Une mine de souvenirs/II

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s. é. (p. 23-27).

CHAPITRE II

Mes souvenirs d’enfance



LE premier souvenir d’enfance qui se présente à ma mémoire est celui-ci :

Un bon matin, je me réveille au bruit des couteaux résonnant sur les assiettes. La famille, composée alors du père, de la mère et de huit enfants, était à déjeuner, ce qui se faisait tous les jours de bon matin. Je sors de ma couchette, je me glisse à terre, puis je me traîne à la table, demandant ma petite chaise-haute avec les cris impérieux d’une autorité qui ne souffre pas de retard.

Ma marraine, ma sœur et future religieuse, m’enlève dans ses bras en disant : « Viens donner à manger à ton âme avant de nourrir ton corps. » Ma réponse fut négative. Mes pieds et mains se tordaient sous l’étreinte des bras de ma sœur ; mes petits yeux lançaient des éclairs qui se perdaient dans un nuage de larmes. Mes joues rougies étaient défigurées par la colère ; mes lèvres s’élargissaient et laissaient apparaître deux dents précoces, seul ornement de ma mâchoire. Je ressemblais à un petit monstre.

Ma sœur me mit dans mon lit en disant : « Quand tu seras défâché et que ton visage paraîtra celui d’un chrétien, je viendrai prier avec toi et tu mangeras la bonne soupe au lait que maman a faite. » Puis elle s’éloigna.

Mais mon orgueil n’était que blessé, il n’était pas mort. Je sortis de la tranchée de ma couchette et me mis en frais de gagner le front pour prendre rang parmi les combattants armés de couteaux et de fourchettes. Ils paraissaient décidés à gagner une victoire complète avant de cesser le combat. Avant d’arriver au champ de bataille où je devais briller par mon courage, je fus arrêté par ma sœur qui, de nouveau, me prit sur l’un de ses bras et de l’autre m’appliqua quelques tapes sur un endroit choisi par elle-même.

Elle me mit dans mon lit, me couvrit d’un beau petit couvre-pied à courtes-pointes qu’elle avait fait expressément pour moi et, sans mot dire, elle alla continuer son déjeuner. Je pleurai longtemps : je versai d’abord des larmes de colère, puis celles d’un suppliant ; à la fin ce n’était plus que les sourds gémissements d’un vaincu.

Ma marraine vint me faire visite dans le retranchement de mon orgueil froissé, se pencha sur ma couche, me donna un gros baiser en disant : « Viens, je vais t’aider à faire ta prière au bon Dieu. » Elle m’aida à me tenir à genoux, je fis ma petite prière. « Viens manger ta soupe au lait, maintenant. » Quelques jours plus tard je m’éveillai encore au temps du déjeuner. J’entends le bruit des assiettes…

— Marraine ! Marraine ! ma prière !

Je rendis les armes les mains jointes entre celles de ma sœur.

Depuis lors j’ai fait bien des réflexions au sujet de ce petit incident que je considère l’un des plus importants au point de vue de la formation de mon caractère : l’orgueil n’avait pas eu le dessus. Mais je me suis aperçu plus tard qu’il n’avait été qu’affaibli ; il a encore dans la suite donné de nombreux signes de vie.

Les premières impressions que l’âme d’un enfant doit recevoir sont celles de son devoir envers Dieu. Ces impressions, qu’on ne s’y trompe pas, restent gravées dans la mémoire. J’étais bien jeune alors, et ce fait, à plus de 72 ans de distance, est aussi frais à ma mémoire que s’il fût arrivé hier.

L’enfant est un être enseigné. Si ses parents le laissent s’enseigner lui-même, ce fils de notre orgueilleuse mère Ève, au lieu de chercher les hauteurs, descendra dans les bas-fonds de la désobéissance, de l’insulte, du mépris des auteurs de ses jours et de son Dieu. Il recherchera naturellement ce qui flatte son esprit et son corps. Il ne pourra exercer aucune contrainte salutaire sur lui-même. Il sera un enfant gâté, un jeune homme gâté qui fera à 20 ans, ses quatre volontés comme on lui a permis de les faire à 3 ou 4 ans.

Il y en a qui s’irritent de voir punir un enfant. Lisons ensemble ce que dit l’Esprit-Saint, qui s’y connaît mieux dans l’éducation des enfants que certains philosophes de nos jours.

« La crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse. »

« Mon fils, ne méprise pas la correction de Jéhovah… car Jéhovah châtie celui qu’il aime comme un père châtie l’enfant qu’il chérit. »

« Celui qui ménage la verge hait son fils, mais celui qui l’aime le corrige de bonne heure. » (Le livre des Proverbes.)

Remarquons bien ces dernières paroles : « le corrige de bonne heure », c’est-à-dire qu’un père cherche à déraciner du cœur de son petit enfant, né méchant, les pousses de l’orgueil, de l’envie, de la colère, de la gourmandise, de la paresse, avant qu’elles n’y prennent racine.

La crainte de la justice de son père indiquera chez l’enfant un commencement de sagesse.

Concluons en disant que si vous voulez que votre enfant vous aime et soit votre gloire dans votre vieillesse, faites pour le jardin de son cœur ce que vous faites pour votre champ : arrachez les mauvaises herbes si vous voulez avoir une bonne récolte de joie, fruit de votre travail sur votre enfant, sur un fils chéri.