Une nouvelle Philosophie de l’Opéra

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Une nouvelle Philosophie de l’Opéra
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 665-680).




UNE


NOUVELLE PHILOSOPHIE


DE L’OPÉRA



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Die Kriegsgeschichte der deutschen Oper, von W.-H. Riehl. Stuttgart, 1884 ; Cotta.

Une partition qui réussit dure vingt ans, et quand on ne la joue plus, il y a partout des bibliothèques et des archives nationales pour la remiser mais tous ces opéras, grands et petits, que le flot incessant de la production universelle apporte et remporte par milliers, que devient leur âme ? Où passe l’étincelle de vie ? Avez-vous jamais réfléchi à la somme énorme d’idées musicales qui, depuis des siècles, ont dû se perdre ainsi dans l’éternel humus des nécropoles ? Avisés comme le sont nos artistes d’aujourd’hui, je leur conseillerais d’aller par là aux découvertes ; qui nous assure même que le cas ne se soit pas déjà maintes fois présenté ? Ce que je sais, c’est qu’un de nos plus charmans petits maîtres en fait d’opéras comiques, ayant pour un temps fixé sa résidence à Naples, en revint avec des trésors. « Entre ses mains, nous disait le vieil archiviste de l’endroit, nos paperasses ne chômaient pas. Je le voyais compulsant et copiant du matin au soir, et je vous réponds qu’il ne s’est pas gêné pour se tailler son habit d’arlequin dans la défroque des Fioraventi, des Generali, des Vaccaj, Pavesi et consorts. »

Rien que le matériel des bibliothèques fournirait un sujet d’études à qui voudrait s’occuper d’écrire une sérieuse histoire de l’opéra. C’était rare autrefois à l’étranger qu’une partition ne restât pas en manuscrit, lorsque chez nous les moindres ouvrages de Desaides ou de Philidor obtenaient les honneurs de la gravure. C’est que, longtemps, l’Italie et l’Allemagne ne connurent que l’opéra de cour, destiné à se localiser dans telle ou telle résidence princière, dont il faisait le divertissement privilégié ; en quoi le simple manuscrit pouvait suffire ; tandis que la France, toujours prompte à s’assimiler les œuvres du dehors pour les répandre ensuite à l’état de produits nationaux, devait naturellement avoir recours à des moyens d’exportation plus expéditifs. Ce génie de l’appropriation, caractère de notre race, ne laissa pas de s’affirmer aussi dans cette circonstance. L’opéra étant d’origine italienne, force nous fut de nous recruter en Italie. Oui ; mais retenez bien ce point : si, dès 1647, nous tirons de Florence nos compositeurs et nos instrumentistes, nous n’admettons pas que leur musique parle une autre langue que la nôtre. La musique sera de Lulli, mais le texte sera de Corneille ou de Quinault. C’est sous le titre de tragédie mise en musique que le Florentin sera venu ainsi fonder l’opéra français, et, cette prédominance de notre esprit, de notre goût, tous la subiront par la suite, les Piccinni et les Sacchini, les Cherubini comme les Spontini, et jusqu’à Rossini lui-même, qui, de séjour à Paris, pense en français, écrit en français son Guillaume Tell. Il faut donc que ce sentiment d’un art lyrique national ait sa raison d’être, puisque la France a, de tout temps, su l’imposer aux plus illustres et que nous n’acceptons, nous, les Gluck, les Cherubini et les Rossini, que sous bénéfice de haute et patente naturalisation.

En ce qui regarde Rossini, peut-être aussi faudrait-il admettre que son évolution eut double sens. Il ne supportait pas de s’entendre appeler : le musicien du congrès de Vérone ; et j’ai souvent pensé que bien des colères rentrées avaient dû trouver à s’échapper de ce côté. Le seul choix du sujet semble l’indiquer. S’improviser Français en donnant pour protagoniste, à son œuvre de naturalisation, le héros de la Suisse contre la tyrannie autrichienne, c’était une revanche éclatante du rôle d’accompagnateur subalterne que le prince Metternich lui avait fait jouer dans son intermède organisé contre l’indépendance de l’Italie. Le génie a ses secrets qu’il garde souvent même dans l’inconscience, et c’est aussi le devoir de la critique de s’en enquérir.

J’avoue qu’à ce titre, le dernier ouvrage de M. Riehl, un des maîtres les plus incontestés de l’esthétique allemande, me réjouit le cœur. J’y trouve à chaque instant le témoignage de notre influence historique : « La guerre d’affranchissement que l’Allemagne eut à livrer à l’Italie ne compte pas moins de quatre phases : la première, de soumission pure et simple, s’incliner comme Händel, ou, comme Bach, déserter les sentiers de l’opéra. Dans la seconde, une sorte d’opposition se déclare, embrassant à la fois l’opéra italien et l’opéra français, Gluck et Mozart travaillant à germaniser l’un et l’autre, mais sans que la lutte s’établisse encore sur le terrain exclusivement national : Gluck a ses principes d’esthétique, qu’il expose surtout dans des préfaces, plaidant en français et en italien la cause de l’Allemagne. La troisième période nous montre l’antagonisme dans son plein, Weber contre Rossini ; les classes cultivées pour le maître allemand, la masse du public pour l’italien. La crise était ouverte, mais on se tenait encore sur la défensive à cause des prédilections toujours à demeure chez le plus grand nombre. Il ne pouvait donc appartenir qu’à la quatrième phase de prendre l’offensive. » On devine à quel mouvement l’auteur ici fait allusion. Nous y reviendrons tout à l’heure ; en attendant, continuons de suivre M. Riehl et renvoyons à ses leçons ceux de nos critiques qui se croient obligés d’être plus Allemands que les Allemands. Il lui en coûte cependant un peu d’avoir à reconnaître notre prise de possession dès le siècle de Louis XIV, de nous voir, sous le règne suivant, accaparer tantôt Gluck, tantôt Piccinni, et finalement, sous la révolution et sous l’empire, nous retourner à la fois contre l’Italie et l’Allemagne et les battre toutes les deux avec les opéras de Cherubini, de Méhul, de Paër, de Spontini, etc. Paris étant la capitale universelle, il devenait tout naturel que là se confondissent les trois styles nationaux en vogue et que le répertoire français, se substituant à l’italien, envahit à son tour l’Europe. Ce fut pour le génie de l’Allemagne une nouvelle ère de captivité ; après l’air de bravoure des Italiens, il lui fallut endurer le branle-bas de nos orchestres, de notre mise en scène et de nos ballets, influence qui se prolongea bien au-delà de la période de nos conquêtes de la révolution et de l’empire. En littérature, l’Allemagne n’a point de théâtre national. Son théâtre est un théâtre esthétique, de même que sa musique est spécialement instrumentale et symphonique. Il n’y a point ici à contredire, la musique est une chose et l’opéra en est une autre ; or l’opéra, c’est la race romane. Comparez à cet endroit la manière de sentir des divers peuples : l’Italien et le Français, instinctifs, primesautiers ; l’Allemand, réfléchi, abstrait, compliqué, nuageux et théoricien ; le Français, prompt à la réalisation, au coup de main, partout le premier à mettre en lumière, en pratique, l’idée en germe dans le cours des temps. Étudions, au point de vue de l’opéra, le commerce international, parcourons les listes d’exportation et d’importation depuis un siècle et demi, c’est partout la race romane qui domine. L’Italie et la France couvrent de leurs opéras le sol de l’Allemagne, qui leur livre en retour ses symphonies. On raconte qu’au mois de décembre 1870, dans ce Paris que les Allemands investissaient, une société d’amis des arts n’hésita pas à célébrer le centenaire de la naissance de Beethoven. J’ignore si le fait est vrai ; mais, ce qui ne souffre pas de doute, c’est que, à la même heure, nos opéras de Boïeldieu, d’Herold et d’Auber se jouaient sur toutes les scènes allemandes : symphonies d’une part, opéras de l’autre, les choses ne se sont jamais passées autrement, et, contre ce libre échange traditionnel, Richard Wagner ni sa cabale ne peuvent rien.

Quant à moi, je ne m’en explique que mieux l’espèce d’antipathie nationale que nourrissent à l’égard de l’opéra certains Allemands de vieille roche, et leur satisfaction de voir le genre s’en aller. Qui voudra se faire un idéal de musique allemande pensera toujours au Messie de Händel, à la Passion de Bach, aux symphonies de Beethoven. Dès que vous abordez le théâtre se présentent les objections. Non pas, certes, que les chefs-d’œuvre manquent ; mais la nationalité de ces chefs-d’œuvre reste à démontrer. Nous savons tous par quels liens fameux le génie de Gluck se rattache à la France, et nul n’oserait soutenir que le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, la partition de Don Juan, soit de race purement germanique. Don Juan est un opéra italien, plus Mozart, tandis que Fidelio sera, par contraste, Beethoven, plus l’opéra allemand. A proprement parler, l’opéra allemand ne commence qu’à Fidelio, œuvre sublime, où l’esthétique prédomine, et dont le Freischütz sera la contre-partie en tant qu’opéra populaire.

Aux bienheureux jours du rococo et de l’ancien régime, comme c’étaient les cours qui payaient les violons, elles agissaient à leur convenance. Rien de plus simple : on avait à sa solde des maîtres de chapelle allemands pour leur faire faire des opéras italiens. Une illustre perruque de l’époque, le savantasse Mattheson, disait, dans un de ces aphorismes tapageurs qu’il savait au besoin soutenir d’un coup d’épée : « Les opéras, comprenez-moi bien, cela ne regarde que les rois et les princes, et je défends aux bourgeois d’y venir fourrer leur nez. » Un patronage humiliant régnait sur l’art et les artistes : poète de la cour, peintre de la cour, compositeur ordinaire de son altesse impériale, royale, apostolique ou grand-ducale, c’était dans les mœurs, et même en des temps d’émancipation comme les nôtres, ce mécénatisme n’a point disparu. Le théâtre est resté presque ce qu’il était au XVIIIe 9 siècle : un divertissement aristocratique vivant des largesses du souverain et dont un intendant règle le programme. A Vienne, à Berlin, c’est la maison de l’empereur qui subventionne ; à Munich, les prodigalités du roi Louis ne se comptent pas, au moins celui-là peut-il dire qu’il en a pour son argent. S’enfermer seul dans une salle vide et se faire jouer pendant des heures le Rheingold et le Parsifal :


Vacuo lætus sessor plausorque theatro,


absorber à l’écart en soi, tout seul, des trésors d’harmonie qui suffiraient au bonheur de plusieurs multitudes ; penser que cet orchestre, ces chœurs, ces machinistes ne se meuvent que pour vous, que vous êtes l’unique point de mire, et que si, dans ce désert sonore que vous emplissez de votre personne, un seul être humain osait apparaître, cet individu, fût-il le plus tendrement affectionné de vos chambellans, vous auriez le droit de le flanquer aux arrêts pour six semaines, — plaisir de monarque et de demi-dieu, dernier terme où l’opéra de cour devait aboutir.

En Allemagne, le théâtre appartient au souverain ; il l’ouvre et le ferme à volonté, y reçoit qui bon lui semble et distribue les places selon l’étiquette. L’opéra est un présent du prince, une galanterie à son entourage ; il régale, et c’est aux frais du pays que cinq ou six cents élus goûtent ce plaisir de luxe. Ainsi les choses se passaient au temps de l’électeur de Saxe, Auguste III, du duc Charles de Wurtemberg, le protecteur de Jomelli. Non content d’avoir son théâtre privé, tout seigneur tenait à sa solde un compositeur de cour, dont les fonctions consistaient à lui servir bon an mal an la provision de musique sacrée et profane nécessaire à sa consommation personnelle. Ni le public ni la critique n’existaient alors ; rien de ces mouvemens d’opinion qui font que, du sud au nord, voyagent les idées ; rien de ces ouragans de la discussion qui dispersent les miasmes d’un mauvais style en passe de s’éterniser dans certains coins. L’Allemagne d’aujourd’hui n’en est plus là, et cependant comment nier les restes de cet esprit de particularisme et d’intendance ? Cette conception du théâtre de Bayreuth, par exemple, n’est-ce pas l’ancien opéra de cour qui ressuscite au profit d’un artiste, d’un seul artiste ? Le prince a disparu, mais nous avons gardé le souverain, qui s’appellera désormais Richard Wagner. Ici, comme à la cour, il n’y aura d’admis que les invités de son altesse.

Un genre ne saurait mentir à ses origines ; et l’opéra est de souche aristocratique, comme tout ce qui nous est venu de la renaissance. Quelques-uns essaient de lui faire un état civil démocratique en rattachant sa généalogie aux mystères du moyen âge ; ils se trompent. L’opéra est sorti des allégories, des pastorales et des intermèdes de la renaissance ; il a ses origines dans la mythologie antique et son public parmi les lettrés, les artistes et les grandes dames de l’hyperculture italienne. Forme savante et raffinée, l’opéra pénétrera dans le peuple par infiltration ; il n’en vient pas. Une langue idéale, qui seule suffirait pour témoigner de sa filiation, son chant, bien mieux encore que le vers tragique des poètes, l’élève au-dessus de la vie réelle ; ses personnages empruntés à la fable sont, la plupart du temps, ceux de Raphaël et de Michel-Ange, des gloires nationales en quelque sorte ; et, par la suite, quand il sentira le besoin de se moderniser, c’est au poème de Tasse qu’il demandera ses Renaud et ses Armide. L’antique avait pourtant, au point de vue musical, un avantage : il offrait au compositeur des sujets connus d’avance du public, des groupemens faciles pour ses chœurs et des personnages à revêtir d’une individualité typique. Ajoutez à cela la pompe du décor, des costumes et d’une mise en scène rococo tout en harmonie avec l’art de Gluck ; Orphée, Iphigénie, Alceste, l’antique avec un œil de poudre. Son Armide me semble d’un gluckisme moins déterminé et prêtant davantage aux remarques indiscrètes. Reprendre Armide est, à notre Académie nationale, une question en permanence ; les directeurs se la passent de main en main et pas un n’arrive à la résoudre. M. Perrin lui-même y perdit son temps, ne sachant plus à quel style se vouer pour la mise en scène : « A votre place, lui disais-je, un jour que j’étais témoin de ses perplexités, je me lancerais en plein rococo sans reculer devant les tonnelets, casques, turbans, caftans et brodequins à paillettes d’or, tous les panaches, tous les falbalas, toute la turquerie du vieil arsenal. » Peut-être eût-ce été son avis, mais il hésita, pris de scrupules et craignant une fausse interprétation de la part du public.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la mode des sujets antiques s’est prolongée fort au-delà du règne de Gluck et qu’elle florissait encore chez nous au moment où Mozart créa son Don Juan, inaugurant au théâtre l’ère du romantisme, que la symphonie de Beethoven allait fonder dans le domaine instrumental. Notons à ce propos que Don Juan, comme les Noces de Figaro, fut composé sur un texte italien, phénomène curieux en un chef-d’œuvre destiné à révolutionner la patrie allemande[1]. C’est que l’Italie avait dès lors des poètes capables d’exercer une influence personnelle sur l’imagination des compositeurs, — ses Apostolo Zeno, ses Métastase, — les classiques, — et, pour nommer l’homme de génie, ce da Ponte, qui, sautant de l’antique au moderne, eut en présence d’un Mozart l’étonnante conception de Don Juan, un fond légendaire avec une action absolument réelle qui se joue sur le devant de la scène, des hommes remplaçant les héros et les demi-dieux. Cette seule circonstance de lier partie avec un maître librettiste italien était déjà un bénéfice, car, il faut bien en convenir, l’Allemagne, sauf de très rares exceptions, n’a jamais su fournir à ses plus grands musiciens que d’assez piètres canevas. Divers poèmes de Métastase ont survécu aux partitions de Hasse ; nombre de gens ont oublié, chez nous, Lulli, qui se souviennent des opéras de son librettiste Quinault ; mais quels témoignages se pourraient produire en faveur de la dramaturgie lyrique allemande à cette époque ? Pour avoir un exemple à citer, force est d’attendre le Freischütz et le théâtre de Richard Wagner, que nous aborderons en son lieu quand nous aurons vu (poème et musique) se développer le mouvement issu de Don Juan.

En même temps que le motif légendaire, l’histoire et la nouvelle vont désormais entrer dans le drame lyrique, où bientôt la politique et les conflits religieux feront irruption. Nous appellerons cela, si vous voulez, l’opéra romantique, et ce vaste cadre contiendra tous les élémens pathétiques de la vie moderne mêlés aux chroniques, aux fabliaux, aux mille et une confidences de la muse du réel et du fantastique. On y verra figurer côte à côte le Freischütz et Fidelio, la Muette et Robert le Diable, la Dame blanche, la Juive, les Huguenots et le Prophète.

J’ai parlé d’un avènement de la politique et des questions sociales dans l’opéra. Il est incontestable que les Huguenots, comme le Prophète, sont à cet égard des œuvres caractéristiques, où le pathos religieux et communiste, loin de nuire a l’effet dramatique, y contribue, au contraire, pour une large part, surtout dans les Huguenots. L’antagonisme des catholiques et des calvinistes, musicalement symbolisé, sert en quelque sorte de basse fondamentale à l’épisode romanesque des amours de Valentine et de Raoul. Autant on en peut dire de la Muette et de Guillaume Tell, qui ne sont pas davantage des opéras politiques, bien qu’ils nous entretiennent d’événemens se rapportant à la révolution de juillet. Le nerf politique d’un drame n’est point dans quelques scènes pittoresques d’insurrection, il est dans les conflits nationaux qui les ont amenées et que représentent les divers personnages mis en action. Or, dans la Muette comme dans Guillaume Tell, Masaniello et Fenella, Arnold et Mathilde sont des êtres d’imagination, et c’est seulement au second plan, et pour servir de repoussoir à l’anecdote, que l’histoire et la politique interviennent ; musicalement, les choses ne sauraient se passer autrement, d’où la nécessité pour le poète de se subordonner au compositeur. Pour qu’un opéra fût une œuvre harmonique et parfaite, il faudrait que le texte littéraire et le texte musical eussent même valeur, ce qui n’est jamais arrivé qu’au pire sens du mot, — quand l’un et l’autre sont détestables. Deux facteurs étant donnés pour un ouvrage, quelle sera leur situation respective ? Point délicat et variable selon le temps et le pays. A l’origine, c’est le poète qui commande, son art ayant sur celui du musicien le privilège de la consécration. Cependant la musique croît, se développe, et voilà bientôt la partition devenue l’égale du poème. Métastase en Italie, Quinault en France, représentent cette période où les librettistes inscrivaient leur nom dans l’histoire. Si Quinault a survécu aux sarcasmes dont Boileau poursuivait ses tragédies, c’est à ses opéras qu’il le doit, Mais voyez le contraste ; tandis qu’en Italie, en France, le progrès musical va s’affirmant par la littérature, en Allemagne, il s’arrête court, faute d’un auxiliaire qui lui vienne de ce côté. Les opéras de Gluck, qu’il a composés sur des paroles italiennes ou françaises, sont restés debout ; ceux qu’il écrivit sur un texte allemand, — les Pèlerins de La Mecque, par exemple, — ont cessé de compter.

Il semble, en effet, qu’en Allemagne, à mesure que le génie musical s’élève, la dramaturgie lyrique s’abaisse en proportion. Phénomène assurément fort étrange quand on songe qu’aux mêmes temps où il y avait des Weber et des Beethoven, il y avait aussi des Goethe et des Schiller. Oui, certes ; mais les uns et les autres travaillaient à part, presque sans se connaître. Lorsqu’un poète tient un chef-d’œuvre, généralement il le garde pour lui, et ce n’est que chez nous qu’on a pu voir, une fois seulement, dans Eugène Scribe, un librettiste faire époque. Moins heureux que nos Auber, nos Boïeldieu et nos Halévy, les musiciens allemands eurent à lutter contre des textes inénarrables. Nous connaissons Fidelio et le Freischütz parce que la beauté de ces partitions s’imposerait à travers toiti, et que d’ailleurs, si c’est encore là deux mauvaises pièces, l’une a pour elle son pathétique et l’autre son pittoresque ; mais que d’opéras coulés à fond par leur poème : la Jessonda de Spohr, le répertoire tout entier de Marschner ! Weber lui-même a cruellement souffert du contretemps, et son Euryanthe y eût succombé sans la prodigieuse somme de vitalité qu’elle enferme : la musique d’Euryanthe avait en elle de quoi triompher du plus absurde des poèmes. Le véritable opéra de l’avenir fut celui-là ; vous y êtes comme sur une hauteur d’où vous contemplez tout ce qui s’agite dans la plaine ; pas un seul sentiment ne se trouve là que l’opéra moderne, — héroïque, romantique ou mythique, — n’ait depuis fait passer par toutes les modulations. Sans Euryanthe, ni Tannhäuser, ni Lohengrin n’eussent existé.

L’opéra étant une œuvre collective, il faut s’attendre à ce que le musicien n’ait jamais que les restes du festin. Plus le poète sera grand, moins il se livrera. Goethe n’a su donner en ce genre que des niaiseries, et Victor Hugo nous a montré dans Esmeralda jusqu’où le génie pouvait descendre en voulant condescendre. Ce qui convient le mieux à ce métier, c’est un poète auquel il manque quelque chose pour être un vrai poète, ce que nous appelons un homme de théâtre : Scribe fut le phénix, mais probablement ce miracle ne se reproduira plus ; restait une combinaison, celle que Wagner a tentée.

En principe, la chose serait toute naturelle, bien que déjà le mot seul de composition implique l’idée d’une collaboration du poète avec le musicien, et, pourtant, rien de plus dissemblable que ces deux arts dont l’un emprunte sa forme à la pensée, tandis que dans l’autre, c’est de la forme et de la symétrie que dépend la pensée ; ce qui fait que l’architecture musicale par excellence sera la symphonie, et que plus une musique serrera de près la parole, moins cette musique sera musicale. À ce compte, les meilleurs textes seront ceux qui contiendront le moins d’idées et dont le compositeur pourra faire ce qu’il voudra : Kyrie eleison. Alléluia, Amen. L’aventure de Richard Wagner eût-elle cent fois réussi que son succès ne prouverait rien, car Wagner est une exception, et ce ne sont pas les exceptions qui jugent de pareils problèmes. D’ailleurs, chez lui le poète reste trop inférieur pour qu’on en parle : « Dresser un scénario ne suffit pas, encore faudrait-il savoir l’écrire, » a dit un fin connaisseur de son pays, M. Louis Ehlert. La vérité est que ses rimes sont aussi ridicules que celles de Scribe, qui, du moins, rachetait la pauvreté de sa littérature par la diversité de ses inventions, alors que Wagner s’est contenté, lui, d’inventer, quoi ? Le mythe, autrement dit, la forme la plus anti dramatique qu’il y ait. Des dieux et des demi-dieux, jamais des hommes, un répertoire qui se joue dans le crépuscule des Walhallas, un continuel déficit dans la situation et les caractères, des personnages qui se commentent au lieu d’agir. A un art qui n’individualise jamais et qui, en revanche, toujours stylise, la technique des âges primitifs devait sourire, et nous voilà du coup retournés à l’opéra mythologique : des héroïdes pour sujets, et pour moyen unique d’expression, le dialogue et le récitatif pur et simple. Mais le récitatif est une chose toute rudimentaire, une chose inorganique, n’ayant de la vie musicale que certains élémens ; il lui manque le rythme et la mélodie, il se contente de déclamer.

C’est, je le répète, le primitif et le préhistorique. Des siècles avant qu’il fût question de l’opéra, les Grecs ont connu le récitatif, et, après eux, les religieux du moyen âge, dans leurs antiphonaires et leurs litanies. L’ennui qui s’en exhale était déjà proverbial au temps de Lulli ; Gluck lui-même ne l’emploie qu’en le coupant avec des ariosos qui tempèrent sa monotonie. Car, tout réformateur qu’il soit, l’auteur d’Orphée et d’Armide ne perd jamais de vue les conditions architecturales ; il sait que la musique vit de proportions, de symétrie et de rappels, qu’elle est, dans la plus large acception du terme, un rondo perpétuel, et qu’une mélodie sans temps d’arrêt, une « mélodie continue, » n’est pas une mélodie.

L’heure n’est peut-être pas éloignée où l’on verra que nous avons eu tort de changer tout cela. Les artistes comme le public d’autrefois. n’y mettaient point tant de byzantinisme, ils chantaient tout ce qui était chantable et parlaient le reste. Car il faudra tôt ou tard qu’on le reconnaisse : l’opéra est un genre qui exige une certaine naïveté esthétique, aussi bien de la part de celui qui compose que chez ceux qui écoutent, et c’est sans doute la raison pour laquelle Mozart, le plus grand de tous, est un naïf. Richard Wagner n’entend pas de cette oreille-là ; la symétrie l’offusque et l’irrite, tout parallélisme l’exaspère, il proscrit les répétitions de mots, condamne la période et ne s’aperçoit pas que c’est la strophe qui soutient le texte musical et que le dialogue illimité est la négation absolue de la musique. Répéter les mots, voyez un peu le beau scandale ; mais ce péché, dont à l’époque de Bach et de Händel, on tirait gloire, qui ne l’a commis, depuis Rameau et Gluck jusqu’à Weber, Rossini, Auber et Meyerbeer ? et lui-même, Richard Wagner réussit-il à l’éviter ? Pas le moins du monde, il s’y prend simplement d’une autre manière ; il ne répète pas le mot, mais il tourne et retourne l’idée en variantes inépuisables ; il ressasse et rabâche au plus grand déplaisir du spectateur, qui se fâche à la fin d’entendre toujours la même idée lui revenir sons d’autres mots : car, du diable si les événemens en vont plus vite ! poète et musicien ; piétinent sur place, voilà tout.

Nous savons tous qu’aujourd’hui les opinions poussent à l’extrême et que, dans l’art comme dans la politique, il n’y a que radicalisme et intransigeance. Néanmoins, en présence de ces conflits obstinés entre la nouvelle poétique dramatique et les lois organiques de la science musicale, nombre de bons esprits commencent à s’inquiéter des prochaines destinées de l’opéra. Sans aller aussi loin que M. Riehl, qui le tient pour une forme décidément à bout de voie et le relègue au magasin des vieilles lunes, encore peut-on admettre que le centre de gravité se déplace et que la symphonie prend le dessus. N’oublions pas que notre siècle en musique est le siècle de Beethoven, un grand tragique aussi, celui-là, le Shakspeare du genre, capable de dramatiser le quatuor et la sonate, et néanmoins préférant la salle de concert au théâtre, qu’il ne daigna aborder qu’une fois ; histoire d’avoir fait ses preuves. Et, dans cette dramaturgie que de degrés, de nuances ! tous les sous-entendus du sentiment et de la vie intime, tout ce qui se dit en confidence ou se chuchote, formera son petit répertoire. Les grands espaces veulent les grands orchestres, il aura ainsi ses deux théâtres : celui de la symphonie (le tragique) et celui de la musique de chambre (l’élégiaque), l’un pour les âmes endolories, l’autre pour le genre humain. En Allemagne, Gluck et Weber sont en quelque sorte dans le passé les deux seuls spécialistes, puisque Mozart, étant l’homme universel, ne compte pas, et nous voyons tout le mouvement néoromantique s’accomplir par Mendelssohn et Schumann en dehors de la scène. En France, égale réaction chez les nouveaux, que leurs secrètes prédilections inclinent vers l’oratorio et la symphonie. Aucun d’eux n’entend sans doute renoncer au théâtre, tous le recherchent au contraire, car c’est encore de là que viennent l’influence et la fortune, mais s’ils ne disent pas ce qu’ils pensent, leurs œuvres parient pour eux. Comparez Marie-Magdeleine à Manon, Henri VIII à la symphonie de Prométhée, à celle du Déluge, estimez, pesez, jugez qui de cette lyre ou de ce théâtre prévaudra dans l’avenir, et vous saurez, sur les préférences intimes des deux jeunes maîtres, tout ce qu’il en faut savoir. « Sois poète tant que tu voudras, mais tâche un peu d’être musicien, » disait Schumann à Berlioz. Notre temps est à la musique absolue, et celle-là ne nous fait pas l’effet d’être à la veille de s’entendre avec le théâtre.

Tout au plus la certitude existe-t-elle en esthétique dans les arts du dessin, mais en musique, qui nous apprendra les transformations que le beau est destiné à subir sous l’influence de nouvelles découvertes harmoniques ? Musique absolue ! Mais alors, il y a donc une musique relative ? — Malheureux ! il n’y a que cela. Et l’impressionisme de l’auditeur, qu’en faites-vous ? Un Français, un Italien ou un Allemand se comportent-ils de même en présence d’une partition ? un esthéticien perçoit-il comme un dilettante, un dilettante comme le profanum vulgus ? La musique absolue, si vous en voulez des exemples, notre siècle en a d’incomparables, mais ce n’est point à l’opéra qu’il vous les faudra chercher. Regardez, au début de la Neuvième Symphonie, Beethoven maniant deux rythmes différens, deux thèmes également forts ; prenez le finale de la Cinquième, quand vous sentez vous-même que votre admiration ne peut plus aller au-delà, voyez le maître se courber et, d’un fragment de thème qu’il ramasse vous refaire un monde. Autant on en peut dire de Sébastien Bach et de son contrepoint, où il se meut en toute fantaisie au milieu des plus inextricables difficultés de la science, d’une science que lui-même ne s’impose que pour la transgresser superbement dès qu’il s’agit d’enlever un effet de plus, comme dans la grande fugue pour l’orgue. Voilà ce que j’appelle la musique absolue ; la parole cesse de compter, plus de programme, c’est à votre propre substance de vous nourrir. Ici le mouvement est tout ; la relativité seule opère, la musique est l’art du son mouvementé. Si je veux, par exemple, peindre le calme, je n’aurai d’autre moyen d’y réussir que de diminuer le mouvement. La forme et la couleur sont du ressort des arts qui modèlent et qui décrivent ; la musique. ne dispose que du mouvement, et c’est là qu’il lui faudra chercher ses allégories pour nous rendre les contrastes du grand et du petit, du clair et de l’obscur, du tendre et du brutal ; ton majeur ou mineur : allegro, rinforzando, diminuendo et pianissimo, puis, en fait de ressources techniques, plus rien !

Je notais l’autre jour dans Quintilien un passage à ne pas omettre ici : « La nature nous a faits sensibles à la mélodie ; autrement se pourrait-il que les instrumens qui n’articulent aucun mot nous inspirassent tant de mouvemens différens ? » Voilà le vrai, la nature nous a faits sensibles à la mélodie : Natura ducimus ad modos neque aliter eveniret ut illi quoque organorum soni, quanquam verba non exprimunt, in alios atque alios ducerent motus auditorem.

Un de ces philosophes de l’esthétique, comme en Angleterre et en Allemagne il y en a tant et comme nous en avons, hélas ! si peu, Herbart, refuse au génie de l’artiste le don de création : « Il n’invente pas, il découvre ; il est le Cook d’un groupe d’Iles que le passé, le présent et leur esthétique enfermaient et qui, sans lui, resteraient inconnues. » En d’autres termes, l’artiste ne fait que découvrir les formes que nous supposions être a priori dans son imagination. Ces formes, au dire du philosophe, quasi flottantes dans l’océan de la pensée, apparaîtraient soudainement au navigateur. Il faudrait donc croire ainsi que l’artiste apporte son idée à la forme préexistante et non plus qu’il invente lui-même la forme pour son idée, ce qui ferait de lui quelque chose de moins qu’un chimiste manipulant les divers produits de la nature pour les convertir en objets de fabrication. Que deviennent alors les rapports de l’artiste avec son siècle ? Que deviennent toutes ces conditions physiques et morales de temps, de lieu, de culture nationale ? On ne se représente pas un Michel-Ange sans Florence, pas plus qu’on ne se figure un Raphaël sans la Rome et la cour de Léon X, un Rubens sans le milieu flamand, ses influences climatologiques et ses modèles. C’est de ses rapports avec son temps que l’artiste tire ses motifs, quitte à les revêtir d’une forme de son invention, laquelle encore ne lui appartient pas en propre, car, même là, nous le voyons dépendre d’une foule de nécessités historiques, locales, éventuelles. Händel, Mozart, voyagent en Italie, y rencontrent de grands chanteurs qu’ils fréquentent, et les voilà écrivant pour les voix, tandis que Bach et Beethoven, sédentaires, casaniers, confinés dans des pays où la musique de chant n’existe pas, vont, de leur côté, ne prêter qu’une attention médiocre à la voix humaine, dont jamais ils ne connaîtront ni le prestige ni l’emploi. Händel, en Angleterre, met la main sur des sociétés chorales et les organise à son profit, Mozart compose des opéras italiens ; tous les deux produisent en vue des chanteurs dont ils disposent et dont ils sont sûrs. Bach n’a d’exécutans que ceux qu’il forme et quittera ce monde sans avoir entendu la plupart de ses œuvres. Si Beethoven place son centre de gravité dans la musique instrumentale, c’est beaucoup parce que son génie le lui conseille, mais aussi parce qu’il est venu dans une époque spécialement favorable à ce genre de composition et qu’il y a vécu parmi des grands seigneurs ayant tous leur chapelle particulière et leur équipe musicale : pianiste incomparable d’ailleurs, il eut bientôt des orchestres à gouverner. L’opéra allemand n’existait pas, l’italien faisait trêve et ce qu’il allait devenir sous Rossini n’était que pour inspirer au grand homme la très sainte horreur que nous savons.

Comment le génie d’un musicien s’associe à son temps, il y aurait là un sujet d’étude à creuser. Händel et Bach, d’un côté, Mozart et Beethoven, de l’autre, les quatre évangélistes de l’art, tous ayant à la fois produit selon leur temps et selon leur individualité propre, éternels par ce qui fut cette individualité, transitoires par ce qu’ils durent emprunter à leur temps ! Que relevons-nous de caduc chez les deux premiers ? Leurs roulades, leurs cadences emperruquées à la mode des virtuoses du jour ; chez les deux autres, mêmes influences subies, mêmes fautes de goût reprochables au seul milieu et, dans tout le reste, — combinaisons, découvertes, dynamisation des procédés, — une puissance de rénovation qui défie les siècles.

Il n’y a pas à dire, entre la théorie du sentiment et la théorie scientifique du beau musical sans phrase, la lutte est engagée à fond et ne s’arrêtera plus. Ne nous hâtons pas trop pourtant d’annoncer la fin prochaine de l’opéra ; si avarié qu’il nous paraisse, l’homme malade est capable de traverser encore plus d’une crise. M. Riehl veut que ce soit l’oratorio qui le remplace, un oratorio moins religieux que philosophique, historique et politique. « Le génie de Händel, écrit-il, s’affirme dans ses chœurs bien autrement que dans ses airs, » et cette simple remarque lui suffit pour rêver d’une forme où te peuple figurerait comme principal personnage et d’où serait exclu l’indispensable épisode des amours de Valentine et de Raoul, de Mathilde et d’Arnold, de Fenella et du prince Alphonse, la musique désormais occupant l’avant-scène et se chargeant de symboliser à elle seule la querelle des catholiques et des huguenots, des Suisses et des Autrichiens, des Napolitains et des Espagnols. Au dire du critique allemand, pour l’ancien opéra, tout à la mythologie, l’histoire fut toujours lettre morte, et les musiciens modernes qui lui ont emprunté des sujets se sont bien gardés de fondre leurs héros dans la thèse commune et de relever la caractéristique de l’individu par la caractéristique des événemens.

Voulant joindre l’exemple au précepte, M. Riehl s’empare du drame de Wallenstein et nous montre Thécla et Max comme une concession de l’auteur à la poétique du théâtre, tandis que le conflit historique fait le fond de l’œuvre ; puis il ajoute : « Ainsi Meyerbeer se serait comporté s’il avait eu la poigne d’un Schiller, et vous pouvez croire qu’en pareil cas, son génie, au lieu de lui conseiller l’opéra, l’eût mené droit à l’oratorio. » J’avoue que ce raisonnement me laisse froid ; je consens que l’oratorio soit, en effet, comme la symphonie, une forme musicale plus organique, mais j’ai peine à comprendre en quoi un oratorio de Guillaume Tell, des Huguenots ou du Prophète nous initierait davantage aux mœurs politiques de l’époque, si tant est que la musique ait pour mission de s’ingérer dans ces gros démêlés. Agir de la sorte serait tout simplement saper le genre par la base. Le public, quoi que vous intentiez, ne connaîtra jamais qu’un oratorio, celui de Bach ou de Händel modifié selon les circonstances, mais conservant toujours sous la main d’un Mendelssohn ou d’un Massenet, sa physionomie évangélique ou biblique. Le Paradis et la Péri de Schumann ne saurait compter que comme un spécimen perdu d’une variété qui ne s’est pas propagée dans l’espèce.

Quant aux nombreux griefs que M. Riehl nous expose contre l’opéra, on en peut sans inconvénient adopter quelques-uns : il est certain que les empiétemens de la mise en scène sont devenus un péril, mais, parmi tous ces reproches, il y en a beaucoup qui ne regardent pas seulement l’opéra et s’adresseraient aussi bien à l’art dramatique en général. Contester à l’opéra ses droits à l’existence à cause de la langue conventionnelle, c’est nier également la tragédie, n’étant pas plus naturel à l’homme de parler envers que de chanter. Quel art d’ailleurs me citerez-vous qui se puisse passer d’illusion ? Prendre un bloc de marbre pour une figure humaine, une toile peinte pour une réalité est une illusion non moins bizarre que celle qui consiste à s’identifier avec des personnages qui déclament des alexandrins ou débitent des cavatines. L’illusion a ses momens, elle nous prend, elle nous quitte, on la subit, on la secoue, tantôt intéressé, vibrant, ému jusqu’aux larmes et tantôt lorgnant de côté et d’autre dans la salle ; l’illusion est le reflet, la réflexion de l’œuvre dans l’âme du spectateur, le prestige par qui le non-réel devient réel.

M. Riehl fait aussi le reproche à l’opéra d’être une affaire de mode. « De toutes les formes musicales, c’est la plus transitoire, à ce point qu’on se demande à la lecture comment faisaient les anciennes partitions pour se comporter dramatiquement à la scène. Que subsiste-t-iliaujourd’hui du répertoire de Lulli, de Händel, de Gluck lui-même ? Que restera-t-fl demain de Rossini, de Meyerbeer ? Seul Mozart aura survécu, il est le seul qui tienne encore debout sur les planches ; mais son école ! Où sont les Spontini, les Paër, les Winter, les Méhul ? Une reprise ici et là, une ouverture, un finale qu’on exécute dans les concerts, puis, rien, que des noms qui surnagent pour servira la discussion, rien que des conceptions esthétiques ! Tout le monde parle de la fameuse querelle des gluckistes et des piccinnistes ; c’est à qui s’en ira chercher là des armes à fourbir pour ou contre le wagnérisme ; mais qui de nous, quand on les lit, s’est rendu compte de ce qu’étaient à la représentation ces opéras, cause de tant de bruit, et qui nous expliquera comment ils agissaient si violemment et si contradictoirement sur ces partis passionnés et pourtant sincères ? Autre chose est de la musique instrumentale ou purement vocale ; Bach et Palestrina défient les siècles, mais les opéras de Händel et de Scarlatti, essayez donc d’y aller voir ! »

Peut-être bien conviendrait-il aussi d’ajouter qu’il n’y a rien, dans tout ce que l’auteur vient de dire là du drame lyrique, qui ne s’appliquât également au drame sans musique. Car nous ne voyons guère qu’il en soit fort différemment dans le règne du théâtre littéraire. Sans doute on joue encore Molière et Racine à la rue Richelieu, tandis qu’à l’Opéra le nom même de Gluck semble ignoré ; mais, à ne considérer que le présent, à laisser les classiques dans leurs temples ou leurs mausolées, et à n’en juger que par ce qu’il advient à cinq ou six ans de distance de telle pièce dont les recettes ont fait époque, n’est-il pas permis de se demander si, de ce côté aussi, une période de quinze à vingt ans ne suffit pas pour avoir raison des plus beaux répertoires ? Il y a pourtant, de la discussion de M. Riehl, une observation à retenir ; c’est qu’avec le temps, l’intérêt du drame a passé du théâtre dans le répertoire du concert. Examinez, en effet, par quel travail lent et successif l’infiltration s’opère. Dans Palestrina, rien encore, pas un soupçon d’élancement humain, à peine en saisissez-vous l’ombre dans Orlando di Lasso ; mais attendez Händel et Bach, attendez surtout Beethoven. Il n’est guère de connaisseur qui ne se soit rendu compte du mouvement vers l’expression dramatique qui, de Léonard à Rubens, se propage dans la peinture ; de Händel à Beethoven, c’est le même progrès en musique et bien plus vivement accentué par l’avènement de la symphonie et le génie d’un maître capable de dramatiser jusqu’à la sonate.

L’opéra traverse une crise de langueur : Berlioz, qui se plaisait aux jeux de mots, dirait une crise de longueur ; cependant il n’en mourra pas. On l’accuse de n’être qu’un genre intermédiaire : c’est ce prétendu vice qui le sauvera. Italien d’origine, naturalisé en France, commensal de l’Allemagne, il répond à un idéal cosmopolite et parle la langue universelle. A mon sens, le vrai, le seul danger qui le menace est d’être abandonné des musiciens ; les maîtres, peu à peu, s’en éloigneront, livrant la place aux médiocres, en tous lieux plus accommodans, et que rebuteront moins les méchans poèmes et les directeurs imbéciles. Tout porte à croire que les Beethoven, les Weber, les Rossini, les Verdi et les Meyerbeer de l’avenir n’iront plus de ce côté. L’opéra en sera certainement diminué, mais, je le répète, il n’en mourra pas ; tant qu’il y aura des salles de spectacle, on y jouera le drame lyrique, mais les maîtres, les vraiment grands, prendront de plus en plus le chemin de la salle de concert, siège de la musique absolue, qui sera probablement la musique du XXe siècle.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Je remarque, en passant, que ce qui jusqu’alors avait manqué, c’était moins la personnalité de l’œuvre que sa nationalité : les opéras comiques de Mozart ressemblent aux opéras comiques de Cimarosa, Joseph et les Deux Journées tendent la main à Fidelio.