Une horrible aventure/Partie I/Chapitre III

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Journal L’Événement (p. 13-16).

III


Georges — émancipé depuis un mois seulement — n’en est pas tout à fait arrivé à ce degré de métamorphose. Il est encore plus écolier qu’homme. Cependant, nier qu’il a déjà fait des progrès dans ce sens et qu’il marche dans la voie, qui mène à un résultat tangible, serait nier l’existence du soleil, par un beau jour de juillet.

Voyez plutôt. Il lit, de temps à autres, les journaux et fait grand cas de ce qu’ils disent sur la Turquie. Mais l’épithète de malade, que certains politiqueurs appliquent à cette contrée féérique, choque énormément Labrosse. Chaque fois qu’un malencontreux écrivain laisse échapper ce mot, en traitant les affaires d’Orient, il est sûr de faire déborder la bile de Georges et de subir une volée d’arguments, plus serrés les uns que les autres — lesquels lui prouvent, clair comme le jour, qu’il n’est qu’un sot et un envieux.

Quelque bizarre que soit cette opinion, c’en est une, néanmoins. Personne ne la lui a soufflée ni imposée, et maître Labrosse en est bien le père.

Nous lui en donnons volontiers crédit, et nous voyons, avec grand plaisir, un indice fort important du commencement de son émancipation morale.

En effet, oser lire les journaux, sans autorisation ; se permettre de les critiquer, de penser autrement qu’eux ; placer en face de leur raisonnement son propre raisonnement — lorsqu’on a toujours été en tutelle morale, — ce sont là des signes évidents que le moi se réveille à demi et risque un œil au soleil.

Mais… c’est tout — quoique peu !

Les éclairs sont rapides et rares ; et la lueur fugitive qu’ils projettent se perd bientôt dans les sombres nuages de la somnolence intellectuelle de notre héros.

Georges se dit qu’il fait bon se laisser vivre de cette vie presque exclusivement végétative, où le corps est l’objet de mille petites attentions et où l’esprit tranquille et léger, ne se fatigue pas à la recherche de cette vaine gloriole du succès, qui occupe tant les hommes.

Il se soucie donc fort peu de ce que l’avenir lui réserve — son idéal étant la continuation, aussi longtemps que possible, du présent. Quant à embrasser une carrière, il n’y a, ma foi ! jamais songé et ne désire aucunement se torturer la cervelle avec une si scabreuse question.

Mais… quelle est la mer — si cachée qu’elle soit — que ne ride jamais le moindre souffle de vent ? quelle est la journée — tant belle et tant longue que Dieu l’ait faite — qui n’ait un déclin ? Où est le ciel dont l’azur ne soit terni par quelque nuage ?

Georges Labrosse — baigné dans cet atmosphère de tiède volupté dont il s’était entouré — fumait un soir son aromatique Attchibouk, nonchalamment étendu sur son moëlleux divan, lorsqu’il fut interrompu dans la contemplation des petits nuages, aux formes coquettes et bizarres, qu’il laissait échapper de ses lèvres, par trois coups bien discrets, frappés à sa porte.

— Entrez ! répondit-il, en faisant craquer ses articulations dans un immense bâillement.

Une femme d’une cinquantaine d’années, longue sèche, anguleuse, coiffée d’un gigantesque bonnet blanc, et le cou protégé contre les atteintes du regard par un ample fichu jaunâtre, passa d’abord sa tête dans l’entrebâillement de la porte, puis ses épaules, puis le reste de sa maigre personne, et prononça d’une jolie voix de fausset :

— Monsieur Georges, votre oncle vous prie de passer dans son cabinet.

— Dans son cabinet ?… pourquoi dans son cabinet ? est-il malade ?

— Pas plus que d’habitude, Dieu merci.

Alors pourquoi ce mystère, ce cérémonial.

— Dam ! monsieur, je n’en sais rien. Faut-il croire qu’il a quelque chose de particulier à vous dire.

— Que diable peut-il me vouloir ?… N’importe, Marguerite : dites-lui que j’y vais dans cinq minutes.

Marguerite fit sa révérence et sortit.

Ce message cérémonieux de la part de son oncle et tuteur produisit chez Georges un effet singulièrement désagréable. Lui qui s’était promis de passer une soirée sans secousse d’aucun genre, de goûter sans réserve les luxueuses délices du far niente… et de rêvasser tranquillement à son adorée Turquie, — être ainsi dérangé au beau milieu de son bonheur !… Ah ! il y avait de quoi assombrir un front encore plus serein que le sien.

Mais l’oncle avait parlé !

Et l’oncle — homme rigide, sévère, formaliste — n’entendait pas badinage sur ce chapitre de l’obéissance que doit un adolescent, mineur et orphelin, à son tuteur et parent.

Il fallait donc s’exécuter… et presto !

C’est ce que fit Georges, tout en grommelant, pestant, murmurant… et même — le misérable ! — jurant.