Une offensive économique - La Foire de Lyon

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Une offensive économique - La Foire de Lyon
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 758-787).
UNE OFFENSIVE ÉCONOMIQUE

LA FOIRE D’ÉCHANTILLONS
DE LYON

La première Foire d’Échantillons française s’est tenue a Lyon, du 1er au 20 mars, dans le temps même que se livrait la bataille de Verdun. On n’oublie pas de telles coïncidences. Tout en travaillant à notre œuvre, nous frémissions ; dans les instans de répit qui nous étaient laissés, nous nous penchions anxieusement sur la carte d’Etat-major. Douaumont, Vaux, Béthincourt, noms sacrés, de quel élan nos pensées bondissaient vers vous ! Cependant, entre le drame héroïque de là-bas et notre bataille commerciale un lien nous apparaissait. Il nous semblait qu’avec moins de mérite nous poursuivions le même but : libérer et protéger le génie de la France, ses produits, son travail.

Jadis, nous avons chéri la paix. L’Allemagne nous ayant déclaré la guerre, nous voulons, par une idée simple mais forte, la combattre sur tous les terrains. La Foire d’Echantillons de Lyon naît de cette volonté. L’entreprise a réussi au delà de toutes nos espérances. Nous ne savions pas que, pour tant d’hommes, désormais, la haine du Germain était devenue un facteur de la vie.

Nous tentons de décrire cette entreprise.

Il s’agit d’un acte. Nous ne le commenterons que par des faits.


I. — LES RAISONS

L’Allemagne est bien loin d’avoir eu, au cours des âges, le monopole des foires. En Russie, par exemple, cette institution [1] semble remonter aux temps les plus reculés. L’absence de bonnes voies de communication, la longue congélation des rivières, la pauvre densité de la population, le manque de capitaux et de crédit, ont longtemps favorisé ce mode d’échange qui, en Russie comme ailleurs, fut atteint et réduit par l’extension des voies ferrées, des postes, de la banque et de la commission. En 1894, les Foires russes, au nombre de 16 604, transportent et vendent pour 1 061 000 000 de roubles de marchandises ; assemblées agricoles, en général nombreuses, mais rarement importantes.

Plus célèbre que les autres, trait d’union traditionnel entre l’Europe et l’Asie, la foire de Nijni-Novgorod intéresse le monde entier ; elle a lieu du 15 juillet au 10 septembre. Les transactions, qui ont diminué, y atteignent encore 172 000 000 de roubles en marchandises apportées et 161 900 000 de roubles en marchandises vendues (chiffres de 1899). On y trouve les articles de coton, la laine, les peaux, les fourrures, les cuirs tannés, le fer, le cuivre et les autres métaux, la droguerie, l’épicerie, le tabac, les confections. Aux confins de la Russie, la foire d’Irbit, dans le gouvernement de Perm, se tient du 1er février au 1er mars ; elle existe depuis les premières années du XVIIe siècle. Ici, la Sibérie s’approvisionne de fils et de tissus, d’articles de toilette, de mercerie et d’épicerie ; elle apporte ses produits, fourrures, soies de porcs, crins, miel, cire, beurre. Irbit reçoit les marchandises de Chine et d’Asie centrale : thé, laine de chameaux, etc. Depuis 1885, c’est-à-dire depuis l’exploitation du chemin de fer de l’Oural, qui fait communiquer la Sibérie et la Russie d’Europe, de Tumen à Perm, Irbit, suivant une loi que nous allons voir constamment s’appliquer, a perdu de l’importance [2].

La région petite-russienne compte, à elle seule, 2 205 réunions dont les plus fréquentées sont celles de Kharkoff (industries textiles et laines). La foire de la Purification ou foire des Contrats de Kief (du 5 au 25 février) traite des affaires à terme sur les céréales, les sucres, les grains, les alcools, les métaux, les houilles, les machines ; il s’y fait des ventes, achats et amodiations de terres. Là se règlent aussi les comptes de l’industrie sucrière pour l’année écoulée. L’importance de la situation naturelle de Kief, métropole du Sud-Ouest, intermédiaire historique entre le monde méditerranéen et la Russie, explique la puissance de cette place commerciale.

Dans une étude complète, il faudrait citer la foire Sbornaïa, à Simbirsk, où s’établissent les prix du fret sur la Volga ; les foires de Pologne, dont celle du houblon ; la foire de Marguerite, qui se tient à Arkhangel du 1er au 30 septembre (poisson, peaux d’animaux marins, huile de morue, graines, plumes, duvet) ; les cinq cents foires de Sibérie, qui jouent dans le commerce de ce pays un rôle considérable et indispensable. Ischim, dans le gouvernement de Tobolsk, approvisionne de graisse la Russie et l’Angleterre. Les marchés de l’Asie centrale ont une valeur relative beaucoup plus grande encore (foire de Constantin, à Akmolinsk ; foire de Pierre et Paul, au bourg d’Atbasar ; foire de Taïntchikoul, dans la ville de Petropavlosk). Cette énumération a son intérêt ; elle nous montre, dès maintenant, que la foire se multiplie et se développe là où les conditions du commerce sont encore précaires ; dès que le négoce s’ordonne et se modernise, ces marchés se réduisent ou disparaissent. La relation entre l’organe et la fonction s’établit dans ce domaine comme dans tous les domaines de la vie.

L’Allemagne a concentré son attention sur la Foire de Leipzig. On a, maintes fois, décrit cette institution célèbre. Tout récemment, dans son livre si utile sur les Méthodes allemandes d’expansion économique [3], M. Henri Hauser en a défini l’importance et le rôle. D’après le Lokalanzeiger, elle aurait reçu, en septembre 1915, 20 000 acheteurs ou exposans. Le syndicat des maisons de commerce en foire, le Verband der Messkaufhäuser, demanderait même quelle fût transformée en affaire d’Empire.

Sur cette Foire de Leipzig à l’époque actuelle, nous possédons un document de première valeur, le rapport publié par M. Léon Arqué [4], véritable chef-d’œuvre pour les idées et pour la forme, d’une méthode à la fois riche et rigoureuse, étude modèle de physiologie commerciale. Nul n’a mieux que lui connu et analysé la Foire de Leipzig. Tout d’abord, il a examiné ses hinterlands ; la Franconie aux coteaux sablonneux, aux bois de pins, où la majorité de la population, contrainte à l’industrie par l’infécondité du sol, fabrique les objets de métal, les jouets mécaniques et optiques, les ustensiles de ménage en tôle ; la Thuringe, de caractère forestier, d’une agriculture encore plus indigente, qui se spécialise dans les industries du bois taillé (Sonneberg passe pour être le paradis des jouets), la vannerie, le carton moulé, le verre soufflé, la porcelaine ; le royaume de Saxe, également boisé, qui vit de la broderie à la main et de la confection des ustensiles. L’Erzgebirge fabrique aussi les petits instrumens de musique. Chemnitz construit les machines textiles, qui ont rénové l’industrie saxonne.

Ces divers produits se rassemblent à Leipzig, dans la ville « énorme et multiple, » où, près d’une population ouvrière demeurée pauvre, se développent les fortunes commerciales. « Impression, nous dit M. Arqué, d’une puissance aride et cruelle. La ville fait l’effet d’une sorte de pétrification grandiose. Leipzig n’a point, comme Francfort, la large nappe mouvante du Mein pour adoucir d’un peu de grâce molle son énergie tendue et son orgueil affirmé en dure et agressive splendeur... De même que Leipzig produit l’effet d’être tout en pierre, les Lipsiens ont souvent l’air d’être tout en os. » Cité d’étudians buveurs, place forte de la librairie allemande et de l’édition musicale, Leipzig reçoit le commerce des fourrures. Ce négoce qui, jadis, s’incorporait à la foire, s’en est pratiquement détaché ; il est devenu « permanent et stable. » Les marchands ont leurs magasins et bureaux dans le quartier de Brühl, véritable Bourse des fourrures.

Il y a non pas une Foire de Leipzig, mais deux Foires : celle d’avant Pâques et celle de la Saint-Michel. Avant tout, que l’on entende bien ceci : il ne se fait pas de vente sur place, de vente avec livraison immédiate. Il ne se prend que des ordres sur échantillons. On exclut les vivres et les tissus, les matières premières de l’industrie et les denrées coloniales. La réunion se tient au centre même de la ville, sur un espace de 54 000 mètres carrés ; les comptoirs, en majorité, s’installent dans les immeubles de la Peterstrasse et de la Grimmaische Strasse. Une publicité surabondante et, d’ailleurs, du plus mauvais goût, enveloppe cette manifestation : enseignes, banderoles, bannières, hommes-sandwichs, toute une mise en scène, d’un caractère spécialement boche, réclame, au profit du plus inventif, l’attention de l’acheteur.

M. Léon Arqué, dont le travail méritait d’être mieux connu, ne s’est pas borné à nous décrire les aspects extérieurs des célèbres réunions. Il nous en démontre le mécanisme interne ; il nous fait comprendre comment la nouvelle Foire, sur échantillons, est sortie de la Foire ancienne. Nous le verrons plus loin : nos vieilles Foires françaises se sont laissé mourir. Qu’est devenue la Foire de Beaucaire, si brillamment célébrée par Mistral au chant dixième du Poème du Rhône ? « Et il y avait tant à voir ! Les endroits où étaient les marchands de gimblettes enlacées par un lil et qui viennent d’Albi ; les Turcs en turban qui vendaient des pipes ; les larges braies des Grecs coiffés de rouge qui tiennent les tapis brodés de Smyrne, et le gingembre, et l’essence de rose bien cachetée dans les fioles de verre, dont une seule goutte parfume une maison ! Puis le corail, les fils de perles fines ; puis les jouets, les tambours de Beaucaire dont nous avons crevé si beau nombre étant jeunes, et les éventails ornés de paillettes et les poupées vêtues ou toutes nues I »

Les Foires de Leipzig ont su se transformer à temps. Le développement des moyens de communication, la sécurité des routes, la simplification des douanes, la création des chemins de fer, ont tué ailleurs cet intermédiaire suranné. Le commis voyageur est venu. Vous rappelez-vous le début de l’Illustre Gaudissart ? « Le commis voyageur, personnage inconnu dans l’antiquité, n’est-il pas une des plus curieuses figures créées par les mœurs de l’époque actuelle ? N’est-il pas destiné, dans un certain ordre de choses, à marquer la grande transition qui, pour les observateurs, soude le temps des exploitations intellectuelles ? Notre siècle reliera le règne de la force isolée, abondante en créations originales, au règne de la force uniforme, mais niveleuse, égalisant les produits, les jetant par masses et obéissant à une pensée unitaire, dernière expression des sociétés... Le commis voyageur n’est-il pas aux idées ce que nos diligences sont aux choses et aux hommes ? Il les voiture, il les met en mouvement, les fait se choquer les unes aux autres ; il prend, dans le centre lumineux, sa charge de rayons, et les sème à travers les populations endormies. » Balzac a vu juste, s’il ne s’exprime pas très simplement. Le commerçant saxon a vu clair aussi. Leipzig s’est résolue à n’être plus que le lieu d’une synthèse industrielle et commerciale. Le grand commerce s’y installe à demeure, voisin des Foires, mais n’ayant plus d’intérêt à s’y mêler. L’industrie de l’édition y établit en permanence ses commissionnaires. Les Foires elles-mêmes conservent, dans leur propre rayon d’action, toute une série d’industries fort importantes, articles de céramique, verre, métal, bois, papier, etc.

Au reste, pendant que les Foires de Leipzig se spécialisaient, quant à la nature des marchandises anciennement exposées, elles appelaient à elles des produits nouveaux comme la coutellerie de Solingen et la bijouterie commune de Pforzheim. Ainsi la Foire évolue sans cesse, d’une vie propre ; mais, à travers toutes ses variations qui modifient chaque année son aspect aux yeux de l’observateur attentif, elle demeure un centre prodigieux d’activité commerciale et d’enrichissement industriel. Bien souvent, nos consuls nous ont avertis de son importance, mais il a fallu la guerre formidable de 1914 pour nous ouvrir les yeux et nous contraindre à l’action.

On peut penser qu’au cours de cette crise, l’Allemagne a défendu de toutes ses forces sa Foire de Leipzig. En tout temps, sa publicité était fort bien faite. Nous avons sous les yeux la série des documens que le Mess-Auschuss der Handelskammer envoyait aux acheteurs et vendeurs possibles ; tous les renseignemens utiles sont donnés, tous les détails sont prévus. En 1915 et 1916, la propagande n’a fait que s’accentuer. L’Allemand ne peut pas admettre que sa férocité méthodique lui ait attiré la haine de tous les peuples libres, de tous les hommes libres. Il argumente, il disserte. Veut-on nous permettre de citer, parmi beaucoup d’autres documens, une lettre écrite à un commerçant de Suisse, en avril 1915, par la maison Wilhelm Lambertz, de Münich : « Je regrette énormément, déclare le cynique personnage, que vous voulez annuler les connections avec nos pays... Permettez-moi de faire une demande ? Où avez-vous vu les sauvageries et atrocités ? Etiez-vous présent, lorsque les Allemands les ont commis ? Pourquoi n’avez-vous pas pénétré dans le fond de cette affaire ? La vérité se serait révélée. Nous, Allemands, ne la craignons pas. Il est autre chose avec les pays ennemis. La France et l’Angleterre ne pourriont (sic) plus exciter sans mensonges... La guerre est cruelle et, plus elle manque d’égards, plutôt elle sera terminée... Vous nous rendrez justice et reprendrez les bonnes connections d’autrefois... »

A la veille de l’ouverture de la Foire, les étrangers ont été prévenus par lettre circulaire que les visiteurs auraient, cette année, des facilités spéciales pour le contrôle à la frontière ; qu’ils recevraient leurs billets de retour gratuitement en 2e et 3e classes ; que les prix des hôtels seraient non augmentés, mais diminués. On ajoutait même : « Vu la baisse du mark, vous mangerez à meilleur marché que chez vous. » Durch die niedrige Mark-Valuta leben Ausländer in Deutschland sogar billiger als zu Hanse. Voilà qui s’appelle tirer parti de tout.

Les Allemands ont connu, dès le début de nos travaux, nos projets de Foire. Ils ont raillé [5] notre « rangée d’échoppes, » — on pense avec quelle légèreté ! Malgré leurs spirituelles plaisanteries, malgré leurs menaces, malgré leurs efforts en Suisse, en Hollande, en Espagne, la Foire de Lyon, qui devait n’être qu’un « marché annuel manqué, » a réussi, — on va le voir, — au delà des plus optimistes espérances.


II. — LES PRINCIPES

La ville de Lyon eut, jadis, ses Foires [6]. Son histoire est constamment unie à l’histoire du commerce. « Le lien, écrit M. Brésard, apparaît avec une évidence saisissante au xve siècle, à partir du règne de Louis XI, et dans la première moitié du XVIe siècle. Quatre fois par an, de grandes foires se tiennent dans la ville où se rendent les marchands et les banquiers d’Italie et d’Allemagne, des Flandres, d’Espagne et du Levant. Par elles se fait la distribution périodique et réciproque des marchandises, s’effectue le commerce international des pays du monde connu. Pour elles, le droit commun a des barrières trop étroites qui cèdent de toutes parts. Les marchandises voyagent en franchise ; toutes les monnaies circulent librement ; l’intérêt de l’argent apparaît licite. Le cadre s’élargit. Une juridiction spéciale fonctionne d’où sortira la juridiction commerciale. Les marchands ont des privilèges ; étrangers, ils ne sont plus des otages ; leurs biens ne sont plus des aubaines ; le droit des gens existe pour eux effectivement. Lyon est une grande ville cosmopolite ; toutes ses forces sont tendues au trafic des marchandises et de l’argent. Les foires font sa richesse et son universelle renommée. »

Cette forte page résume à merveille l’histoire des réunions commerciales qui se créent, — combien cette analogie avec le temps présent est frappante ! — en 1420, c’est-à-dire environ le temps où, Paris occupé par les Anglais et les Bourguignons, la Normandie conquise, une portion du pays asservie au roi d’Angleterre, la France, éprise du besoin de défendre son génie propre et sa vie, se groupe autour du Dauphin, qui semble représenter son âme. Les échevins lyonnais réclament au Régent des foires franches ; ils les obtiennent par les Lettres de Vienne du 9 février 1420. Deux foires étaient accordées ; chacune d’elles devait durer six jours ; elles devaient commencer, l’une le lundi, lendemain du troisième dimanche après Pâques ; l’autre, le 15 novembre.

Les foires lyonnaises eurent de pénibles débuts. Elles durent lutter d’abord contre les foires de Genève, qui attiraient une grande partie du commerce européen, puis se défendre contre les projets de Troyes et de Bourges, de Tours et de Paris. La ténacité lyonnaise triompha vers la fin du siècle. Le sénéchal, un certain jour de novembre 1490, vint lui-même annoncer la bonne nouvelle ; les trompettes « jouèrent et aussi plusieurs menestriez en grande joye et mélodie. »

Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, nos Foires triomphent. Elles fournissent alors une partie de l’Europe en draperie, en épicerie et droguerie, en denrées alimentaires et, surtout, en soieries. On y achète les pelleteries, les cuirs, les métaux. Les Allemands, en particulier, y apportent soit les martres « zubelines, » hermines, « loups cerviers et bellettes noires, » soit le fer blanc et le fer noir en feuilles, l’acier, le cuivre, l’airain, le fil de laiton, « les coppes d’acier. « Il se vend aussi des bois, des plumes d’autruche, des éponges, des laines et du coton, de l’ambre gris, du bois pour la teinture, des armes, des instrumens de musique, de la mercerie, de la poterie, de l’orfèvrerie ; toutes les marchandises connues figurent là, chaque année. On célébrait surtout la librairie et la soierie de Lyon. Ces marchés eurent une action profonde sur la vie même de la cité, sur l’organisation du commerce français. La Foire actuelle se tient le long du Rhône ; les Foires anciennes occupaient les rives de la Saône. Le marchand s’installait sur le sol ou dans de petites boutiques, ou même dans les hôtelleries. Nous avons conservé le nom de quelques enseignes : « Aux trois croissans. — A la coupe. — A la cage. — Cheuz la papesse. — Au château de Milan. » Le développement de la banque suivit le développement des Foires ; les paiemens se faisaient à la Loge des Changes. De toute façon, la vie surabondait à la faveur de ces marchés. La fin du XVIe siècle vit décroître cette institution si longtemps florissante à laquelle notre cité doit tant.

Ainsi, lorsque, en l’année 1915, au plus fort de la guerre contre l’Allemagne, quelques Lyonnais, auxquels un citoyen suisse s’était joint, s’avisèrent de créer une Foire d’Echantillons, ils ne faisaient que reprendre, après un intervalle de trois siècles, une institution essentielle de leur ville. Ils comprirent, par bonheur, que des temps nouveaux voulaient une nouvelle institution.

C’est le 7 juillet 1915 que la Ville et la Chambre de commerce de Lyon lançaient leur premier appel aux participans. Quelques mois après se fondait, en vue de la direction financière de l’entreprise, la Société lyonnaise pour le développement du commerce et de l’industrie en France, au capital de trois cent mille francs [7]. Les appuis et les concours ne nous ont pas manqué. M. le Président de la République a bien voulu nous accorder son haut patronage. Sous la date du 14 octobre 1915, M. René Viviani, chargé par intérim du ministère des Affaires étrangères, adressait à tous nos postes diplomatiques et consulaires, ainsi qu’à nos attachés commerciaux, une circulaire par laquelle il réclamait en faveur de notre œuvre le concours le plus large de ces agens. Les Chambres de commerce françaises, — celle de Lyon surtout, — l’Office National du Commerce Extérieur nous ont largement aidés. Grâce à ces appuis, après un labeur acharné, la première Foire d’Echantillons française, à laquelle nous avions décidé de convier les vendeurs et acheteurs de France, des pays alliés et neutres, pouvait s’ouvrira la date prévue, le 1er mars 1916, en présence de M. Clémentel, ministre du Commerce et de l’Industrie.


III. — LES RÉSULTATS

La première foire d’échantillons de Lyon a recruté 1 342 adhérens, répartis en 912 stands : 1 199 Français, 1 Alsacien, 14 Anglais, 4 Canadiens, 43 Italiens, 77 Suisses, 2 Espagnols, 1 Hollandais, 1 Russe. Nous les avions classés en quinze catégories.


L’EFFORT DES ALLIÉS ET AMIS

C’est un devoir pour nous de remercier tout d’abord nos adhérens étrangers.

L’Angleterre organise, de son côté, la lutte contre Leipzig. Elle a décidé de faire, chaque année, sa Foire de Londres. Nous voulons agir d’accord avec nos loyaux alliés. Notre plus vive préoccupation est d’assurer, entre eux et nous, des échanges réguliers, une réciprocité de bons procédés. Les acheteurs nous sont venus nombreux d’outre-Manche ; ils se sont fait remarquer par l’ampleur et la décision de leurs ordres. La Foire de Londres qui s’est tenue au Musée Victoria et Albert, du 21 février au 3 mars, sous la direction de M. Worthington, a réuni 350 exposans ; elle s’était spécialisée dans la présentation des produits fabriqués en Allemagne : jouets, faïences, verrerie, objets de fantaisie, imprimerie, papeterie. Les industries de Birmingham et de Sheffield, retenues par le travail des munitions, n’avaient pu figurer. Le succès de Londres n’a pas empêché les acheteurs anglais de venir à Lyon. Nous nous en réjouissons. Les Chambres de commerce anglaises viennent de se réunir en congrès le 29 février, les 1er et 2 mars, pour discuter le futur statut économique de la Grande-Bretagne. Il semble que l’idée essentielle de l’assemblée ait été d’assurer désormais l’indépendance économique de l’Empire britannique, par la création de certaines industries nouvelles qui seraient, au besoin, protégées. Ce programme a été soutenu avec force par les Dominions. Nous comprenons la pensée de nos amis ; ils prétendent rompre tout lien commercial avec l’Austro-Allemagne. Une entente économique avec les Alliés sera la conséquence nécessaire de cette politique. Nous souhaitons que l’accord des Foires de Londres et de Lyon serve les intérêts de ce rapprochement, indispensable pour qui veut voir de haut et de loin.

Du premier coup, le Canada a compris l’intérêt que présentait pour lui notre Foire. Il y a été représenté par quatre importantes sociétés : Canadian Pacific Railway ; Export Association ; Dominion Bridge ; Dominion Rubber. Le Canada peut fournir les denrées alimentaires, le fer et l’acier, le bois, le papier, les produits textiles, les articles en cuir, la sellerie. Il possède, en quantité presque illimitée, le charbon et la force hydraulique. Il achète volontiers des produits français. Par l’intermédiaire de l’Export Association, d’importantes affaires se sont nouées à Lyon. Le Canada a traité avec des Marocains, Algériens et Tunisiens, avec des Espagnols, Danois. Italiens, Suisses et Russes. Lorsque les fabriques canadiennes viendront elles-mêmes sur le marché avec leurs prix, le chiffre s’élèvera très vite.

L’Italie nous a envoyé un groupe important de vendeurs. C’est ainsi que, dans notre groupement des tissus et filés, nous avons eu la bonne fortune de recevoir la puissante Association cotonnière italienne. Ce groupement, fondé il y a environ vingt-cinq ans, a son siège à Milan ; il rassemble environ deux cents maisons et comprend toutes les industries relatives au coton (filature, tissage, teinture, impression, finissage). Il représente une exportation annuelle d’environ 200 millions de francs et une consommation intérieure d’environ 400 millions. Il a trouvé, à la Foire de Lyon, un champ d’affaires très vaste et très intéressant. L’année prochaine, il fera directement figurer les maisons que, cette première fois, il s’est borné à représenter collectivement. — Où l’Italie apparaît, l’art s’installe. La subtilité charmante du goût italien nous a été, une fois de plus, révélée par les adorables dentelles et broderies au point ancien de la société Aemilia Ars que patronnent les comtesses Lina Cavazza et Carmelita Zucchini. La maison Ricordi de Milan apporte ses éditions musicales destinées à supplanter les publications de Leipzig. L’Association pour le travail de Venise nous soumet toute la gamme de ses perles et de ses verres. Deux grandes unions italiennes, la Societa promotrice dell’ Industria Nazionale, l’Association générale des industriels et commerçans, qui travaillent à libérer leur pays de la tutelle austro-allemande, sont venues, de Turin, nous offrir le témoignage de leur vigilante sympathie.

Très nombreux aussi a été le groupe suisse. Ce n’est pas que les relations commerciales entre la France et la Suisse soient exemptes présentement de difficultés. La France se trouve contrainte d’empêcher la contrebande et le commerce avec l’ennemi par les pays neutres. La Suisse se plaint de voir considérer parfois comme marchandises allemandes des produits qu’elle fabrique elle-même depuis la guerre. Il a été constitué pour procéder à la répartition des marchandises françaises une société de surveillance suisse, dite S. S. S., qui donne lieu à des polémiques passionnées. Les importations de Suisse en France qui étaient, en 1912, de 140 millions, atteignent, en 1915, 168 millions ; mais les exportations de France en Suisse, qui montaient à 406 millions en 1912, tombent en 1915 à 254 millions. C’est la conséquence inévitable de la guerre. Nos amis de Suisse l’ont bien compris. Ils ont été, on peut le dire sans aucune sorte d’exagération, les propagandistes les plus ardens de notre Foire. Les Chambres de commerce de la Suisse romande se sont mises à notre disposition avec l’empressement le plus cordial. Ce dévouement a eu sa récompense. De l’aveu de leurs délégués, tous les commerçans suisses qui sont venus avec nous ont fait d’excellentes affaires et pris des ordres très importans.

La Russie ne pouvait, cette année, nous offrir qu’une participation limitée, mais qui entrait à merveille dans le cadre de notre Foire. On sait que le ministère russe de l’Agriculture encourage de son mieux les travaux manuels des Koustaris, c’est-à-dire des paysans produisant, pendant la longue accalmie de l’hiver, les menus objets dont le revenu accroîtra quelque peu leurs ressources. Plus spécialement, les gouvernemens de Moscou, Poltawa, Nijni-Novgorod, Kief, ont régularisé cette production en fournissant aux Koustaris des matières premières, en leur assurant de bons modèles et un paiement facile. Il y a, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, tel village de Wyksa où les petites filles fabriquent des jouets charmans : scènes paysannes, décors de villes, etc.

Cet art ingénu, bien dirigé, bien surveillé, fait naitre en quantités immenses les broderies de fil tiré, les dentelles au fuseau et à l’aiguille, les brocarts, les toiles imprimées, les tapis de laine, les bois sculptés en frêne et en sapin, les articles de fumeurs en loupe de bouleau et en platane, les boites en papier bouilli. Il faut avoir vu et manié ces petits objets d’une vive grâce paysanne. Formes et couleurs surprennent par une originalité tout imprévue. Sur des dessins copiés au Kremlin, d’obscurs paysans ont reproduit des souvenirs d’histoire, parmi lesquels se retrouve souvent le portrait du tsar Michel Feodorovitch. D’autres ont œuvré ces légers colliers de perles nuancés qui se portent en sautoirs sur les corsages. D’autres ont recouvert des fantaisies en bois du beau rouge tchervonny, nuancé d’or. Les provinces russes, j’espère, seront contentes ; nous leur avons fait parvenir de larges commandes de Suisse, d’Espagne, d’Italie, de France surtout. Petites filles de France, qui, sans le savoir, avez reçu bien souvent le jouet classique de Franconie ou de Thuringe, demandez à vos mamans la naïve poupée russe, les charmantes matriochka de sapin qui, sous leurs vêtemens bariolés, fleuris de marguerites, enferment en une seule vingt poupées par un mystère que vous découvrirez ! Et, dans le cadre de la salle à manger familière, où brilla souvent quelque cuivrerie boche, demandez, pour les emplir soit de fruits ou de fleurs, les belles coupes archaïques, d’un style si pur, semblables à celles où les compagnons d’Ivan le Terrible buvaient la bière, la braga et la boisson tirée du miel doré...


LES INDUSTRIES FRANÇAISES

En ce qui concerne l’effort industriel français, on nous saura gré de ne pas dresser un catalogue. Si nous voulions tout embrasser, nous risquerions de tomber dans la plus sèche nomenclature.

Dans l’intérêt de tous, pour montrer la vitalité et la puissance de notre génie industriel, il nous semble préférable de ne choisir que certains faits, empruntés à des catégories très différentes de production.

Le premier de ces exemples, nous le demanderons, parce qu’il nous a paru plein de sens, à notre métallurgie qui, elle aussi, travaille de tous ses moyens pour la Défense nationale.

On pouvait craindre que notre Creusot (établissemens Schneider et Cie), dont nous sommes si justement fiers, n’invoquât ses lourds devoirs de guerre pour se dérober à notre invitation. Mais il nous a compris ; il est venu et, si certains documens présentés par lui nous rappellent ses conquêtes dans l’ordre militaire, par exemple, ses efforts heureux, à l’usine de la batterie des Maures, pour lutter contre la spécialité autrichienne des torpilles automobiles, s’il mentionne avec orgueil qu’il a fait construire par les chantiers de la Gironde le plus grand voilier du monde, la Finance, cinq mâts de 10 000 tonneaux, muni de moteurs à pétrole de 1 800 chevaux ; — à Lyon, il a voulu présenter surtout ses travaux et ceux de ses filiales dans l’ordre civil. Là aussi, l’Allemagne est directement attaquée. La Société d’outillage mécanique de Saint-Ouen (usines Bouhey et Farcot) oppose son outillage, grand et petit, raboteuses, tours, fraiseuses, aux productions allemandes de Schiess. Et voici que la Société d’optique et de mécanique de haute précision, dont les usines parisiennes ont été terminées en pleine guerre, s’insurge contre le trop fameux monopole des Goerz et des Zeiss. Ai-je tort ? Devant ces deux vitrines, où voisinent le plus petit et le plus gros objectifs qui aient été fabriqués jusqu’à ce jour, près de ces objets dont l’apparition nous libère enfin, j’éprouve une émotion profonde ; et, puisque les spécialistes m’affirment que la supériorité nous est désormais acquise, je goûte, dans toute sa vivacité, l’impression que donne une victoire.

Il faut laisser à des techniciens le soin de décrire ce qu’il y a d’original et de fécond dans les découvertes des aciéries d’Imphy sur les aciers et alliages spéciaux. La conclusion, toutefois, nous sera intelligible. L’Allemagne n’est pas seule à perfectionner les procédés d’analyse, à établir l’industrie sur des bases scientifiques, à déduire ses réalisations des recherches du laboratoire ! Voici une société qui, par l’étude minutieuse des aciers à haute teneur en nickel, a obtenu, dans l’ordre industriel, des progrès considérables ; d’où un métal, comme l’Invar, qui, réduit au coefficient de dilatation du quartz fondu, va servir désormais à l’établissement des tubes de télescopes, des règles de précision, des tiges de pendules, des fils pour signaux de chemins de fer. Il n’est pas besoin d’une grande éducation scientifique pour apprécier la portée de cette découverte et de celles qui l’accompagnent, pour comprendre les services rendus par des industries ainsi dirigées à l’automobilisme, à l’aéronautique, à la mécanique des grandes vitesses.

Les autres stands de la métallurgie nous réserveraient, si nous avions le temps de les parcourir en détail, bien des enseignemens, bien des révélations. — La Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et Homécourt, qui représente le plus fort tonnage de production métallurgique en France, nous offre ses aciers spéciaux, ses ressorts, ses remarquables pièces en acier moulé, son matériel de guerre et, en particulier, sa pièce de montagne de 70 pour le Mexique. — La Société anonyme des Hauts Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson, le plus puissant producteur français pour la fonte moulée, supérieure par son tonnage à n’importe quel producteur allemand (200 000 tonnes de moulages par an), a voulu exposer, fidèle au devoir patriotique, bien que son usine soit actuellement sous le feu de l’ennemi, bien que sa mine d’Auboué (Meurthe-et-Moselle) soit occupée par les Allemands, qui l’exploitent avec la main-d’œuvre des prisonniers russes. Le grand comptoir Descours et Cabaud (260 000 tonnes de produits bruts vendus annuellement, dont 100 000 pour l’étranger) affirme, par l’exposition de ses graphiques, la puissance de l’exportation française, spécialement en Angleterre et dans nos colonies.

Ici, nous rencontrons des maitres de forges dont les mines de Dieulouard et de Hombourg-Haut se trouvent soit en pays annexé, soit sous les canons allemands ; le directeur, M. Gouvy, bien que grièvement blessé, a répondu présent, sur ce champ de bataille comme sur l’autre. Plus loin, des fers à dessins viennent lutter contre les produits similaires de Manstaed. — Les Forges de Douai (établissemens Arbel) présentent leurs wagons à déchargement automatique, leurs aciers moulés ou tréfilés. — Le Consortium des mines du bassin de Briey rassemble toutes les mines du bassin de Meurthe-et-Moselle, rappelant avec fierté qu’il est parvenu à produire, en 1913, 22 millions de tonnes dont 6 pour l’exportation en Allemagne et en Belgique. C’est devant ses tableaux que l’on comprend le mieux l’ardent désir qu’ont les Allemands de s’annexer ce bassin, si utile à l’approvisionnement de leurs industries de transformation, en Westphalie et ailleurs. Tout près du consortium des mines, le Comptoir métallurgique centralise la vente des fontes brutes disponibles sur la production des Hauts Fourneaux de Meurthe-et-Moselle. Et, parallèlement à ces deux institutions, fonctionne le Comptoir des Poutrelles, spécialisé dans la vente des profilés T et U de toutes les usines françaises. Nous sommes ici au centre même de la lutte industrielle. Ce comptoir agit en concurrence directe avec le Stahl-Verband de Dusseldorf ; sur les 400 000 tonnes de la production nationale en poutrelles, il en exporte 70 000. De toute évidence, en des années plus calmes, notre Foire d’échantillons va lui servir à développer sa puissance d’expansion. La progression de notre effort se marque déjà dans les graphiques du Comité des Forges de France, attestant que notre production nationale en acier passe de 2 millions de tonnes en 1904 à 4 635 000 tonnes en 1913.

L’électro-métallurgie marque aussi ses progrès ; elle expose ses fontes synthétiques (produits Keller-Leleux), les objets en aluminium de Froges et de la Société française, les aciers Girod. Les constructeurs de navires, le groupe français pour la fourniture du matériel de chemins de fer ont tenu à s’associer à notre entreprise. Il convient qu’à l’avenir l’Etat et nos compagnies de transports renoncent à enrichir l’ennemi de leurs commandes. Dès maintenant, ce groupement de toutes nos forces métallurgiques procure une impression d’activité et de puissance dont il est impossible de ne pas se réjouir. Peut-être dans l’avenir l’adaptation aux besoins de notre Foire se fera-t-elle plus précise ; mais il est remarquable qu’en pleine guerre ces usines qui travaillent toutes pour la Défense nationale aient pu faire preuve de cette énergie. Tous ces échantillons et bien d’autres, des nouveautés comme les tubes en fer électrolytique de Bouchayer, attestent la vitalité de notre industrie et sa volonté résolue de supplanter la concurrence allemande, au lendemain de la victoire, dans les œuvres de la paix.

Une des grandes leçons de la première Foire d’Echantillons française, c’est la ressource immense qu’offre notre métallurgie au commerce d’exportation. On l’ignore trop. Les faits sont là cependant. En janvier 1914, un concours international a lieu pour une fourniture de câbles souterrains destinés à l’électrification des chemins de fer de Londres à Brighton ; les câbles prévus doivent fonctionner sous une tension alternative efficace de 60 000 volts, tension qui, jusqu’à ce jour, n’a pas eu d’autre application. La Société française des câbles électriques se trouve en concurrence avec les deux principales firmes allemandes ; c’est elle qui est retenue. — Voici une maison française (Bonvillain et Ronceray) qui fabrique du matériel de fonderie. Avant la guerre, elle fournissait à l’Allemagne des machines à mouler ; elle avait même pu installer une succursale à Düsseldorf ; son marché d’exportation est considérable. Ne doit-on pas l’encourager à créer de nouveaux comptoirs ? — La plus ancienne des maisons françaises de construction électrique, la Thomson-Houston, affirme et prouve que la technique allemande n’est pas supérieure à la nôtre ; elle a résolument abordé la construction d’appareils dont l’Allemagne croyait avoir le monopole : lampes électriques de toutes intensités, instrumens de téléphonie automatique, machines à grosse puissance, petit outillage à commande électrique, moteurs à faible puissance pour les métiers à tisser. Beaucoup de ces appareils, qui ont été exposés à Lyon, n’avaient été construits jusqu’à ce jour que par des firmes étrangères. Ils serviront à la France de demain, qui aura besoin de se reconstituer, mais ils iront aussi, sur les marchés du dehors, démontrer la valeur de la technique métallurgique française.

Pour l’appareillage électrique, l’industrie allemande arrivait à d’importans résultats. Elle fournissait surtout la lustrerie légère, dite art nouveau ; aucune maison française ne fabriquait ces suspensions à bon marché, ces lampes portatives en feuilles de cuivre découpé, estampé ou repoussé. Cette production réclamait un outillage considérable. Des maisons suisses (Turgi, le Phare) ont présenté à notre Foire des articles qui luttent avec avantage contre les similaires allemands. Les armatures ou lanternes étanches pour lampes demi-watt étaient aussi, avant la guerre, exclusivement allemandes ; elles sont fournies aujourd’hui par deux maisons françaises (Société Pétrier, Tissot et Raybaud, de Lyon, et Grimmeisen, de Paris). Il en était de même pour la lampe de poche que nos soldats du front ont si souvent réclamée ; plusieurs de nos industriels la fabriquent désormais. Enfin, l’Allemagne se faisait une spécialité des appareils de chauffage électrique : fers à repasser, bouilloires, radiateurs, réchauds, etc. On les trouvera maintenant en France, ainsi que les isolateurs à haute et basse tension, les interrupteurs, coupe-circuits. Les spécialistes nous affirment qu’après la guerre, la France aura cessé d’être tributaire pour tout l’appareillage électrique, à haute ou à basse tension ; le développement de firmes comme la firme Maljournal et Bourron prouve que le pays produira lui-même tous ses alternateurs, transformateurs, moteurs et les appareils s’y rapportant. Nous croyons même savoir que les verriers français se sont déclarés en état de remplacer, à bref délai, la verrerie austro-allemande. Et ce ne sera pas, pour notre industrie, l’une des libérations les moins sensibles.

C’est peut-être le lieu de dire aussi les efforts de notre bijouterie française pour organiser la lutte contre l’industrie allemande de Pforzheim. A Lyon, dans le Palais de la mutualité, spécialement aménagé à son usage, elle a présenté la petite joaillerie avec calibrage en pierres fines de couleurs ; les étuis à cigarettes en argent ; les fermoirs de sacs, spécialité allemande ; les extensibles pour bracelets-montres ; d’une façon générale, la bijouterie à bon marché. On sait que notre bijouterie nationale rencontre, pour lutter, à l’extérieur, contre l’invasion allemande, certaines graves difficultés qui résultent du régime de la garantie. Le gouvernement a le devoir de saisir au plus tôt le Parlement d’un projet de loi qui mette fin, par des solutions précises, aux entraves qui enserrent notre commerce d’exportation.


On ne saurait demander à une Foire des tissus ou du vêtement ce que l’on attend d’une Exposition. Dans l’Exposition, manifestation du luxe, spectacle avant tout, il s’agit d’éblouir. Peut-être veut-on bien se souvenir de l’éclat splendide dont notre soierie lyonnaise avait revêtu l’entreprise, si traversée, de 1914. Dans une Foire, tout est sacrifié aux affaires elles-mêmes ; tout décor doit être proscrit. Mais, en dépit de cette simplicité ou peut-être par cette simplicité même, les résultats obtenus ne sont que plus émouvans. En ces sections comme en toutes les autres, nos adhérens ont multiplié les preuves de leur courage et de leur initiative.

Le groupe des drapiers de Vienne, la collectivité des fabricans de drap d’Elbeuf et de Louviers, bien que leurs usines soient complètement réquisitionnées, figurent avec éclat dans notre organisation. La Manufacture parisienne de cotons, qui avait sa retorderie à Lille et à qui les Allemands ont volé ses matières premières, est présente à son poste de combat commercial. La retorderie de Saint-Dié, exposée sans cesse au bombardement, occupe, elle aussi, la place que nous lui avions réservée. J’aperçois un brave homme de commerçant anglais, marchand de draperies, de serges, de cotons imprimés. Sur la table où il prend ses ordres, il a placé les photographies de trois de ses fils, soldats, tous les trois, sur le front. Quelle meilleure recommandation ? Un peu plus loin, les filatures de Wesserling, si durement éprouvées par le canon allemand (je me rappelle avoir vu, au siège même de l’usine, l’état-major d’une division française), ont installé un stand où se succèdent les acheteurs. Le représentant, qui porte sur la poitrine le petit ruban tricolore, se félicite d’avoir reçu tant de commandes qu’il ne peut y donner satisfaction ; des Roumains lui ont offert des ordres ; il me cite même le nom d’un gros acheteur siamois qui est venu demander une collection d’échantillons pour l’Orient.

Partout on travaille, partout on s’ingénie et partout on se félicite du résultat obtenu. Il suffit, parfois, de la plus modeste découverte pour créer une industrie. On nous montre de petits rubans collés, en soie et coton, exécutés sans trame par la simple juxtaposition des fils, ce qui donne un lien, assez fragile dans sa largeur, mais très solide en sa longueur. La ville de Barmen s’en était fait, parait-il, une spécialité fort rémunératrice ; la ville de Villefranche-sur-Saône la combattra désormais. — De même, l’Allemagne s’était acquis le monopole du gant de tissu, du gant dit « Suédé » qui se faisait spécialement à Chemnitz sur les fameux métiers saxons. Dès maintenant, cette fabrication s’organise en France, à Paris, à Lyon, à Grenoble. Pour qui sait voir, c’est, dans tous les stands, notre affranchissement qui se prépare, c’est toute une vie nouvelle qui s’institue.

Le groupement de la pelleterie et de la fourrure a réuni dix-sept participans. Il présentait des pelleteries à l’état naturel, brutes, apprêtées et teintes, plus des fourrures confectionnées. Toutes les peaux à fourrures de notre pays, dites sauvagines, étaient offertes. L’Amérique du Nord avait fourni les loutres, les skunks, les rats, les renards, les pékans du Canada, les gloutons au long poil soyeux ; la Russie d’Europe, les ours, le petit-gris à la queue annelée de brun, les loups, les martres ; la Russie d’Asie les astrakans, les hermines et les zibelines ; la Chine, toute la série de ses peaux de chèvres, chèvres de Mongolie, chèvres du Thibet ; l’Australie ses opossums, ses kanguroos, ses wallabys ; l’Amérique du Sud, ses chinchillas et ses ragondins. J’ai même vu là quelques belles peaux de panthères d’Abyssinie, d’un cuir très souple, d’un dessin merveilleusement régulier. Nous ne prétendons pas avoir, pour une première année, obtenu le mouvement d’affaires qui signalait, avant la guerre, le Brühl de Leipzig. Mais les acheteurs nous sont venus nombreux de toute la France, d’Italie, d’Angleterre, de Portugal, de Suisse et d’Espagne. Si la banque française veut bien seconder nos efforts, si nos apprêteurs et teinturiers développent leurs moyens d’action, nous affirmons que nous pourrons, sans plus de retard, nous affranchir de la tutelle allemande que notre commerce de fourrures avait si lourdement subie.


Certes, s’il est une industrie qui doive échapper au servage allemand, c’est bien l’industrie du jouet où l’art, la façon, le goût tiennent une si large place. On a vu cependant à quel point nous étions tributaires. La Foire de Lyon a marqué notre volonté d’affranchissement. Telle Société industrielle de celluloïd, purement parisienne, s’offre déjà à remplacer les produits de Mannheim ; des acheteurs suisses, italiens, espagnols, hollandais, argentins, brésiliens lui ont pris de très grosses commandes ; elle a dû les inviter à réduire les ordres. « Si je pouvais livrer, me déclare le chef de maison, je prendrais, en poupées, pour deux millions de commandes. La plus forte maison de Buenos-Aires (Hartmanshenn et Cie), qui se fournissait d’ordinaire à Leipzig, est venue s’approvisionner à Lyon. Des Sociétés Oyonnaxiennes se félicitent avant tout des affaires qu’elles ont engagées, leur production étant limitée cette année par suite de la réquisition de leurs usines pour la nitration du coton. La fabrique Neuchâteloise d’objets en bois, les tourneries du Jura, les magasins d’articles en corne de Niort, les maisons de jouets en tissus qui travaillent sur de charmans modèles de Benjamin Rabier ne cessent de remplir leurs carnets. Plusieurs stands offrent avec succès des voitures d’enfans. La Fédération du jouet français, qui s’est fondée en 1915, escompte, par cet afflux de commandes, le rapide développement de son industrie. L’ancienne maison Jumeau, qui déclare lutter contre l’Allemagne depuis dix-sept ans, estime que, si les tarifs douaniers sont bien établis, au moment de la paix, le « bébé allemand, » fabriqué à Sonneberg, ne pourra plus rentrer en France. Les Américains ont leur part de l’aubaine ; sous mes yeux, une de leurs maisons vend à un client anglais quinze cents grosses de poupées en métal.

On sait que nos glorieux mutilés sont dirigés, en divers ateliers, vers cette fabrication pleine d’avenir. Notre Ecole Joffre, de Lyon, a eu sa part de succès. L’Atelier du blessé, que patronnent Mmes Viviani et Paul Poiret, triomphe. Il expose les travaux exécutés au Grand Palais, dans les hôpitaux Buffon et des Arts et Métiers : vannerie fine, étains repoussés, sacs de cuir, boites à parfums, petits objets de toute façon précieux, d’un art charmant et complètement français ; chacun d’entre eux porte le nom du soldat qui l’a exécuté. D’adorables compositions, groupant de spirituelles silhouettes de bois, reproduisent, avec les corrections de la fantaisie la plus gracieuse, des scènes du Vieux-Biskra ou du pays Basque, un marché en Bretagne, un village d’Alsace. Art savant et ingénu tout ensemble, où les grands enfans que nous sommes prennent encore plus de plaisir que les petits ; la couleur a de l’esprit autant que la ligne ; il n’est aucun de ces bibelots que ne dore un joli rayon de grâce française.

C’est un art plus savant encore, mais toujours bien français, qui fait naître les animaux en porcelaine de Sandoz, présentés par Théodore Haviland, ou les délicieuses poupées en étoffe de Bricon. Le Nain Jaune, le Petit Chaperon Rouge, la Belle aux Cheveux d’Or, Barbe-Bleue, Cendrillon, le Petit Poucet, revivent ici, animés par le plus pittoresque et le plus ingénieux des créateurs de fantaisie, petits chefs-d’œuvre presque trop spirituels pour des yeux d’enfans qui ne pourront y découvrir tout ce qu’ils recèlent de malice, d’observation, d’habileté dans l’association des petites loques précieuses. Ailleurs, des Ligues destinées à protéger nos industries rurales (Œuvres de Mme la duchesse d’Uzès, de Mme la comtesse de Las Cases, de Mlle Valentine Thomson, de Mme B. Larrivé) assemblent leurs travaux variés. La fabrication du jouet n’est pas leur seul but ; désireuses d’assurer à nos paysans et paysannes un supplément de ressources, résolues aussi à protéger nos mœurs régionales, elles encouragent toutes les industries à la main, broderies, dentelles, lingerie, vannerie fine, tissus. Il faut que la femme de Bresse n’oublie pas l’art charmant du bonnet et que la Bretonne continue à confectionner ces costumes si délicieusement variés selon les villages et les bourgs. On s’en souvient, c’est le programme des Koustaris. Puisse cet heureux mouvement se propager et nous pourrons dire adieu aux importations de goût contestable qui ne servaient qu’à enrichir les paysans, — ou les exploiteurs, — de Thuringe et de Franconie !


PAYS DE PROTECTORAT ET COLONIES FRANÇAISES

L’Afrique du Nord a occupé, dans notre Foire d’Echantillons, la place la plus honorable. En dehors des spécimens qu’elles présentent dans chaque réunion commerciale, l’Algérie et la Tunisie ont produit d’intéressantes nouveautés ; par exemple, pour l’Algérie, ce Kieselghur oranais ou terre d’infusoires, dont l’exportation (8 000 tonnes en 1913) progresse sans cesse, et qui sert soit au filtrage des liquides, soit au polissage, soit à la céramique, soit, en raison de son pouvoir absorbant, à la fabrication des explosifs. La Tunisie, outre ses richesses déjà cataloguées, nous a fait connaître cette typha ou paille des marais que l’Italie recherche, dans son industrie chapelière, pour mélanger au feutre la soie légère de sa massette.

Le Maroc, surtout, s’est distingué. On sait que, depuis le début de la guerre, M. le général Lyautey, hardi et prudent tout ensemble, a choisi, pour la défense du protectorat, la politique habile qui consiste à en faire un chantier actif et fécond. Non seulement il n’a pas ramené nos troupes et nos colons sur la côte, comme on le lui a peut-être demandé, mais il a consolidé notre occupation, affermi et étendu le prestige de la France. L’Exposition franco-marocaine de Casablanca fut l’acte essentiel de cette politique, acte plein de sens, malgré ses apparences paradoxales. La France, qui n’est venue officiellement au Maroc qu’en 1907, et qui, depuis cette date, y avait travaillé on collaboration avec trois ou quatre autres peuples, dont l’Allemagne, s’affranchissait d’un seul coup. Les produits austro-allemands, comme nous l’a raconté M. Jean Wilms, rédacteur de la Vigie Marocaine, étaient, sans répit, contre-attaques. Les marchands musulmans s’habituaient à fréquenter nos bureaux de renseignemens économiques. Les commerçans français envoyaient de si nombreux échantillons qu’il fallait les rassembler : d’où l’Exposition. M. Terrier, directeur de l’Office du gouvernement chérifien ; M. Victor Berti, sous-directeur du contrôle de la Dette, multipliaient les efforts ; des missionnaires, MM. Luret et Toulzat, parcouraient la France, à la recherche de concours. La manifestation de Casablanca a été l’une des plus évidentes démonstrations de la vigueur de notre génie national, lorsqu’il se sent menacé. Elle a fait apparaître du même coup l’importance économique d’une contrée qui importe déjà pour 231 millions de francs, qui a besoin d’un outillage considérable et qui exporte, en produits d’agriculture et d’élevage, pour 46 millions (orge, blé, maïs, amandes, graines de lin, bœufs, peaux, laines, œufs, etc.). L’Allemagne était le troisième fournisseur et le troisième client du Maroc, après la France et l’Angleterre.

À Lyon, l’acheteur marocain et le vendeur français se sont rencontrés. Une importante délégation de commerçans indigènes a parcouru les stands avec avidité : l’industriel français a pu étudier les produits allemands, échantillonnés sur des cartes où se lisait la marque de la Compagnie Mannesmann. Nous pensons avoir servi, de cette façon, la politique de M. le général Lyautey, dont la bienveillance affectueuse nous a, du reste, constamment soutenus.

Pour cette première manifestation, nous ne pouvions pas demander aux colonies françaises la participation importante qu’elles nous ont promise et qu’elles nous donneront pour la deuxième Foire. Cependant, groupées en deux stands, par les soins de notre Office colonial, elles ont tenu à démontrer qu’elles entendaient jouer leur rôle dans la lutte commerciale engagée par la métropole.

Il est nécessaire que, désormais, nos colonies n’exportent plus leurs marchandises qu’au profit de la France, de ses alliés et de ses amis ; pour arriver à ce résultat, n’est-il pas évident qu’un large entrepôt d’échantillons doit être ouvert aux marchands indigènes ou aux commerçans ? Le marché d’échantillons met en présence le vendeur ou son intermédiaire et l’acheteur venu des pays les plus variés. Des contacts nouveaux s’établissent, des courans nouveaux se créent, des besoins nouveaux se révèlent. La vie opère librement. Dès cette année, dans les deux stands modestes où elle était enfermée, notre organisation coloniale a su entrevoir son avenir. Nos commerçans ont pu se rendre compte de l’ingéniosité allemande, qui fabrique indifféremment, pour les indigènes, des porte-monnaie ou des outils, des réveils à 4 fr. 50 ou des pommades mal odorantes, des Bouddhas en verre, des urnes funéraires ou des serrures à sonnettes. Ils n’auront pas de peine à faire mieux ; j’espère qu’ils parviendront à vendre aux mêmes prix, et les marchands de nattes d’Annam ou de chapeaux malgaches retourneront, après avoir eux-mêmes pris des commandes, munis de marchandises françaises, ou, tout au moins, de produits originaires de pays alliés.


IV. — LES ESPÉRANCES

A l’avenir, nous travaillerons à multiplier les contacts entre les divers intérêts français. Nous insistons sur cette idée qu’une Foire d’Echantillons est non seulement un comptoir de produits, mais un laboratoire de recherches. On doit y échanger non seulement des marchandises, mais des services.

Avant tout, nous poursuivrons le produit allemand là où il tentera de revenir. Nous le remplacerons avec avantage. Notre Côte d’Azur, par exemple, était spécialement contaminée par les Austro-Allemands, fournisseurs des grands hôtels dont ils étaient actionnaires. L’orfèvrerie était livrée par la maison Krupp de Bensdorf ; venaient aussi d’Allemagne l’ameublement, le chauffage central, la lingerie, les articles de cuisine, etc. Aussi a-t-on institué à Nice, sous l’impulsion de M. Exibard, et avec le concours de toutes les Associations commerciales, un musée d’échantillons qui sera constitué sur le type des musées de Hambourg. De telles initiatives ne peuvent que renforcer la nôtre ; nous les soutiendrons de notre mieux en remplaçant sur l’une des régions les plus riches de la terre française les indiscrètes importations de nos ennemis.

Nous avons déjà dit l’intérêt que nous attachions au développement des relations commerciales entre la France, ses colonies et les pays placés sous son protectorat.

La Tunisie, — qu’on nous permette encore cet exemple, — devra profiter beaucoup de nos futures réunions pour la vente de ses produits variés : céréales, laines, huiles, vins, peaux, alfas, plombs, sels, dentelles arabes, tapis, etc. Notre protectorat était très menacé dans ses intérêts par l’exploitation germanique. C’est ainsi que ses minerais de zinc, de plomb, étaient achetés par des firmes allemandes qui les travaillaient et les retournaient ensuite en France. De même, les Autrichiens s’étaient emparés de deux salines, l’une dans les environs de Zarzis, l’autre près de Nabeul ; le président de la Chambre de commerce de Tunis a dû faire installer, lui aussi, un musée austro-allemand, exposé à l’Office Tunisien du Palais Royal (galerie d’Orléans). Il comprend 2 175 échantillons et environ 215 albums, avec le prix des marchandises calculé franco Tunis, et les conditions de paiement. Il conviendra, après la guerre, d’étudier certaines difficultés qui limitent l’exportation tunisienne. Comment expliquer, par exemple, que le plomb tunisien paie, pour entrer en France, plus cher que le plomb espagnol ? Par la Foire d’Echantillons, la Tunisie, qui expédie déjà ses huiles et céréales à Marseille, ses orges de brasserie à Rouen, à Dunkerque, en Angleterre, saura, d’une part, faire connaître ses besoins, et, d’autre part, étendre ses marchés.

Ces réunions annuelles nous serviront à faire l’inventaire de nos ressources nationales. Quel parti magnifique la librairie française n’en pourrait-elle pas tirer ? Qui de nous, en voyageant, ne s’est pas indigné de voir par quelles productions immondes notre réputation se trouvait compromise à l’étranger ? Des livres de cette sorte, nous ne les admettrons jamais. Il n’y a pas une littérature française pour l’intérieur et une littérature pour l’exportation. Il n’y a qu’une littérature française, faite du génie de notre passé et de notre présent. Avec quelle joie nous la verrions s’offrir à ces étrangers avides de lecture qui demandent à nous connaître et, pour nous connaître, à nous étudier ! Et, puisque le tourisme, lui aussi, s’est modernisé, puisque les initiatives les plus intelligentes en ont fait une véritable industrie, au sens noble du mot, quel champ d’action ne trouverait-il pas sur un marché où se croisent tant d’acheteurs riches, prompts à discerner ce qui offre un intérêt véritable. Il nous suffit de livrer cette idée à notre Touring-Club pour qu’il l’applique avec ses méthodes ; nous serions audacieux de vouloir lui donner des conseils ; nous nous contentons d’une suggestion.

Au dehors de la France, en dehors de nos possessions, le champ qui s’offre à nous n’a plus de limites et nous ne pouvons songer qu’à donner quelques indications.

Demain, la Belgique se relèvera de ses ruines. Deux ministres belges sont venus étudier nos efforts ; ils les ont appréciés avec une bienveillance que leur pays, nous en sommes sûrs, ratifiera quand la Belgique et la France, à tout jamais isolées de l’Allemagne, devront s’unir plus étroitement que jamais pour la réparation du passé et la préparation de l’avenir.

L’Allemagne aura dressé contre elle, en ennemies irréconciliables, toutes les nations riches. Après l’étroite entente militaire d’aujourd’hui, l’Angleterre établira, sans doute aucun, avec la France une entente commerciale où chacune des deux nations devra trouver son profit. On y travaille, on s’y prépare. Le Comité franco-britannique, présidé par M. E. Boutroux, n’a pas d’autre but. « Il faut, déclare l’un des secrétaires de cette organisation, M. Alfassa, que s’établissent de nouveaux courans où les deux pays alliés puissent trouver l’équivalent des productions qu’ils prenaient en Allemagne, car, seuls, les liens d’intérêt entre les peuples présentent quelque caractère de permanence. » On ne saurait mieux dire. Pour se rendre compte de l’importance de l’œuvre à réaliser, il suffit de parcourir la très instructive brochure publiée récemment par notre Office national du commerce extérieur (le Commerce français et l’Angleterre), œuvre de M. Corbes, consul, chargé du vice-consulat de France à Douvres et à Folkestone. Nous lui empruntons quelques documens. Avant la guerre, l’Angleterre était un des principaux marchés pour l’écoulement des produits allemands et austro-hongrois. En 1913, les exportations anglaises en Allemagne et en Autriche-Hongrie représentent 1 milliard 125 millions de francs ; les importations allemandes se chiffrent à liv. sterl. 80 412 000, les importations françaises à liv. sterl. 46 533 000. Certes, le progrès de nos ventes s’accentuait, mais de façon insuffisante. L’Angleterre demeurait le plus gros client de l’Allemagne ; l’Allemagne vendait à bon marché des articles en série ; ses voyageurs acceptaient toutes les commandes ; le crédit se conformait aux convenances de l’acheteur. Les prix s’établissaient au port le plus proche ou même au magasin du client. S’il est vrai, comme l’affirme M. Jean Périer, que la production française soit complémentaire de la production britannique, quelle perspective pour nous ! La Grande-Bretagne elle-même produira davantage et nous nous en réjouissons ; elle ne voudra plus acheter à l’ennemi les jouets de l’enfant, la traditionnelle arche de Noé, la poupée, le soldat de plomb, l’aéroplane, le sous-marin. On ne voudra plus imprimer le livre anglais sur une machine allemande. Nous-mêmes, nous serons heureux de demander à nos amis anglais leurs nombreuses spécialités. Un accord précis devra intervenir entre eux et nous ; bien des habitudes seront à modifier. Nous irons à la Foire de Londres ; nos alliés viendront à la Foire de Lyon et, par leurs rapports directs, par leurs échanges de vues, les commerçans des deux pays féconderont l’œuvre accomplie en commun par les deux armées.

Ainsi de la Russie. — Dès cette année, la Chambre de commerce russo-française de Petrograd a commencé son action en notre faveur. « Le bon grain semé, nous écrivait-elle, devra donner une abondante récolte pour la Foire de 1917. » Ce n’est pas, certes, le terrain qui manque. L’essor économique de la Russie, au cours des vingt dernières années, apparaît prodigieux [8]. Le chiffre des exportations passe de 1 milliard de roubles en 1903 à 1 milliard 520 millions en 1913 ; les importations s’élèvent, dans le même temps, de 681 millions à 1 milliard 374 millions de roubles. L’agriculture se développe rapidement depuis l’oukase de 1906 qui a permis au paysan de posséder sa terre. La misère diminue chaque jour ; les mesures prises contre l’alcoolisme la réduiront encore. Le marché russe tend à absorber de plus en plus les valeurs émises par l’Etat. Nul pays n’a de pareilles garanties d’avenir.

Or, sur les 1 374 millions de roubles que représente l’importation de 1913, l’Allemagne livre 652 millions, la France 57. L’Allemagne fournit 50 pour 100 des besoins de la Russie, la France 4 pour 100. Pour le commerce des plantes et fleurs, par exemple, nous exportions une valeur de 408 000 roubles, l’Allemagne fournissait pour 13 154 000 de roubles. Veut-on laisser subsister une telle situation ? L’Angleterre ne doit-elle pas se joindre à nous pour transformer de tels résultats ? Que deviendrait une amitié politique contrebattue par une telle action commerciale ? Même pour le tissu de soie et de mi-soie, l’Allemagne nous devance en Russie. La douane russe est, cependant, la même pour elle que pour nous ! Ici encore, tout est à reprendre, tout doit être organisé. Qu’attendent les grandes Commissions instituées pour diriger notre effort vers ce marché ami ? En vérité, les commerçans, russes et français, se connaissent trop peu. Il faut les mettre en contact, rapprocher, au moins, leurs représentans, leurs commissionnaires. N’est-ce pas encore le rôle d’une Foire d’échantillons ? Elle ne fera pas tout le nécessaire ; mais elle apportera sa collaboration, efficace et directe, à une œuvre qui ne peut plus être retardée.

On citerait encore bien des exemples. Les Etats-Unis ne pourraient-ils venir nous présenter leur matériel de transports, leurs machines spéciales, si variées, si souvent copiées par les Allemands, introduites en France à la faveur du traité de Francfort ? Dans un autre ordre de faits, ne devraient-ils pas nous soumettre ces objets ingénieux de fantaisie nés de l’imagination américaine, ces yankee-notions que l’Allemagne copiait aussi et nous offrait comme des produits de son invention ?

Nous voulons atteindre jusqu’à la Chine. — M. le docteur Legendre, médecin principal de l’armée coloniale qui doit, cette année même, partir une fois de plus pour l’Extrême-Orient à la tête d’une nouvelle mission scientifique, nous affirme, avec l’autorité que lui confèrent ses longs séjours en Chine et ses travaux sur ce pays, qu’il sera possible, dès l’année 1917, de conduire à notre Foire d’Échantillons des groupes importans de gros commerçans chinois ; ces négocians nous viendraient surtout de la région des grands ports et seraient disposés à acheter dans notre pays les marchandises que vont leur vendre les Allemands. Par ce procédé, nous pourrions nouer des relations durables avec des négocians aptes à s’attacher, riches, excellens payeurs ; nous verrions diminuer peu à peu l’écart si fâcheux qui sépare notre chiffre d’importations chinoises en France (environ 140 millions de francs) et notre exportation française en Chine (environ 12 millions de francs).

Ce développement de notre commerce avec la Chine serait intéressant, surtout au moment où nous essayons de dériver en partie le commerce de la riche province du Se-tchouen, plus vaste que la France, avec ses 700 000 kilomètres carrés. Le transit s’effectue encore par le Fleuve Bien ; mais nous prolongeons notre chemin de fer de pénétration entre le terminus actuel, Yun-nan, et le grand marché de Soui-fou. Il n’y a que 1 600 kilomètres environ de Soui-fou à Haï-phong ; il y en a près de 3 000 de Soui-fou à Chang-hai, et la voie fluviale est très mauvaise sur une partie du parcours. Nos amis Anglais veulent, de leur côté, relier Calcutta à Chang-haï par un transversal qui se heurte aux difficultés du massif du Yun-nan. Ces efforts, comme les nôtres, doivent avoir pour conséquence le développement du marché d’exportation anglo et franco-chinois.

Nos ambitions vont plus loin encore. Notre première adhésion, pour la Foire de 1917, nous arrive des Antilles anglaises. On nous demande un stand, « où seront exposés, non seulement les produits des îles de la Trinité et Tobago, mais aussi ceux du Demerara, après entente avec le comité de Georgetown. »

Travaillons donc ; le champ est immense qui s’offre à notre labeur. Un monde nouveau va naitre ; un nouvel ordre économique s’établit. Tous les vieux cadres sont brisés ; il faut tout reconstruire. Un ardent besoin de renaissance secoue notre pays. Dans l’ordre des idées, nous voyons se fonder une association comme l’Union française, qui veut assembler les Français « dans une action commune pour une meilleure utilisation des forces matérielles, intellectuelles et morales du pays. » Une autre Union se constitue pour créer et défendre une marque destinée à certifier les produits de l’industrie française (Union nationale inter-syndicale des marques collectives). Vers la fin de 1915, a été créée, à Paris, l’Association nationale d’expansion économique, que dirige M. Cruchon-Dupeyrat, ministre plénipotentiaire, et que patronne M. David Mennet, président de la Chambre de commerce de Paris. — A merveille, si tous ces beaux programmes engendrent des actes. Des faits ; de grâce, des faits ! Les bonnes volontés ne nous suffisent plus ; pour mener à bien le grand œuvre qui s’impose, nous voulons des volontés.

Après cette guerre atroce, c’est tout un plan nouveau d’action qui va s’imposer à nous. Il faudra, — nulle réforme n’est plus urgente, — que la volonté chargée de l’exécution se mette au service de l’intelligence qui découvre et conçoit. Pour que le patron puisse faire face à ses devoirs, qui seront lourds, pour que l’ouvrier puisse gagner les forts salaires dont il aura besoin, il faudra enrichir la France. Ce sera le devoir des hommes d’État. On devra résolument écarter les méthodes, — et les personnes, — qui feront obstacle à ce programme. Un nouvel outillage économique nous sera indispensable, ainsi, sans doute, qu’un nouvel outillage administratif. Nous croyons avoir le droit d’affirmer, après une première expérience, que le maintien et le développement d’une Foire française d’échantillons fait partie de ce plan. Évitons les jalousies funestes de ville à ville, les initiatives imprudentes, les complications dangereuses. Assez d’objets, assez de buts s’offrent à nos activités. Les esprits attentifs voudront bien réfléchir aux dommages que la France a subis, subit et subira encore pour avoir voulu entretenir un trop grand nombre de ports, tandis que l’Allemagne concentrait ses moyens au profit de Hambourg. Évitons de tomber dans le même danger pour les Foires d’échantillons ! Qu’on nous laisse conduire cette bataille ! Nous répondons de la victoire.

  1. Voyez La Russie à la fin du XIXe siècle, sous la direction de M. de Kovalevsky, Paris, Guillaumin, 1900, pp. 646 et suiv. — Voyez aussi Le Dictionnaire du Commerce de MM. Yves Guyot et Raffalovich, Paris, Guillaumin, t. II, article Nijni-Novgorod ; — The Russian year-book for 1911, compiled by Howard P. Kennard, London, Eyre and Spottiswoode ; — The Russian year-book for 1912, ibid. ; — Bulletin de la Chambre de commerce russe de Paris.
  2. En 1914, les transactions représentent 18 918 000 roubles. A la suite de la loi du 9 juin 1912 interdisant la chasse aux zibelines, il est importé 5 000 peaux contre 11 000 l’année précédente. (Bull. Ch. Comm. russe, juillet 1914.)
  3. Paris, Armand Colin, 1915.
  4. Dans La Science sociale, n° de juin 1910, Paris, 56, rue Jacob. — Les quatre chapitres de M. Jules Hurel sur Leipzig dans La Bavière et la Saxe (Paris, Charpentier, 1911) ne sont guère qu’un résumé du rapport Arqué.
  5. Frankfurter Zeitung du 14 décembre 1915.
  6. Voyez les Foires de Lyon aux XVe et XVIe siècles, par Marc Brésard ; Paris, Aug. Picard, 1914.
  7. Parallèlement au Conseil d’administration de la Société, un Comité fonctionne qui a préparé et qui administre l’entreprise. On nous permettra de citer le nom des hommes de toute origine, de toute opinion, qui ont donné sans compter leur temps et leurs forces pour assurer le succès de la première Foire française : M. Arlaud, citoyen suisse, MM. Biron, Faurax, Fougère, Mermillon, conseillers généraux ; MM. Victor, Gourju, Peillod, Rambaud, Robin, Tribolet, Thévenon, Vial, conseillers municipaux ; MM. Lignon, Rivoire, Barret, Perrin, Richard, Robatel, Brunier, Coquard, Péronnet. membres de la Chambre de commerce ; M. Cabaud, consul impérial de Russie ; M. Bovagnet, président du Comité républicain du commerce ; M. Bonnier, président de la Chambre de commerce de Vienne ; M. Tavernier, président de la Chambre de commerce de Saint-Étienne ; MM. Guichard, Payen. Pétrier, Thivet, président et membres de la Ligue de défense des intérêts français ; M. Chalumeau, ingénieur en chef de la ville ; M. Meysson, architecte en chef ; M. de Watteville, banquier.
  8. Voyez le Rapport de M. Louis Pradel à la Chambre de commerce de Lyon, séance du 20 janvier 1916.