Une mésalliance/Chapitre 5

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Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 109-116).


V


— Mademoiselle Marthe, me demanda un jour la femme de notre pasteur, ce qu’on dit est-il vrai ? Est-ce que madame Rochdale va revenir ?

— C’est vrai, je crois.

— Et où va-t-elle habiter, au château ?

— Certainement non. Il y avait un peu d’amertume dans mon accent, j’en ai peur, car la bonne vieille dame me regarda d’un air de reproche.

— Ma chère, ce qu’il y a de mieux à faire dans ce monde, c’est de tirer le meilleur parti possible de la situation que la Providence a voulue, puisqu’Elle l’a permise. Souvent on trouve que les choses les plus pénibles ne sont pas, après tout, aussi déplorables que nous avions cru. J’ai été enchantée aujourd’hui en apprenant que madame Rochdale revenait.

— Mais elle ne revient pas chez eux, elle ne revient pas au château. Elle va prendre une maison dans le village. Elle ne les verra jamais, pas plus que lorsqu’elle était en voyage.

— Mais elle entendra parler d’eux. Cela est bon quelquefois.

— Quand il y a quelque chose de bon à apprendre.

— Je vous ai dit, Marthe, et j’espère que vous avez dit à madame Rochdale qu’il y avait du bon. Quand j’ai été voir madame Lemuel pour la première fois, c’était simplement en qualité de femme du pasteur, pour accomplir ce que je regardais comme un devoir. J’ai trouvé ce devoir plus facile que je ne m’y attendais.

— Parce qu’elle se rappelait sa position… — (son ancienne position, ma chère, reprit madame Wood), qu’elle n’a montré ni affectation ni prétention, mais qu’elle est restée tranquille, modeste et reconnaissante de la bonté que vous lui témoigniez.

— Cela et quelque chose encore. Plus je l’ai vue, plus j’ai senti qu’elle pouvait ne pas plaire, mais que c’était une personne à respecter. Elle a joué tolérablement un rôle très difficile, celui d’une personne ignorante élevée tout d’un coup à la richesse, enviée par la classe à laquelle elle appartenait naguère, méprisée et repoussée par celle où elle est entrée. Elle a dû apprendre à se comporter en maîtresse là où elle était autrefois une égale, et en égale là où elle était autrefois inférieure. Il est difficile d’imaginer une épreuve plus pénible en ce qui regarde la position sociale.

— La position ? elle n’en a point. Personne ne va la voir, si ce n’est vous. Et pourquoi irait-on ?

— Et pourquoi n’irait-on pas, ma chère ? Une femme qui, depuis son mariage, s’est conduite avec une convenance parfaite, dans la sphère à laquelle on l’a élevée, qui a vécu dans la retraite et ne s’est imposée aux égards de personne, qui, en dépit de ce qui manque à son éducation et à son caractère, est une bonne femme, une bonne maîtresse…

— Comment savez-vous cela ?

— Simplement parce que son mari s’absente rarement de chez lui, même pour une journée, parce qu’elle a gardé tous ses domestiques depuis cinq ans, et qu’ils parlent tous bien d’elle.

Je ne pouvais pas nier ces faits. Tous les environs le savaient comme moi. Les plus fiers gentilshommes n’avaient pas l’audace de fermer les yeux à la vérité même lorsqu’ils contemplaient d’un air méprisant madame Lemuel Rochdale se promenant tristement en voiture, pendant les longs après-midi d’été, sans une seule amie à aller voir, sans personne qui vînt la visiter, même à l’église ; on se moquait de sa corpulence et de la lourdeur de ses mouvements, car l’âge ne l’avait pas rendue plus légère : on disait qu’elle était pâteuse comme les pains de son père, et on s’étonnait du goût qu’elle conservait pour arborer les plus beaux chapeaux de toute la congrégation.

J’avais contre elle un sentiment bien amer ; mais cependant je la plaignis un jour lorsqu’elle s’avança imprudemment à la première table des communiants, et que tous les chrétiens respectables attendirent la seconde. On ne revit plus les Rochdale à la communion. Qui pourrait s’en étonner ?

Les uns remarquaient pour lui en faire honneur, d’autres pour s’en moquer, que, chez elle ou au dehors, son mari la traitait toujours avec respect et considération. Plusieurs fois, des chasseurs du voisinage qui avaient déjeuné au château racontèrent que madame Lemuel Rochdale avait pris à table la place de la maîtresse, avec une taciturnité grave, qui obligeait tout le monde à oublier comment on avait plaisanté et ri à travers le comptoir avec Nancy Hine dans le temps passé…

Quant à son brave vieux père, il n’avait pas longtemps dérangé son aristocratique gendre ; il était mort tranquillement, honorablement dans une bonne chambre du château, et il avait été honorablement enterré sous une belle pierre consacrée à la mémoire de « M. Daniel Hine » ; mais on avait omis « le boulanger », à la grande indignation de notre village qui trouvait que, si un marchand ne peut rien emporter dans l’autre monde, au moins doit-il y conserver le souvenir de son commerce.

Madame Rochdale revint, et prit la seule maison qui pût lui convenir dans le voisinage. Elle se trouvait à une petite distance du village, et à une lieue du château. Bien des gens, je crois, lui conseillaient de s’établir dans une autre partie du comté ; mais elle répondit simplement qu’elle aimait mieux vivre là.

Son douaire était accru d’une pension fournie par la propriété que mon père, resté l’intendant de M. Rochdale, lui payait régulièrement ; c’était, je crois, la seule relation qui subsistât entre elle et le château où elle avait passé sa vie ; elle ne semblait pas en chercher d’autres. Le seul endroit où elle eût eu la chance de rencontrer les habitants du château était l’église de Thorpe, et elle allait habituellement à une petite chapelle de la paroisse voisine, en disant que c’était plus près de chez elle. Elle reprit ses anciennes habitudes de charité, la simple vie qu’elle menait naguères, et, bien que ses ressources fussent fort diminuées, au près et au loin, tout le monde rivalisait d’égards et de respect pour elle.

Mais madame Rochdale n’avait pas l’air heureux. Elle avait beaucoup vieilli, c’était décidément une femme âgée. Au lieu de la sérénité douce qui la caractérisait naguère, elle avait toujours l’air agité comme si elle attendait et qu’elle cherchât quelque chose qu’elle ne trouvait pas. Pendant bien des semaines après son installation dans sa nouvelle demeure, elle tressaillait lorsqu’on frappait à la porte, elle suivait des yeux les étrangers à cheval qui passaient devant sa fenêtre, comme si elle se disait — il viendra peut-être voir sa mère. Mais il ne vint pas, et, au bout de quelque temps, elle retrouva la dignité patiente d’une douleur sans espoir.

Bien des gens disaient, parce que le nom de Lemuel ne sortait jamais de ses lèvres, qu’elle nourrissait contre lui un ressentiment implacable. Je crois que ce n’était pas vrai. Elle aurait peut-être eu de la peine à lui pardonner ; la plupart des mères eussent eu de la peine à sa place ; mais quelle est la mère à laquelle le pardon soit impossible ?

Elle avait toujours dans sa chambre à coucher, à côté de celui de son père, un portrait de lui fait dans son enfance, et un jour, ouvrant par hasard un tiroir, fermé d’ordinaire, je vis quoi ? Les robes blanches de Lemuel enfant, sa casquette d’écolier, sa ligne à pêcher et un vieux cahier d’appâts.

Après cela, qui pouvait croire que sa mère fût implacable ?

Cependant elle était assurément plus dure que par le passé, plus sèche et plus sévère dans ses jugements, moins indulgente pour les petits défauts de ceux qui l’entouraient. À l’égard de son fils, sa disposition était impénétrable. Elle semblait s’être retranchée et fortifiée derrière un rempart de patience ; il fallait un grand coup pour atteindre la citadelle désolée du pauvre cœur d’une mère abandonnée.

Le coup vint. Nul ne peut douter de quelle main, ni pourquoi il fut envoyé.

Madame Rochdale était arrêtée à la porte de l’école lorsque le fils de ma cousine, George, qui avait été voir passer la chasse, rentra en courant :

— Ô ma mère, le maître est tombé de cheval, il est mort !

— Mort ! — Oh ! quel cri ! Dieu me fasse la grâce de n’en jamais entendre un pareil !

Nous apprîmes bientôt que le récit n’était pas exact, M. Rochdale s’était évanoui, il était gravement blessé, il est vrai ; cependant la blessure n’était pas mortelle ; mais… sa pauvre mère !