Une heure de désir/2

La bibliothèque libre.

Celui qui veut, au jardin de Cythère
Entrer un jour
En recueillir, en son riant parterre,
Rose d’amour…

MERCIER DE COMPIÈGNE, Étrennes d’Apollon pour l’année 1791

— Viendra-t-elle ?
Jacques remue en lui cette question comme une mayonnaise. Il en calcule tous les angles et toutes les surfaces. Il la regarde en diverses perspectives, pensant y découvrir la réponse cachée, par hasard…
Viendra-t-elle ?
Il regarde une chaise couverte de damas bleu à fleurs jaunes. Pourquoi diable cela fait-il penser au corps d’Isabelle ?
Il se tourne alors vers la bibliothèque. Elle est de bois rosé, garni d’élégantes étoiles violettes.
Mais toujours le corps dévêtu de l’aimable Isabelle s’interpose maintenant entre sa vision et l’idée qu’il en a.
Il se secoue comme un chien mouillé.
— Ça y est je suis bon pour Babinski : hallucinations érotiques. Il ne me reste plus d’autre palais à habiter qu’une cellule capitonnée chez les fous…
Et à cette phrase, il croit voir la cellule. Mais dedans, il y a aussi…
Isabelle…
Elle étale sa chair nue. Nue comme un théorème, mais combien moins anguleuse !... Ou plutôt ce qu’il y a d’angles ici, ouvert en corne d’abondance, déborde symboliquement de félicités.
— Halte là ! murmure Jacques qui parle au fond de lui sa propre pensée. Attention de ne pas tomber dans le fétichisme mystique. Sinon, je n’ai plus que la douche comme horizon. Du réel, nom d’un chien, du réel et pas de songes ! Je suis d’aujourd’hui et non de l’an mille… Même si elle vient, je ne suis pas sûr de…
Il croit alors voir Isabelle pâmée, les membres disjoints, abandonnés et enlaçants. La vision est si brutale, si aiguë, qu’un frisson précurseur du plaisir parcourt soudain ses nerfs. Furieux, il secoue un fauteuil, équivoquement galant et géométrique, de forme bien architecturée, quoique voluptueuse, et si étrangement « arts-décoratifs ».
Il veut modifier l’axe de ses idées.
— Décidément, les pattes de la table basse sont trop semblables à des tumeurs. Elles ont la filariose…
Il fait un geste incertain, s’assied, regarde à sa montre au poignet.
— Est-elle en route ? Ah si je savais consulter les cartes…
Il rit :
— Et surtout si j’y croyais…
De nouveau, les pieds de la table le sollicitent.
— Décidément, ces espèces de phallus, ça ne vaut pas le galbé Louis XV. Ah ! ces ondulations de hanches féminines, d’arc vertébral ou de mollets, comme c’était joli !... Hélas ! c’est passé de mode et je parle en réactionnaire. Jacques, tu baisses !
Il s’approcha de la fenêtre.
— Le temps appelle à l’amour. Pas de doute. Le ciel est intime comme un ciel-de-lit et l’atmosphère transparente semble un maillot de bain. Et puis, le soleil fiche le camp. Il fait des grâces, il se pâme, il se croit au Théâtre Français. Alors on se sent ému comme dans une rafle !... Évoquons donc Isabelle. Décidément, c’est d’actualité…
Il va remettre droit un cadre aux ors ternis. Dedans, des soudards d’ancien régime ribotent tristement… Et c’est signé Casanova. Il suit la nouvelle pente de sa songerie :
— Pas si ému pourtant que par cette estampe. Du Casanova le frère du beau Giacomo. Est-ce une Henriette, une C.C., une M. M., une Charpillon, une… celle que j’attends ? Ou si c’est la reine Vasthi ?
Il s’irrite tout seul.
— Une petite garce, voilà tout. Je me demande pourquoi ce désir acre ? Quand elle m’a dit « Bon ! j’y serai », il m’a semblé vraiment que le paradis s’ouvrait. Je suis un ballot !...
Il va de long en large :
— Pénible de se juger si bête ! J’ai eu des femmes, des filles, des vierges, des coquines, des vicieuses, des naïves, des épouses on ne peut plus honnêtes, et d’autres encore, de tous les genres. Or, malgré tout, celle-ci… Celle-ci me fascine. C’est idiot de se sentir aussi nigaud. Je l’ai d’ailleurs vue en peau. C’était l’an passé, aux bains de mer. Ah ! la petite saloperie ! Elle m’a dit, de la porte de sa cabine :
— Vous savez, j’ai trouvé un joli coquillage…
Je suis venu stupidement. J’ai toqué, elle a ouvert. En fait de coquillage, elle m’a fait voir…
Et elle riait après à s’en tenir les côtes. Depuis ce jour-là, je me dis : « Petite je t’aurai ! » quoique en vérité je sois jusqu’ici tombé sur le bec. Au bal, la semaine dernière, on a néanmoins charlestonné de si près que ça m’a pris comme une embolie… Et elle a promis cette fois une belle visite – c’est son mot.
Il regarda à nouveau sa montre :
— Quatre heures huit. Une femme est-elle en retard avant de nous avoir fait poireauter une heure ou deux ?
Il change de place le bouquet de roses qui éclate de sa pourpre sombre dans une porcelaine de Strasbourg, ancienne, aux nuances tristes et adoucies.
— Oui ! ce charleston ! je la vois encore se dandiner et écarter les jambes, avec son demi-rire insolent. Elle est à fouetter. On devine qu’elle pense à des choses lubriques, qu’elle les évoque de plus près que vous, qu’elle les touche sans votre aide… Alors, c’est vexant…
« Et ces seins levant la soie molle du corsage. Des seins de femme ! Ah ! les casuistes catholiques ont bien raison de vouloir envers et contre tous dissimuler ces maudits « appas », ces « nichons » pour parler net… Qu’on me dise donc pourquoi les approcher et même les deviner est si excitant ? C’est pour les avoir regardés trop près que le besoin de la posséder m’est revenu, c’était passé. Et cela me hante idiotement depuis lors. Pour m’en débarrasser, pas d’autre voie, je crois, que de satisfaire la bête…
Il va écouter jusqu’à la porte du vestibule.
— Oui, le désir d’être débarrassé du désir est la base de l’amour.
« Est-ce que je l’aime ?
Il met, en un défi imaginaire, les poings sur ses hanches.
— Penses-tu ! Moi, aimer ? moi, faire des boniments comme dans la Princesse de Clèves ou dans l’Astrée. Ah ! sans blague !...
« Je suis de mon temps, moi, je suis un type à qui on ne la fait pas. Je veux coucher sous moi cette petite fille-là, d’abord parce qu’elle est jolie. Un joli corps, je l’ai tâté. Elle n’a rien dit. Elle riait. Elle a les fesses dures et tendues, l’aisselle rasée, comme une actrice. Je lui ai même demandé : « Vous vous épilez sous les bras ? » Elle a répondu : « Je me rase avec un Gilette exprès… »
« J’ai répondu en roulant des yeux fous : « Quoi ? » Mais, sans se démonter, avec une demi-grimace de moquerie, elle a repris : « Alors, vous ne saviez pas qu’il y a des Gilettes pour femmes ?... Nous aussi, on peut avoir envie de se raser. Ça paraît vous épater ? »
« J’ai riposté : « Rien ne m’épate », mais elle : « On ne dirait pas. Moi, je trouve que ces poils sous les bras, on dirait la poussière en touffes qui s’accumule sous les meubles. Alors, je rabote… »
« J’ai demandé tranquillement : « Et ailleurs ? »
Elle a fait alors une petite série rapide de clignements d’yeux : « Mon cher, essayez donc de recourir à une agence de police privée pour ce renseignement-là ! »
« Et elle s’est sauvée en riant, mais j’ai remarqué son déhanchement forcé, pendant qu’elle s’éloignait, et la jupe étroite, secouée sur cette croupe levée, en dessinait jusqu’au fond les fossettes et les rainures.
« Ces gosses d’aujourd’hui, tout de même, il n’y a pas à dire, ce sont des petits chameaux. Ça vous étale un culot ; un sans-façon à éberluer le plus gaillard… Et ça ne paraît même pas s’en douter. Elles vous dévisagent curieusement, quand on montre sa surprise, elles se mettent à vous rigoler sous le nez, que c’en est blessant. On se sent une envie de vous les retourner et de lever ces petites jupes pour une bonne fessée…
Il s’arrête un instant au milieu de la pièce, les mains au fond des poches.
— Zut ! Suis-je assez bourgeois, hein ! j’attaque ces petites filles comme ferait un notaire de province…
« Pourtant, nous autres, les hommes, je ne crois pas qu’on vaille beaucoup plus cher. Est-on assez salaud de ce temps ? Quelles mufleries on voit partout ! J’en connais qui ont cassé les reins à leur meilleur copain pour un billet. J’en sais qui égorgeraient père et mère pour deux fois autant. Et cette férocité, ce mépris de tout, c’est encore pire, tout de même, que le sang-gêne lascif de nos poulettes.
« Quelle époque dégueulasse ! Ah ! oui ! la vie est belle, tu peux le dire ! Quel balayage à faire s’il y avait un Dieu !
Il hausse les épaules.
— Et nous nous valons tous, gars et gonzesses. Zut !
À ce moment, la sonnette électrique fredonne un petit air de tango, sèchement et violemment.
On sonne…