Une mésalliance/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 120-130).


VII


Après ce terrible coup, j’allai pendant cinq jours au château tous les soirs et tous les matins, et de là à l’habitation de madame Rochdale pour lui apporter des nouvelles et apprendre le rapport que le docteur Hall ne manquait jamais de lui transmettre. Les nouvelles étaient presque toujours bonnes ; mais l’angoisse de ce « presque » semblait atteindre les forces de la mère jusqu’à leur source intime ; il y avait des moments où, dans son immobilité forcée, sa physionomie avait quelque chose d’insensé.

Dans l’après-midi du sixième jour, il était tard, c’était un dimanche de décembre et il pleuvait ; presque personne, excepté moi, ne songeait à sortir ; je me demandais s’il n’était pas temps d’aller chez madame Rochdale lorsqu’une personne enveloppée dans un manteau et un capuchon parut sur le sentier qui menait à notre porte. C’était elle.

— Marthe, j’ai besoin de vous. Non, merci, je n’entre pas.

Cependant elle fut obligée de s’appuyer un instant contre la vérandah toute mouillée ; elle était pâle et hors d’haleine.

— Vous n’avez pas peur de faire une course avec moi par cette pluie ? Une longue course ? Non ! Eh bien, mettez votre châle et venez.

Sans qu’elle m’eût dit rien de plus, sans que j’eusse tenté une question, je savais, aussi bien que si elle me l’eût dit, où elle allait. Nous traversâmes des sentiers boueux, des bois détrempés où les perdrix se levaient à notre approche ; nous franchîmes des barrières, nous passâmes sous les sombres sapinières jusqu’à ce que nous fussions arrivées en face du château. Il n’était point changé depuis le temps passé, seulement il n’y avait plus de paons sur la terrasse et les cygnes ne venaient plus à la maison ; personne ne leur donnait à manger ni ne les caressait.

— Marthe, voyez-vous cette lumière à une fenêtre ? Oh ! mon pauvre enfant !

Elle étouffait, elle cherchait à reprendre haleine en s’appuyant sur mon bras, puis, s’avançant d’un pas ferme vers la maison, elle sonna.

— Je crois qu’il y a un nouveau domestique, il ne vous connaîtra peut-être pas, madame Rochdale, dis-je, pour la préparer.

Mais elle n’avait pas besoin d’être préparée. Elle demanda madame Lemuel Rochdale avec le plus grand sang-froid, comme si elle faisait une visite ordinaire.

— Madame est allée se reposer, madame, monsieur avait été plus mal, et elle avait passé toute la nuit auprès de lui. Mais il est mieux aujourd’hui. Dieu soit loué !

Le domestique semblait vraiment ému comme si ce n’était pas seulement des lèvres qu’il servait son maître et sa maîtresse.

— J’attendrai madame Lemuel, dit madame Rochdale en entrant tout droit dans la bibliothèque.

Le domestique suivit en demandant respectueusement quel nom il devait annoncer.

— Une dame, voilà tout.

Nous attendîmes un quart d’heure environ. Puis madame Lemuel parut l’air un peu agité, et, en dépit de sa belle robe, plus modeste et plus timide que Nancy Hine ne l’était jadis.

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, madame. J’étais avec mon mari. Peut-être êtes-vous étrangère et ne savez-vous pas combien il a été malade. Je vous demande pardon.

Madame Rochdale releva son voile et madame Lemuel sembla sur le point de rentrer sous terre, comme on dit vulgairement.

— Vous êtes probablement étonnée de me voir ici, commença madame Rochdale, cependant vous devez comprendre… une mère… La voix lui manqua, il lui fallut un moment avant de pouvoir reprendre en mots entrecoupés : — Je voudrais… voir… mon fils.

— Bien volontiers, madame Rochdale, dit Nancy d’un accent pénétré. J’avais eu un moment l’idée de vous faire demander ; mais…

L’autre fit un geste comme pour indiquer qu’elle ne pouvait pas parler et prit le chemin du premier. Nancy la suivit. À la porte de la chambre, cependant, Nancy l’arrêta :

— Attendez une minute, je vous en prie. Il a été si malade : laissez-moi lui dire, seulement pour le préparer…

— C’est mon fils, mon fils à moi. Ne craignez rien, dit madame Rochdale d’un ton où l’amertume et l’angoisse se disputaient le pas. Elle poussa de côté la femme et entra.

Nous entendîmes un faible cri : — Ô ma mère ; ma chère mère ! — Un sanglot et ce fut tout !

Madame Lemuel ferma la porte et s’assit sur les marches de l’escalier en pleurant. J’oubliai qu’elle avait été Nancy Hine, et je pleurai avec elle.

Madame Rochdale resta longtemps dans la chambre de son fils. Personne ne l’interrompit, pas même la femme. Madame Lemuel allait et venait dans la maison avec agitation, s’asseyant quelquefois pour causer familièrement avec moi, puis se reprenant et rappelant sa dignité. Elle avait fait de grands progrès. Ses manières et son accent étaient modifiés. Il était évident aussi que son esprit avait été cultivé, et que le bruit public n’avait pas menti lorsqu’on disait ironiquement que M. Rochdale avait renoncé à élever des chiens et qu’il élevait sa femme. Si cela était vrai, elle faisait honneur à son maître. Mais Nancy Hine avait toujours passé pour une fille intelligente.

Elle était gauche encore, lourde et sans grâce, elle ne possédait pas cette aisance simple qui établit d’une manière évidente le fait de la naissance et de l’éducation, quelle que puisse être la simplicité de la toilette ou des manières. Mais il n’y avait chez elle rien de grossier ou de désagréable, rien qui frappât comme une preuve de cette vulgarité innée et ineffaçable qui vient de la nature autant que de l’éducation, et que tout le soin possible et toute l’élégance extérieure ne peuvent jamais complètement dissimuler.

J’ai vu plus d’une dame, incontestablement bien née et bien élevée, infiniment plus vulgaire que madame Lemuel Rochdale.

Nous étions assises près du feu dans la salle à manger. Les domestiques entrèrent, faisant machinalement leur service accoutumé ; ils apportèrent un plateau.

Madame Lemuel commença à s’agiter.

— Croyez-vous, mademoiselle Marthe, qu’elle voulût rester pour souper ici ? Aimerait-elle à passer la nuit ? Faut-il donner l’ordre de préparer une chambre ?

Mais je ne pouvais pas répondre des mouvements de madame Rochdale.

Avec le temps, elle redescendit, l’air calme et heureux, ineffablement heureux. Je ne sais pas si, vingt-sept ans auparavant, elle avait été plus heureuse lorsqu’elle avait reçu dans son sein son fils nouveau-né, ce fils qui venait de renaître pour elle par la réconciliation et la tendresse. Elle dit même avec un doux sourire à la femme de son fils :

— Je crois qu’il voudrait vous voir. Si vous montiez ?

Nancy disparut comme un éclair.

— Il dit, murmura madame Rochdale en regardant le feu, qu’elle a été une bonne femme.

— Elle a fait de grands progrès sur beaucoup de points.

— C’est probable. La femme de mon fils ne pouvait faire autrement, repartit madame Rochdale, d’un certain air qui interdisait toute critique ultérieure sur le compte de Nancy. Évidemment, elle devenait à l’avenir « la femme de mon fils ».

Madame Lemuel revint. Elle avait pleuré, ses manières envers sa belle-mère étaient empreintes d’un mélange de reconnaissance et de plaisir.

— Mon mari dit, puisque vous ne voulez pas coucher ici, qu’il espère que vous souperez et que vous prendrez la voiture pour retourner.

— Merci, certainement. — Et sans y penser, peut-être, madame Rochdale s’assit sur son fauteuil accoutumé auprès du feu. Elle soupira plusieurs fois, mais son air heureux ne s’altéra pas. Ce soir-là, disparut pour toujours ce regard douloureux d’une personne qui cherche, sans jamais trouver ; elle avait trouvé.

Je crois qu’une mère, complètement et éternellement sûre de l’affection et du respect profond de son fils, ne devrait jamais être jalouse de ses autres affections, pas même pour sa femme. Il y a dans le cœur de tout homme vertueux une force et une pureté d’attachement qu’il n’éprouve, qu’il ne peut éprouver pour aucune femme au monde comme pour sa mère.

Le souper était servi ; madame Lemuel fit un pas vers sa place ordinaire, puis recula avec un regard d’excuses.

Mais madame Rochdale s’assit tranquillement à la place d’un hôte, de côté, laissant à la femme de son fils la place de maîtresse de la maison, au haut de la table.

Peut-être fus-je seule à éprouver un amer sentiment d’humiliation et de regret en voyant ma chère, ma noble madame Rochdale assise à la même table que Nancy Hine.

Depuis ce dimanche, la mère alla tous les jours voir son fils. Cet événement fit le sujet des conversations dans tout le village. Quelques braves gens s’en réjouirent ; mais je crois que la généralité fut choquée de la réconciliation. On avait toujours cru que « madame Rochdale avait plus de cœur », on s’étonnait qu’elle se fût ainsi abaissée ; naturellement, c’était seulement à cause de sa maladie, il pouvait lui convenir d’être bien avec son fils, mais il était impossible qu’elle fît jamais attention à Nancy Hine !

J’étais de cet avis. Mais les commères ne savaient pas qu’il y avait une grande différence, une différence toujours croissante entre madame Lemuel Rochdale et Nancy Hine.

J’ai déjà dit ce que je crois et ce que madame Rochdale croyait aussi, que l’infériorité de la naissance ne constitue pas nécessairement une mésalliance. J’ai dit aussi que l’opinion publique était un peu injuste envers la fille du boulanger. Sans doute, elle était intelligente, ambitieuse ; elle avait le désir de s’élever et elle avait été enchantée d’y parvenir en épousant le seigneur du lieu. Mais je crois qu’elle était vertueuse, qu’elle n’était pas sans conscience, et je suis fermement convaincue qu’elle l’aimait. Une fois mariée, elle chercha à s’élever au niveau de sa situation afin de mériter et de conserver l’affection de son mari. Ce qui aurait rendu une femme d’une nature plus vulgaire intolérablement orgueilleuse avait rendu Nancy plus humble. Elle n’avait pas renoncé à une once de sa fierté naturelle, car elle avait le cœur bien placé ; mais elle eut le bon sens de comprendre que la vraie dignité consiste, non à exiger un honneur qu’on ne méritait pas, mais à tâcher de conquérir le mérite qui reçoit naturellement l’honneur et les égards.

Ce fut probablement à cette qualité qu’elle dut l’incontestable et grande influence qu’elle exerçait sur son mari. Peut-être aussi, à dire le vrai, (je ne voudrais pour rien au monde que madame Rochdale pût lire cette page), parce que Nancy était d’une nature plus énergique que celle de M. Rochdale. Doux et indolent, il lui était plus aisé de se laisser gouverner que de gouverner, pourvu qu’il ne s’en doutât pas. Voilà pourquoi la douce Célandine ne put pas conserver l’amour que l’énergique fille de Daniel Hine sut conquérir et n’avait pas chance de perdre.

Madame Rochdale me dit après avoir soigneusement observé pendant quelques semaines les habitudes de la maison de son fils : « Je ne crois pas qu’il soit malheureux. Cela aurait pu être pis. »

Désormais, les gentilshommes des environs de Thorpe furent « surpris » et « choqués » toutes les semaines. D’abord on vit ce pauvre M. Rochdale, l’air encore très malade, mais parfaitement heureux, se promener en voiture avec sa mère à côté de lui, et sa femme avec son chapeau le plus hideux, assise en face d’eux. Secondement, on vit les deux dames, en voiture ensemble, plusieurs fois et toutes seules ! Le village ne pouvait en croire ses yeux ! Troisièmement, le jour de Noël, on aperçut madame Rochdale à sa place dans le banc du château et, lorsque son fils et sa femme arrivèrent, elle alla jusqu’à sourire !

Après quoi tout le monde abandonna cette belle-mère réconciliée comme une personne perdue !