Une femme/II/VI

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Paul Ollendorff (p. 176-193).

VI

L’intimité de Mme Bouju-Gavart et de Mme Chalmin s’établit sur des bases solides.

L’esprit de Lucie reçut là une nourriture abondante, son âme une forte éducation.

— Tout est à refaire en toi, ma fille, disait Mme Bouju-Gavart en son langage un peu emphatique, où se révélait la fréquentation des prêtres, — on t’a enseigné les préjugés, mais non les principes. On a négligé de te donner les idées larges et justes, les préceptes et les exemples, tout ce qui forme enfin les inébranlables fondations où l’on peut bâtir.

Lucie écoutait respectueusement. Les mots chantaient à son oreille. Elle leur accordait assez d’attention pour en comprendre le sens et même les discuter. Mais elle ne tâchait nullement à se les inculquer, encore moins à se conduire d’après les maximes émises. Son approbation était tout extérieure. « Comme c’est vrai, ce que vous dites là ! » s’exclamait-elle, convaincue, sans que l’envie lui vînt d’obéir à cette vérité. Ces deux heures d’exaltation quotidienne lui suffisaient. Elle y puisait beaucoup d’estime pour elle-même et une grande indulgence pour ses faiblesses.

À l’issue de ces confidences elle prenait le tramway et s’en allait chez Lemercier.

En revanche, elle mettait à fuir parrain un acharnement méritoire. Là gisait sa probité, ce qui lui procurait l’illusion d’être honnête. Elle pouvait soutenir sans honte le regard de sa vieille amie, puisqu’elle ne la trahissait plus.

La liaison de Lucie et de Georges Lemercier ne comporta ni passion ni excès sensuels. Ce fut un passe-temps, un adultère de convenance. Les caresses finies, on causait. Georges initia sa maîtresse aux mystères de la vie parisienne, sujet captivant. Les célébrités de la capitale défilèrent, les actrices et les filles galantes, toutes celles dont on cite dans les journaux boulevardiers les noms, les robes et les déplacements. Les anecdotes foisonnaient. Et Lucie contemplait, bouche béante, avec vénération, cet homme qui avait partagé le lit des courtisanes illustres. Elle brûlait de les connaître. Elle rêva d’orgies en leur compagnie.

Lemercier dut à ses relations un relief considérable. Ses prodigalités achevèrent de conquérir Lucie. L’offre de deux superbes solitaires, montés en boucles d’oreilles, lui inspira même une tendresse démonstrative. Elle les cacha au fond d’une armoire, entre deux piles de serviettes, et elle ne cessait de les en sortir pour les examiner et les palper.

Georges fut malheureusement contraint à une absence d’une ou deux semaines. Ce fâcheux départ détraqua l’existence méthodique de Lucie. Une telle régularité présidait à l’emploi de son temps ! Dès lors, tout l’horripila, son intérieur, sa chambre, la couleur des rideaux, les piaillements de René.

Robert en subit le contre-coup.

— Qu’est-ce que tu as ? grognait-il, tu es d’une humeur massacrante. Quel drôle de corps tu fais tout de même, avec tes changements de caractère !

Bientôt il n’eut plus à se plaindre. Lucie, recouvra son calme. Une après-midi, en effet, parrain l’arrêta en pleine rue :

— Je te tiens, tu ne t’en iras pas, bredouillait-il,… écoute-moi, viens là-bas, une fois seulement…

On les observait. Il s’en alla. Elle le suivit, rue Saint-Georges. Il n’y eut aucune réconciliation : leurs habitudes reprirent leur cours comme si rien ne les eût interrompues.

Deux semaines plus tard, Lucie recevait poste restante une lettre où Lemercier l’avertissait de son retour et lui fixait un rendez-vous. Elle hésita d’abord. Une pudeur singulière la révoltait contre ce partage. Cela fut de courte durée. La perspective de cette double intrigue et des complications qui en résulteraient, la séduisit beaucoup au contraire. Elle en discerna vite le côté pittoresque. Au jour assigné, elle fut exacte.

De notables voluptés la récompensèrent de cette résolution. Ayant commencé par diviser sa semaine en deux parts égales dont elle réservait l’une à Lemercier, et l’autre à parrain, elle abandonna ce système d’une monotonie trop pesante. L’imprévu la tentait. Elle obligea ses deux amants à l’attendre journellement, de telle heure à telle heure. Elle, elle choisissait.

Le plus souvent elle se décidait dehors, à la dernière minute. De la rue Verte, le tramway la menait rue Jeanne-d’Arc, en face de la Tour Saint-André. Là elle se consultait. Irait-elle à droite chez le vieux, ou à gauche chez le jeune ? Son cœur se taisait, sa chair aussi. Seuls des motifs futiles la guidaient, sans que jamais elle les analysât.

Il lui arriva même, en un moment d’embarras pénible, de flâner dans le petit jardin Saint-André. Des enfants jouaient. Des vieillards caquetaient. Elle examina la façade en bois sculpté, d’un travail si merveilleux, que l’on a plaquée sur une maison neuve, en un coin humide du square. Le gardien, l’accostant, lui infligea des explications où elle ne saisit que le nom de Diane de Poitiers. Puis elle escalada les marches qui grimpent au sommet de la tour, et elle se mit à chercher l’emplacement probable des toits qui abritaient ses deux amants. Et, accoudée contre la balustrade en pierre de la plateforme, elle rêvassa. À qui donner la préférence ? La descente lui rompit les jambes, ce qui la détermina en faveur de parrain, car la route était plus courte à effectuer.

Une autre fois, la poursuite d’un monsieur la divertit au point qu’elle en négligea ses rendez-vous. Elle le traîna dans Saint-Sever. Mais comme il ne l’abordait pas, elle se fit promener en voiture le long de la Seine, et elle s’ingéniait à évoquer la mine piteuse des deux infortunés qui se morfondaient là-bas, impatients de son corps.

Ces accès d’indépendance découlaient du reste d’une nouvelle théorie dont les lois s’étaient insensiblement dévoilées à elle. Elle s’octroyait, après ses diverses aventures, de justes titres à la connaissance de l’homme. Aussi pouvait-elle le juger sans crainte d’erreur. Et de ses méditations, elle concluait qu’on doit le traiter avec rudesse. L’indifférence le mate. Il faut le plier aux caprices les plus fantasques et l’asservir comme un être inférieur, prêt à toutes les lâchetés.

Cette théorie, elle l’appliquait à tort et à travers, quand elle s’en souvenait. Tel jour, elle eut un retard exagéré. Tel autre, elle se refusa. Elle modifia l’apparence de son humeur, d’ordinaire égale. Elle restait muette, sombre, énigmatique, puis le lendemain riait, d’un rire nerveux : « Je les affole », se disait-elle. Elle les lassait plutôt. Lemercier surtout aspirait à la saison des bains comme à une délivrance méritée.

Elle continuait ses visites à Mme Bouju-Gavart, la société de sa vieille amie lui plaisant toujours. Elle s’abreuvait de ses maximes et de ses sermons avec la même soif ardente. Le vice l’emplissait d’une horreur vertueuse. Pour montrer la ténacité de son zèle, elle confessait un tas de péchés. Quant à ses rapports avec parrain, elle n’y songeait jamais auprès de Mme Bouju-Gavart, s’évitant ainsi des remords importuns.

Le 1er août, on partit pour Dieppe. Lemercier promit d’y faire maintes apparitions. Mais il ne vint pas. Mme Chalmin écrivit, ne reçut aucune réponse, et n’y pensa plus.

Au bord de la mer, Lucie subit cette crise d’indolence, où les femmes vivent d’une vie animale, sans rêves ni désirs. Elle s’engourdissait dans une langueur qui reposait ses membres et son cerveau. Tout incident l’effrayait, capable de troubler cette somnolence béate. Elle n’eut d’ailleurs pas à fuir l’hommage des hommes : son extérieur, se modifiant avec ses dispositions, ne le provoquait point.

Cela dura des semaines. Chalmin que l’extension de ses affaires avait obligé à louer un local plus vaste, rue de Crosne, restait à Rouen pour surveiller l’aménagement de ses nouveaux magasins et n’arrivait que le samedi soir.

Ses baisers suffisaient à Lucie.

En ses rares instants de méditation, elle croyait fermement qu’elle persévérerait dans cette attitude. L’ère du mal était close. Elle ne s’en affligeait ni ne s’en réjouissait.

Un matin, en entrant au salon de lecture du Casino, elle heurta presque Mme Berchon. Elles s’arrêtèrent net, embarrassées l’une et l’autre. Puis Henriette, bravement, tendit la main.

— Ça fait du bien de se revoir, dit l’une.

La seconde répliqua :

— C’est vrai, le hasard vous divise, mais à la première occasion on se rapproche.

Puis elles s’adressèrent des excuses mutuelles. Mme Chalmin allégua la sévérité de Robert en ce qui concernait ses relations. Henriette, à son tour, prétexta :

— Moi aussi, Adrien m’a priée de vous éviter, on racontait sur vous des choses !…

Elles soupirèrent :

— Comme on est mauvais !

L’injustice de leurs époux les indigna, elles se ligueraient contre eux.

— Écoutez, dit Henriette, nous sommes descendus à l’hôtel de Normandie. Nous y avons fait la connaissance de gens très bien, des Parisiens, M. et Mme Miroux. Nos maris s’en vont les après-midi à la pêche ou en excursion. Venez, je vous présenterai Marthe Miroux. Elle est charmante.

L’amitié des deux femmes renaquit, plus impérieuse et plus communicative. On lâcha tous ses secrets. Qu’avait-on à se cacher ? Henriette énuméra ses diverses coquetteries, intrigues inachevées qu’elle brisait toujours avant le dénouement. Lucie, pour n’être point en reste, arrangea d’une manière honnête trois ou quatre de ses aventures. Elles furent frappées de la similitude de leurs goûts. Mme Chalmin les définit ainsi :

— C’est adorable de voir la joie que vous inspirez par un mot gentil, le chagrin que cause votre maussaderie, le désir dont s’allument les yeux qui vous contemplent. Quant à moi, je ne souhaite rien de plus. Je veux bien m’amuser, je ne ferme pas la bouche à ceux qui me disent leur amour, mais c’est tout.

Cette profession de foi obtint l’entière adhésion d’Henriette. Leur vertu réciproque leur parut intacte. Elles se vouèrent une estime inébranlable.

La droiture de leurs principes étant acquise, elles purent dès lors confesser l’ardente curiosité qui les poussait vers le mystère défendu.

— Qu’y a-t-il de si différent ? s’écriait Mme Berchon. Pourtant l’impression ne doit pas changer parce qu’elle vient d’un amant au lieu de venir d’un mari ? Nos maris ont toujours été les amants d’autres femmes, et ils agissaient, je crois, avec ces femmes comme avec nous-mêmes.

Et Lucie, dominée par le rôle qu’elle jouait, répondait d’un air songeur :

— N’importe, ma chère, il y a bien une différence, sans cela pourquoi tant de femmes seraient-elles coupables ?

Elles consultèrent Marthe Miroux. D’un air distrait, elle soupira :

— Ah ! mon Dieu, si vous saviez comme ça m’est égal !

Elle avait des sourcils noirs qui se rejoignaient en une seule ligne épaisse, des yeux sévères et, tranchant, sur la pâleur livide de la peau, une bouche trop rouge, comme peinte au sang.

Elle parlait peu. Selon Mme Berchon, elle devait avoir quelque peine secrète. De vagues plaintes formulées de part et d’autre et la froideur visible de leurs relations, laissaient supposer un désaccord profond entre elle et son mari.

— Il y a un drame là-dessous, déclarait Henriette.

— Je n’en sais rien, disait Lucie, en tout cas son regard a une insistance gênante, il se plante sur vous et n’en bouge plus… moi, il me fait presque peur.

Elle attribuait en effet à ce regard une acuité prodigieuse. Il la fouillait, déchirait le voile de mensonges dont elle s’affublait, et lisait couramment le livre de sa vie. Et Lucie, tout en étalant l’austérité de ses mœurs, devinait que sous le masque impassible de cette femme errait un sourire incrédule. Mme Miroux n’alla-t-elle pas jusqu’à l’interrompre par une impolitesse ?

— Cela ne prouve rien, vos théories, vous seriez fautive que vous les avanceriez quand même.

Mme Chalmin rougit, décontenancée. Elle s’appliqua désormais à la contredire dans ses moindres propos, et à manifester son antipathie par des vexations.

Marthe affectait de ne le point remarquer. Mais, profitant d’une absence de Mme Berchon, elle mit sa main sur l’épaule de Lucie et murmura :

— Comme vous êtes mauvaise !

Habituellement hautaine et dure, la voix avait pris une inflexion douce. Le visage se détendait en un sourire. Et les yeux, les yeux impitoyables, avaient une tristesse touchante.

Elle demanda :

— Pourquoi me traitez-vous comme une ennemie ?

Lucie ne répondit pas, toute remuée. Et l’autre continuait :

— Ne soyez plus ainsi, cela me fait mal. J’aurais tant aimé vous plaire et devenir votre amie, votre seule amie… Vous êtes si belle !

Mme Chalmin crut comprendre. Une légère répulsion, mêlée de crainte, la pénétra. Elle résolut d’éviter les tête-à-tête.

Pourtant, le lendemain, ce fut elle-même qui l’appela, au sortir de l’eau, d’un ton de défi :

— Vous cherchez une cabine ! Voulez-vous la moitié de la mienne ? Vous vous déshabillerez pendant que je me rhabillerai.

La cabine était peu spacieuse, leurs mouvements se contrariaient. Mme Miroux dit :

— J’attendrai que vous soyez prête.

Mais comme Lucie se plaignait du froid, elle saisit une serviette. Des gouttes d’eau ruisselaient sur les bras et sur les épaules. La chair frémissait. Elle frotta vigoureusement jusqu’à ce que le sang affluât à la peau.

— Ça va-t-il mieux ?

Lucie, levant ses paupières qu’elle tenait à moitié baissées, prononça :

— Oh ! oui, j’étouffe maintenant.

Elles se regardèrent, silencieuses. Sous les pas des baigneurs, le galet criait, les planches résonnaient. On cogna deux fois à la porte de la cabine : « Est-ce bientôt libre, ici ? » Elles se taisaient. Leur solitude s’accroissait de tout le tumulte avoisinant. Par la lucarne, un rayon de soleil s’introduisit où grouillaient des atomes de poussière…


Lasses de se voir en cachette, ces trois dames commirent l’imprudence de se promener ensemble. M. Berchon et M. Miroux les rencontrèrent. Henriette s’écria :

— Figurez-vous que nous nous sommes retrouvées dans un magasin ; nous étions fâchées sans raison, la réconciliation a été vite faite.

Désormais, Lucie vint ouvertement à l’hôtel de Normandie.

Une des conséquences de ses rapports avec Mme Berchon fut un réveil d’élégance. Son extérieur ne varia point, mais son goût se dégrossit, et spécialement elle devint soucieuse de sa toilette intime. Henriette portait d’exquis dessous qu’elle combinait et confectionnait elle-même. Elle inventait des formes de chemise d’une indécence adorable. Ses jupons et ses pantalons avaient un cachet particulier et, en tout, dans le choix des surahs et des batistes, dans la nuance des faveurs, se révélait un raffinement délicat.

Lucie copia ses modèles. Aussitôt réunies, elles se mettaient au travail. Ces messieurs s’attardaient volontiers en leur société, retenus par tout ce linge de femme et par le babillage de Mme Chalmin.

Ce ne fut vraiment pas en vertu d’un plan que Lucie les accabla de ses coquetteries. Elles se déployaient naturellement, à son insu. L’exécution du mal, chez elle, précédait l’idée de ce mal. Et encore, cette idée, la concevait-elle toujours, même l’acte accompli ? Ses attaques étaient brutales. Elle s’adressait aux instincts, non au cerveau ni au cœur, — au mâle non à l’homme. Elle ne séduisait pas, elle excitait. Ainsi visé, l’adversaire capitulait aussitôt, et elle dégageait de la promptitude de sa victoire un motif de vanité.

La lutte, cette fois, se compliquait d’un attrait spécial. Lequel des deux élus accepterait le premier son joug ? La naissance des désirs fut instantanée. En pouvait-il être autrement ? Elle en suivit avec intérêt la marche rapide et attendit l’aveu ou l’assaut, signes de la défaite. Émouvant tournoi !

M. Miroux devança son rival. Il était laid. Mais quelle originalité : être la maîtresse du mari, maintenant ! Et aussi quelle revanche sur Marthe dont elle subissait toujours l’ascendant inexplicable ! Elle consentit à des rendez-vous.

Quand le ménage s’en alla, Lucie le conduisit au train. Les adieux arrachèrent des larmes. Et par la fenêtre ouverte, les époux penchés lui envoyaient des baisers et agitaient leurs mouchoirs.

Elle en fut tout attendrie. C’est si bon d’être aimée !

Le désarmement d’Adrien Berchon requit un effort qu’elle ne prévoyait pas. Mais il s’agissait de tromper Henriette et elle s’y adonna de toute son énergie.

Une manœuvre lui réussit surtout. Elle avait copié un « saut de lit », une sorte de peignoir en soie imaginé par Mme Berchon, long, ample, agrafé sur la hanche, et dont les deux pans, en se croisant, réglaient le décolletage.

Elle dit à Henriette :

— Ta chambre est libre, je vais le mettre.

Elle disparut. Au bout de quelques minutes, elle appelait :

— C’est ravissant, viens donc voir.

Adrien, un peu énervé, ricana :

— Et moi, suis-je de trop ?

— C’est l’affaire de votre femme.

Mme Berchon acquiesça :

— Du moment qu’il t’a vue au bain…

Lucie feignit une grande modestie et serra pudiquement le haut de son peignoir. Mais, ainsi, elle plaquait l’étoffe souple qui se gonflait sur le double contour de sa poitrine.

S’efforçant d’assurer sa voix, Adrien jugea :

— C’est charmant, et d’un artistique !

Devant lui, la jeune femme, indifférente, paradait, cambrait les reins, se drapait dans le voile impalpable qui modelait les lignes de son corps.

Un autre jour, sous prétexte d’essayage, elle singea l’hésitation. Puis, comme excédée de toutes ces mesquineries indignes :

— Bah ! c’est moins inconvenant qu’au bal, fit-elle, n’est-ce pas ?

Elle déboutonna son corsage avec une lenteur calculée, de manière à n’élargir que progressivement l’intervalle où luisait sa peau. Puis elle l’enleva, et, durant toute cette séance de couture, elle se tint, les bras et la gorge nus, sans gêne ni afféterie.

Henriette, d’une nature peu ombrageuse, ne s’en formalisa point. Adrien regardait.

Elle poussa la perfection de son jeu à la dernière limite. De fait, elle excellait à cette agression patiente. Nul souci étranger n’en détournait son esprit. Tout son être et individuellement aussi, chaque partie de son être, membres et figure, chaque émanation, geste, sourire ou voix, concouraient à l’unique et même besogne.

À peine jetait-elle une excuse, de son air ingénu : « Un homme marié ça ne compte pas… c’est drôle, le mari d’une amie, ce n’est plus un homme pour vous. »

Elle le gourmandait : « Dites donc, vous me paraissez bien froid, ce n’est pas si vilain cependant, vous pourriez vous fendre d’un compliment. » Et elle désignait ce qu’il fallait louer avant tout, la blancheur et le grain de sa chair, la courbe de sa nuque, l’exiguïté de son poignet. Elle avait toujours soin, en ôtant son corsage, de le déposer près de lui, pour que l’irritât sa tiède odeur de femme. Elle s’enquit de son parfum préféré et s’en imprégna. De la chambre voisine où elle essayait les modèles, elle lançait des exclamations de joie. Souvent elle rentrait, entourée d’une couverture de voyage, d’un simple drap, ou vêtue d’un de ses costumes à lui. Le pantalon étriqué moulait ses jambes. Son cou, nu, émergeait du veston.

Ayant tiré d’une malle une robe de soirée défraîchie, elle l’échancra d’un coup de ciseaux, s’en habilla furtivement et, priant Henriette de jouer une valse, tendit le bras à M. Berchon. Son buste entier semblait surgir. Elle rayonnait d’une beauté puissante.

Ils dansèrent. Aussitôt il s’aperçut, à sa taille qui ployait libre d’entraves, qu’elle n’avait point de corset.

La résistance d’Adrien ne pouvait durer. Une après-midi, Mme Berchon, obligée de sortir, laissa son amie seule. La trahison s’opéra.

Cette époque fut pleine de charmes. Les Bouju-Gavart arrivant, Mme Chalmin se prodigua. Toutes les minutes de son existence étaient occupées et d’une façon diverse. Forcée de vaincre les remords de M. Berchon, elle dut constamment attiser l’ardeur de son désir. Elle ne pouvait, sans éveiller les soupçons, renoncer au commerce salutaire de Mme Bouju-Gavart, et il lui fallait, en outre, consacrer de temps en temps quelques heures à parrain.

Tout cela nécessita, pour garder la confiance de sa mère et de son mari, pour endormir les inquiétudes de M. et Mme Bouju-Gavart, et pour tromper Mme Berchon, une série de mensonges inextricables dont elle s’acquitta avec l’habileté la plus consommée.

Cette situation se maintint jusqu’à la fin de l’année, puis s’atténua. La passion de parrain fléchissait. Des symptômes de diabète se déclarant, il estima prudent de ne conserver sa filleule que comme une maîtresse agréable, toujours prête quand le fouetterait un caprice passager.

Enfin, Mme Chalmin se lassait de M. Berchon. Un incident absurde gâta cet état de choses qui se dénouait d’une manière si pacifique.

Henriette trouva son amie assise sur les genoux d’Adrien.

Pas une injure ne fut échangée. Du doigt Mme Berchon montra la porte à sa rivale et la chassa.

Incapable d’une haine concentrée, Lucie lui voua une rancune intermittente qui la conduisit souvent à énoncer devant le monde des critiques calomnieuses.