Une fille d’Alfred de Musset et de George Sand/I

La bibliothèque libre.
Bibliothèque littéraire de la "Revue internationale de pédagogie comparative" (p. 9-21).


I

ALFRED DE MUSSET
ET GEORGE SAND


George Sand, petite-fille du receveur général Dupin de Francueil et d’une bâtarde de Maurice de Saxe, naquit le 5 juillet 1804 à Paris. Elle fut élevée par son aïeule, femme de l’ancien régime, esprit cultivé, admiratrice de Rousseau et des Encyclopédistes, personne de haute distinction mais sans préjugés.

Quelque temps après la mort de madame Dupin de Francueil, George Sand épousa, en 1822, le fils naturel d’un colonel de l’Empire, Casimir Dudevant, grand buveur et homme assez brutal.

Il laissa toute liberté à sa femme qui en profita pour voyager. Elle eut cependant deux enfants de lui, un garçon et une fille, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer pendant six ans d’un parfait amour platonique un brillant avocat, M. Aurélien de Sèze.

En 1831, par suite d’incompatibilité de caractère, George Sand obtint de son mari une pension pour vivre la moitié de l’année à Paris, où elle fit profession de femme de lettres, et l’autre partie dans le Berri, à Nohant avec ses enfants.

Elle vécut à Paris pendant trois ans avec Jules Sandeau, puis, pour moins longtemps, en compagnie de hauts personnages tels que Prosper Mérimée, Gustave Planche, Alexandre Dumas, Jouffroy.

Sainte-Beuve, le bedeau du Temple de Gnide, comme l’écrivait Musset lui-même au-dessous d’un de ses plus spirituels dessins, présentait ces écrivains à George Sand. En juin 1833, il lui présenta de même le futur auteur des Nuits.

George Sand avait alors trente ans, Alfred de Musset, vingt-trois seulement : étant né le 11 novembre 1810. L’un avait écrit déjà Rose et Blanche, Indiana, Valentine, Lélia ; l’autre venait de publier les Contes d’Espagne et d’Italie, Mardoche, Namouna, les Caprices de Marianne.

Ils s’aimèrent à Paris. Alfred de Musset habita dans la maison de George Sand sur le quai Malaquais. Puis ils allèrent passer quinze jours vers la fin de septembre dans la forêt de Fontainebleau, à Franchart. Mais pendant que Musset dessinait, George Sand s’ennuyait. Ils commencèrent ensuite, au retour, à trouver leur existence monotone et entreprirent un voyage en Italie.

Ils passèrent à Lyon, à Avignon où ils rencontrèrent Stendhal qui se rendait à Civita-Vecchia, à Marseille, à Gênes d’où ils gagnèrent, en bateau, Livourne, à Pise, à Florence où George Sand fut prise de la fièvre, à Ferrare, à Bologne et arrivèrent le 19 janvier 1834 à Venise.

Ils s’installèrent à l’hôtel Danielli, sur le quai des Esclavons, à l’entrée du Grand Canal.

George Sand souffrait toujours de la fièvre et était obligée de garder la chambre. Musset se promenait en flâneur, parcourait Venise en tous sens, respirant la séduction pleine de charmes de la Ville du Rêve.

Leur bonheur ne fut pas de longue durée. Ils ne tardèrent pas à éprouver quelques inquiétudes, une vague fatigue de vivre ensemble ; d’ailleurs, George Sand voulait s’occuper de ses travaux littéraires, tandis que Musset préférait l’oisiveté et la rêverie. Précisément à ce moment, le docteur Pietro Pagello fut appelé auprès de George Sand qui était en proie à une migraine très forte. Il lui prodigua ses soins les plus empressés et elle se rétablit vite.

Quelques jours après, ce fut au tour de Musset de tomber malade.

En multipliant ses visites le docteur, qui était un beau garçon, devint l’amant de George Sand.

Musset s’en aperçut et peu s’en fallut qu’il ne mourût de douleur. La fièvre passée cependant, il se guérit assez vite. C’est à ce moment qu’il composa les vers suivants :

Toi qui me l’as appris, tu ne t’en souviens plus
De tout ce que mon cœur renfermait de tendresse
Quand, dans la nuit profonde, ô ma belle maîtresse,
Je venais, en pleurant, tomber dans tes bras nus.

La mémoire en est morte, un jour te l’a ravie
Et cet amour si doux qui faisait sur la vie
Glisser dans un baiser nos deux cœurs confondus,
Toi qui me l’as appris, tu ne t’en souviens plus.

Mais pensant que cette existence si pénible pour son amour-propre ne pouvait se prolonger, il quitta Venise le 28 mars pour rentrer en France.

Il écrivit à son amie ses impressions de voyage dans des lettres pleines de passion.

Demeurée seule à Venise chez le docteur Pagello, George Sand se lassa vite de ce dernier et, l’ennui aidant, le décida à l’accompagner en France, à Paris. Le docteur y consentit et, en juillet 1834, ils partirent tous les deux. Mais Pagello ne séjourna que peu de temps en France. Sans relations, il s’ennuyait beaucoup à Paris et retourna en Italie.

Musset revit encore plusieurs fois George Sand à de longs intervalles.

Il essayait bien d’oublier cette femme qui lui causait de si fortes souffrances, il voyageait, il se rendait à Baden. Mais l’amour était plus puissant que sa volonté. Et ce mal vulgaire et bien connu des hommes le ramenait sans cesse auprès de George qui avait d’ailleurs passé des jours bien pénibles loin de son ancien amant. Elle songea à se suicider en 1834.

Voici d’autre part ce qu’elle écrivait en mars 1835 :

« Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne puis m’en passer… adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas… Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez vous-en, mais tuez-moi en partant. »

Et Musset s’exprime ainsi à son tour :

La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n’en ont plus qu’un à eux deux comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l’un sans parler de l’autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l’intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du Dieu qu’ils adoreront. Quelqu’un n’a-t-il pas dit que les révolutions de l’esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle ?

Eh bien, le siècle de l’intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraineté de l’avenir ; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa fille le soir de ses noces. Elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle écorce de l’arbre de la vie.

Néanmoins la rupture fut complète et définitive entre George Sand et Alfred de Musset à partir du mois d’avril 1835.

Musset, dès lors, rongé par la plus implacable des passions, mène une existence pénible empoisonnée par l’alcool. Il produit cependant ses plus beaux chants, lesquels sont bien de purs sanglots. Il n’était âgé que de quarante-sept ans lorsque la mort le surprit, le 1er mai 1857.

Quant à George Sand, elle se rendait tous les ans dans le Berri auprès de ses deux enfants, Solange et Maurice Dudevant qui grandissaient.

Charitable comme une fée bienfaisante, la « Grande Femme », selon la propre expression de Victor Hugo, devenait peu à peu, aux yeux des paysans berrichons la Bonne Dame de Nohant. Et par la production de nouveaux chefs-d’œuvre, elle continuait d’être pour longtemps encore, ne devant s’éteindre que le 7 juin 1876 « la harpe éolienne de notre temps », suivant le mot heureux d’Ernest Renan.