. D’après la lettre, ses parents devaient partir immédiatement pour le revoir. Le pauvre garçon avait mis tout son cœur à ce revoir. Son frère cadet avait été tué à Gravelotte ; s’il lui fallait mourir aussi, il ne resterait plus qu’un fils tout enfant à la maison. Comme aîné, il avait eu part à la direction de la ferme, et il s’en inquiétait beaucoup. Outre le désir de voir père ou mère, il avait la préoccupation constante des mille choses qu’il voulait dire et conseiller.

On avait écrit le 30 novembre, et deux jours après le camarade infirmier fut renvoyé au pays, je ne sais plus pour quelle cause. En traversant Villedieu pour se rendre à son village, il entra chez les parents de Pierredon. Il trouva tout en l’air, la mère allait partir on se hâtait, et avec quelle douleur, vous le pouvez comprendre. L’ex-infirmier fut ému de la vue de ce chagrin ; et par bon cœur, et par bêtise aussi, il imagina de les consoler en leur disant que leur fils allait beaucoup mieux quand il l’avait quitté, que rien ne pressait de l’aller voir, et que mieux vaudrait attendre quelques jours pour partir ; qui sait ? on pourrait peut-être le ramener. Le mari crut cela et contraignit sa femme à rester.

Le 8 décembre, le jeune Pierredon mourut.

Pauvre garçon ! Vous vous rappelez que j’étais arrivé le 6 avec Barbier, on m’avait mis dans la même salle, et toute la journée du 7 je remarquais ce pauvre être qui n’avait plus que le souffle et qui tenait obstinément ses yeux fixés sur la porte. Chaque fois qu’elle s’ouvrait, l’intensité de son attente ramenait un peu de vie dans ses yeux, chaque fois que l’indifférent était entré, la lueur s’éteignait, et l’on voyait que la mort avait fait encore un pas. Je ne connaissais alors rien de son histoire, mais je devinais son angoisse, et j’avais fini comme lui et pour lui, par attendre quelqu’un par cette porte.

Il est donc mort il y a trois jours, le 8. Ce matin, j’entends plus de bruit qu’à l’ordinaire dans la pièce à côté, ce nom de Pierredon plusieurs fois répété, la porte finit par s’ouvrir, et Mlle M… entre, soutenant sous le bras une grosse paysanne enveloppée dans sa grande mante noire et pleurant, pleurant à flots.

« C’est là qu’il était, » lui dit doucement Mlle M… en lui montrant le lit.

Elle la fit asseoir auprès, sur une chaise, et la quitta, car trois voitures chargées de blessés du combat nocturne d’Origny arrivaient, et il fallait caser tout ce monde. La pauvre femme s’affaissa sur sa chaise et, cachant son visage, pleura et gémit longtemps tout haut. Peu à peu elle nous dit ce que je viens de vous abréger, et qu’enfin elle avait tant supplié le père qu’il l’avait laissée partir — trop tard — le 7 seulement. Avec la désorganisation actuelle de tous les moyens de transports, il lui avait fallu quatre jours pour arriver. Elle nous conta le premier deuil du fils tué à Gravelotte, et comment le père et elle étaient convenus de ne pas se plaindre du bon Dieu tant qu’il leur laisserait cet aîné. Pour cet aîné, trois mois avant la guerre, ils avaient loué une nouvelle ferme ; au moment où il allait se marier et s’y établir, il avait été rappelé comme ancien soldat. Elle nous dit le chagrin qu’il s’en était fait, toutes les misères qu’il avait endurées sans seulement voir l’ennemi, et comment c’était bien sûr l’usement, disait-elle, du souci et des privations qui avait miné son garçon, un si fort ouvrier pourtant ! Et les sanglots de recommencer.

Nous avons essayé de consoler la pauvre femme, et quand on a apporté sur le lit de son fils un malheureux petit mobile bon à amputer, elle est partie pour recommencer son voyage solitaire et dire elle-même à l’arrivée, au vieux père, qu’il est mort aussi son aîné !

Allons, chère maman, si ma lettre n’est pas gaie, du moins verrez-vous à sa longueur que les quatre quarts me réussissent et que mes lignes ne sont plus rationnées. Il y a trop longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles ; je ne sais rien non plus de Maurice ; il a du se trouver de cette sortie sur Champigny.