Une femme/II/XI

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Paul Ollendorff (p. 257-273).

XI

Lucie fut définitivement guérie des grandes amours. La fuite de M. de Sernaves et de Pierre, les avanies dont l’avaient flagellée Mme  Berchon, les Bouju-Gavart et surtout Armand Boutron, la désabusèrent des sentiments nobles, réels ou simulés. Trop de douleur punit ces échappées généreuses vers l’idéal.

Elle rentra dans la bonne voie, celle de sa nature, réfractaire à tout attachement sérieux. De brèves fantaisies la guidèrent. Elle y trouvait d’ailleurs son compte en jouissance et en sécurité. Les atteintes à sa réputation provenaient toujours des inconséquences commises en des heures d’égarement. Ses caprices, du moins, lui laissèrent la tête libre.

Puis un mobile supérieur déterminait ces perpétuels changements : la nécessité d’exhiber son corps à de nombreuses admirations. Elle ne trompait pas par lassitude des sens ou du cœur, mais parce que l’ennuyait la monotonie d’un seul regard.

Certaines défectuosités de lignes avaient pu quelquefois refréner ses instincts. Aujourd’hui, de ses stations devant la psyché, elle concluait à son impeccable perfection, et la quasi fidélité qu’elle gardait à ses amants ne convenait plus à la violence de ses appétits. Les années s’accumulaient, bientôt sonnerait la trentième. Elle atteignait au point culminant de sa carrière féminine. Sa jeunesse s’épanouissait. Nulle défaillance n’abîmait ses seins. Les épaules s’étaient élargies, les jambes, plus grasses, étaient mieux proportionnées à l’évasement des hanches. Un réseau de veines très bleues se déployait sur sa gorge bombée. Une sève ardente gonflait sa chair. Ne devait-elle pas marquer cette période de suprême beauté par une abondante moisson de suffrages ?

Elle avait conscience des trésors dont elle disposait et ne demandait bénévolement qu’à les séparer entre d’innombrables élus. Un sentiment de devoir s’ajoutait même à ses bontés : elle détenait une source de bonheur, l’accaparerait-elle pour ses seuls yeux et pour les yeux grossiers de son mari, sans accorder leur part légitime à ceux qui la recherchaient ?

De ce festin charitable, ne furent exclus ni l’indigent, ni le laid, ni le disgracieux. Jamais l’idée d’un refus ne l’envahit.

Concurremment donc avec ses visites de janvier, avec les bals et les dîners, avec toutes les charges qu’entraînait sa situation sociale, ses charges de mondaine, d’épouse, de fille et de mère, elle reprit ses pérégrinations à travers la ville. Mais elle évita ses anciennes flâneries de femme inoccupée, ces allures louches qui éveillent l’attention. Elle portait un paquet sous le bras, comme une personne qui sort d’un magasin, et elle marchait vite, comme si elle se fût dirigée vers un but déterminé. La simplicité de sa mise touchait presque à l’excès. Elle semblait en demi-deuil. Elle cheminait à petits pas, le coude gauche serré à la taille, son parapluie en biais sur le bras, la main droite relevant la jupe.

Elle explora Rouen en détail. Tel jour elle faisait tel quartier, le lendemain tel autre, et elle recommençait sans relâche. Trente mois durant, elle exerça ce métier. Et elle n’eut pas à s’en plaindre. Sa récolte de joies et de satisfactions fut abondante, ses chagrins nuls.

La plupart de ces chutes n’eurent rien que de banal ; plusieurs cependant se distinguèrent par quelque côté pittoresque, quelque circonstance intéressante.


…Depuis deux heures, Lucie fouillait Saint-Sever et Sotteville. Un tout autre monde habite cette rive de la Seine, où fument les hautes cheminées des fabriques. Seul, d’ailleurs, l’y avait dirigée l’attrait d’une promenade parmi les petits boutiquiers et les artisans.

Sur l’eau bouillonnante des ruisseaux planait une buée chaude. De vieux et grands bâtiments tout en vitres tremblaient sous l’effort des machines à vapeur dont on entendait le halètement. Des fenêtres, il neigeait des flocons de laine ou de coton. Parfois des commis, installés à leur bureau, levaient la tête. Elle repassait en face et les fixait, un vague sourire aux lèvres. L’un d’eux lui envoya du bout de sa plume un baiser, audace qui la ravit. Elle longea le marché aux bœufs, les abattoirs, puis, enfilant un tas de ruelles, se rapprocha du Jardin-des-Plantes. Enfin, harassée de fatigue, elle prit un tramway.

Place Saint-Sever, un monsieur monta. De prestance martiale, la peau bronzée, le monocle à l’œil, il avait l’aspect d’un militaire en civil. Aussitôt il la lorgna avec une insistance telle qu’elle en fut flattée. Elle ouvrit sa jaquette, fit saillir sa poitrine, s’assit de trois-quarts, tournée vers lui, pose qu’elle estimait avantageuse à sa beauté. Une place étant libre auprès d’elle, il vint l’occuper. Leurs coudes se touchèrent. Elle devina son pied qui tâtonnait sous la banquette. Elle avança le sien.

À voix basse, il se présenta : M. Duclos, officier, de passage à Rouen. Ils bavardèrent sur des sujets indifférents. Il lui demanda son nom. Elle répondit : « Mme  de Sinclèves. » Pourquoi ?

Au Pont-de-Pierre, il implora la faveur d’un tête-à-tête dans l’hôtel où il logeait. Elle l’interrompit :

— Bah, si ce n’est pas trop loin.

Elle le suivit par la rue de la Savonnerie jusqu’à l’hôtel du Calvados. En route elle s’affubla de sa voilette épaisse.

Quand ils se quittèrent, l’officier dit :

— Tu sais, je m’en vais d’ici deux ou trois jours, je compte sur toi demain.

Elle consentit, et il insinua :

— Alors tu me feras bien crédit la première fois ?

Elle répliqua, ne saisissant pas :

— Comment cela, crédit ?

Il crut qu’elle réclamait et d’un ton pincé :

— Ah ! tu n’as pas confiance ? C’est un tort, ces dettes-là, je ne les renie jamais.

Elle se mit à rire, d’un rire si interminable, avec des mouvements si désordonnés que des gouttes de sueur lui perlèrent au front, et elle balbutiait :

— Non, vrai, tu t’es imaginé… de l’argent à moi… à moi…

Le lendemain elle devança l’heure assignée. À peine entrée, elle s’écria :

— Voyons, franchement, à qui penses-tu avoir affaire ? À une cocotte ?

Comme il hésitait, elle narra son histoire, d’une voix sincère, un peu émue.

Toute jeune, un homme la débauchait. Chassée par sa famille — une famille riche, d’origine noble — puis délaissée par son amant, elle gagnait sa vie comme maîtresse de piano. Le père d’une de ses élèves s’amourachait d’elle. « Que veux-tu, l’existence était dure, je mangeais souvent du pain sec dans ma chambrette, je m’échignais à payer mon terme ; j’ai succombé. Il est gentil pour moi, ne me surveille pas trop, et, ma foi ! je m’amuse. »

Il lui posa des questions relatives aux hommes qu’elle recevait, au genre d’amies qu’elle se tolérait. Elle fit des réponses précises, restant toujours dans la note juste de son rôle. Elle agrémentait sa conversation de termes quelquefois risqués, jamais vulgaires comme ceux d’une fille. L’accent était commun, non trivial, les gestes hardis, non canailles.

Lucie garda de M. Duclos une impression très favorable. L’officier, lui, vanta souvent à ses camarades de garnison la petite femme «  levée » en tramway. « Une cocotte exquise, mon cher, de l’allure, de l’expérience, et même de l’éducation… et puis, vrai… pas exigeante. »


… Chalmin jugeant que l’école ne suffisait plus à René, on choisit une pension, située boulevard Jeanne-d’Arc. Lucie y mena son fils, à Pâques, un matin. De là une courte pointe vers la campagne la séduisit. Elle gravit le Clos-Campulley et gagna la nouvelle côte de la Forêt-Verte.

La route s’allonge en lacets sur le flanc du Mont-aux-Malades. On domine Rouen. Mme  Chalmin consacra à s’émerveiller un temps raisonnable. Saint-Ouen lui parut de masse plus imposante que la cathédrale. Notre-Dame l’intéressa par un petit toit vert-de-gris, où dardait le soleil. Elle ne négligea point Saint-Maclou dont « on dirait que le clocher est en dentelle de pierre », ni la Seine « qui déroule son ruban d’argent », ni les îles qui « font comme des gros bateaux ».

Vis-à-vis d’elle, elle remarqua la forme en dos de vache du mamelon opposé. La croupe puissante s’étalait, les reins se creusaient, une haie jouait l’épine dorsale. Elle chercha une autre comparaison : au fond, le Mont-Fortin, avec ses grands arbres nus, au-dessous desquels s’arrondissait un sol pelé, semblait un gigantesque crâne chauve, où se hérissaient quelques cheveux droits.

Mais un bruit, à peu de distance, la sortit de sa rêverie. Accoudé contre un balcon, un homme qu’elle n’avait point aperçu, la regardait, une palette et des pinceaux à la main, une grande toile debout près de lui.

C’était un chalet normand, de proportions mignonnes, en plâtre rugueux rayé de poutres marron. Des ornements en bois foncé le décoraient, des volets, un escalier qui l’accolait extérieurement, puis le balcon qui le contournait, et le toit dont les vastes ailes le coiffaient d’une manière vieillotte et drôle. Au rez-de-chaussée, dans une niche de verdure, une Pallas de bronze montrait ses orbites mornes.

Lucie se remit en marche. En face de l’individu elle fit une nouvelle halte et leva les yeux hardiment. Ils se dévisagèrent. À la fin, il interpella :

— Excusez, Madame, mon sans-façon, mais je vous ai vue admirer ce paysage, et je serais heureux de vous soumettre le tableau que j’en ai commencé. Est-ce trop demander ?

Elle répondit en minaudant :

— Pas du tout. Monsieur. Je m’y connais bien peu, mais j’aime tant la peinture !

Elle franchit un jardinet inculte, semé de grosses pierres éparses. Ils se rejoignirent au haut de l’escalier, et il la guida vers son chevalet.

La toile représentait, au premier plan, une partie du mamelon en dos de vache. Un morceau des reins manquait. Le long de l’épine dorsale, se traînait un convoi funèbre que sollicitait l’église de Bon-Secours, descendue, par la volonté du peintre, de la côte Sainte-Catherine où on la distinguait réellement, jusqu’au sommet extrême de la croupe. Sur les flancs palpitait un troupeau de moutons. Des villas roses peuplaient le crâne dégarni du Mont-Fortin qui servait de fond.

Elle examina sans hâte, en personne qui juge et ne formule son opinion qu’après l’avoir mûrement pesée. Elle avançait, reculait, s’écartait à droite, à gauche, penchait la tête, consultait le paysage. Enfin elle articula d’un ton convaincu :

— C’est bien, il n’y a pas à le nier, c’est très bien.

André Dermoye — il dit son nom — repartit :

— Si cela vous plaît, j’ai d’autres machines en train.

Ils pénétrèrent dans l’atelier. Lucie se planta devant les murs. À l’aide des phrases usuelles, elle loua, critiqua, parla des maîtres, du coloris, de la pâte, de la touche. André, lui, se plaignit :

— Ce qu’il y a de désespérant, à Rouen, c’est le manque de modèle. Pas un corps qui se tienne, pas un coin d’épaule, pas le moindre galbe.

Et désignant une étude :

— Ainsi j’ai bâclé là une femme qui se poudre le cou, en costume de bal… eh bien, c’est pas ça, la ligne n’y est pas.

Mme  Chalmin sourit :

— Voulez-vous que je vous la donne, moi, la ligne ?

Elle défit deux ou trois boutons de sa robe, rentra l’étoffe et découvrit sa nuque. Il s’écria :

— Nom d’un chien ! voilà, ça y est. Attendez.

Il saisit un album et un crayon.

Il avait une trentaine d’années, une physionomie intelligente, l’apparence frêle d’un blond chlorotique, et un habillement de velours. Enthousiaste fervent de son art, il manquait de savoir et aussi de goût, conséquence de son éducation exclusivement provinciale.

Il commanda, absorbé par son dessin :

— Enlevez donc votre corsage, la ligne est interrompue.

Elle obéit. Il acheva son esquisse et remercia Mme  Chalmin.

— Cette fois je suis sûr de moi. Vous avez là une courbe d’épaule et une attache de bras superbes, c’est une bonne fortune pour moi.

Il eut un soupir :

— Que ne ferait-on avec un modèle comme vous, surtout si le reste ne dément pas…

Silencieuse et lente, elle se dévêtit. Il fut ébloui de cette vision.

— Crebleu, c’est beau, c’est fichtrement beau !

Il se mit au travail. Lucie se conforma aux indications de pose qu’il lui prescrivit. Elle n’éprouvait aucune gêne. Nulle honte n’atténuait sa joie d’être contemplée. Elle n’avait même plus cette pudeur des femmes qui ne dévoilent leur nudité qu’aux minutes de désir et dans l’affolement des caresses. Elle se fut exhibée en public, sans rougir, tant l’orgueil de son corps étouffait tout autre sentiment.

Cette séance se renouvela. Le peintre exécutait d’innombrables croquis, étudiait rageusement le ton de sa peau, toujours indifférent à la femme et aux agaceries qu’elle tentait. Un jour néanmoins, il la prit, comme on prend un modèle, durant un repos, par devoir.

Ils y trouvèrent peu de plaisir et ne recommencèrent que rarement, lorsque leurs sens les y contraignaient. Et Lucie regrimpait sur son estrade, tandis qu’André s’abîmait devant sa Beauté, idéal qu’il ne pouvait étreindre.


… Un jeudi d’octobre, Mme  Chalmin mena son fils au cirque, en matinée. Debout à l’entrée des chevaux et des clowns, un monsieur ne la quitta pas des yeux. Il était de haute stature et doué d’un torse d’hercule. Des moustaches et des favoris un peu roux ornaient son visage. Ses attitudes, ses gestes forts et souples, dénotaient, selon Lucie, l’homme accoutumé à tous les sports.

À l’issue de la représentation elle le retrouva près de la sortie. Il pleuvait. Un seul fiacre stationnait. Lucie s’en empara.

À peine en route, elle appliqua sa figure à la lucarne du fond. L’homme relevait le bas de son pantalon et le col de son vêtement. Il colla ses coudes aux hanches et partit, au pas gymnastique.

Ce fut certes un des plus grands triomphes d’amour-propre que ressentit Mme  Chalmin. Quelle fascination elle exerçait pour qu’un inconnu accomplît cet acte de démence ! À genoux sur la banquette, toute palpitante, elle regardait l’étranger courir à la lueur timide des réverbères. La pluie rageait. Des baraques de la foire battaient, à coups de grosses caisses et d’harmoniums, le rappel des passants.

On traversa la place Beauvoisine. L’homme ne perdait pas courage. Ses pieds claquaient dans des mares de boue, un ruisseau dégringolait de la gouttière de son chapeau. Lucie trépignait d’aise. Le cheval trottait rapidement, pas assez pourtant, à son gré. Elle ordonna : « Plus vite. » Le cocher cingla sa bête. L’homme dut accélérer son allure. « Plus vite, plus vite ! » criait-elle, exaspérée de fierté. Sur le trottoir, près des boutiques de pain d’épices ou de bijoux faux, toujours filait l’inconnu, d’un mouvement rythmé de ses longues jambes.

On arrivait. Elle empoigna son fils, ouvrit la porte de la maison, saisit au hasard un parapluie, et s’en alla, laissant l’enfant ahuri. Elle n’en pouvait plus. Cet individu lui était nécessaire, immédiatement, comme un remède énergique en cas de fièvre. Son cerveau éclatait de désir.

Ils se retrouvèrent, rampe Cauchoise, derrière un poste de police. L’eau tombait par flaques. De son mieux, Lucie abritait son compagnon sous un parapluie d’un exiguïté ridicule. Mais des rigoles cascadaient sur leurs épaules, et ils s’aperçurent que le sol en pente où ils conversaient, servait de lit à un impétueux torrent.

Mme  Chalmin proposa de terminer ce tête-à-tête devant un bon feu. Il était dix heures. Elle entraîna son monsieur dans une maison meublée de la rue des Bons-Enfants, et, à sept heures, racontait à Robert l’emploi fictif de sa journée.

Cela dura deux semaines.


… Attablés à l’un des cafés du cours Boïeldieu, deux Méridionaux, gras, importants et bruyants, Étienne Riville, armateur, et Bourdesque, négociant en vins, se demandaient avec angoisse comment ils gagneraient l’heure lointaine du train pour Paris. Bourdesque dit :

— Si nous suivions une femme… à peu près propre, bien entendu.

L’attente fut longue. Une procession défila de créatures inélégantes et vilaines, de vierges osseuses, de grosses mamans rebondies, toutes fagotées, vulgaires, contrefaites, de physionomie rechignée et de silhouette déplorable. Riville gémit :

— Dis donc, vieux, le beau sexe ne brille pas.

Mme  Chalmin passait. Bourdesque répliqua :

— En voilà une qui n’est pas mal.

— C’est une femme honnête, dit l’autre. Bah ! allons toujours, la vue n’en coûte rien.

Dix minutes plus tard, rue Saint-Nicolas, Lucie tourna court sur elle-même, vint à leur rencontre et se planta devant une boutique de bric-à-brac.

D’un commun accord on choisit, à cause de sa double issue, l’hôtel des Deux-Œillets, situé quai Saint-Sever. On s’y rendit séparément.

Les compliments d’usage accomplis, les liqueurs bues, les biscuits avalés, ces messieurs embrassèrent la jeune femme. Puis Riville s’esquiva un moment, la laissant avec Bourdesque, et Bourdesque, à son tour, usa du même procédé.

Quelle délicieuse après-midi enregistra la mémoire de Lucie !


Les séances de peinture au chalet de Dermoye continuaient. Elles aboutirent à une œuvre capitale qu’André destinait au Salon, La Sortie du bain. Mme  Chalmin, une jambe dans la baignoire, l’autre à terre, souriait à une serviette qui chauffait sur un garde-feu. Le tableau fut reçu.

La veille du vernissage, Lucie se plaignit de malaises qui nécessitaient les soins de quelque spécialiste parisien. Sa mère l’escorta.

Elles descendirent à l’hôtel Continental. Lucie préféra se rendre seule chez le médecin. Après une consultation fantaisiste, elle retrouva Mme  Ramel au Louvre, et, montrant deux billets que Dermoye lui avait donnés, elle dit :

— Vite, dépêchons-nous, figure-toi que le docteur m’a offert deux invitations pour le vernissage.

Au Salon, elle n’eut qu’un but, découvrir son portrait. Elle fendait la foule, tirait et poussait sa mère, inspectait les murs d’un coup d’œil, interrogeait les gardiens : « La Sortie du bain, s’il vous plaît ? », et se lamentait sur leur ignorance.

Enfin elle avisa le tableau d’André, entre un paysage lunaire — dans une allée de parc, un monsieur en noir et une dame en blanc échangeaient un baiser — et une nature morte, un œuf à la coque, une sole, un poulet doré et du pain verni.

Une émotion poignante assaillit Mme  Chalmin. Ses jambes faiblirent. Elle s’appuya au bras de sa mère, en prononçant très haut :

— Regarde-moi ça, la femme est-elle assez bien faite !

Des gens arrivaient, puis s’éloignaient, et d’autres les remplaçaient. C’était un de ces sujets qui attirent.

Lucie frissonna de vanité. Son corps triomphait en public. Le monde la contemplait.

Une sorte d’hallucination la détraqua. Il lui sembla que tout ces yeux rivés à son image la fixaient elle-même, la fouillaient sous sa robe, pénétraient jusqu’à la réalité de sa chair vivante. Elle se promenait nue.

Mme  Ramel se disant fatiguée, elle la conduisit à la sculpture et revint en hâte. Un long temps elle se soûla du spectacle de ses formes. Une envie la harcelait d’accrocher quelque passant et de lui jeter :

— Cette femme c’est moi, c’est ma gorge, c’est mon ventre, ce sont mes reins et mes genoux.

Deux hommes s’arrêtèrent. Et l’un formula :

— La poitrine est trop basse.

Le jugement était si net, si affirmatif, que Lucie l’accepta. Elle fut atterrée. Mais bientôt son orgueil se redressait et comme André la rejoignait, elle l’apostropha durement :

— Pourquoi m’as-tu baissé la poitrine, c’est idiot, la mienne est à la vraie place.

Elle attendit la fermeture, en déambulant devant son portrait, car elle voulait assister, jusqu’à la minute suprême, à ce qu’elle appelait l’apothéose de son corps.

Le soir, Mme  Ramel et sa fille allèrent au théâtre, puis rentrèrent se coucher. L’exaltation de Lucie persistait, comme une ivresse dont les dernières fumées troublaient l’ordre de sa pensée. Il lui fallait des yeux d’homme, des yeux encore où luirait un éclair d’admiration, des lèvres qui chanteraient ses louanges, des mains qui frémiraient au contact de sa peau.

Ces dames occupaient deux pièces continues. On entendait les ronflements de Mme  Ramel. Lucie verrouilla la porte de communication et se glissa dehors.

Rue Royale, un monsieur l’abordait. Elle l’amena dans sa chambre.

Elle ne sut jamais son nom.