Une mésalliance/Chapitre 8

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Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 131-139).


VIII


Trois mois s’écoulèrent. C’était l’époque où la plupart des familles considérables du comté étaient à Londres. Lorsqu’ils revinrent peu à peu, elles apprirent le fait étonnant qui s’était passé entre madame Rochdale et son fils. Quelques-uns furent extrêmement scandalisés, d’autres plaignirent la faiblesse maternelle, mais on disait qu’elle vieillissait et qu’elle était excusable de pardonner.

— Mais naturellement, elle ne compte pas que nous allions voir madame Lemuel.

— Je ne crois pas, dit doucement la femme du recteur. Madame Rochdale diffère de la plupart des dames, c’est non seulement une femme bien élevée, c’est aussi une chrétienne.

On remarquait cependant que le flot de l’amertume contre la « parvenue » décroissait tous les jours. D’abord quelque étrangère bienveillante remarqua qu’elle était vraiment belle, et pour confirmer ce bruit, la pauvre Nancy, par quelque bonne chance, se mit à maigrir, probablement grâce aux courses qu’elle faisait tous les jours pour aller voir madame Rochdale. La rumeur se répandit que madame Rochdale, l’une des femmes les plus cultivées et les plus instruites de sa génération, avait entrepris de former l’esprit de sa belle-fille.

Il était évident qu’une influence puissante était à l’œuvre, d’après le changement qui s’opérait tous les jours chez madame Lemuel. Ses manières devenaient plus tranquilles, plus mesurées ; sa voix avait un accent plus doux ; sa toilette, y compris ses malheureux chapeaux, rentra dans les couleurs qui convenaient à sa tournure et à son embonpoint. Un jour, un second étranger alla jusqu’à demander qui était cette femme à l’air distingué. On le fit taire. Mais l’effet de sa réflexion subsista.

Peu à peu la question se modifia, on se demandait : « Madame Rochdale compte-t-elle que nous allions voir madame Lemuel ? »

Mais madame Rochdale, qui savait tout cela, puisque tout le monde savait tout dans notre village, ne daigna accorder le moindre signe de ses intentions dans un sens ni dans l’autre.

La difficulté s’accroissait tous les jours, madame Rochdale était depuis longtemps l’objet du respect et des égards de tous ses voisins. La question « visite ou non-visite » était à l’ordre du jour de tous les côtés. L’exemple de madame Rochdale était puissant, cependant les familles du comté conservaient les préjugés de leur classe et beaucoup d’entre elles avaient eu un grand goût pour la pauvre Célandine Childe.

Je n’ai pas dit encore un mot de mademoiselle Childe. Elle était toujours sur le continent. Madame Rochdale parlait rarement d’elle ; mais j’avais souvent remarqué comment ses yeux s’illuminaient à la vue des lettres de cette élégante écriture que je connaissais si bien. Rien n’avait pu rompre l’attachement qui existait entre elles.

Un jour, elle méditait depuis longtemps sur une des lettres de Célandine et elle avait plusieurs fois ôté ses lunettes (hélas ! oui, comme je l’ai dit, madame Rochdale était devenue vieille) et elle les avait essuyées avec soin. Enfin elle m’appela d’une voix ferme : — Marthe ! et je la trouvai debout auprès, de son miroir, elle souriait.

— Marthe, je vais à la noce.

— Vraiment, et de qui, madame ?

— De mademoiselle Childe. Elle se marie la semaine prochaine.

— Et à qui ? m’écriai-je stupéfaite.

— Vous souvenez-vous de M. Sinclair ?

Je me le rappelais lien. C’était le recteur d’Ashen-Dale. C’était un des adorateurs que le bruit public avait donnés naguère à mademoiselle Childe.

— C’était donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui. Par la suite, il est devenu et est resté son meilleur ami, le plus sincère et le plus tendre. Maintenant…

Madame Rochdale s’assit souriant toujours, mais soupirant aussi. J’éprouvai un moment une certaine amertume que je me reprochai ensuite à l’idée que l’amour pouvait mourir et être enterré. Cependant Celui qui a fait le cœur humain sait assurément mieux que nous ce qui lui convient. Je sais une chose d’ailleurs qui en explique beaucoup d’autres, c’est que le Lemuel Rochdale que Célandine avait aimé n’était pas, n’avait jamais été le véritable Lemuel Rochdale ; cependant…

Quelque chose dans mes regards me trahit, car madame Rochdale, se retournant vers moi, dit positivement :

— Marthe, je suis très heureuse de ce mariage, profondément et complètement satisfaite. Elle sera heureuse, ma pauvre Célandine.

Et je crois en effet qu’elle a toujours été heureuse.

Lorsque madame Rochdale revint du mariage, elle m’envoya chercher un matin.

— Marthe, me dit-elle, et un sourire effleurant ses lèvres me rappela notre dame du château dans sa jeunesse : je vais étonner le village, j’ai l’intention de donner un dîner. Voulez-vous faire les invitations ?

Elles étaient adressées, sans exception, aux meilleures familles de nos environs. Littéralement aux meilleures, aux plus estimables, à des gens comme madame Rochdale elle-même, pour qui la position était un simple vêtement dont ils se servaient ou non, sans jamais cacher les personnes elles-mêmes, l’humanité commune que nous devons tous à notre père Adam et à notre mère Ève. Des gens qui n’avaient point de raison pour s’accrocher au rang qu’ils devaient à leur naissance, aux égards qui leur revenaient de droit, et dont le noble sang se montrait par la noblesse de leurs manières et de leurs actions. Voilà la vraie aristocratie, et elle n’est pas rare dans notre pays.

Thorpe tout entier était sur le qui-vive au sujet de ce dîner extraordinaire ; jusque-là (les commères disaient que c’était parce qu’elle n’avait personne à mettre à table en face d’elle) madame Rochdale s’était dispensée de tout devoir de ce genre. Maintenant, son fils prendrait-il sa place naturelle chez elle ? Et s’il la prenait, que ferait-on de sa femme ? Quelque estime qu’on portât à madame Rochdale, pouvait-on s’attendre à voir les meilleures familles, dans quelque circonstance que ce fût, se trouver en face de Nancy Hine ?

Je n’ai pas besoin de dire qu’on discuta cette question pendant huit jours, et que chacun savait ce que pensait et ce que voulait son voisin infiniment mieux que le voisin lui-même. La moitié du village était à la porte ou à la fenêtre, ce mémorable jour où les diverses voitures qu’on attendait se dirigèrent vers l’habitation de madame Rochdale.

À l’intérieur, nous étions assez calmes. Les préparatifs n’avaient pas été longs ; elle vivait habituellement avec une simple élégance et même dans cette grande occasion, elle donnait une chère proportionnée à ses ressources, rien de plus. Un déploiement de luxe eût été inutile ; tous ses hôtes étaient ses amis.

Madame Rochdale, habillée richement, avec un soin particulier (comme je me souvenais bien d’une autre toilette analogue, si j’avais osé m’en souvenir !), était assise dans sa chambre. Elle ne descendit dans le salon que lorsque tous les invités furent arrivés.

Elle entra alors, mais elle n’entra pas seule ; elle donnait le bras à une dame de trente ans environ, d’une belle tournure, avec un peu d’embonpoint, simplement vêtue, mais avec un goût parfait, à une dame dont personne ne pouvait critiquer ni les manières, ni l’apparence et qu’un étranger aurait probablement remarquée en disant : — Quelle belle personne ! mais comme elle est tranquille !

Madame Rochdale présenta sur-le-champ cette dame à ses invités en disant avec un calme parfait et simple qui faisait plus d’impression que toutes les paroles : « Ma fille, madame Lemuel Rochdale. »

Huit jours après, tout le monde était allé faire visite au château.

Je devrais peut-être finir cette histoire en décrivant les deux mesdames Rochdale unies désormais par les liens de la plus tendre affection. Il n’en fut pas ainsi ; cela eût été étrange et même impossible. La différence d’éducation, d’habitudes, de caractères, était trop grande pour disparaître jamais complètement. Mais la belle-mère et la belle-fille entretenaient de bonnes relations et même une certaine estime amicale basée sur un point d’union assurée où se retrouvent et se mêlent les plus vives affections de toutes deux. Peut-être, comme il arrive souvent à ceux qui sont comblés de fidèles affections, et qui finissent par les mériter, M. Rochdale arrivera-t-il avec le temps à être digne non seulement de sa femme, mais de sa mère.

Madame Rochdale est tout à fait vieille maintenant. On ne la rencontre guère en dehors de la petite route où se trouve sa maison, elle l’occupe toujours et refuse de la quitter. Mais si vous la rencontriez, vous ne sauriez manquer de vous retourner pour jeter encore un coup d’œil sur sa majestueuse démarche et son charmant sourire. Infailliblement ce sourire repose sur l’homme qui lui donne toujours le bras, et dont on voit tous les jours le cheval à sa porte avec une persévérance égale à celle des jeunes gens qui font la cour. On dit dans le village que notre seigneur, avec toute l’affection qu’on lui connaît pour son excellente femme, est aussi attentif qu’un amoureux pour sa vieille mère qui lui a toujours été si dévouée.

Il manque quelque chose au château, ils n’ont point d’enfants. Peut-être cela vaut-il mieux pour certaines choses, et pourtant je n’en sais rien. Cependant cela est, et puisqu’il en est ainsi, cela doit être bon. Quand cette génération-ci sera éteinte, la génération suivante aura probablement oublié que le dernier M. Rochdale avait fait ce que la société appelait injurieusement « une mésalliance ».