Une momie qui ressuscite/Un document médical

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Traduction par Albert Savine.
Une momie qui ressusciteL’Édition française illustrée (p. 167-192).

UN DOCUMENT MÉDICAL


I


Les médecins, en tant que classe, sont beaucoup trop occupés pour noter les situations singulières ou les événements dramatiques.

C’est ce qui fait que, dans notre littérature, le meilleur chroniqueur de leurs aventures fut un avocat.[1]

Une existence passée à veiller au lit du mourant ou au berceau du nouveau-né, ce qui est beaucoup plus émouvant, enlève à l’homme quelque chose du sens de la proportion, comme l’usage continuel des liqueurs fortes altère le palais.

Les nerfs trop excités cessent de répondre à l’appel.

Questionnez un chirurgien sur les meilleurs cas qu’il a eus sous son bistouri, il répondra qu’il n’a rien vu de très remarquable, et il tombe dans la technique.

Mais, prenez-le un soir, quand la flamme jaillit dans l’âtre et qu’il fume la pipe en compagnie de quelques-uns de ses collègues praticiens.

Par une question adroite ou une allusion mettez-le en train. Alors, vous obtiendrez quelques faits cueillis tout verts sur l’arbre de la vie.


II


C’était après un des dîners trimestriels de la section du Midland de l’Association médicale anglaise.

Vingt tasses de café, une douzaine de verres à liqueurs et un nuage épais de fumée blanche qui roulait lentement sur le haut plafond doré, indiquaient quel succès avait la réunion.

Mais les membres s’étaient séparés et étaient retournés chacun chez eux.

La rangée de pardessus lourds, aux poches gonflées, et de chapeaux hauts de forme contenant des stéthoscopes avait disparu du couloir de l’hôtel.

Cependant, autour du feu, dans le salon, trois médecins s’attardaient encore, tous fumant et causant, tandis qu’un quatrième assistant, un simple profane, et tout frais éclos à pareille fête, était assis en arrière à une table.

Sous l’abri d’un journal, il écrivait fiévreusement avec un stylographe, posant de temps une question d’une voix innocente, ravivant ainsi la conversation quand elle montrait une tendance à tomber.

Les trois hommes étaient de cet âge moyen, de cet âge sérieux qui commence de bonne heure et dure longtemps dans la profession. Aucun d’eux n’était célèbre, mais tous avaient bonne réputation et représentaient de beaux types du métier.

Ce gros homme, avec des manières autoritaires, et une marque blanche de vitriol sur la joue c’est Charley Manson, chef du Warmley Asilum, auteur de la brillante monographie : Lésions obscures nerveuses chez les célibataires.

Il porte toujours un col haut, depuis la tentative à moitié réussie d’un étudiant des « Révélations » pour lui couper la gorge avec un éclat de vitre.

Le second, à la face vermeille, aux gais yeux noirs, est un praticien de la médecine générale, un homme d’une vaste expérience, qui, avec ses trois aides et ses cinq chevaux, gagne deux mille cinq cents livres par an en visites à une demi-couronne et en consultations à un shilling dans le quartier le plus pauvre d’une grande ville.

La figure joyeuse de Théodore Foster apparaît chaque jour à côté d’une centaine de lits de malades, et s’il a sur sa liste de visites un tiers plus de noms que sur son livre de caisse, il se promet toujours de se remettre à niveau le jour où un millionnaire atteint d’une maladie chronique, la combinaison idéale, fera appel à ses soins.

Le troisième, assis à droite, ses chaussures de luxe brillantes posées sur les chenets, est Hargrave, le chirurgien à réputation naissante.

Sa figure n’a pas la jovialité de celle de Théodore Foster.

Le regard en est sérieux et caustique, la bouche droite et sévère. Chaque trait révèle la force et la décision, mais c’est du nerf plutôt que de la sympathie que le malade réclame lorsqu’il est assez mal pour frapper à la porte de Hargrave. Il s’intitule médecin de la mâchoire, « un simple spécialiste de la mâchoire » comme il le dit modestement, mais en fait, il est trop jeune et trop pauvre pour se renfermer dans une spécialité. Et il n’y a rien en chirurgie que l’habileté et l’audace de Hargrave ne puisse tenter.


III


— Avant, pendant et après, murmure le praticien général en réponse à quelque question de celui qui se tenait à part. Je vous assure, Manson, qu’il existe toutes sortes de formes éphémères de la folie…

— Ah ! la folie puerpérale ! lança l’autre en secouant la cendre de son cigare. Mais avez-vous quelques cas à la mémoire, Foster ?

— Eh bien, il y a eu un, la semaine dernière, qui était nouveau pour moi.

« J’avais été appelé par un individu du nom de Silcor.

« Lorsque les douleurs commencèrent, j’y allai moi-même. On ne voulait pas entendre parler d’un aide.

« Le mari, un agent de police, était assis à la tête du lit, à l’endroit le plus éloigné.

— Cela ne se peut pas, dis-je.

— Oh ! oui, docteur, cela doit être, dit-elle.

— C’est tout à fait irrégulier, et il faut qu’il s’en aille, repris-je.

— C’est comme cela ou rien, répliqua-t-elle.

— Je n’ouvrirai pas la bouche et ne remuerai pas un doigt de toute la nuit, dit l’homme.

« Je finis donc par lui permettre de rester.

« Et il resta là, assis, pendant huit heures.

« Elle se comporta très bien, mais lui, de temps en temps, poussait un profond gémissement, et je remarquai qu’il tenait la main droite sous le drap tout le temps, à un endroit où je ne doutais pas qu’il serrait sa main gauche à elle.

« Quand tout fut heureusement terminé, je le regardai.

« Sa figure était de la couleur de la cendre de ce cigare, et sa tête était appuyée sur le bord de l’oreiller.

« Je supposai qu’il s’était évanoui d’émotion, et j’étais en train de me reprocher d’avoir été assez fou pour lui avoir permis de rester là, lorsque tout d’un coup, je vis que le drap, au-dessus de sa main, était imbibé de sang.

Je le tirai et vis que le poignet de l’homme était à moitié tranché.

« La femme avait une paire de menottes de policier, dont un bracelet était à un poignet gauche, et l’autre au poignet droit de l’homme.

« Lorsqu’elle éprouva les douleurs, elle les tordit de toutes ses forces, et le fer avait pénétré jusqu’à l’os du bras de l’homme.

— Oui, docteur, dit-elle lorsqu’elle vit que je m’en étais aperçu. Il fallait qu’il en ait sa part comme moi… Chacun son tour, conclut-elle. »


IV


— Ne trouvez-vous pas que c’est une branche pénible de notre profession ? demanda Foster après un moment de silence.

— Mon cher camarade, c’est la crainte que j’en avais qui m’a conduit à m’occuper de la folie.

— Oui, elle a conduit à l’asile des hommes qui n’avaient jamais pu trouver leur route en médecine. Étudiant, j’étais moi-même très faiblard, et je sais ce que cela veut dire.

— Ce n’est pas une plaisanterie que la médecine générale, dit l’aliéniste.

— Eh bien, vous entendez des gens en parler comme si c’en était une ; je vous assure que c’est, en fait, beaucoup plus voisin de la tragédie.

« Prenez un pauvre diable de jeune homme qui vient de poser sa plaque dans une ville qui lui est étrangère.

« Toute sa vie, il a trouvé bien difficile, peut-être, de causer avec une femme de lawn-tennis et de services religieux.

« Lorsqu’un jeune homme est timide, il l’est plus qu’une fille.

« Alors, arrive une mère anxieuse qui le consulte sur les questions de famille les plus intimes.

— Je ne retournerai jamais chez ce docteur, dit-elle ensuite. Ses façons sont si raides, si antipathiques…

« Antipathiques ! Certes, le pauvre garçon a été frappé de mutisme et paralysé.

« J’ai connu des médecins pratiquant la médecine générale, qui étaient si timides qu’ils n’osaient pas demander leur chemin dans la rue.

« Imaginez-vous ce que doivent souffrir des hommes comme ceux-là, avant d’être rompus à la pratique médicale.

« Et alors, ils savent que rien n’est plus contagieux que la timidité, et que s’ils ne gardent pas un visage de marbre, leur malade sera couvert de confusion.

« Alors, ils se donnent un visage de marbre, et gagnent la réputation, peut-être, d’avoir un cœur semblable.

« Je crois que rien ne pourrait ébranler vos nerfs, Manson ?

— Eh bien, reprit celui-ci, lorsqu’un homme vit des années et des années au milieu d’un millier de lymphatiques dont un bon nombre a la folie de l’homicide, ou bien ses nerfs se calment, ou bien ils se brisent.

« Les miens sont très bien jusqu’à présent.


V


— J’ai eu peur une fois, dit le chirurgien. Ce fut lorsque je m’occupais de la besogne du dispensaire.

« Une nuit, je fus appelé par de très pauvres gens, et par les quelques mots qu’ils me dirent, je compris qu’ils avaient un enfant malade.

« Lorsque j’entrai dans la chambre, je vis un petit berceau dans un coin.

« Levant la lampe, je m’avançai et, tirant le rideau, je regardai l’enfant.

« Je vous assure que c’est la Providence qui fit que je ne laissai pas tomber la lampe, et ne mis pas le feu à la maison :

« La tête de mon patient se retourna sur l’oreiller, et je vis une figure qui me regardait, figure qui me sembla avoir plus de malignité et de méchanceté que je n’en ai jamais rêvé dans un cauchemar.

« Ce fut la rougeur sur les pommettes, et ces yeux qui semblaient me maudire, moi et toutes choses, qui me firent impression.

« Je n’oublierai jamais mon sursaut, lorsque, à la place du visage joufflu d’un enfant, mes yeux tombèrent sur cette créature.

« J’emmenai la mère dans la chambre voisine.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Une fille de seize ans, répondit-elle ; puis, levant les bras : Oh ! Dieu veuille, qu’elle soit enlevée par le mal !

« Le pauvre être, quoiqu’il eût passé la vie dans ce petit berceau, avait des membres longs, minces, qu’il repliait sous lui.

« J’ai perdu de vue ma malade. Je ne sais ce qu’il en advint, mais je n’oublierai jamais son regard.

— C’est effrayant, dit le docteur Foster, mais j’ai eu un cas qui s’en rapproche beaucoup.

« Peu de temps après que j’eusse accroché ma plaque, je reçus la visite d’une petite bossue qui me demanda de venir soigner sa sœur.

« J’arrivai chez elles.

« C’était une demeure très pauvre, je trouvai deux autres petites bossues, exactement semblables à la première, qui m’attendaient dans la salle.

« Aucune d’elles ne prononça une parole, mais mon guide prit la lampe et monta à l’étage, ses deux sœurs derrière elle, moi marchant derrière le groupe.

« Je vois encore les trois ombres bizarres projetées par la lampe sur le mur, aussi clairement que je vois cette blague à tabac.

« Dans la chambre au-dessus, se trouvait la quatrième sœur, une jeune fille remarquablement belle, qui avait un besoin évident de mes soins.

« Elle ne portait pas d’alliance au doigt.

« Les trois sœurs infirmes s’assirent autour de la chambre, comme trois statues, et de toute la nuit, aucune d’elles n’ouvrit la bouche.

« Je ne suis pas romantique, Hargrave, c’est un fait certain.

« Le matin de bonne heure, une tempête terrible éclata, une des plus violentes que j’aie jamais vues.

« La petite mansarde était illuminée par la lueur bleue des éclairs, et le tonnerre grondait et craquait comme s’il avait été sur le toit même de la maison.

« Ce n’était pas grand’chose que la lampe qui m’éclairait, et c’était chose bizarre, lorsqu’il passait un éclair, de voir ces trois personnages recroquevillés, assis le long du mur, et d’ouïr la voix de ma malade, étouffée par les éclats du tonnerre.

« Parbleu, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y eût des moments où j’étais sur le point de m’élancer hors de la chambre.

« Tout alla bien à la fin, mais je n’ai jamais rien su de la véritable histoire de la malheureuse beauté et de ses trois sœurs infirmes.

— C’est là le pire de ces histoires médicales, soupira l’auditeur qui se tenait à l’écart. Elles n’ont jamais de dénouement.


VI


— Lorsqu’un homme en a jusqu’au cou de l’exercice de son métier, mon cher, il n’a pas de temps à perdre à satisfaire sa curiosité…

« Les tableaux se précipitent devant lui.

« Il leur jette un regard, seulement pour se les rappeler dans quelque moment de tranquillité comme celui-ci. Mais j’ai toujours pensé, Manson, que dans votre métier, il pouvait y avoir autant de choses terribles que dans les autres.

— Plus ! grogna l’aliéniste. Une maladie du corps est une mauvaise chose, mais ceci, il semble que ce soit une maladie de l’âme. N’est-ce pas une chose choquante, une chose qui conduit l’homme qui raisonne au matérialisme complet ? Vous pouvez avoir un beau sujet, un noble garçon doué de tous les instincts sublimes, et un petit changement vasculaire, la chute, dirons-nous, d’un petit éclat d’os de la voûte du crâne sur la surface de son cerveau aura pour effet de le changer en une misérable et pitoyable créature avec les plus bas instincts ?

« Quelle satire de la majesté de l’homme que l’asile de fous, et quelle satire aussi de la nature éthérée de l’âme.

— Foi et espérance ! murmura le médecin de quartier.

— Je n’ai pas de foi, très peu d’espérance, et toute la charité que je puis avoir, observa le chirurgien. Lorsque la théologie se placera en face des faits de la vie, je l’étudierai avec passion.

— Vous parliez de cas étranges, dit l’auditeur, qui secouait son stylographe pour faire descendre l’encre.

— Eh bien, prenez une maladie commune qui tue plusieurs milliers de personnes chaque année, comme la P. G., par exemple.

— Qu’est-ce que c’est que la P. G. ? interrogea l’interlocuteur.

— La pratique générale ? dit le chirurgien en riant lui-même de sa plaisanterie.

— Le public anglais doit savoir ce que c’est que la P. G. dit gravement l’aliéniste. Elle progresse par sauts et par bonds, et elle a la particularité d’être absolument incurable. Elle s’appelle la « paralysie générale »…

« Et je vous assure que c’est un parfait fléau. Voici un cas typique que j’ai observé, il y a eu lundi huit jours.

« Un jeune fermier, un magnifique garçon, surprenait ses amis en voyant tout couleur de rose, au moment où la campagne montrait son mécontentement. Il allait renoncer à la culture du blé, abandonner les terres arables, puisque terres et blé ne rendaient pas, et planter deux mille acres de rhododendrons, et prendre le monopole de la fourniture de Covent Garden.

« L’homme ne tarissait pas sur ses projets, tous assez sensés, mais un peu exagérés.

« Je visitai la ferme, non pour le voir, mais dans un but tout différent.

« Quelque chose dans le langage de l’homme me frappa et je l’examinai attentivement.

« Il avait un tic, un tremblement de la lèvre.

« Les mots s’embrouillaient sur ses lèvres, et son écriture était également tremblante lorsqu’il avait l’occasion d’écrire quelques lignes.

« En l’examinant de plus près, je vis que l’une de ses pupilles était un peu plus grande que l’autre.

« Quand je quittai la maison, sa femme me suivit :

— N’est-ce pas merveilleux de voir Job se porter si bien, docteur ? dit-elle. Il est tellement plein d’énergie qu’il ne peut tenir tranquille…

« Je ne répondis rien.

« Le cœur me manquait, car je savais que ce garçon était aussi condamné à mort que s’il avait été en cellule à Newgate… C’était un cas caractéristique d’un commencement de P. G…

— Ciel ! s’écria l’auditeur, mes lèvres tremblent, souvent mes paroles s’embrouillent… Je crois que moi aussi, je l’ai attrapée.

Trois petits rires partirent d’en face de la cheminée.

— Voilà le danger de faibles connaissances médicales chez un profane.

— Une grande autorité a dit que chaque étudiant de première année souffre en silence de quatre maladies graves, remarqua le chirurgien. L’une est la maladie de cœur, l’autre un cancer de la parotide… J’oublie les deux autres.

— Où se trouve la parotide ?

— Oh ! c’est là où pousse la dernière dent de sagesse.

— Et comment finira ce jeune fermier ? demanda l’écrivain.

— Paralysie de tous les muscles… Finalement des crises, le coma et la mort. Ce sera peut-être dans quelques mois, peut-être dans un an ou deux. C’est un garçon très vigoureux qui sera dur à tuer.


VII


— À propos, dit l’aliéniste, vous ai-je jamais parlé du premier certificat que j’aie jamais signé ? J’ai été alors aussi près de ma perte au point de vue médical qu’un homme peut l’être.

— Qu’était-ce donc ?

— Je faisais de la médecine générale à ce moment.

« Un matin, une Mrs. Cooper vint me voir et m’annonça que son mari avait donné quelques signes d’aliénation en ces derniers temps. Il s’imaginait qu’il avait été dans l’armée et s’était beaucoup distingué.

« En fait, c’était un avocat et il n’était jamais sorti de l’Angleterre.

« Mrs. Cooper était d’avis que, si j’allais le voir, cela pourrait l’alarmer, il fut donc convenu entre nous qu’elle l’enverrait dans l’après-midi, sous un prétexte quelconque à ma consultation, ce qui me donnerait l’occasion de causer avec lui ; et si j’étais convaincu qu’il avait perdu l’esprit, de signer le certificat.

« Un autre docteur l’avait déjà signé. Il ne manquait donc plus que ma confirmation pour le mettre en traitement.

« M. Cooper arriva dans l’après-midi, environ une demi-heure plus tôt que je ne l’attendais, et me consulta sur des symptômes de malaria dont il me dit avoir souffert.

« D’après son récit, il revenait de la campagne d’Abyssinie, et il avait été un des premiers de l’armée anglaise à entrer à Magdala.

« L’aliénation mentale ne pouvait être plus marquée, car il parla peu d’autre chose, de sorte que je remplis les formalités sans la moindre hésitation.

« Quand sa femme arriva, après son départ, je lui fis quelques questions pour compléter les papiers.

— Quel est son âge ? demandai-je.

— Cinquante ans, dit-elle.

— Cinquante ans ! m’écriai-je. Mais l’homme que j’ai examiné ne peut avoir plus de trente ans…

« Il fut reconnu que le véritable M. Cooper n’était pas venu chez moi, mais que par une de ces coïncidences, qui suffoquent un homme, un autre Cooper, qui était réellement un jeune officier d’artillerie, très distingué, était venu me consulter.

« Ma plume était humide pour signer quand je m’aperçus de ce terrible quiproquo, dit le Dr. Manson en s’essuyant le front.


VIII


— Nous parlions tout à l’heure des nerfs, observa le chirurgien. Juste après ma nomination, je servis dans la flotte pendant quelque temps, comme vous le savez, je crois. J’étais sur le vaisseau-pavillon stationnant sur la côte de l’Afrique occidentale, et je me souviens d’un singulier exemple de maladie nerveuse qui parvint à ma connaissance à cette époque.

« Une de nos petites canonnières avait remonté la rivière Calabar, et tandis qu’elle était là, le médecin mourut d’une fièvre de la côte.

« Le même jour, un homme eut la jambe brisée par un espars qui lui tomba dessus, et il fut évident qu’il fallait la lui couper au-dessus du genou si on voulait lui sauver la vie.

« Le jeune lieutenant qui commandait le bateau chercha dans les bagages du défunt docteur et mit la main sur du chloroforme, un couteau à charnière et un volume d’anatomie de Grey.

« Il avait commandé au stewart d’étendre l’homme sur la table de la cabine, et, avec un dessin d’une section de la cuisse en face de lui, il commença à enlever le membre.

« De temps à autre, se reportant au diagramme, il disait :

— Tenez-vous prêt avec les amarres, mon garçon, il y a du sang sur la carte par ici…

« Il fit jouer son couteau jusqu’à ce qu’il tranchât l’artère ; lui et son aide la lièrent avant d’aller plus loin.

« De cette façon, ils détachèrent peu à peu le membre, et, ma parole, firent d’excellent travail.

« L’homme marche sur une jambe aujourd’hui à Portsmouth Hard…

« Ce n’est pas une plaisanterie, lorsque le médecin d’une de ces canonnières isolées vient à tomber malade, continua le chirurgien après un silence… Vous pourriez croire qu’il lui est facile de se soigner lui-même, mais la fièvre de ces pays-là vous abat comme un coup de bâton, et il ne vous reste pas la force de chasser un moustique de votre visage. J’en ai eu une idée à Lagos, et je sais ce que je vous dis.

« Il est arrivé, certain jour, à un de mes camarades, une chose vraiment curieuse.

« L’équipage tout entier le tenait pour perdu ; et comme ils n’avaient jamais eu de funérailles à bord du bateau, ils commencèrent à répéter les formalités pour être prêts.

« Ils le croyaient sans connaissance.

« Il jure cependant qu’il entendait exactement tout ce qui se passait.

— Le corps arrive à l’écoutille ! criait le sergent de marine. Présentez, armes !

« Il était si amusé et si indigné en même temps, qu’il résolut de ne pas se laisser porter à l’écoutille, et il ne le fut pas.


IX


— Il n’est pas besoin de fiction en médecine, remarqua Foster, car les faits dépassent toujours tout ce que vous pouvez imaginer. Mais il m’a semblé quelquefois que l’on pourrait lire un travail curieux à quelques-unes de nos réunions, sur l’usage de la médecine dans les romans populaires.

— Comment ?

— Eh bien, de quoi ils font mourir les gens… quelles sont les maladies dont on se sert le plus fréquemment dans les romans.

« Les unes sont usées à satiété, d’autres tout aussi communes, ne sont jamais mentionnées.

« La typhoïde abonde, mais la fièvre scarlatine est ignorée. La maladie de cœur est commune, certes, mais la maladie de cœur, telle que nous la connaissons, est généralement la suite de quelque maladie dont nous n’entendons jamais parler dans les romans.

« Il y a enfin la mystérieuse maladie appelée la fièvre cérébrale, qui attaque toujours l’héroïne après une crise, mais qui est inconnue sous ce nom dans nos livres de l’école.

« Dans les romans, quand les gens ont une émotion très forte, ils tombent en syncope. Dans ma longue expérience, je n’ai jamais vu de cas semblable dans la vie réelle.

« Les petites maladies n’existent pas, tout simplement.

« Personne n’a jamais d’esquinancie, ni d’oreillons.

« Toutes les maladies affectent la partie supérieure du corps. Le romancier ne frappe jamais au-dessous de la ceinture.

— Je vous dirai, Foster, dit l’aliéniste, qu’il y a un côté de la vie qui est trop médical pour le public en général, et trop romantique pour les journaux professionnels, mais là sont quelques-uns des plus riches matériaux humains qu’un homme puisse étudier.


X


— Ce n’est pas un côté plaisant, je le crains, mais s’il a plu à la Providence de le créer, il est assez bon pour nous de l’éprouver et de le comprendre.

« Tels sont, par exemple, d’étranges accès de sauvagerie et de vice dans l’existence des meilleurs hommes, de curieuses faiblesses momentanées dans l’histoire des femmes les plus douces, le tout connu seulement de quelques-uns est inconcevable pour le reste du monde.

« Tels aussi de singuliers phénomènes d’ardeur que s’exalte et disparaît. Ils jetteraient une vive lumière sur ces actions qui ont coupé court à plus d’une honorable carrière, et ont envoyé un homme en prison, alors qu’on aurait dû l’adresser à un cabinet de consultations.

« De tous les maux qui peuvent frapper les enfants des hommes, que Dieu nous préserve, surtout de celui-là !


XI


— J’ai vu un cas, il y a quelque temps, qui sort de l’ordinaire, dit le chirurgien.

« Il est une beauté célèbre dans la société de Londres.

« Je ne nommerai personne.

« Elle avait coutume de se faire remarquer, il y a quelques saisons, par les costumes décolletés qu’elle portait.

« Elle possédait la plus blanche des peaux, les épaules les plus belles.

« Ce n’était donc pas étonnant.

« Puis, peu à peu, la collerette remonta autour de son cou, remonta, au point que l’année dernière, elle étonna tout le monde en portant un col très haut, au moment où cela était tout à fait contraire à la mode.

« Un jour, cette même femme vint à ma consultation.

« Lorsque le domestique fut sorti, d’un geste elle dégrafa soudain la partie supérieure de son costume.

— Pour l’amour de Dieu, faites quelque chose pour moi ! s’écria-t-elle.

« Je vis alors de quoi il s’agissait.

« Un ulcère la rongeait par le haut, serpentant à la façon d’une dartre, et son extrémité était arrivée à effleurer son col.

« La traînée rouge qui le sillonnait en zigzaguant se perdait au-dessous de la ligne de son buste.

« D’année en année, l’ulcère était monté, elle avait remonté sa toilette pour cacher cette tare, si bien qu’il était maintenant sur le point d’envahir le visage.

« Elle avait été trop fière pour avouer sa maladie, même à un médecin.

— Et en avez-vous arrêté le développement ?

— Avec du chlorure de zinc, j’ai fait ce que j’ai pu ; mais il peut reparaître…

« C’était une de ces belles créatures blanches et roses, qui sont pourries de struma.

« Vous pouvez replâtrer, mais vous ne pouvez réparer.


XII


— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le médecin de quartier avec ces yeux doux et bons qui l’avaient rendu cher à tant de milliers d’êtres. Je pense que nous ne devons pas nous considérer comme plus sages que la Providence, mais il y a des moments où on sent qu’il y a quelque chose de mal organisé dans l’arrangement des choses.

« J’ai vu quelques incidents tristes dans ma vie.

« Vous ai-je jamais parlé de ce cas où la nature sépara le plus aimable couple ?

« C’était un beau jeune homme, un athlète et un gentleman, mais il fit trop d’athlétisme.

« Vous savez comment la force qui nous contrôle nous donne un petit avertissement pour nous rappeler à l’ordre lorsque nous sortons des sentiers battus.

« Ce peut-être un élancement au gros orteil si nous buvons trop et ne travaillons pas assez…, un tiraillement des nerfs si nous dépensons trop d’énergie.

« Pour les athlètes, naturellement, c’est le cœur ou les poumons.

« Il faisait de la phtisie, on l’a envoyé à Davos.

« Le hasard fit qu’elle fut atteinte à la même époque de fièvre rhumatismale et eût le cœur très atteint.

« Maintenant, voyez-vous l’affreux dilemme où furent enfermés ces deux pauvres gens ?

« Lorsqu’il descendait au-dessous de quatre mille pieds environ, les symptômes devenaient terribles.

« Elle pouvait monter jusqu’à environ 2 500, et là, son cœur arrivait à sa limite. Ils eurent plusieurs entrevues à mi-hauteur de la vallée, qui les laissèrent à moitié morts. À la fin, les médecins durent les interdire absolument.

« Ils vécurent ainsi pendant quatre ans à trois milles l’un de l’autre, sans jamais se rencontrer.

« Chaque matin, il allait à un endroit qui dominait le chalet où elle vivait, et agitait un grand drap blanc : elle répondait d’en bas.

« Ils pouvaient se voir parfaitement avec leurs lorgnettes, mais ils auraient pu vivre aussi bien dans des planètes différentes, tant ils avaient peu de chances de se rencontrer.

— À la fin, l’un des deux mourut ? dit l’écrivain.

— Non, monsieur. Je regrette de ne pouvoir clore l’histoire, mais l’homme se remit. Maintenant c’est un négociant qui prospère à Drapers Garden… La femme, elle, est mère d’une nombreuse famille… Mais qu’est-ce que vous faites là ?

— Je prends simplement quelques notes sur votre conversation…

Les trois médecins se mirent à rire, en se dirigeant vers leurs pardessus.

— Eh, mais, nous n’avons fait autre chose que de parler de notre boutique, dit le médecin de quartier… Quel intérêt cela peut-il avoir pour le public ?…

  1. Samuel Warren, auteur des Passages from the diary of a late physician, adaptés par Philarite Charles.