Une horrible aventure/Partie I/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Journal L’Événement (p. 20-24).

V


Quand Georges pénétra dans le cabinet de son oncle, il le trouva en robe de chambre et à moitié perdu dans un immense fauteuil capitonné de cuir de Russie. Le vieillard avait la tête recouverte d’un bonnet de coton dont le cône gigantesque, fléchi sur lui-même, retombait presque au niveau de l’épaule. Les pieds étaient posés sur un tabouret de velours rouge et à proximité d’une grille où pétillait un bon feu de charbon. À cheval sur le nez hardi du bonhomme se tenaient des lunettes d’or, lesquelles masquaient complaisamment deux orbites d’une profondeur vertigineuse, où se devinaient les yeux gros et ternes du valétudinaire.

— Hé ! bonjour, mon oncle ; comment va votre précieuse santé ? fit précipitamment le jeune homme, en s’avançant.

— Pas mal, pas mal, comme tu vois… Assieds-toi donc.

— Vous me semblez souffrant… vous êtes pâle !…

— Moi !… non… c’est-à-dire que je n’ai plus mon teint de quarante ans. Mais, vois-tu, quand on a soixante-six et une constitution délicate, il ne faut pas s’attendre à ce que le sang afflue aux joues.

— Éprouvez-vous quelque souffrance, quelque malaise, quelque oppression ?

— Pas que je sache, si n’étaient ces diables de borborygmes…

— Borb… ?

— Bor-bo-rygmes…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ce sont des gaz qui se promènent avec bruit dans les intestins.

— Ah ! j’y suis… mais tout le monde en a tant soit peu, des borborymes ! moi-même, j’entends souvent ce tonnerre-là gronder dans mon intérieur…

— Vraiment ? Il faudra te faire soigner, alors. C’est la conséquence du défaut d’équilibre dans les humeurs. Les évacuants sont excellents ici… et Marguerite a des tisanes superbes qui vous enlèvent ces vilains borborygmes comme par magie. Je vais t’en faire préparer.

— Dieu vous en garde ! mon oncle.

— Tu vas éprouver un soulagement immédiat…

— Non, non, mon oncle, je vous remercie.

— Mais, mon cher enfant, tu ne peux pas rester avec ces borborygmes-là ! — d’autant plus qu’il indique une tendance déplorable de ton intestin à se charger d’humeurs morbides.

— C’est égal ; je préfère garder mes borborygmes et ne pas prendre de remèdes.

— En voilà un raisonnement ! Écoute, mon neveu ; il ne faut pas s’habituer à s’entêter ainsi, comme un enfant boudeur. La science et l’expérience démontrent que les borborygmes sont incompatibles avec l’état de santé : il faut donc les faire disparaître au plus tôt quand on en a. C’est élémentaire cela, qu’en dis-tu ?

— Hum ! il s’agit de considérer si le remède n’est pas pire que la maladie…

— Encore ! Vit-on jamais pareil sophisme ! Est-ce que la nature — cette bonne mère qui nous prodigue si complaisamment ces plus riches trésors — nourrirait de ses sucs des plantes inutiles ou nuisibles.

— Mais oui : les poisons !

— Il n’y a pas de poison, à proprement parler. Une plante ou un minéral ne le deviennent que par excès de dose. Toute la question consiste à se régler d’après la force et l’efficacité du remède employé. Le médicament le plus doucereux, le plus anodin, donné à doses exagérées ou mal à propos, agit comme un poison sur l’organisme.

Si donc on admet cette proposition : qu’il y a remède à tout, et cette autre : que les borborygmes sont des intrus à redouter — ce qui est une vérité incontestable et vieille comme le monde…

— Vieille comme le monde ? ah ! je vous y prends.

— Fais donc voir un peu…

— Il n’en est point fait mention dans Deutéronôme

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Ni dans le Livre des rois, ni dans les deux Livres des Paralipomènes, ni dans ceux d’Esdras, ni dans la Septente

— Qu’est-ce que cela prouve, encore une fois ?

— L’Iliade et L’Odyssée — ces deux livres gigantesques, enfin, qui sont la supériorité de l’antiquité sur les temps modernes — n’en soufflent pas mot.

— Cela ne prouve rien.

— Les Commentaires de César, les Métamorphoses et le De Viris sont muets là-dessus…

— Cela ne prouve rien, cela ne prouve rien.

— Solon, Tyrtèn, Sapho, Thespos, Pindare, Hérodote, Sophocle, Aristophane, Démosthène, Aristote, Socrate, Platon…

— Hé ! hé ! n’étouffe pas

Ici, Georges, emporté par l’enthousiasme à cette évocation des plus grandes figures du vieux temps, se leva pour mieux déclamer.

Il absorba un demi-gallon d’air et poursuivit, en s’animant par degrés :

— Le savant Horace, l’irrésistible Zérence, le désopilant Plaute, le mielleux Tibulle, l’incorruptible Tite-Live, l’austère Sénèque, le foudroyant Juvénal, l’implacable Tacite… n’ont jamais écrit une phrase, un mot… sur ces borborygmes effrayants qui galopent dans le tube intestinal des mortels.

— C’étaient des barbares ignorants.

— Des barbares ignorants ? ah ! mon oncle, quelle atrocité ! Quoi la fleur, la crème, l’essence, le suc, l’extrait, le nectar, la quintessence…

— De qui ?… de quoi ?… voyons…

— De l’antiquité ! vous appelez cela des barbares ? — ô mânes de mes auteurs, pardon ! — et des barbares ignorants, encore ! — ah ! vos tômes offensés, immortels écrivains, ont dû tressaillir de colère dans leurs rayons vermoulus !

Et Georges, épuisé, après s’être épongé longuement le front se laissa retomber sur son siège.