Une histoire du théâtre de Lyon

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UNE HISTOIRE DU THÉÂTRE DE LYON



Si nous n’avons pas encore signalé le bel ouvrage de M. Léon Vallas, Un siècle de Musique et de Théâtre à Lyon (1688-1789), c’est que ce volume de 492 pages, grand in-8o — sans compter de copieux index et suppléments — n’est pas de ceux que l’on parcourt. C’est comme un récit, prenant au possible, de « fouilles » minutieuses, conduites par le plus avisé des archéologues. On y voit revivre, dans la « vice-capitale » du royaume, le monde comique avec ses illusions et ses faillites, ses mérites reconnus et ses tares indéniables ; mais on y voit aussi comment il faudrait s’y prendre pour ressusciter pareillement la vie théâtrale de toute la France d’autrefois. La qualité rare de ce travail est due à la fécondité de sa méthode autant qu’à la haute valeur des résultats.

D’où vient que des chercheurs, toujours consciencieux, souvent bien doués, n’ont tracé, de cet aspect important de notre activité spirituelle, qu’un tableau vague, décoloré, imprécis, troué d’incertitudes et d’erreurs ? C’est qu’ils ont presque uniquement dépouillé dans leurs archives le dossier Théâtre, en y joignant tout au plus les gazettes locales, lorsqu’elles donnaient une sommaire chronique des spectacles, ce qui n’était pas la règle ordinaire. On peut de la sorte connaître la vie extérieure, officielle, des entreprises on ne pénètre pas dans leur intimité.

M. Vallas a senti que les recherches devaient s’étendre bien plus loin : registres municipaux, archives hospitalières, état-civil, minutes notariales, procédures civiles et criminelles, il a tout exploré. Aussi quelle riche moisson, quel précieux instrument de travail pour les historiens à venir ! Et quand on sait tout ce qu’il faut de patience, d’ingéniosité, de « flair », de ténacité parfois, pour amasser brin à brin un pareil trésor, on éprouve une reconnaissance admirative pour le travailleur qui ose l’entreprendre et qui le mène à bien.

A-t-il épuisé la question ? Certainement non, et il nous en prévient au seuil même de l’ouvrage. Son livre est consacré surtout à l’histoire de l’Opéra lyonnais ; celle du théâtre non musical ne pouvait s’en détacher complètement, mais elle a été laissée un peu au second plan. Cette limitation légitime était imposée par l’ampleur du sujet ; souhaitons néanmoins que M. Vallas fasse école et qu’un de ses émules nous donne l’histoire des troupes dramatiques ; souhaitons aussi que son exemple nous vaille enfin une histoire des théâtres de Marseille, de Toulouse, d’Amiens, de Rennes, pour ne pas nommer tels autres grands centres, sur lesquels nous ne possédons que des travaux notoirement insuffisants.

Ces recherches, à la vérité, offriraient probablement une difficulté plus grave. En lisant M. Vallas on a l’impression qu’à l’origine du moins le personnel musical et lyrique des troupes lyonnaises fut, en grande partie, recruté sur place. Il était, par suite, relativement facile de retrouver la trace de gens qui avaient, dans la région, des parentés, des intérêts ; mais il me semble qu’à Lyon même les troupes dramatiques furent plus itinérantes, plus instables que les troupes lyriques, et que les unes et les autres furent, dans les autres villes, encore plus étrangères au terroir. Comment dès lors se renseigner sur des « oiseaux de passage », qui ne tiennent pas toujours à ce qu’on sache bien exactement d’où ils viennent ou dans quelle direction ils s’envolent, parfois à l’improviste ? Même quand ils n’avaient sur la conscience nulle gentillesse, ils dissimulaient, et pour cause, leur profession ; combien de fois, dans les actes que relève M. Vallas, se cachent-ils sous le nom vague de « musicien », ou sous le titre pompeux d’Officier d’une Altesse quelconque, voire même d’Officier du Roi ?

Pour les reconnaître dans les documents épars qui les concernent, il nous faudrait un répertoire à peu près complet de ces comédiens nomades ; mais, en attendant, on pourrait y suppléer en consultant les index de livres comme celui-ci. M. Vallas nous a donné, en effet, des renseignements circonstanciés, très souvent inédits, sur une foule d’acteurs, instrumentistes, décorateurs et autres gens de théâtre qui passèrent à Lyon dans le cours de ce siècle. Même il a eu l’excellente, la généreuse idée de publier dans un supplément les fiches qu’il n’avait pas utilisées, mais qui peuvent rendre de signalés services à d’autres chercheurs. Je voudrais montrer par quelques exemples quelles contributions précieuses il apporte à l’histoire générale des troupes et des comédiens.

Voici d’abord le chef de troupe Michel de Villedieu, signalé par M. Fransen à Mons au début de 1707 et pendant la campagne 1707-1708 (Com. fr. en Hollande, p. 178, n. 4) : en novembre 1708, il était « au camp devant Lille » (Lefebvre, Hist. Th. Lille, t. I, p. 201), puis il serait passé, nécessairement après la bataille de Pultawa (juillet 1709), au service du roi de Pologne, électeur de Saxe. Nous connaissons maintenant l’origine de ce personnage : fils de feu Michel de Villedieu, enseigne aux Gardes Françaises, et de Louise Devilliers, il a épousé à Lyon, le 9 octobre 1692, Marie-Françoise Baptiste, fille du comédien Marc-Antoine Dehouy de Rozanges et de Anne Clément ; il était encore à Lyon le 9 janvier 1695. Ainsi, quand il conduit sa troupe dans le Nord, il doit avoir dans les trente-cinq ans au moins. Qu’a-t-il fait pendant les douze années où nous perdons sa trace ? Était-il fils de comédienne, ou du moins apparenté par sa mère à des comédiens ? Car ce nom de Villiers se rencontre à maintes reprises dans la région du Nord et à Lyon : un François-Jacques de Villiers est à La Haye en juillet 1715 ; sa sœur Henriette s’engage au même théâtre en avril 1719 (Fransen, o. c., pp. 253 et 259) ; un de Villiers chantait à Lyon en 1729 ou 1730, un autre en 1739 (livret d’Omphale, Bib. Opéra), un Villiers figure dans la troupe de Monnet à Londres en 1749 (Bib. Arsenal, Mss. Portf. de Bachaumont). En nous révélant l’état civil de Michel de Villedieu, M. Vallas nous aurait-il mis sur la trace d’une de ces familles de comédiens auxquelles des alliances, parfois compliquées, donnaient une influence particulière dans la corporation ?

Et voici le cas inverse de l’acteur Restier : un chef de troupe de ce nom est signalé à Dijon par Gouvenain (Th. à Dijon, p. 87) entre avril et décembre 1746 ; M. Fransen rencontre également un Restier à Bruxelles en novembre 1751, puis à La Haye, en mai 1752 (o. c., p. 304) ; dix ans plus tard, un Restier joue les seconds comiques à Bordeaux, dans la troupe Émilie et Belmont (Obs. des Spect., 1er février 1763) ; sa femme joue les seconds rôles ; elle est encore à Bordeaux, comme soubrette en 1768 (O. Teuber, Die Theater Wiens, t. II, Anhang, p. V, n. 10), tandis qu’un Restier fait partie de la troupe Rosimond à Genève en 1766-67 (Kunz-Aubert, Spect. d’autref., p. 43). Ensuite on perdait la trace, car le maître de ballets et la dame Restier qui dansent à Nantes dans Horiphesme ou Les Bergers, en 1771 (Livret Bib. Opéra) me paraissent différents des précédents. Or, M. Vallas découvre un Restier à Lyon en 1772, 1776, 1779, et de 1782 à 1788, à peu près sans interruption. Que nous fait-il connaître ainsi : la fin d’une carrière ou l’histoire d’une famille ? Impossible de se prononcer encore, mais cela ne diminue en rien la valeur de ses trouvailles.

Il en est dont un chercheur moins averti ferait moins de cas, et qu’il mépriserait peut-être. Lourde faute que notre auteur s’est bien gardé de commettre : qui peut dire si le pauvre petit anneau qu’on ne daigne pas ramasser ne permettrait pas de ressouder une longue chaîne ? Mlle La Châtaigneraie, signalée en 1758-88 dans la troupe de Collot d’Herbois, avait joué en mars 1777 à Rouen (Arch. mun. Brest, ii 18, liasse 33, n° 14) ; elle avait reçu, probablement au cours de l’été de 1779, un ordre de début à la Comédie Française (Arch. Nat., O1 844, n° 154) ; en quittant Lyon, elle fut engagée à Marseille, où elle était encore le 27 mai 1789 ; c’était une actrice fort estimée dans les reines et les mères nobles. La dame Valville, qui est à Lyon le 14 août 1781, est sans doute la femme du collaborateur de la Montansier, le chef de troupe Valville, qui se trouvait précisément à Mâcon pendant le premier trimestre de la même année (Arch. mun. Mâcon, FF 57, p. 27 v°). Elle devait avoir au moins une trentaine d’années alors, puisque son fils et sa fille étaient déjà en âge de jouer des rôles d’enfants (Arch. Dép. Somme, C 1551) ; c’est probablement la même qu’on retrouve à Lille en 1783 (Lefebvre, o. c., t. II, p. 64), puis à Lyon de 1784 à 1786 (Journal de Lyon), et qui revient pendant la direction Collot d’Herbois, après un séjour à Toulouse (Molière à Toulouse, 15 mars 1787, Bib. Nîmes), puis repart pour Lille en 1789.

Terminons par l’exemple instructif du chanteur Massy, signalé une seule fois, le 4 novembre 1782 : cet inconnu jouait à Nantes en 1771 (Livret d’Horiphesme) ; c’est probablement lui qui débute à la Comédie-Italienne comme basse-taille, le 3 mai 1773 (Reg. Op.-Com., n° 5) et qu’on retrouve encore à Bordeaux au début de 1775 (Arch. Com.-Fr., Conflits prov.). En 1780 et 1781, un Jean-Louis-Noël Massy dirigeait une troupe circulante, dont le passage est noté, à deux reprises, sur les Registres de Police de Nevers. Le renseignement nouveau, d’apparence minuscule, recueilli par M. Vallas fait donc un peu plus de lumière sur la carrière d’un comédien qui ne fut peut-être pas tout à fait négligeable.

Ainsi, d’effort en effort, nous parviendrons à mieux connaître ces artisans de notre vie théâtrale française. Quand nous pourrons jalonner un nombre suffisant de carrières comiques, il nous sera plus facile de retrouver les documents révélateurs qui se cachent encore au fond de quels registres de police, de quelles minutes notariales ? Alors nous pourrons faire pour d’autres villes ce que M. Vallas vient de faire pour la sienne. Ce qu’il a trouvé n’est pas toujours édifiant, bien que, parfois, je me sente porté à juger les faits et les gens avec plus d’indulgence que lui ; mais, du moins, ce monde comique lyonnais revit sous sa plume. Son beau livre nous montre ce qu’on pourrait obtenir dans cet ordre de recherches et nous fournit, par sa précision méticuleuse, des facilités nouvelles pour les poursuivre. Qu’il en soit doublement remercié.

M. Fuchs.