Une heure de désir/24

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L’amour enfant, le talent de jouir,
De qui l’humeur, à la fois tendre et folle
D’un rien nous charme et d’un rien nous désole,
Trompe l’espoir et nourrit le désir,
Montre l’instant sans le laisser saisir,
Boude et caresse, avec transport se livre,
À tous les jeux, dont un amant s’enivre…

LA HARPE, Tangu et Felime ou le Pied de Nez

Soudain, Isabelle fléchit dans son attitude de vierge décidée et durement conduite à payer une dette d’amour. Elle sentit, ou crut sentir, chez Jacques, la froideur de l’homme tellement certain de son triomphe qu’il dédaigne d’y collaborer. Que faire, en ce cas, pour une femme devinant le mépris de celui à qui elle s’offre ? Reprendre le linge et les vêtures, audacieusement quittés, réendosser tout cela en hôte et fuir ?...
Isabelle y songea. Il lui cuisait douloureusement, à la minute où elle jetait loin d’elle les pudeurs dont la plus audacieuse des femmes ne se départ point sans peine, d’être blessé en son orgueil. Elle ne trouvait maintenant devant sa nudité généreuse qu’une sorte de Don Juan méprisant, trop heureux de sa victoire pour ne point la regarder de haut. Elle souffrit. La jeune fille ne pouvait deviner l’hésitation de Jacques. Si proche d’une réalité souvent rêvée, la certitude lui en restait douteuse. Mélangeant tout, des songes galants où Isabelle avait naguère pris place malgré elle, à ce fait immédiat d’une Isabelle nue, debout devant lui comme une servante, il ne pouvait faire mieux que tergiverser vainement au fond de soi.
Un geste ferait peut-être évanouir le mirage ? Il contenait donc son souffle et d’emplissait les yeux de toutes les images lascives dont le beau corps présent pouvait devenir lieu d’élection. Mais cela sans cesser de redouter la disparition de ce songe trop inattendu pour être vivant.
Il voyait, il sentait sans le toucher, le cœur ardent d’Isabelle battre en lui, battre avec lui, battre sous lui. Et l’idée qu’il fût stupide ou grossier de laisser sans un mot l’adolescente vaincue et offerte ne lui vint pas. Car l’homme n’est pas exactement un égoïste. Il sort plutôt difficilement de sa propre pensée. Il n’a pas le sens du transfert en autrui pour ses propres émotions. Un proverbe a dit que la Pologne était toute saoule quand Stanislas buvait. Profonde réflexion sous son ironie. C’est le côté spécifique de la virilité, son caractère exclusif et sa définition que le « panmorphisme » dont elle s’entoure. La femme anthropomorphise ses rêveries, sa peur et ses désirs. Elle les voit sous une forme mystique, mais humaine. L’homme, à l’inverse, grandit à l’image de l’absolu tout ce qu’il éprouve et sent. Il croit rêver s’il n’est à l’échelle de l’infini.
Dans la réalité quotidienne, le mâle pense donc n’avoir point besoin d’aider au bonheur d’autrui. Ce bonheur n’est-il pas fonction du sien, comme sa raison – grand cheval de bataille des philosophes – est fonction de l’intelligibilité universelle ?
Et Jacques ne vit pas qu’Isabelle aurait fui, si l’orgueil ne l’avait en ce moment tenue et possédée avant l’amour.
Mais elle ne voulait pas sembler avoir peur. C’est un fait que la plupart des femmes se donnent pour ne pas paraître reculer devant un acte qu’elles redoutent. Toutefois, elles y voient le critère même de la personnalité libre et se font esclaves, paradoxalement, avec l’idée curieuse de se libérer.
Brusquement, néanmoins, la jeune fille fut reprise par l’odieuse tristesse qui naît des préjugés sexuels. Une femme n’expulse jamais entièrement cette idée, en nos pays, qu’il est fâcheux de se trouver nue devant un homme indifférent. En Asie, c’est le rêve de l’épouse, cette présentation, puisque toute l’éducation féminine est faite pour apprendre à séduire un mâle méprisant, froid et serein. Là, l’homme n’estime donc point l’autre sexe autrement que d’après l’art mis à le faire passer, sans qu’il y collabore, de l’impassibilité au désir le plus ardent.
Isabelle avait été élevée dans une appréciation des valeurs féminines entièrement opposée. C’est à l’homme qu’il appartient chez nous de câliner celle qui s’offre à lui. La jeune fille, dans un accès de tristesse brutal, né de ce sentiment au fond le plus ténébreux de sa conscience, et, la figure dans ses mains ouvertes, se mit à pleurer à longs gémissements. Jacques fut secoué d’un bloc, au sein de la torpeur intimidée et poétique où il se complaisait à errer seul parmi les rêveries vides. Il en sortit les yeux égarés et profondément ému, se levant donc, il dit :
— Chère Isabelle, qui ne songiez point en tel moment simuler l’émotion d’une Niobé ou d’une Byblis, vous n’en étiez plus belle et plus théâtrale.
De l’échine incurvée et secouée rythmiquement par la peine jusqu’à la croupe exhaussée et étayée par les chaussures à hauts talons, la jeune fille était un raccourci pathétique, poli par la lumière orangée d’un ciel flave qui épongeait les dernières flammes du couchant.
Les bras s’attachaient au torse ne courbes d’une si noble complexité que l’esprit et la sensualité pouvaient ensemble s’en émouvoir. La conque de l’aisselle, creusé et violacée, semblait quelque étrange nid à mystérieuses voluptés.
Et les nœuds de la colonne vertébrale soulevaient ce derme, faisaient sauter le regard entre le stade plat des omoplates, la longue courbe douce des côtes et les lombes semées de fossettes, vers la base même du corps, les courbes largement isolées ou une sorte d’instinct trigonométrait le désir.
On ne voyait plus le visage d’Isabelle. Ses mains aux doigts longs le serraient comme un objet haï et charmant. Mais à chaque sanglot, on percevait le ruissellement des larmes sur les joues. Elles sourdaient intarissablement, créaient de petits ruisselets sur l’index et le médius, et devenaient roses en coulant précautionneusement sur l’ocre carminée des doigts.
Alors, Jacques s’élança, prit Isabelle à plein corps, la baisa n’importe où, sur l’épaule arrondie, sur la nuque rasée de près, sur la bouche salée de larmes même, et sur les mains qui maintenant refusaient l’amour. Il sentit ce corps de femme, plein et incurvé, où Éros lui-même était caché dans chaque pli et chaque courbure, peser exquisement à ses bras. Elle ne résistait plus. Il la leva et la posa sur le divan.
Elle roula sur le côté, sanglotante plus encore depuis qu’elle avait déclenché l’ardeur du jeune homme. Mais, cette fois, elle avait conscience de pleurer par finesse, et cela devenait étrangement savoureux. Jacques s’agenouilla devant elle et promena sa bouche sur ce qui s’offrait de chair. Au-dessus des bas, il y avait la voie de volupté, que les casuistes nomment stupre.
Le jeune homme, maintenant, était conquis par la peine d’Isabelle. Elle l’avait projetée en lui. Il n’aurait point pleuré, mais il voulait trouver au baiser fiévreux et crispé qu’il offrait, la même amertume défaite dont souffrait Isabelle un instant plus tôt.
Et soudain, elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas crier, ramena ses deux mains ne avant, poussa un râle sourd et s’étala en croix avec un battement rapide de son cœur qui secouait le thorax à le briser.