Une nuit de Noël sous la Terreur/II

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H. Daragon (p. 33-46).
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II


Nous n’avions pas fait cinq cents pas que le ralentissement de la démarche de ma compagne me prouva que son énergie avait préjugé de ses forces. Encore cinq cents autres pas et elle s’arrêta. Elle dit :

— Je ne peux plus…

Et, se laissant tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots.

— Je ne peux plus, je souffre trop, répétait-elle.

Ses mains s’étaient portées sur sa ceinture. Quoiqu’elle fût enveloppée d’un manteau, la déformation de son pauvre corps était trop visible pour que cette exclamation et ce geste ne donnassent pas à ce cri de douleur la signification d’une menace, à laquelle je n’avais pas voulu songer. Henriette était tout près d’achever le huitième mois de sa grossesse. Si elle allait accoucher avant terme, là, sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin de tout secours !… J’essayai de la soulever de terre pour l’emporter, où ?… où ? Vers la ville dont la silhouette toujours dressée sur l’horizon m’avait épouvanté tout à l’heure, et maintenant elle m’apparaissait comme l’asile où du moins ma bien-aimée aurait un toit pour protéger sa chair frissonnante, un lit pour étendre ses membres secoués par le grand travail, des langes pour recevoir notre enfant, s’il devait naître ! J’étais robuste alors et jeune. Je lui demandai d’assurer ses bras autour de mon cou et je marchai encore deux cents pas avec cet adoré fardeau… Et puis, je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus m’arrêter à mon tour.

— Tu vois bien, reprit-elle, quand je l’eus reposée à terre, d’une voix si basse que je l’entendais à peine, elle n’avait même plus la force de parler : — tu vois bien que c’est impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi adieu… Oui, à Dieu, répéta-t-elle en séparant les deux mots, laisse-moi à Lui, qui me sauvera s’il veut me sauver. Et s’il ne le veut pas, Il sait pourquoi et je ferai mon sacrifice… Mais toi, va-t’en, va-t’en, mon amour ! Qu’ils ne te prennent pas ! Qu’ils ne te lient pas tes chères mains ! Qu’ils ne te…

Le geste passionné par lequel elle serra ma tête contre son cœur — je m’étais mis à genoux devant elle pour essayer de l’apaiser — avait une horrible éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet.

— Allons, adieu… Et va-t’en !

— Non, lui répondis-je. Je ne te quitterai pas… Mais que faire, que faire ?

— Partir, insista-t-elle, leur échapper, toi du moins…

— Oui, m’écriai-je, mais avec toi… Écoute…

Un petit bruit de grelots se faisait entendre au loin.

— C’est une voiture qui approche. Notre homme revient pour aller nous dénoncer Ah ! si c’était lui ! Mais qui que ce soit, il faudra bien qu’il nous prenne !

Ainsi, moins d’une heure après avoir renvoyé, au risque de nos vies, une voiture qui était à moi et un cocher dont j’étais presque sûr, j’allais arrêter, comme un voleur de grand chemin, à la nuit tombante, l’équipage d’un voyageur inconnu avec lequel je devrais sans doute me battre ! L’incohérence de mes résolutions dans des circonstances si graves eût mérité un châtiment. Il me fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une femme d’un certain âge qui conduisait à la ville, au trot d’un mauvais bidet, non sans redouter elle-même une mauvaise rencontre, une carriole chargée de légumes. Cinq minutes de conversation suffirent pour qu’elle devinât la vérité :

— Montez, madame, dit-elle à Henriette après les premiers pourparlers, et vous aussi, Monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière. On reconnaîtrait que vous n’êtes pas d’ici, ni de Suisse, ajouta-t-elle. Je dirai que vous êtes des cousins à moi… Et je vous mènerai chez ma sœur qui vous logera. Son maître lui a recommandé avant de partir de recueillir tous les ci-devants qui passeraient…

J’aime à rapporter ces discours de la mère Poirier — et à écrire cet humble nom — comme un témoignage qu’il restait encore de braves gens dans ce qui avait été le doux pays de France. S’ils avaient osé se soulever tous, hommes et femmes, et faire bloc, qu’ils auraient eu vite raison des brigands au pouvoir — une poignée — et combien lâches, on l’a trop vu quand ils se sont trouvés devant Bonaparte ! Mais en 93, les braves gens ne savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier devait m’en donner aussitôt une preuve saisissante :

— Qui était le maître de votre sœur ? lui demandai-je, comme la carriole s’ébranlait.

Je n’avais pas protesté contre le mot de ci-devant. Ce silence était le plus dangereux des aveux. De quoi m’eût-il servi de discuter avec la maraîchère ? J’étais tellement à sa merci !

— C’était M. François, le curé de Morteau, répondit-elle.

— Et il est parti ? interrogeai-je.

— Ils l’ont arrêté, monsieur, et ils l’ont guillotiné.

Mme de Fleury poussa un petit cri et elle se serra contre moi. La mère Poirier, préoccupée de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue, ne remarqua pas ces deux signes d’une épouvante qu’elle augmenta en continuant :

— Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à Morteau, mais il y a Raillard…

— Qui est Raillard ? demandai-je.

— Vous ne connaissez pas Raillard ? reprit-elle. C’est vrai, vous n’êtes pas du pays. Mais on prétend qu’il fait tout ce qu’il veut, même à Paris. C’est le médecin… ou c’était, rectifia-t-elle. Presque personne ne s’adresse plus à lui. On va chez M. Couturier.

— M. Raillard est le chef des Jacobins de Morteau ? insistai-je. Il est le président du club ?

— Pourquoi faites-vous comme si vous ne le connaissiez pas alors ? dit-elle en se retournant, et dans l’ombre je vis poindre aux yeux de la paysanne une lueur aiguë de défiance. La sœur de la servante du curé guillotiné soupçonnant d’espionnage un duc de Fleury, quel symbole d’une époque dont la plus triste caractéristique fut celle-là : les persécutés s’évitant les uns les autres !

Cette impression ne se dissipa qu’après que nous eûmes franchi la porte de la petite ville et quand Mme Poirier eût constaté, au tremblement presque convulsif de ma femme, que nous étions bien des fugitifs en proie aux affres d’un mortel danger.


— Ma foi, madame, s’écria-t-elle, ingénûment, ça n’a pas l’air gracieux, mais ça m’a fait plaisir de sentir que vous aviez peur quand j’ai crié au garde : « C’est mon cousin et ma cousine… » S’ils savaient ce que je vous ai dit sur Raillard, ils m’enverraient rejoindre ce bon M. François. Et dame, j’ai un mari et deux enfants, et je voudrais bien voir avec eux de meilleurs temps ! Mais nous approchons de chez ma sœur. Ils la laissent tranquille, elle, parce qu’elle a été la sœur de lait de défunte Mme Raillard. Rapport à ça, il ne l’a pas fait arrêter… Ç’a été un brave homme autrefois, et savant !… Ce sera le chagrin de cette mort qui lui aura troublé la cervelle, et puis ces nouvelles idées. Il ne boit que de l’eau, cet homme-là. Il ne mange pas. Il ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres toutes pleines. Je vous demande un peu, tant savoir, pour devenir si méchant !… Tenez, monsieur, voyez Jeannot… — Elle désignait son cheval du bout de son fouet. — Il ne sait pas lire, lui, et il connaît tout ce qu’il a besoin de connaître… C’est la porte de ma sœur. Voyez. Il s’arrête tout seul. Je ne remue pas les guides. Oui, mon garçon, tu es arrivé… Tu vas manger l’avoine dans un quart d’heure.