Une idylle tragique/II

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 44-79).

Si l’action de Pierre Hautefeuille avait échappé au malicieux coup d’oeil de Corancez, elle n’avait pas pour cela passé inaperçue. Une autre personne avait vu la baronne Ely vendre l’étui à cigarettes, et le jeune homme le racheter ; or cette personne était celle dont le romanesque amoureux eût certainement le plus redouté le regard. Avoir été vu par elle ou par Mme de Carlsberg elle-même, c’était tout un : car le témoin des deux marchés successifs n’était autre que Mme Brion, la confidente de la baronne Ely, l’intime amie qui la recevait dans sa villa depuis une semaine, et cette amie pouvait-elle ne pas rapporter ce qu’elle avait surpris ? Mais pour faire comprendre avec quel intérêt singulier Mme Brion avait observé ces deux scènes et dans quels termes elle allait en parler, il est nécessaire d’expliquer comment cette étroite intimité unissait la femme d’un financier Parisien aussi peu « né » qu’Horace Brion, à une grande dame de l’Olympe Européen qui figurait au Gotha parmi les membres de la famille Impériale d’Autriche. La singularité du monde cosmopolite, son pittoresque psychologique, si l’on peut dire, la part de hasard qui corrige en lui le caractère banal inhérent à toute société composée de gens riches et désœuvrés, c’est précisément la fréquence de pareilles rencontres et l’imprévu qui en résulte. Ce monde sert de point d’intersection aux destinées les plus follement contradictoires, venues de toutes les extrémités du monde social. On y peut voir jouer les unes sur les autres des natures si dissemblables, si hostiles parfois, que les émotions les plus simples partout ailleurs y prennent, grâce à l’inattendu des circonstances, une valeur de rareté et comme une poésie d’exception. De même que l’amour conçu par Pierre Hautefeuille, ce Français si profondément, si intimement Français, pour une étrangère du charme de la baronne Ely, charme si nouveau, si peu analysable au jeune homme, devait occuper dans sa vie sentimentale une place unique, de même cette amitié entre la baronne Ely et Louise Brion ne pouvait manquer d’être pour elles deux un sentiment très à part dans leur vie, quoique les données matérielles en fussent aussi naturelles dans leur détail qu’arbitraires dans leur résultat. C’est là encore un trait du monde cosmopolite. Prenez à part les existences qui s’y déploient, elles semblent simples et logiques. Réunissez-les, leur rapprochement constitue la plus paradoxale excentricité.

Cette amitié remontait, comme la plupart des solides affections de ce genre, à la seizième année des deux femmes. Elles se trouvaient avoir fini leur vie de jeune fille côte à côte dans une de ces intimités de couvent qui cessent, d’ordinaire, avec l’entrée dans le monde. Mais, lorsqu’elles ont duré à travers ce monde, résisté à l’absence, à la différence des milieux, à la séduction de nouveaux engagements, ces intimités deviennent instinctives, indestructibles, nécessaires, comme des sentiments de famille. Quand les deux amies s’étaient connues ainsi, elles s’appelaient, l’une, Ely de Sallach, l’autre, Louise Rodier, — de la grande lignée des banquiers catholiques aujourd’hui éteinte, les Rodier-Vimal. — Certes à leur naissance, l’une au château de Sallach, au pied des Alpes Styriennes, l’autre rue du Faubourg-Saint-Honoré, à l’hôtel Rodier, il semblait bien que leurs chemins d’ici-bas dussent être à jamais séparés. Un même malheur les avait rapprochées. Voici comment. Toutes deux avaient perdu leur mère à la même époque, et, presque aussitôt, les deux pères s’étaient remariés. Toutes deux avaient eu, dès les premiers mois de ces nouveaux mariages, des difficultés avec leur belle-mère, et pour chacune cette petite crise d’intérieur s’était résolue par l’internement au Sacré-Cœur, à Paris. Le banquier avait choisi cet établissement parce qu’il en administrait les fonds et qu’il en connaissait les supérieures. Le général de Sallach, lui, avait été poussé à ce choix par sa seconde femme, qui, du même coup, se débarrassait de sa belle-fille et se procurait un prétexte pour venir souvent à Paris. Entrées dans la pieuse maison de la rue de Varenne le même jour, les deux orphelines, la jeune Autrichienne et la jeune Française, avaient éprouvé l’une pour l’autre un vif attrait de sympathie. Leurs confidences réciproques avaient vite transformé cet attrait en une amitié passionnée. Puis cette amitié avait duré, parce qu’elle reposait sur les portions profondes de leur caractère, que le temps devait approfondir encore.

La Tragédie classique n’était pas si loin de la nature que l’ont prétendu ses adversaires, quand, à côté du protagoniste, elle évoquait un personnage uniquement chargé d’écouter ses confidences. Il y a, en effet, dans la réalité de l’existence quotidienne, des âmes à la suite, des âmes d’écho, si l’on peutdire, toujours prêtes à recevoir les soupirs et les cris émanés d’autres âmes, des âmes-miroirs dont toute la vie réside dans le reflet qu’elles reçoivent, toute la personnalité dans l’image qu’une autre personnalité projette en elles. Dès le couvent, Louise Brion appartenait à cette race dont Shakespeare a incarné les adorables pudeurs, les délicates intelligences, l’exquise pitié, dans son Horatio, cet héroïque et loyal « second » d’Hamlet en son duel avec l’assassin de son père. À seize ans aussi bien qu’à trente, il suffisait de la regarder pour découvrir en elle l’effacement instinctif d’une nature sensible jusqu’à la timidité, incapable de s’imposer, de s’affirmer par une initiative, de vouloir, d’agir, de vivre pour son propre compte. Son visage était fin, mais cette finesse passait inaperçue, tant il y avait de réserve dans ses traits modestes, dans ses yeux d’un gris cendré, dans les masses simplement disposées de ses cheveux châtains. Elle parlait peu et d’une voix sans éclat. Elle avait le génie des parures discrètes, « tranquilles » — ce joli, cet indéfinissable terme du papotage féminin ! — Hommes ou femmes, les êtres où tout est ainsi atténuation instinctive de leur désir, recul devant la réalité, délicatesse un peu pauvre, nuance amortie du sentiment, s’attachent d’ordinaire, par une apparente contradiction qui est au fond une logique, à quelque créature d’ardeur et d’élan, d’audace et d’impétuosité, dont ils subissent la fascination. Ils éprouvent le besoin irrésistible de participer en imagination et par sympathie à des joies et à des souffrances qu’ils n’auraient pas la force d’affronter par leur expérience propre. Les rapports de Mme Brion avec la baronne de Carlsberg n’avaient pas d’autre histoire. Dès la première semaine de leur enfantine camaraderie, la passionnée, la fantasque Ely avait ensorcelé la raisonnable, la sage Louise, et cette sorcellerie continuait à travers les années, d’autant plus puissante qu’à leur sortie du Sacré-Cœur les deux amies avaient subi de nouveau l’analogie du même malheur. Rien ne rapproche comme ces communautés de misère. L’une et l’autre avait été dans le mariage la victime des ambitions paternelles. Louise Rodier était devenue Mme Brion, parce que le vieux Rodier, engagé à l’insu de tout le monde dans la plus difficile impasse de sa vie financière, avait cru trouver le salut en prenant pour gendre et pour associé Horace Brion. Fils d’un père exécuté à la Bourse de Paris, ce dernier, en quinze ans, à force d’énergie, n’avait pas seulement refait sa fortune ; il s’était conquis en outre une espèce de gloire financière par le relèvement d’affaires réputées perdues, comme celle des Chemins de fer Austro-Dalmates si scélératement lancés et abandonnés par le trop célèbre Justus Hafner. Il fallait à Brion, pour effacer entièrement le souvenir de son père, une alliance avec une de ces familles qui sont l’aristocratie de la Haute Banque, et dont l’honorabilité professionnelle équivaut à un brevet de noblesse. Il fallait au chef actuel de la maison Rodier-Vimal, dans la crise secrète que ses affaires traversaient, un aide de camp supérieur et d’un coup d’œil magistral. Louise avait su comprendre la nécessité de cette union et l’accepter, mais pour en être horriblement malheureuse. C’était l’époque où Ely de Sallach, contrainte aussi par son père, épousait l’archiduc Henri-François, devenu amoureux d’elle aux eaux de Carlsbad, d’une de ces passions furieuses comme en peut éprouver un prince blasé de cinquante ans, pour qui sentir est une impression si violemment inattendue qu’il s’y cramponne avec toutes les fièvres de la jeunesse un instant retrouvée. L’Empereur, quoique très hostile en principe aux mariages morganatiques, avait consenti à celui-là dans l’espoir que le plus révolutionnaire de ses cousins et le plus inquiétant s’apaiserait, se réglerait par cette vie nouvelle. Le général de Sallach avait vu dans l’élévation de sa fille la certitude du feld-maréchalat. Lui et sa femme avaient pressé l’enfant d’une telle manière qu’elle avait cédé, tentée elle-même par une vanité trop naturelle à son âge. Douze ans avaient passé depuis lors et les deux, anciennes camarades du Sacré-Cœur étaient aussi solitaires, aussi misérables, aussi orphelines, l’une dans son existence comblée de demi-princesse, l’autre dans son luxe quasi royal de grande Parisienne, qu’au jour ou elles s’étaient parlé pour la première fois sous les arbres du jardin conventuel dont les verdures égaient au printemps le triste boulevard des Invalides. Elles n’avaient jamais cessé de s’écrire, et, chacune ayant pu suivre les chagrins de sa propre destinée dans la destinée de l’autre, leur affection s’était resserrée de toute cette identité de mélancolie, de leurs confidences, de leurs silences mêmes. La dureté du financier, son âpre égoïsme dissimulé sous les manières étudiées d’un faux homme du monde, sa brutale sensualité, avaient permis à Louise de comprendre, de plaindre, de partager les meurtrissures d’âme de la pauvre Ely, abandonnée en proie au despotisme jaloux d’un maître cruellement inégal, quinteux, chez lequel le nihilisme intellectuel d’un anarchiste se trouvait associé à l’orgueil impérieux d’une nature de tyran. De son côté, la baronne avait pu mesurer à la profondeur de ses propres blessures les plaies dont saignait le cœur tendre de son amie. Seulement elle, la fille d’un soldat, la descendante de ces héros de la Tchernagora qui ne se sont jamais rendus, elle ne s’était pas soumise comme l’héritière d’une lignée dévote, la petite-fille des vertueux Rodier et des prudents Vimal. Ely avait aussitôt dressé orgueil contre orgueil, volonté contre volonté. Des scènes atroces, qu’elle avait subies sans y sombrer, auraient abouti à la plus éclatante rupture, si la jeune femme n’avait eu l’idée d’en appeler en très haut lieu. Une influence souveraine avait imposé un compromis qui sauvait les apparences. La baronne avait recouvré sa liberté presque entière, sans divorce ni séparation légale, avec quelle, rancune de son mari, on le devine ! En fait, c’était depuis quatre ans le premier hiver qu’elle passait auprès de l’archiduc, malade et retiré dans sa villa de Cannes, — étrange endroit, véritablement disposé à l’image de son étrange maître : la moitié de la maison était un palais, l’autre un laboratoire ! — Mme Brion avait assisté de loin à ce drame conjugal, puis à ce demi-affranchissement dont elle n’avait pas suivi l’exemple. La douce créature s’était laissé, sans rien dure, brutaliser et briser par le négrier de finance, à la dure poigne, dont elle portait le nom. Ce contraste même lui avait rendu son amie plus chère. Ely de Carlsberg avait été sa rébellion, son indépendance, son roman, — un roman dont elle ne savait pas tous les chapitres. Les confidences de deux amies qui ne se voient qu’à intervalles sont toujours un peu arrangées. D’instinct, l’amie qui se confesse à son amie s’abstient de toucher à l’image que l’autre se fait d’elle, et cette image finit de la sorte par beaucoup plus ressembler à son passé qu’à son présent. Aussi la baronne avait-elle caché à sa confidente tout un côté de sa vie. Belle comme elle était, riche, libre, audacieuse et sans principes, elle avait cherché l’oubli et la vengeance de ses misères de ménage là où toutes les femmes qui ont du tempérament et pas de foi religieuse cherchent de pareils oublis et de pareilles vengeances. Elle avait eu d’abord des coquetteries, puis des légèretés, enfin une aventure. Mme Brion n’en soupçonnait rien. Elle aimait Ely, de la sentir si vivante, sans se rendre compte que ce mouvement, cette vitalité, cette énergie ne pouvaient pas aller, chez une créature de cette race et de ces libres allures, sans de hardies et coupables expériences. Mais n’est-ce pas la première condition et la définition même de l’amitié, cette partialité inconséquente qui nous fait oublier devant certaines personnes la grande loi si connue et que le langage vulgaire exprime si simplement : tout être a les défauts de ses qualités ? La haine et l’envie ne voient que les défauts. Est-il si injuste que l’amitié ne voie que les qualités ?

Cependant, si aveuglée par l’amitié que soit une femme et si honnête, si peu initiée aux intrigues de son entourage, elle n’en est pas moins femme. À ce titre, il semble qu’elle possède un instinct spécial pour les choses du sexe. Cette infaillible divination lui fait sentir inconsciemment, j’allais dire animalement, si l’amie en qui elle a le plus de confiance se conduit comme elle-même dans ses rapports avec les hommes. Louise n’aurait pas su formuler en quoi Ely avait changé ; pourtant, à chaque nouvelle entrevue, depuis quelques années, elle percevait ce changement. Était-ce une fantaisie plus libre d’attitude et de toilette, une hardiesse dans le regard, l’aisance à interpréter dans un sens coupable toute intimité autour d’elle, un désenchantement, presque un cynisme habituel de la conversation ? Ces signes auxquels se reconnaît la femme qui a osé braver les préjugés de la convention, aussi bien que les principes de la morale, Mme Brion n’avait pu s’empêcher de les remarquer chez Mme de Carlsberg. Mais analyser ces signes, se les avouer même, elle ne se l’était pas permis. Les âmes délicates, et qui savent aimer, ont le scrupule, presque le remords de leurs propres froissements lorsqu’il s’agit de ceux qu’elles aiment. Elles donnent tort à leur conscience et condamnent leurs impressions, plutôt que de juger les personnes d’où ces impressions leur viennent. Un malaise leur reste cependant, que le moindre fait trop précis leur rend insupportable. Pour Louise Brion, ce petit fait avait été, ces derniers temps, l’attitude de son amie à l’égard de Pierre Hautefeuille. Le hasard avait voulu qu’elle fût à Cannes lorsqu’il avait été présenté à la baronne chez Mme de Chésy, laquelle était, comme on l’a vu, une amie particulière de la sœur du jeune homme, la jeune et brillante Marie d’Yssac. Dès cette première soirée, Mme Brion avait été surprise par les manières d’Ely, qui avait causé longuement en tête-à-tête dans un coin du salon avec cet inconnu de la veille. Repartie aussitôt pour Monte-Carlo, elle n’y aurait plus pensé, sans doute, si elle n’avait, lors d’une nouvelle visite à Cannes, trouvé que le jeune homme était reçu chez la baronne sur un pied de bien soudaine intimité. Ayant fait elle-même une visite de quelques jours chez Mme de Carlsberg, elle avait dû reconnaître que son amie était ou très coquette, ou très imprudente avec Hautefeuille. Elle avait opté pour l’imprudence. Elle s’était dit que ce garçon devenait follement amoureux d’Ely, et que cette dernière se prêtait par désœuvrement, par légèreté, à un jeu vraiment trop périlleux, sinon coupable. Elle avait résolu de l’avertir. Puis elle n’avait pas osé, en proie à cette espèce de paralysie morale donc les personnalités fortes frappent les personnalités faibles, par le seul magnétisme de leur présence. La petite scène surprise ce soir dans la salle de jeu allait lui donner l’énergie de parler. L’action de Pierre Hautefeuille, cette immédiate démarche pour se procurer l’étui à cigarettes vendu par Mme de Carlsberg, avait remué la fidèle amie à une profondeur singulière. Elle y avait soudain découvert la preuve d’une attendrissante analogie entre sa façon de sentir et celle de l’amoureux. Venue elle-même se mêler à la foule des spectateurs pour suivre le jeu de son amie dont l’énervement l’inquiétait, elle l’avait vue vendre la boite d’or. Cette action de « Bohémienne » lui avait été cruellement pénible, et plus pénible encore de penser que ce bijou si intime, dont Ely se servait toujours, serait brocanté dans une des boutiques de Monte-Carlo, et donné en cadeau par quelque joueur à quelque fille. Tout de suite elle avait cherché à joindre l’usurier pour faire ce qu’avait fait Pierre Hautefeuille. De constater qu’ils avaient eu la même idée, avait remué en elle une corde profonde de sympathie. Elle avait été touchée dans son affection pour Mme de Carlsberg et comme caressée dans son doux esprit de femme romanesque, si peu habituée à trouver chez les hommes un écho à ses délicatesses. Elle s’était dit : « Le malheureux ! Ce que je craignais est arrivé, il l’aime ! … Est-il encore temps d’avertir Ely et d’empêcher qu’elle ait sur la conscience le malheur de cet enfant ? » Cette réflexion avait triomphé de toute timidité chez la naïve et bonne créature. Elle s’était promis de parler à son amie aussitôt qu’elle en aurait l’occasion, et cette occasion allait se présenter le soir même.

Elles étaient sorties du casino vers onze heures. Brion, toujours très correct, voire courtois devant témoins, avait reconduit les deux femmes jusqu’à la villa, magnifique construction que le financier avait dressée, comme une réclame de marbre, dans l’endroit le plus en vue de la colline. Il les avait quittées aussitôt, et, une fois seules, la baronne avait demandé à son amie de marcher un peu dans ce jardin de la villa Brion, aussi extraordinaire, aussi improvisé, aussi célèbre que la villa elle-même : elle voulait, avait-elle dit, devant repartir pour Cannes le lendemain, jouir une dernière fois de ce jardin par cette nuit réellement féerique. Enveloppées de leurs fourrures, les deux femmes commencèrent d’aller et de venir sur la terrasse d’abord, puis dans les allées. Elles marchaient silencieuses, saisies toutes deux par l’antithèse entre la fiévreuse atmosphère du casino où elles avaient passé la soirée et la magnificence paisible du paysage qui les entourait maintenant. Et le contraste n’était pas moins étonnant entre la baronne Ely de la table de roulette et la baronne Ely de cette promenade et de cette heure. La lune qui rayonnait à plein globe dans le vaste ciel semblait l’envelopper, la noyer d’un frisson de langueur exaltée. La bouche à demi ouverte et comme respirant ; comme aspirant toute la pureté de cette belle nuit froide, on eût dit que son visage se caressait à la pâleur de ce rayonnement et que la fraîcheur de l’astre lui atteignait le cœur à travers les yeux, tant elle fixait avec avidité le disque d’argent qui éclairait tout l’horizon d’une lumière presque aussi intense que celle du grand jour. C’était d’abord la mer que cette lune illuminait, une mer de velours bleu sur laquelle cette ruisselante et mourante traînée de clarté blanche traçait un chemin miraculeux. La nuit était si limpide que, dans cette baie ainsi éclairée, on distinguait le gréement d’un yacht immobile sur ses ancres, à l’abri du promontoire que couronnent les créneaux Guelfes du vieux palais Grimaldi. La grande forme sombre du cap Martin s’allongeait de l’autre côté, et c’était partout un mélange d’éclatantes transparences et de formes noires, comme découpées à l’emporte-pièce sur cette lumière de rêve. Les longues branches des palmiers recourbées en chapiteaux, les poignards dressés des aloès, l’épaisse feuillée des orangers se projetaient en ombres presque dures, tandis que sur les gazons la magie du clair de lune étalait ses splendeurs nacrées. Une à une les maisons éteignaient leurs feux, et, de la terrasse, les deux femmes pouvaient les voir qui maintenant, toutes blanches, presque fantomatiques parmi le floconnement obscur et impénétrable des oliviers, s’endormaient du vaste sommeil répandu sur ce paysage. L’apaisement de cette heure était si complet que les promeneuses n’entendaient d’autre bruit que le craquement du gravier sous leurs petits souliers du soir et le frisson de leurs robes. Ce fut Mme de Carlsberg qui rompit la première ce silence, entraînée par le charme de penser tout haut, délicieux par une telle heure, auprès d’une telle amie. Elle s’était arrêtée une minute pour regarder plus fixement le ciel, et elle dit : — « Que cette nuit est pure et comme elle est douce ! Toute petite fille, à Sallach, j’avais une gouvernante Allemande qui savait le nom de toutes les étoiles. Elle m’apprenait à les connaître. Je les retrouve encore : voici la Polaire, Cassiopée, la Grande Ourse, Arcturus, Véga de la Lyre. Elles sont toujours à la même place.., Elles y étaient avant que nous ne fussions nées, elles y seront quand nous serons mortes. Penses-tu quelquefois à cela, que la face de la nuit était la même quand vivaient Marie-Antoinette, Marie Stuart, Cléopâtre, toutes ces femmes dont les noms nous représentent, par delà des années et des siècles, d’immenses malheurs, de tragiques malheurs, de grandes gloires ? Penses-tu qu’elles ont ; regardé cette même lune et ces mêmes étoiles aux mêmes pointe de l’espace, avec les mêmes yeux que nous, la même âme, les mêmes joies, les mêmes douleurs, et qu’elles ont passé, comme nous passerons, devant cette figure du ciel qui n’a pas bougé, qui ne s’est pas doutée de ces joies et de ces douleurs ? Lorsque ces idées me prennent, lorsque je songe aux pauvres êtres que nous sommes, avec toutes nos agonies qui ne remueraient pas un atome de cette immensité, je me demande : Que signifient nos lois, nos mœurs, nos préjugés ? Quelle vanité de croire que nous importons en quoi que ce soit à cette magnifique, à cette éternelle, à cette impassible nature ! … Je me dis : Il n’y a qu’une chose de vraie ici-bas, s’assouvir le cœur, sentir et aller jusqu’au bout de tous ses sentiments, désirer et aller jusqu’au bout de tous ses désirs, vivre enfin sa vie à soi, sa vie sincère, en dehors de tous les mensonges et de toutes les conventions, avant de sombrer dans l’inévitable néant… »

Il y avait quelque chose d’affreux à entendre cette belle jeune femme prononcer des paroles d’un si farouche nihilisme par cette belle nuit et devant ce beau paysage. Pour Mme Brion, si pieuse et si tendre, ces phrases étaient plus pénibles encore, dites de la même voix qui tout à l’heure indiquait au croupier où poser le dernier enjeu. Elle admirait tellement Ely pour cette haute intelligence qui lui permettait de lire tous les livres, d’écrire en quatre ou cinq langues, de causer sur toutes les matières, avec les hommes les plus distingués ! Élevée jusqu’à dix-sept ans d’après les solides méthodes Allemandes, la baronne avait trouvé, d’abord dans la fréquentation de l’archiduc, puis dans ses longs séjours en Italie, des occasions d’une culture exceptionnelle, et son souple esprit de demi-Slave en avait profité. Hélas ! à quoi lui servait cette rare instruction, cette facilité à tout comprendre, ce goût des idées, puisqu’elle n’en tirait ni de quoi gouverner ses caprices, — son attitude à la table de roulette venait de le prouver, — ni de quoi gouverner sa pensée, — la sombre profession de foi qu’elle venait de laisser échapper le prouvait trop ? … — Cette indigence intime parmi tant de dons et de chances extérieures saisit une fois de plus la fidèle amie qui n’avait jamais voulu admettre certaines négations chez son ancienne compagne du Sacré-Cœur, et elle lui dit :

— « Tu parles de nouveau comme si tu ne croyais pas à une autre vie. Est-il possible que tu sois sincère ? »

— « Non, je n’y crois pas, » répondit la baronne, en secouant sa jolie tête autour de laquelle un souffle d’air faisait trembler les longs poils soyeux de son collet en zibeline. « Mon mari n’a eu que cette bonne influence sur moi, mais il l’a eue. Il m’a guérie de cette faiblesse qui n’ose pas regarder en face la vérité… La vérité, c’est que l’homme n’a jamais pu rencontrer ici-bas la trace d’une Providence, d’une pitié venue d’en haut, d’une justice, un signe, un seul signe, qu’il y ait au-dessus de nous, quoi que ce soit, sinon des forces aveugles et implacables. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a que ce monde. Voilà ce que je sais aujourd’hui, et j’aime à le savoir. J’aime à meurtrir mon cœur contre cette idée d’un univers féroce et stupide. J’y trouve une espèce de sauvage plaisir et, si étrange que cela doive te paraître, une force intérieure… »

— « Ne continue pas à parler ainsi, » interrompit Mme Brion qui la prit dans ses bras, et elle la serra contre elle, comme une sœur presse une sœur malade, une mère son enfant ; « tu me fais trop de mal… Mais, » insista-t-elle en gardant la main de son amie dans la sienne, et toutes deux reprenant leur marche, « je sais, moi, que tu portes sur le cœur un poids que tu ne me dis pas. Tu n’as jamais été heureuse. Tu l’es moins que jamais aujourd’hui, et tu en veux à Dieu de ta destinée manquée. Tu te laisses aller à blasphémer comme tu te laissais aller à jouer tout à l’heure, avec folie, comme on dit que certains hommes se grisent. Ne dis pas non. J’étais là, tout ce soir, cachée dans la foule à te regarder… Pardonne-moi. Tu avais été si nerveuse depuis ce matin ! Tu m’avais tant inquiétée ! Enfin, je n’aurais pas voulu te quitter cinq minutes. Et toi, mon Ely, je t’ai vue parmi ces femmes et ces hommes, et cette déraisonnable partie à laquelle assistait ce public qui se chuchotait ton nom ! Je t’ai vue quand tu as voulu vendre cet étui, cet objet si intime, si à toi ! … Ah ! mon Ely, mon Ely ! … »

Un profond soupir accompagna ce nom aimé, que la douce femme répétait avec une tendresse passionnée. Cette naïveté d’affection, qui souffrait devant les déchéances de son idole sans oser formuler un reproche, toucha la baronne et lui fit un peu honte. Elle dissimula ces deux impressions sous un rire qu’elle essaya de rendre gai afin d’apaiser son amie :

— « Comme c’est heureux que je ne t’aie pas vue ! » dit-elle. « Je t’aurais emprunté de l’argent et il aurait rejoint le reste… Et puis ne t’inquiète pas, cela ne m’arrivera plus. J’avais si souvent entendu parler des émotions du jeu. J’ai voulu, pour une fois, non pas jouailler, comme je faisais tous les jours, mais jouer vraiment… C’est encore plus ennuyeux que bête… Je ne regrette que l’étui à cigarettes… » Elle eut comme une seconde d’hésitation. « C’était un souvenir de quelqu’un qui n’est plus de ce monde… Mais je retrouverai le marchand demain… »

— « C’est inutile… » fit vivement Mme Brion. « II ne l’a plus. »

— « Tu l’as déjà racheté ? » dit Mme de Carlsberg. « À ce trait-là, je reconnais ma Louise… »

— « J’ai eu cette idée, » répondit Mme Brion, presque à voix basse ; « mais quelqu’un d’autre m’avait devancée… »

— « Quelqu’un d’autre ? » demanda la baronne dont le visage revêtit soudain une expression altière. « Quelqu’un que tu as vu et que je connais ? »

— « Que j’ai vu et que tu connais… Mais je n’ose plus te répéter son nom, maintenant que je vois comment tu prends la chose… Et pourtant, tu n’as pas le droit d’en vouloir à cet homme. Car, s’il est devenu amoureux de toi, c’est bien ta faute… Tu as été si imprudente avec lui, laisse-moi tout te dire, si coquette ! … » Et après un silence : « C’est le jeune Pierre Hautefeuille… »

L’excellente femme avait un battement de cœur en prononçant cette dernière phrase. Elle voulait bien empêcher Mme de Carlsberg de prolonger une coquetterie qu’elle jugeait imprudente et malsaine ; mais le courroux qui avait contracté le visage de son amie lui faisait craindre de dépasser le but et d’attirer sur l’indiscret amoureux quelqu’une de ces colères dont elle savait Ely capable ; et cela, elle se le fût reproché comme une indélicatesse, une trahison presque, envers le pauvre garçon dont elle avait surpris le tendre secret. Mais non, ce n’était pas la colère qui avait, au seul nom de Pierre Hautefèuille, décomposé les traits de Mme de Carlsberg et empourpré soudain ses joues. Louise, qui la connaissait bien, put voir qu’une émotion profonde venait de la saisir, mais qui n’avait plus rien de commun avec la fierté révoltée de tout à l’heure. Elle en demeura si interdite qu’elle s’arrêta de parler. La baronne Ely, de son côté, n’avait rien répondu, en sorte que les deux femmes recommencèrent de marcher en silence. Elles étaient entrées dans une allée de palmiers que la lune criblait de sa lumière sans en dissiper l’obscurité. Comme Mme Brion ne voyait plus le visage de son amie, son trouble à elle-même devint si fort qu’elle osa demander, d’une voix maintenant toute tremblante :

— « Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-ce que tu penses que j’aurais dû empêcher ce jeune homme de faire ce qu’il a fait ? À cause de toi, je ne pouvais pas même paraître l’avoir remarqué ! … Tu es froissée de ma remarque sur ta coquetterie ? Tu le sais bien : si je t’ai parlé de la sorte, c’est que j’estime tellement ton cœur ! »

— « Toi, me froisser ! » dit la baronne. « Toi ? … Tu sais bien aussi que ce n’est pas possible… Non, je ne suis pas froissée ; je suis émue… Je ne savais pas qu’il fût là, » continua-t-elle plus bas, « ni qu’il m’eût vue à cette table, faisant ce que j’y faisais. Tu crois que j’ai été coquette avec lui ? Tiens, regarde… »

Et, comme elles étaient en ce moment à l’extrémité de l’allée, elle se retourna. Sur son visage, deux larmes coulaient lentement le long de ses joues. À travers ses yeux, d’où ces pleurs venaient de jaillir, Louise put lire jusqu’au fond de son âme ; et devant l’évidence de ce qu’elle n’avait pas osé comprendre tout à l’heure, elle s’écria :

— « Tu pleures ? … » Puis comme épouvantée devant cette tragédie morale qu’elle apercevait à présent : « Tu l’aimes ? » répéta-t-elle, « tu l’aimes ? … »

— « À quoi bon te le cacher maintenant ? » répondit Ely. « Oui, je l’aime… Quand tu m’as dit ce qu’il avait fait ce soir et qui m’a prouvé, une fois de plus, ce que je sais, qu’il m’aime aussi, cela m’a touchée à un point trop malade, voilà tout. J’aurais dû en être heureuse, n’est-ce pas ? Tu vois que j’en suis bouleversée… Si tu savais dans quelles conditions ce sentiment est venu me prendre, pauvre chère, c’est alors que tu plaindrais ton Ely. Ah ! plains-la, plains-la ! »

Et, posant sa tête enfantinement sur l’épaule de sa compagne, voilà qu’elle se mit à pleurer, pleurer, comme une enfant, en effet, tandis que l’autre, affolée de cette soudaine explosion, lui disait, révélant jusque dans sa pitié la naïveté de l’honnête femme, incapable de soupçon :

— « Je t’en supplie, calme-toi. C’est vrai : c’est un affreux malheur pour une femme que de se laisser envahir par un amour qu’elle n’a pas le droit de satisfaire… Mais, n’aie pas de remords, et, surtout, ne crois pas que je te blâme. Quand je t’ai parlé comme j’ai fait, c’était pour te mettre en garde contre le chagrin que tu pouvais causer… Je le vois trop, que tu n’as pas été coquette. Je sais que tu n’as pas permis à ce jeune homme de deviner le sentiment qu’il t’a inspiré. Je sais qu’il ne le devinera jamais, et que tu seras toujours mon irréprochable Ely… Calme-toi, souris-moi. N’est-ce donc rien que d’avoir auprès de soi une amie, une vraie amie pour te comprendre ? »

— « Me comprendre ? » répondit la baronne Ely. « Pauvre Louise ! Tu m’aimes, oui, tu m’aimes bien. Mais, » acheva-t-elle d’une voix profonde, « tu ne me connais pas… » Puis, avec une sorte d’emportement, elle prit le bras de son amie, et, la regardant bien en face : « Écoute, » fit-elle, « tu crois que je suis toujours ce que tu es restée, ce que j’étais autrefois, ton irréprochable Ely, comme tu dis… Eh bien ! ce n’est pas vrai… J’ai eu un amant. Tais-toi, ne me réponds pas. Il fallait que cela fût dit. C’est dit… Et cet amant, c’est l’ami le plus intime de Pierre Hautefeuille, un ami comme tu es mon amie, un frère d’amitié comme tu es ma sœur… Ce poids que tu as deviné que j’avais ici, » et elle se frappa le sein, « le voilà. Il est horrible à porter… »

Certains aveux entraînent avec eux tant d’irrémédiable que leur franchise donne à ceux qui les font et qui n’y sont pas contraints quelque chose d’auguste, même dans la déchéance ; et quand ces aveux nous viennent de quelqu’un que nous aimons comme Louise aimait Ely, c’est en nous un délire de tendresse pour cet être qui nous prouve sa noblesse par sa confession, en même temps que l’évidence de sa flétrissure nous perce l’âme. Si, quelques heures auparavant, dans un des salons de Monte-Carlo, un des innombrables viveurs en train d’errer autour des tables eût répété la plus vague phrase de doute sur l’honneur de Mme de Carlsberg et que Mme Brion eût entendu cette phrase, quelle indignation n’eût pas été la sienne et quelle douleur ! La douleur y était encore, et déchirante, tandis qu’Ely prononçait les mots impossibles à oublier ; d’indignation, il n’y avait plus trace dans ce cœur, et elle ne trouvait pour répondre à ce douloureux aveu que ces mots dont le reproche était à lui seul la preuve d’une tendresse indulgente jusqu’à la complicité :

— « Dieu juste ! comme tu as dû souffrir ! Mais pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt comme tu me parles maintenant ? Pourquoi n’as-tu pas eu confiance en moi ? As-tu cru que je t’aimerais moins ? … Vois, j’ai le courage de tout entendre… » Et elle ajouta, d’un accent où palpitait cette soif de tout savoir qui nous saisit devant les pires fautes de ceux que nous chérissons, comme si nous espérions trouver dans ce cruel détail de quoi mieux leur pardonner : « Je t’en conjure. Dis-moi tout, tout… Et d’abord, cet homme ? Je le connais ? … »

— « Non, » répondit Mme de Carlsberg. « Il s’appelait Olivier Du Prat. Je l’ai rencontré à Rome, il y a deux ans, lorsque j’y ai passé tout l’hiver. C’est l’époque de ma vie où tu m’as le moins vue, où je t’ai le moins écrit. C’est aussi l’époque où j’ai été le plus mauvaise, par solitude, par inaction, par tristesse, par dégoût de tout et de moi-même. Ce garçon était secrétaire à l’une des ambassades de France. Il était très à la mode, parce qu’il avait inspiré une passion à deux dames de la société Romaine qui se le disputaient presque ouvertement… C’est très vilain, ce que je vais te dire, mais c’est ainsi : cela m’amusa de le prendre à toutes deux. Dans ces sortes d’aventures, c’est comme tout à l’heure au jeu : on s’imagine qu’on trouvera des émotions là où les autres en trouvent. Et puis, toujours comme au jeu, on découvre que cela vous ennuie, mais on s’acharne à jouer, par entêtement, par vanité, par excitation d’une absurde lutte… Je suis devenue sa maîtresse… Sa maîtresse ! » et sa voix se fit plus grave pour appuyer sur ce mot : « Et je sais aujourd’hui que je ne l’ai jamais aimé ! Je me suis obstinée, exaspérée à. cette liaison, au point qu’il serait en droit de dire que c’est moi qui ai voulu qu’il m’aimât, moi qui ai tout fait pour le retenir… Il aurait raison, et, je te le répète, je ne l’ai pas aimé… Et lui-même ! … C’était un caractère singulier et très différent de ces hommes à bonnes fortunes, d’habitude effroyablement vulgaires. II était si changeant, si ondoyant, si pétri de contrastes, si insaisissable, qu’à l’heure présente je ne pourrais pas dire si lui non plus il m’a aimée… Tu crois rêver en m’écoutant, et, en te parlant, j’éprouve l’impression que nos rapports furent, en effet, presque inexplicables, inintelligibles pour qui ne l’a pas connu… Je n’ai jamais rencontré d’être plus déconcertant, plus irritant aussi, par cette espèce d’incertitude éternelle ou il vous tenait, quoi que vous fissiez. Un jour il était ému, vibrant, passionné jusqu’à la frénésie, et le lendemain, le même jour quelquefois, il se reprenait, il se retournait : de tendre, il devenait persifleur ; de confiant, soupçonneux ; d’abandonné, ironique ; d’amoureux, cruel, — sans qu’il fût possible ni de mettre en doute sa sincérité, ni de saisir la cause de cet incroyable revirement. — Ces sautes d’humeur, il ne les avait pas seulement dans ses émotions ; il les avait jusque dans ses idées. Je l’ai vu ému aux larmes par une visite dans les Catacombes, et, au retour, aussi outrageusement athée que l’archiduc. Je l’ai vu, dans le monde, tenir vingt personnes sous le charme de sa verve et de sa fantaisie, et puis passer des soirées entières sans qu’on pût lui arracher deux mots… Enfin, c’était, du petit au grand, une énigme vivante, et que je pénètre mieux à distance. Il avait été orphelin de très bonne heure et il avait eu une enfance très malheureuse, suivie d’une adolescence précocement désenchantée. Il avait été blessé et corrompu trop jeune. De là cette instabilité d’âme, ce caractère tout en fuites, qui agit sur moi, aussitôt que je commençai de m’y intéresser, comme par une puissance de spasme. Quand j’étais jeune, à Sallach, j’aimais à monter des bêtes difficiles que je m’acharnais à dompter. Je ne peux mieux comparer mes relations avec Olivier qu’à ce duel avec un cheval qui essaie to get the best of you, comme disent les Anglais. Je te le répète : je suis bien sûre de ne pas l’avoir aimé. Je ne suis pas bien sûre de ne pas l’avoir haï… »

Elle avait parlé avec une véhémence qui prouvait combien ces souvenirs tenaient en elle à des fibres profondes. Elle se tut pendant une minute ; et, comme elle était près d’un buisson de roses, elle arracha une fleur dont elle se mit à mordre les pétales d’une bouche nerveuse, tandis que Mme Brion poussait ce gémissement :

— « Fallait-il que j’eusse à te plaindre de cela aussi, d’avoir cherché le bonheur hors du mariage et d’avoir rencontré cet homme, ce monstre d’égoïsme, de dureté, de caprice ! … »

— « Je n’en suis pas juge, » reprit Mme de Carlsberg. « Si, moi-même, j’avais été autre, je l’aurais sans doute changé. Mais il avait touché en moi la place irritable. Je voulais le tenir, je voulais le dompter, le vaincre, et j’employai l’arme terrible : je le rendis jaloux… Tout cela fit une histoire amère, dont je t’épargne les épisodes. Ils me seraient cruels à rappeler. Tu en sauras assez quand je t’aurai dit qu’un jour, après une semaine de brouille, suivie d’une reprise d’intimité où il fut plus tendre que je ne l’avais jamais connu, Olivier quitta Rome, subitement, sans une explication, sans un mot d’adieu, sans une lettre. Je ne l’ai plus jamais revu. Je n’ai plus jamais rien su de lui, sinon ce qu’un hasard de conversation m’apprit cet hiver, qu’il était marié… Et c’est tout ! » Elle se tut ; puis, d’un accent adouci, qui disait la différence entre les souvenirs qu’elle venait d’évoquer et ceux qu’elle aborda : « Tu comprendras maintenant quelle étrange curiosité j’ai ressentie quand, voici deux mois, Chésy me demanda la permission de me présenter le frère d’une amie de sa femme, venu à Cannes en convalescence, très isolé, très charmant, et qu’il me nomma Pierre Hautefeuille. Au cours des conversations indéfiniment prolongées que nous avions eues ensemble, Olivier et moi, dans l’intervalle de nos heures de querelle, ce nom était bien souvent revenu… Ici encore il me faut essayer de te faire comprendre quelque chose de si personnel et de si particulier : comment cet homme causait, et l’extraordinaire attrait que sa parole avait pour, moi. Cet être, énigmatique et fermé, avait tout d’un coup des heures d’une expansion absolue, des ouvertures de cœur que je n’ai connues qu’à lui. C’était comme s’il eût revécu sa vie tout haut devant moi, qui l’écoutais avec un attrait, lui aussi, sans analogue. Il déployait, dans ces moments-là, une lucidité implacable sur les autres et sur lui-même, qui vous donnait envie de crier, comme une opération de chirurgie, et qui vous hypnotisait en même temps d’un intérêt poignant. C’était, quand il parlait de lui, une mise à nu, brutale à la fois et délicate, de son enfance et de sa jeunesse, avec des évocations si précises que tel ou tel individu, connu seulement par ces confidences, m’est présent comme si je l’avais réellement rencontré. Et lui-même ! Quelle âme étrange, incomplète et supérieure, si noble et si dégradée, si sensible et si aride, où tout semblait avoir été velléité, avortement, souillure, désillusion ! Oui, tout, excepté un seul sentiment. Cet homme, qui méprisait sa famille, qui ne parlait de son pays qu’avec écœurement, qui interprétait toutes les actions des autres et les siennes propres par les pires motifs, qui niait Dieu, qui niait la vertu, qui niait l’amour, cet anarchiste moral enfin, si pareil à l’archiduc par tant de côtés, avait une foi, un culte, une religion : il croyait à l’amitié, du moins à celle d’un homme pour un homme, car il n’admettait pas qu’une femme pût être l’amie d’une femme. — Il ne te connaissait pas, chère Louise… — Il prétendait, je me rappelle si bien ses mots eux-mêmes, qu’entre deux hommes qui se sont éprouvés l’un l’autre, qui ont vécu, pensé, souffert côte à côte et qui s’estiment en s’aimant, il s’établit une sorte d’affection si haute, si profonde, si fière, que rien ne saurait lui être comparé. Il disait que ce sentiment était le seul qu’il respectât, le seul contre lequel ni les années, ni les événements ne pussent prévaloir. Il avouait que ces amitiés étaient rares, qu’il en avait pourtant rencontré quelques exemples, et qu’il en avait lui-même une dans sa vie : c’est alors qu’il évoquait l’image de Pierre Hautefeuille. Son accent, son regard, l’expression de ses traits, tout changeait en lui, quand il s’attardait au souvenir de cet ami absent. Lui, l’homme de toutes les ironies, il me racontait avec attendrissement et avec respect des détails aussi naïfs que leur première rencontre au collège, leur camaraderie naissante, leurs vacances d’enfants ! Il me disait l’enthousiasme qui les avait fait, en 1870, s’engager ensemble, et la guerre, leurs communs dangers, leurs communes souffrances. Il n’en finissait pas de me vanter la pureté d’âme de son ami, sa délicatesse d’esprit, sa noblesse… Je t’ai déjà dit que cet homme est demeuré pour moi une énigme. Il l’était surtout dans ces heures de confidences rétrospectives auxquelles j’assistais avec l’étonnement, la stupeur presque, de constater cette anomalie dans ce cœur si usé, si blasé, cette floraison, dans ce terrain stérile, d’un sentiment si délicat, si jeune, si rare qu’il me rappelait — malgré les paradoxes d’Olivier, c’est le meilleur éloge que j’en puisse faire — notre amitié à nous… »

— « Merci, » dit Mme Brion, « tu m’as fait du bien. Tout à l’heure, en t’écoutant, je croyais entendre parler une autre personne, que je ne connaissais pas. Je viens de te retrouver tout entière, si aimante, si douce, si bonne… »

— « Bonne ? Je ne le suis guère, » répondit la baronne Ely en hochant la tête, « et la preuve : à peine Chésy m’eut-il prononcé le nom de Pierre Hautefeuille, une seule idée s’empara de moi. Tu la trouveras abominable. Je la paierai peut-être bien cher. Le départ d’Olivier d’abord, et puis son mariage avaient remué en moi ce levain de haine dont je te parlais. Le croiras-tu ? Je ne pouvais pas supporter la pensée que cet homme m’eût quittée ainsi et qu’il fût heureux, paisible, indifférent ailleurs, ni qu’il eût refait sa vie comme cela, sans que je me fusse vengée. On a de ces bas-fonds dans le cœur, quand on a été ce que je fus si longtemps, une malheureuse, une désespérée dans un décor de bonheur et de luxe. Trop de détresse morale déprave, à la fin. Quand j’appris que j’allais rencontrer l’intime ami d’Olivier, c’est uniquement cette possibilité de vengeance qui s’offrit à moi : une vengeance raffinée, atroce et sûre. Mon existence et celle de Du Prat étaient bien séparées, certes. Il m’avait très probablement oubliée. Pourtant, je ne doutai pas une minute que si je me faisais aimer de son ami, et s’il le savait, je le percerais à l’endroit le plus sensible et le plus intime de son cœur. Et voilà pourquoi j’ai accepté que l’on me présentât Hautefeuille, pourquoi j’ai eu avec lui les coquetteries que tu me reproches. Car, je l’avoue, j’ai commencé par être coquette… Dieu ! comme c’est près ! … Et comme c’est loin ! … »

— « Mais Pierre Hautefeuille, » interrompit Mme Brion, « sait-il tes relations avec Olivier ? »

— « Ah ! » dit Mme de Carlsberg, « tu touches à la place la plus malade. Il les ignore, comme il ignore tout des réalités basses de la vie. C’est par cette fraîcheur de nature, par cette simplicitéde cœur dont l’autre m’avait tant parlé, par cette jeunesse enfin, que cet enfant, avec lequel je me préparais à jouer un jeu trop cruel, m’a prise tout entière… Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui as toujours senti comme tu devais sentir, ce que c’est que d’avoir étouffé en soi l’être bon, confiant, enthousiaste, et que, tout d’un coup, cet être se réveille ! … On a cru que l’on n’aimerait plus jamais. On s’est crue, on s’est voulue sèche, implacable, mauvaise ; et puis, c’est un miracle de résurrection, au contact d’un cœur si jeune, si vrai, si simple, que le tromper, ce serait tromper un enfant. Si tu le connaissais comme je le connais maintenant ! Si, jour par jour, heure par heure, tu t’étais penchée sur cette âme pour l’estimer, pour l’admirer, pour l’aimer davantage, à chaque nouvelle preuve de sa beauté ! … Jamais un doute, jamais une défiance, jamais une petitesse dans cet esprit resté tout neuf et pour qui le mal n’existe point, qui ne le voit point, qui ne le connaît point. Je n’avais pas causé avec lui trois fois, je comprenais tout ce qu’Olivier m’en avait dit, ce qui jadis, dans nos entretiens de Rome, provoquait tantôt mon incrédulité, tantôt ma colère. Ce respect, cette vénération plutôt, qu’il m’avouait ressentir devant cette candeur et cette droiture, je l’éprouvais à mon tour. Ah ! ce fut là, dans le charme dont j’étais enlacée, une impression que je peux à peine dire, tant l’amertume s’y mélangeait à l’enchantement. Toutes les phrases dont Olivier se servait jadis pour me parler de son ami m’étaient revenues dès le premier jour, et, à chaque nouvelle rencontre, je constatais comme elles étaient fines, comme elles étaient vraies… Cet Olivier que nous n’avons jamais nommé, dont Pierre Hautefeuille ignore même que je le connais, il n’a jamais cessé d’être entre nous ! C’est lui qui m’a appris à mieux comprendre celui que j’aime, à mieux l’aimer à travers ce qu’il m’en a dit autrefois ! … Et cependant, à travers cette amertume, l’enchantement continuait… Je me laissai d’abord aller à cette surprise de désapprendre ma basse vengeance auprès de cette nature si délicate, si jeune et que je respirais comme je respire cette fleur… »

En disant ces mots elle porta à son visage la rose dont elle avait mordu les pétales ; et tristement, tendrement, passionnément :

— « Ce fut ensuite comme une sensation de source fraîche dans un désert ! … Si tu savais comme ce monde frelaté où je vis me fatigue, m’écœure, m’excède ! Comme j’en ai assez de toujours entendre raconter les déjeuners que Dickie Marsh donne sur son yacht aux grands-ducs, les bezigues de Navagero avec les princes, les coups de bourse de Chésv et de la demi-douzaine de gogos titrés qui suivent ses conseils ! Si tu savais comme les meilleurs de ce monde factice me lassent, comme cela m’est égal de savoir si la Bonaccorsi se décidera à épouser le sire de Corancez, et les innombrables calomnies écloses à tous les thés de cinq heures dans les cent villas de Cannes ! … Je ne te parle pas de l’enfer qu’est ma maison depuis que mon mari me soupçonne de favoriser le mariage de Flossie Marsh avec Verdier, son préparateur ! … De rencontrer dans cette atmosphère d’ennui et de vanité, de sottises et d’enfantillages, un être à la fois profond et simple, vrai et romanesque, archaïque enfin, comme je m’amuse à l’appeler, ce fut un ravissement, une entrée dans une oasis ! … Et puis, une minute est venue où j’ai senti que j’aimais ce jeune homme et qu’il m’aimait, sans un incident, sans un geste, sans un mot, sans rien, à un regard de lui surpris par hasard. C’est pour cela que je me suis réfugiée ici pendant ces huit jours… J’avais peur. J’ai peur encore… Peur pour moi… Un peu. Je me connais trop. Je sais qu’une fois entrée dans ce chemin de la passion, j’irai jusqu’au bout, que je ne garderai rien à moi, que je donnerai tout mon cœur pour toujours, que je mettrai toute ma vie sur cet amour, et, s’il allait me manquer, si… » Elle n’acheva pas, mais son amie put comprendre la redoutable perspective en l’entendant continuer : « Et j’ai peur pour lui aussi. Que c’est cruel de se dire : « Il est si jeune, si intact ! Il croit tellement en moi… S’il savait ! … » Je ne peux pas mieux te prouver combien j’ai changé : il y à six semaines, quand on m’a présenté Hautefèuille, je n’avais qu’une idée : « Comment apprendrai-je à Du Prat que je connais son ami ? » Aujourd’hui, pour que ces deux hommes ne se revoient jamais, et, s’ils se revoient, pour que mon nom ne soit jamais prononcé entre eux, je donnerais dix ans de ma vie… Comprends-tu maintenant pourquoi les larmes ont jailli de mes yeux quand tu m’as raconté ce qu’il avait fait ce soir ? J’ai pensé qu’il m’avait vue employer mon temps loin de lui, comment ! Et j’ai eu honte de cela, une dure honte : juge quelle autre honte s’il savait le reste. »

— « Et que vas-tu faire ? » s’écria douloureusement Mme Brion. « Ces deux hommes se reverront. Ils parleront de toi. Si cet Olivier aime son ami comme tu prétends qu’il l’aime, ils se diront tout… Écoute, » continua-t-elle en joignant les mains, « écoute ce que l’affection la plus tendre, la plus dévouée, te crie par ma bouche. Vois, je ne te dis rien de tes devoirs, de l’opinion du monde, d’une vengeance de ton mari. Je comprends que tu marches sur tout cela, puisque tu y as marché déjà, pour aller à ton bonheur. Mais tu ne l’auras pas, ce bonheur ! Tu ne peux pas être heureuse dans cet amour avec ce secret sur le cœur. Tu étoufferas de ce silence. Et, si tu parles… Je te connais, tu as dû penser à parler, à tout confesser comme maintenant… Si tu parles… »

— « Si je parle, il ne me reverra jamais, » dit Mme de Carlsberg. « Ah ! sans cette certitude ! … »

— « Eh bien ! Aie du courage jusqu’au bout, » interrompit l’autre, « Tu as eu la force de quitter Cannes huit jours ; tu dois avoir celle de partir tout à fait, ou de lui ordonner de s’en aller… Tu ne seras pas seule ; je serai avec toi ; je te soutiendrai. Tu souffriras ; mais qu’est-ce que cette douleur, si tu penses à cette horrible chose : que tu sois tout pour ce jeune homme, qu’il soit devenu tout pour toi, et qu’il sache que tu as été la maîtresse de son ami ! … »

— « Tu as raison, » dit la baronne d’une voix brisée. « Je l’ai rencontré trop tard… Mais c’est si dur de s’arracher du cœur un vrai sentiment, quand on n’a rien connu depuis des années que des curiosités, des vanités et de la misère, toujours de la misère ! » Puis, amèrement, presque furieusement : « Mais j’en trouverai la force. Je le veux. Je le veux, » répéta-t-elle, et vaincue : « Oh ! quelle pitié qu’une telle vie ! … »

Elle regarda le ciel, en jetant ce cri, d’un regard très différent de celui qu’elle avait eu aux premiers instants de la promenade. Le clair reflet de la lune montra sur ce beau visage une colère, maintenant, une révolte contre cette implacable sérénité des étoiles, des montagnes, de la nature tout entière. Puis les deux amies reprirent leur promenade en silence parmi les formes de plus en plus découpées des palmiers et des aloès, entre les haies des roses embaumées, et près des massifs sombres des orangers, — Ely abîmée dans sa cruelle résolution de renoncement, et l’autre se disant tout bas, se répétant :

— « Je la sauverai… fût-ce malgré elle ! »