Une page d’amour/Cinquième partie

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Charpentier (p. 326-406).


CINQUIÈME PARTIE


I


Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque Hélène rentra.

Pendant qu’elle montait péniblement l’escalier en s’aidant de la rampe, son parapluie s’égouttait sur les marches. Devant sa porte, elle resta quelques secondes à souffler, encore étourdie du roulement de l’averse autour d’elle, du coudoiement des gens qui couraient, du reflet des réverbères dansant le long des flaques. Elle marchait dans un rêve, dans la surprise de ces baisers qu’elle venait de recevoir et de rendre ; et, tandis qu’elle cherchait sa clé, elle songeait qu’elle n’avait ni remords ni joie. Cela était ainsi, elle ne pouvait faire que cela fût autrement. Mais elle ne trouvait pas sa clé ; sans doute elle l’avait oubliée dans la poche de son autre robe. Alors, elle fut très-contrariée, il lui sembla qu’elle s’était mise à la porte de chez elle. Elle dut sonner.

— Ah ! c’est Madame, dit Rosalie en ouvrant. Je commençais à être inquiète.

Et, prenant le parapluie pour le porter à la cuisine, sur la pierre de l’évier :

— Hein ? quelle pluie !… Zéphyrin, qui vient d’arriver, était trempé comme une soupe… Je me suis permis de le retenir à dîner, madame. Il a la permission de dix heures.

Hélène, machinalement, la suivait. Elle semblait avoir le besoin de revoir toutes les pièces de son appartement, avant d’ôter son chapeau.

— Vous avez bien fait, ma fille, répondit-elle.

Un instant, elle se tint sur le seuil de la cuisine, regardant les fourneaux allumés. D’un geste instinctif, elle ouvrit une armoire et la referma. Tous les meubles étaient à leur place ; elle les retrouvait, cela lui causait un plaisir. Cependant, Zéphyrin s’était levé respectueusement. Elle sourit, en lui adressant un léger signe de tête.

— Je ne savais plus si je devais mettre le rôti, reprit la bonne.

— Quelle heure est-il donc ? demanda-t-elle.

— Mais bientôt sept heures, madame.

— Comment ! sept heures !

Et elle resta très-étonnée. Elle avait perdu la conscience du temps. Ce fut pour elle un réveil.

— Et Jeanne ? dit-elle.

— Oh ! elle a été bien sage, Madame. Même je crois qu’elle s’est endormie, car je ne l’ai plus entendue.

— Vous ne lui avez donc pas donné de la lumière ?

Rosalie resta embarrassée, ne voulant pas raconter que Zéphyrin lui avait apporté des images. Mademoiselle n’avait pas bougé, c’était que mademoiselle n’avait besoin de rien. Mais Hélène ne l’écoutait plus. Elle entra dans la chambre, où un grand froid la saisit.

— Jeanne ! Jeanne ! appela-t-elle.

Aucune voix ne répondait. Elle se heurta contre un fauteuil. La porte de la salle à manger, qu’elle avait laissée entre-bâillée, éclairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit que la pluie tombait dans la pièce, avec ses souffles humides et son ruissellement continu. Alors, en se tournant, elle aperçut le carré pâle que la fenêtre taillait dans le gris du ciel.

— Qui donc a ouvert cette fenêtre ! cria-t-elle. Jeanne ! Jeanne !

Toujours pas de réponse. Une inquiétude mortelle la serrait au cœur. Elle voulut voir à cette fenêtre ; mais, en tâtant, elle sentit une chevelure, Jeanne était là. Et, comme Rosalie arrivait avec une lampe, l’enfant apparut, toute blanche, dormant la joue sur ses bras croisés, tandis que l’éclaboussement des gouttes tombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue de désespoir et de fatigue. Ses grandes paupières bleuâtres retenaient dans leurs cils deux grosses larmes.

— Malheureuse enfant ! balbutiait Hélène, s’il est permis !… Mon Dieu, elle est toute froide !… S’endormir là, et par un pareil temps, lorsqu’on lui avait défendu de toucher à la fenêtre !… Jeanne, Jeanne, réponds-moi, réveille-toi !

Rosalie s’était prudemment esquivée. La petite, que sa mère avait enlevée entre ses bras, laissait aller sa tête, comme ne pouvant secouer le sommeil de plomb qui s’était emparé d’elle. Pourtant, elle ouvrit enfin les paupières ; et elle restait engourdie, hébétée, les yeux blessés par la lampe.

— Jeanne, c’est moi… Qu’as-tu ? Regarde, je viens de rentrer.

Mais elle ne comprenait pas, murmurant d’un air de stupeur :

— Ah !… ah !…

Elle examinait sa mère, comme si elle ne l’eût pas reconnue. Puis, tout d’un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grand froid de la chambre. Ses idées revenaient, les larmes de ses cils roulèrent sur ses joues. Elle se débattait, voulant qu’on ne la touchât pas.

— C’est toi, c’est toi… Oh ! laisse, tu me serres trop. J’étais si bien.

Et, glissée de ses bras, elle avait peur d’elle. D’un regard inquiet, elle remontait de ses mains à ses épaules ; une des mains était dégantée, elle reculait devant le poignet nu, la paume moite, les doigts tièdes, de l’air sauvage dont elle fuyait devant la caresse d’une main étrangère. Ce n’était plus la même odeur de verveine, les doigts avaient dû s’allonger, la paume gardait une mollesse ; et elle restait exaspérée au contact de cette peau qui lui semblait changée.

— Voyons, je ne te gronde pas, continuait Hélène. Mais, vraiment, est-ce raisonnable ?… Embrasse-moi.

Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu cette robe, ni ce manteau à sa mère. La ceinture était lâche, les plis tombaient d’une façon qui l’irritait. Pourquoi donc revenait-elle si mal habillée, avec quelque chose de très-laid et de si triste dans toutes ses affaires ? Elle avait de la boue à son jupon, ses souliers étaient crevés, rien ne lui tenait sur le corps, comme elle le disait elle-même, lorsqu’elle se fâchait contre les petites filles qui ne savaient pas s’habiller.

— Embrasse-moi, Jeanne.

Mais l’enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui lui paraissait plus forte. Elle était montée au visage, elle s’étonnait de la petitesse lassée des yeux, de la rougeur fiévreuse des lèvres, de l’ombre étrange dont la face entière était noyée. Elle n’aimait pas ça, elle recommençait à avoir mal dans la poitrine, comme lorsqu’on lui faisait de la peine. Alors, énervée par l’approche de ces choses subtiles et rudes qu’elle flairait, comprenant qu’elle respirait là l’odeur de la trahison, elle éclata en sanglots.

— Non, non, je t’en prie… Oh ! tu m’as laissée seule, oh ! j’ai été trop malheureuse…

— Mais puisque je suis rentrée, ma chérie… Ne pleure pas, je suis rentrée.

— Non, non, c’est fini… Je ne te veux plus… Oh ! j’ai attendu, j’ai attendu, j’ai trop de mal.

Hélène l’avait reprise et l’attirait doucement, tandis que l’enfant s’entêtait, répétant :

— Non, non, ce n’est plus la même chose, tu n’es plus la même.

— Comment ? Qu’est-ce que tu dis là, mon enfant ?

— Je ne sais pas, tu n’es plus la même.

— Tu veux dire que je ne t’aime plus ?

— Je ne sais pas, tu n’es plus la même… Ne dis pas non… Tu ne sens plus la même chose. C’est fini, fini, fini. Je veux mourir.

Toute pâle, Hélène la tenait de nouveau dans ses bras. Ça se voyait donc sur son visage ? Elle la baisa, mais la petite frissonnait, d’un air de si profond malaise, qu’elle ne lui mit pas au front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l’une ni l’autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la révolte nerveuse qui la raidissait. Hélène songeait qu’il ne fallait pas donner d’importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avait une sourde honte, le poids de sa fille sur son épaule la faisait rougir. Alors, elle posa Jeanne à terre. Toutes deux furent soulagées.

— Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, reprit Hélène. Nous arrangerons tout ça.

L’enfant obéit, se montra très-douce, un peu craintive, avec des regards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux la secoua.

— Mon Dieu ! te voilà malade, maintenant. Je ne puis vraiment m’absenter une seconde… Tu as eu froid ?

— Oui, maman, dans le dos.

— Tiens ! mets ce châle. Le poêle de la salle à manger est allumé. Tu vas avoir chaud… Est-ce que tu as faim ?

Jeanne hésita. Elle allait dire la vérité, répondre non ; mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant à mi-voix :

— Oui, maman.

— Allons, ce ne sera rien, déclara Hélène, qui avait besoin de se rassurer. Mais, je t’en prie, méchante enfant, ne me fais plus de ces peurs.

Comme Rosalie revenait annoncer que madame était servie, elle la gronda vivement. La petite bonne baissait la tête, en murmurant que c’était bien vrai, qu’elle aurait dû veiller sur mademoiselle. Puis, pour calmer madame, elle l’aida à se déshabiller. Bon Dieu ! madame était dans un joli état ! Jeanne suivait les vêtements qui tombaient un à un, comme si elle les eût interrogés, en s’attendant à voir glisser de ces linges trempés de boue les choses qu’on lui cachait. Le cordon d’un jupon surtout ne voulait pas céder ; Rosalie dut travailler un instant pour en défaire le nœud ; et l’enfant se rapprocha, attirée, partageant l’impatience de la bonne, se fâchant contre ce nœud, prise de la curiosité de savoir comment il était fait. Mais elle ne put rester, elle se réfugia derrière un fauteuil, loin des vêtements dont la tiédeur l’importunait. Elle tournait la tête. Jamais sa mère changeant de robe ne l’avait gênée ainsi.

— Madame doit se sentir à son aise, disait Rosalie. C’est joliment bon, du linge sec, lorsqu’on est mouillé.

Hélène, dans son peignoir de molleton bleu, poussa un léger soupir, comme si elle eût en effet éprouvé un bien-être. Elle se retrouvait chez elle, allégée, n’ayant plus à ses épaules le poids de ces vêtements qu’elle avait traînés. La bonne eut beau lui répéter que le potage était sur la table, elle voulut même se laver le visage et les mains à grande eau. Quand elle fut toute blanche, humide encore, le peignoir boutonné jusqu’au menton, Jeanne revint près d’elle, lui prit une main et la baisa.

À table pourtant, la mère et la fille ne parlèrent point. Le poêle ronflait, la petite salle à manger s’égayait avec son acajou luisant et ses porcelaines claires. Mais Hélène semblait retombée dans cette torpeur qui l’empêchait de penser ; elle mangeait machinalement, d’un air d’appétit. Jeanne, en face d’elle, levait ses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas un de ses gestes. Elle toussa. Sa mère, qui l’oubliait, s’inquiéta tout d’un coup.

— Comment ! tu tousses encore !… Tu ne te réchauffes donc pas ?

— Oh ! si, maman, j’ai bien chaud.

Elle voulut lui tâter la main, pour voir si elle mentait. Alors, elle s’aperçut que son assiette restait pleine.

— Tu disais que tu avais faim… Tu n’aimes donc pas ça ?

— Mais si, maman. Je mange.

Jeanne faisait un effort, avalait une bouchée. Hélène la surveillait un instant, puis son souvenir retournait là-bas, dans cette chambre pleine d’ombre. Et l’enfant voyait bien qu’elle ne comptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres brisés s’étaient affaissés sur la chaise, elle ressemblait à une petite vieille, avec les yeux pâles des filles très-âgées que jamais plus personne n’aimera.

— Mademoiselle ne prend pas de la confiture ? demanda Rosalie. Alors, je puis ôter le couvert ?

Hélène restait les yeux perdus.

— Maman, j’ai sommeil, dit Jeanne, d’une voix changée ; veux-tu me permettre de me coucher ?… Je serai mieux dans mon lit.

De nouveau, sa mère parut s’éveiller en sursaut.

— Tu souffres, ma chérie ! Où souffres-tu ? parle donc !

— Mais non, quand je te dis !… J’ai sommeil, il est bien l’heure de dormir.

Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu’elle n’avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur le parquet. Dans la chambre, elle s’appuya aux meubles, elle eut le courage de ne pas pleurer, malgré le feu qui la brûlait partout. Sa mère venait la coucher ; et elle ne put que nouer ses cheveux pour la nuit, tellement l’enfant avait mis de hâte à ôter elle-même ses vêtements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elle ferma vite les yeux.

— Tu es bien ? demandait Hélène, en remontant les couvertures et en la bordant.

— Très-bien. Laisse-moi, ne me remue pas… Emporte la lumière.

Elle ne désirait qu’une chose, être dans le noir pour rouvrir les yeux et sentir son mal, sans que personne la regardât. Quand la lampe ne fut plus là, elle ouvrit les yeux tout grands.

Cependant, à côté, dans la chambre, Hélène marchait. Un singulier besoin de mouvement la tenait debout, la pensée de se coucher lui était insupportable. Elle regarda la pendule ; neuf heures moins vingt, qu’allait-elle faire ? Elle fouilla dans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu’elle cherchait. Puis, elle s’approcha de la bibliothèque, jeta un coup d’œil sur les livres, sans se décider, ennuyée par la seule lecture des titres. Le silence de la chambre bourdonnait à ses oreilles ; cette solitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle aurait souhaité du bruit, du monde, quelque chose qui la tirât d’elle-même. À deux reprises, elle écouta à la porte de la petite pièce où Jeanne ne mettait pas un souffle. Tout dormait, elle tourna encore, déplaçant et replaçant les objets qui lui tombaient sous la main. Mais elle eut une pensée brusque, elle songeait que Zéphyrin devait être encore avec Rosalie. Alors, soulagée, heureuse à l’idée de n’être plus seule, elle se dirigea vers la cuisine, en traînant ses pantoufles.

Comme elle était dans l’antichambre et qu’elle poussait déjà la porte vitrée du petit couloir, elle surprit le claquement sonore d’un soufflet lancé à toute volée. La voix de Rosalie criait :

— Hein ! tu me pinceras encore, peut-être !… À bas les pattes !

Tandis que Zéphyrin murmurait en grasseyant :

— Ça ne fait rien, ma belle, c’est comme je t’aime… Et ça y est…

Mais la porte avait craqué. Lorsque Hélène entra, le petit soldat et la cuisinière, attablés bien tranquillement, avaient tous les deux le nez dans leur assiette. Ils jouaient l’indifférence, ce n’étaient pas eux. Seulement, ils étaient très-rouges, leurs yeux luisaient comme des chandelles, des frétillements les faisaient sauter sur leurs chaises de paille. Rosalie se leva, se précipita.

— Madame désire quelque chose ?

Hélène n’avait pas préparé de prétexte. Elle venait pour les voir, pour causer, pour être avec du monde. Mais une honte la prit, elle n’osa pas dire qu’elle ne voulait rien.

— Vous avez de l’eau chaude ? demanda-t-elle enfin.

— Non, Madame, et mon feu s’éteignait… Oh ! ça n’empêche pas, je vais vous donner ça dans cinq minutes. Ça bout tout de suite.

Elle remit du charbon, posa la bouillotte. Puis, voyant que sa maîtresse restait là, sur le seuil :

— Dans cinq minutes, madame, je vous porte ça.

Alors, Hélène eut un geste vague.

— Je ne suis pas pressée, j’attendrai… Ne vous dérangez pas, ma fille ; mangez, mangez… Voilà un garçon qui va être obligé de rentrer à la caserne.

Rosalie consentit à se rasseoir. Zéphyrin, qui se tenait debout, salua militairement et coupa de nouveau sa viande, en élargissant les coudes, pour montrer qu’il savait se conduire. Quand ils mangeaient ainsi ensemble, après le dîner de Madame, ils ne tiraient même pas la table au milieu de la cuisine, ils préféraient se mettre côte à côte, le nez tourné vers la muraille. De cette façon, ils pouvaient se donner des coups de genou, se pincer, s’allonger des claques, sans perdre un morceau ; et, s’ils levaient les yeux, ils avaient la vue réjouissante des casseroles. Un bouquet de laurier et de thym pendait, la boîte aux épices avait une odeur poivrée. Autour d’eux, la cuisine, qui n’était pas rangée encore, étalait la débandade de la desserte ; mais elle restait bien agréable tout de même pour des amoureux de bel appétit, se payant là des choses dont on ne servait jamais à la caserne. Ça sentait surtout le rôti, relevé d’une pointe de vinaigre, le vinaigre de la salade. Les reflets du gaz dansaient dans les cuivres et dans les fers battus. Comme le fourneau chauffait terriblement, ils avaient entr’ouvert la fenêtre, et des souffles de vent frais, venus du jardin, gonflaient le rideau de cotonnade bleue.

— Vous devez rentrer à dix heures précises ? demanda Hélène.

— Oui, madame, sauf votre respect, répondit Zéphyrin.

— C’est qu’il y a une belle course !… Vous prenez l’omnibus ?

— Oh ! madame, des fois… Voyez-vous, avec un bon petit trot gymnastique, ça va encore mieux.

Elle avait fait un pas dans la cuisine, elle s’appuyait contre le buffet, les mains tombées et nouées sur son peignoir. Elle causa encore du vilain temps de la journée, de ce qu’on mangeait au régiment, de la cherté des œufs. Mais chaque fois qu’elle avait posé une question et qu’ils avaient répondu, la conversation cessait. Elle les gênait, ainsi derrière leurs dos ; ils ne se retournaient plus, parlant dans leurs assiettes, pliant les épaules sous ses regards, tandis qu’ils avalaient de toutes petites bouchées, pour être propres. Elle, calmée, se trouvait bien là.

— Ne vous impatientez pas, Madame, dit Rosalie, voilà déjà l’eau qui chante… Si le feu était plus vif…

Hélène l’empêcha de se déranger. Tout à l’heure. Elle éprouvait seulement une grande lassitude dans les jambes. Machinalement, elle traversa la cuisine, alla près de la fenêtre, où elle voyait la troisième chaise, une chaise de bois, très-haute, qui se transformait en escabeau, lorsqu’on la renversait. Mais elle ne s’assit pas tout de suite. Elle avait aperçu, sur un coin de la table, un tas d’images.

— Tiens ! dit-elle en les prenant, avec le désir d’être agréable à Zéphyrin.

Le petit soldat eut un rire silencieux. Il rayonnait, suivant les images du regard, hochant la tête, quand un beau morceau passait sous les yeux de madame.

— Celle-là, dit-il tout d’un coup, je l’ai trouvée rue du Temple… C’est une belle femme, qui a des fleurs dans son panier…

Hélène s’était assise. Elle examinait la belle femme, un couvercle de boîte à pastilles, doré et verni, que Zéphyrin avait essuyé avec soin. Sur le dossier de la chaise, un torchon l’empêchait de s’appuyer. Elle le repoussa, s’absorba de nouveau. Alors, les deux amoureux, en voyant madame si bonne, ne se gênèrent plus. Ils finirent même par l’oublier. Hélène avait laissé, une à une, tomber les images sur ses genoux ; et, vaguement souriante, elle les regardait, elle les écoutait.

— Dis donc, mon petit, murmurait la cuisinière, tu ne reprends pas du gigot ?

Il ne répondait ni oui ni non, se balançait comme si on l’eût chatouillé, puis s’élargissait d’aise, lorsqu’elle lui mettait une épaisse tranche sur son assiette. Ses épaulettes rouges sautaient, tandis que sa tête ronde, aux grandes oreilles écartées, avait le branlement d’une tête de magot, dans son collet jaune. Il riait du dos, éclatant dans sa tunique, qu’il ne déboutonnait jamais à la cuisine, par respect pour madame.

— Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet, finit-il par dire, la bouche pleine.

Ça, c’était un souvenir du pays. Tous deux crevèrent de rire ; et Rosalie se retint après la table, pour ne pas tomber. Un jour, c’était avant leur première communion, Zéphyrin avait volé trois raves au père Rouvet ; elles étaient dures, les raves, oh ! dures à se casser les dents ; mais Rosalie, tout de même, avait croqué sa part, derrière l’école. Alors, toutes les fois qu’ils mangeaient ensemble, Zéphyrin ne manquait pas de dire :

— Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet.

Et, toutes les fois, Rosalie crevait si fort, qu’elle cassait le cordon de son jupon. On entendit le cordon qui partait.

— Hein ! tu l’as cassé ? dit le petit soldat triomphant.

Il envoya les mains, il voulait savoir. Mais il reçut des tapes.

— Reste tranquille, tu ne le raccommoderas pas, peut-être… C’est bête, de me casser mon cordon. J’en remets un chaque semaine.

Puis, comme il tâtait tout de même, elle lui prit entre ses gros doigts une pincée de chair sur la main et la tortilla. Cette gentillesse allait encore l’exciter, lorsque, d’un coup d’œil furieux, elle lui montra madame, qui les regardait. Sans trop se troubler, il se gonfla la joue d’une énorme bouchée, clignant les paupières de son air de troupier dégourdi, faisant mine de dire que les femmes ne détestent pas ça, même les dames. Bien sûr, quand les gens s’aiment, on a toujours du plaisir à les voir.

— Vous avez encore cinq ans à rester soldat ? demanda Hélène, affaissée sur la haute chaise de bois, s’oubliant dans une grande douceur.

— Oui, madame, peut-être quatre seulement, si on n’a pas besoin de moi.

Rosalie comprit que madame songeait à son mariage. Elle s’écria, en affectant d’être en colère :

— Oh ! madame, il peut rester dix ans encore, ce n’est pas moi qui irai le réclamer au gouvernement… Il devient trop chatouilleur. Je crois bien qu’on le débauche… Oui, tu as beau rire. Mais, avec moi, ça ne prend pas. Quand monsieur le maire sera là, nous verrons à plaisanter.

Et, comme il ricanait plus fort, pour se poser en séducteur devant madame, la cuisinière se fâcha tout à fait.

— Va, je te conseille !… Au fond, vous savez, madame, qu’il est aussi godiche. On n’a pas idée comme l’uniforme les rend bêtes. Ce sont des airs qu’il se donne avec les camarades. Si je le mettais à la porte, vous l’entendriez pleurer dans l’escalier… Je me fiche de toi, mon petit ! Quand je voudrai, est-ce que tu ne seras pas toujours là, pour savoir comment mes bas sont faits ?

Elle le regardait de tout près ; mais, à le voir ainsi, avec sa bonne figure couleur de son qui commençait à être inquiète, elle fut brusquement attendrie. Et, sans transition apparente :

— Ah ! je ne t’ai pas dit, j’ai reçu une lettre de la tante… Les Guignard voudraient vendre leur maison. Oui, presque pour rien… On pourra peut-être, plus tard…

— Bigre ! dit Zéphyrin épanoui, on serait chez soi là-dedans… Il y a de quoi mettre deux vaches.

Alors, ils se turent. Ils étaient au dessert. Le petit soldat léchait du raisiné sur son pain avec une gourmandise d’enfant, tandis que la cuisinière pelait une pomme, soigneusement, d’un air maternel. Lui, pourtant, avait fourré sous la table sa main restée libre, et il lui faisait des minettes le long des genoux, mais si doucement, qu’elle feignait de ne pas les sentir. Quand il restait honnête, elle ne se fâchait point. Même elle devait aimer ça, sans l’avouer, car elle avait de légers sauts de contentement sur sa chaise. Enfin, ce jour-là, c’était un régal complet.

— Madame, voilà votre eau qui bout, dit Rosalie après un silence.

Hélène ne bougeait pas. Elle se sentait comme enveloppée dans leur tendresse. Et elle continuait pour eux leurs rêves, elle se les imaginait là-bas, dans la maison des Guignard, avec leurs deux vaches. Cela la faisait sourire, de le voir si sérieux, la main sous la table, tandis que la petite bonne se tenait très-raide, pour ne pas avoir l’air. Toutes les distances se trouvaient rapprochées, elle n’avait plus une conscience nette d’elle ni des autres, du lieu où elle était, ni de ce qu’elle venait y faire. Les cuivres flambaient sur les murs, une mollesse la retenait, le visage noyé, sans qu’elle fût blessée du désordre de la cuisine. Cet abaissement d’elle-même lui donnait la profonde jouissance d’un besoin contenté. Elle avait seulement très-chaud, le fourneau mettait des gouttes de sueur à son front pâle ; et, derrière elle, la fenêtre entr’ouverte soufflait sur sa nuque des frissons délicieux.

— Madame, votre eau bout, répéta Rosalie. Il ne va rien rester dans la bouillotte.

Et elle posa la bouillotte devant elle. Hélène, un instant surprise, dut se lever.

— Ah ! oui… Je vous remercie.

Elle n’avait plus de prétexte, elle s’en alla lentement, à regret. Dans sa chambre, la bouillotte l’embarrassa. Mais toute une passion éclatait en elle. Cet engourdissement, qui l’avait tenue comme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu’elle n’avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s’éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. Droite au milieu de la pièce, elle eut un étirement de tout son corps, les mains levées et tordues, faisant craquer ses membres énervés. Oh ! elle l’aimait, elle le voulait, elle se donnerait comme ça, la fois prochaine.

Et, au moment où elle ôtait son peignoir en regardant ses bras nus, un bruit l’inquiéta, elle crut que Jeanne avait toussé. Alors, elle prit la lampe. L’enfant, les paupières closes, semblait endormie. Mais, lorsque sa mère tranquillisée eut tourné le dos, elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaient, pendant qu’elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pas encore, elle ne voulait pas qu’on la fît dormir. Une nouvelle crise de toux lui déchira la gorge, et elle enfonça la tête sous la couverture, elle l’étouffa. Maintenant, elle pouvait s’en aller, sa mère ne s’en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dans la nuit, sachant tout, comme si elle venait de réfléchir, et mourant de ça, sans une plainte.


II


Hélène, le lendemain, eut toutes sortes d’idées pratiques. Elle s’éveilla avec l’impérieux besoin de veiller elle-même sur son bonheur, frissonnante à la crainte de perdre Henri par quelque imprudence. À cette heure frileuse du lever, tandis que la chambre engourdie dormait encore, elle l’adorait, elle le désirait, dans un élan de tout son être. Jamais elle ne s’était connu ce souci d’être habile. Sa première pensée fut qu’elle devait voir Juliette le matin même. Elle éviterait ainsi des explications fâcheuses, des recherches qui pouvaient tout compromettre.

Lorsqu’elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, elle la trouva déjà levée, pâle et les yeux rougis comme une héroïne de drame. Et, dès qu’elle l’aperçut, la pauvre femme se jeta dans ses bras en pleurant, en l’appelant son bon ange. Elle n’aimait pas du tout ce Malignon, oh ! elle le jurait ! Mon Dieu ! quelle aventure stupide ! Elle en serait morte, c’était certain ! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite le moins du monde pour ces machines-là, les mensonges, les souffrances, les tyrannies d’un sentiment toujours le même. Comme cela lui semblait bon de se retrouver libre ! Elle riait d’aise ; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amie de ne pas la mépriser. Au fond de sa fièvre, il y avait de la peur, elle croyait que son mari savait tout. La veille, il était rentré agité. Elle accabla Hélène de questions. Alors, celle-ci, avec une audace et une facilité qui l’étonnaient elle-même, lui conta une histoire dont elle inventait les détails un à un, abondamment. Elle lui jura que son mari ne se doutait de rien. C’était elle qui, ayant tout appris et voulant la sauver, avait imaginé d’aller ainsi troubler le rendez-vous. Juliette l’écoutait, acceptait ce roman, le visage éclairé d’une joie débordante, au milieu de ses larmes. Elle se jeta une fois encore à son cou. Et Hélène n’était nullement gênée par ses caresses, elle n’éprouvait aucun des scrupules de loyauté dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu’elle la quitta, après lui avoir fait promettre d’être calme, elle riait au fond d’elle de son adresse, elle sortait ravie.

Quelques jours se passèrent. Toute l’existence d’Hélène se trouvait déplacée ; elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chez Henri, par ses pensées de chaque heure. Plus rien n’existait que le petit hôtel voisin, où son cœur battait. Dès qu’elle trouvait un prétexte, elle accourait, elle s’oubliait, satisfaite de respirer le même air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vue de Juliette l’attendrissait comme une dépendance d’Henri. Pourtant celui-ci n’avait pu encore la rencontrer un instant seule. Elle semblait mettre un raffinement à retarder l’heure du second rendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu’au vestibule, elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison du passage des Eaux, en ajoutant qu’il la compromettrait. Tous deux frémissaient dans l’attente de l’étreinte passionnée dont ils se reprendraient, ils ne savaient plus où, quelque part, une nuit. Et Hélène, hantée de ce désir, n’existait désormais que pour cette minute-là, indifférente aux autres, passant ses journées à l’espérer, très-heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inquiète que Jeanne toussait autour d’elle.

Jeanne toussait d’une petite toux sèche, fréquente, qui s’accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de légers accès de fièvre ; des sueurs l’affaiblissaient pendant son sommeil. Lorsque sa mère l’interrogeait, elle répondait qu’elle n’était pas malade, qu’elle ne souffrait pas. C’était sans doute une fin de rhume. Et Hélène, tranquillisée par cette explication, n’ayant plus la conscience nette de ce qui se passait à ses côtés, gardait pourtant, dans le ravissement où elle vivait, le sentiment confus d’une douleur, comme un poids dont la meurtrissure la faisait saigner à une place qu’elle n’aurait pu dire. Parfois, au milieu d’une de ces joies sans cause qui la baignaient de tendresse, une anxiété la prenait, il lui semblait qu’un malheur était derrière elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand on est trop heureuse, on tremble toujours. Personne n’était là. Jeanne venait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne serait rien.

Cependant, une après-midi, le vieux docteur Bodin, qui montait en ami de la maison, avait fait traîner sa visite, préoccupé, étudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l’interrogeait en ayant l’air de jouer avec elle. Ce jour-là, il ne dit rien. Mais, deux jours après, il reparut ; et, cette fois, sans examiner Jeanne, avec la gaieté d’un vieillard qui a vu beaucoup de choses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avait servi comme chirurgien militaire ; il connaissait toute l’Italie. C’était un pays superbe qu’il fallait admirer au printemps. Pourquoi madame Grandjean n’y menait-elle pas sa fille ? Il en vint ainsi, après d’habiles transitions, à conseiller un séjour là-bas, au pays du soleil, comme il le disait. Hélène le regardait fixement. Alors, il se récria ; ni l’une ni l’autre n’était malade, certes ! seulement, cela rajeunissait de changer d’air. Elle était devenue toute blanche, prise d’un froid mortel, à la pensée de quitter Paris. Mon Dieu ! s’en aller si loin, si loin ! perdre Henri tout d’un coup, laisser leurs amours sans lendemain ! C’était en elle un tel déchirement, qu’elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce que Jeanne voulait partir ? L’enfant avait noué frileusement ses petits doigts. Oh ! oui, elle voulait bien ! elle voulait bien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa mère, oh ! toutes seules ; et sur sa pauvre figure maigrie, dont la fièvre brûlait les joues, l’espoir d’une vie nouvelle rayonnait. Mais Hélène n’écoutait plus, révoltée et méfiante, persuadée maintenant que tout le monde s’entendait, l’abbé, le docteur Bodin, Jeanne elle-même, pour la séparer d’Henri. En la voyant si blême, le vieux médecin crut qu’il avait manqué de prudence ; il se hâta de dire que rien ne pressait, décidé à revenir sur cet entretien.

Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-là. Dès que le docteur fut parti, Hélène se hâta de mettre son chapeau. Jeanne refusait de sortir ; elle était mieux auprès du feu ; elle serait bien sage et n’ouvrirait pas la fenêtre. Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa mère pour l’accompagner, elle la suivait seulement d’un long regard. Puis, lorsqu’elle était seule, elle se rapetissait sur sa chaise et demeurait ainsi des heures, sans bouger.

— Maman, est-ce loin, l’Italie ? demanda-t-elle, quand Hélène s’approcha pour l’embrasser.

— Oh ! très-loin, ma mignonne.

Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas se relever tout de suite, murmurant :

— Hein ? Rosalie garderait ici tes affaires. Nous n’aurions pas besoin d’elle… Vois-tu, avec une malle pas grosse… Oh ! ce serait bon, petite mère ! Rien que nous deux !… Je reviendrais engraissée, tiens ! comme ça.

Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. Hélène dit qu’on verrait ; puis, elle s’échappa, en recommandant à Rosalie de bien veiller sur mademoiselle. Alors, l’enfant se pelotonna au coin de la cheminée, regardant le feu brûler, enfoncée dans une rêverie. De temps à autre, elle avançait machinalement les mains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait ses grands yeux. Elle était si perdue qu’elle n’entendit pas entrer M. Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il, pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n’avait pu encore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule, il s’asseyait à l’autre coin de la cheminée, il causait avec elle comme avec une grande personne. C’était bien ennuyeux, cette pauvre femme attendait depuis une semaine ; mais il descendrait tout à l’heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-être une réponse. Pourtant, il ne bougeait pas.

— Ta mère ne t’a donc pas emmenée ? demanda-t-il.

Jeanne eut un mouvement des épaules, plein de lassitude. Cela la dérangeait trop d’aller chez les autres. Plus rien ne lui plaisait.

Elle ajouta :

— Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours… Maman s’amuse dehors, moi, je m’amuse dedans ; alors, nous ne sommes pas ensemble.

Il y eut un silence. L’enfant frissonna, présenta les deux mains au brasier qui brûlait avec une grande lueur rose ; et elle ressemblait, en effet, à une bonne femme, emmitouflée dans un immense châle, un foulard au cou, un autre sur la tête. Au fond de tous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu’un oiseau malade, ébouriffé et soufflant dans ses plumes. M. Rambaud, les mains nouées sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant vers Jeanne, il lui demanda si sa mère était sortie la veille. Elle répondit d’un signe affirmatif. Et l’avant-veille, et le jour d’auparavant ? Elle disait toujours oui, d’un hochement du menton. Sa mère sortait tous les jours. Alors, M. Rambaud et la petite se regardèrent longuement, avec des figures blanchies et graves, comme s’ils avaient à mettre en commun un grand chagrin. Ils n’en parlaient point, parce qu’une gamine et un homme vieux ne pouvaient causer de cela ensemble ; mais ils savaient bien pourquoi ils étaient si tristes et pourquoi ils aimaient à rester ainsi à droite et à gauche de la cheminée, quand la maison était vide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l’un contre l’autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresse leur venaient, ils auraient voulu s’embrasser et pleurer.

— Tu as froid, bon ami, j’en suis sûre… Approche-toi du feu.

— Mais non, ma chérie, je n’ai pas froid.

— Oh ! tu mens, tes mains sont glacées… Approche-toi ou je me fâche.

Puis, c’était lui qui s’inquiétait.

— Je parie qu’on ne t’a pas laissé de tisane… Je vais t’en faire, veux-tu ? Oh ! je sais très-bien la faire… Si je te soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien.

Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne, vivement, répondait que la tisane la dégoûtait ; on lui en faisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait à ce que M. Rambaud tournât autour d’elle, comme une mère ; il lui glissait un oreiller sous les épaules, lui donnait sa potion qu’elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue à son bras. C’étaient des gâteries qui les attendrissaient tous deux. Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flamme troublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et à la petite fille, pendant que sa mère n’était pas là. Tout d’un coup, des tristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s’examinant à la dérobée, avec de la pitié l’un pour l’autre.

Ce jour-là, après un long silence, l’enfant répéta la question qu’elle avait déjà posée à sa mère :

— Est-ce loin, l’Italie ?

— Oh ! je crois bien, dit M. Rambaud. C’est là-bas, derrière Marseille, au diable… Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Parce que, déclara-t-elle gravement.

Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle était toujours malade, on ne l’avait jamais mise en pension. Tous deux se turent, la grande chaleur du feu les endormait.

Cependant, Hélène avait trouvé madame Deberle et sa sœur Pauline dans le pavillon japonais, où elles passaient souvent les après-midi. Il y faisait très-chaud, une bouche de calorifère y soufflait une haleine étouffante. Les larges glaces étaient fermées, on apercevait l’étroit jardin en toilette d’hiver, pareil à une grande sépia traitée avec un fini merveilleux, détachant sur la terre brune les petites branches noires des arbres. Les deux sœurs se disputaient vertement.

— Laisse-moi donc tranquille ! criait Juliette, notre intérêt bien entendu est de soutenir la Turquie.

— Moi, j’ai causé avec un Russe, répondit Pauline tout aussi animée. On nous aime à Saint-Pétersbourg, nos alliés véritables sont de ce côté.

Mais Juliette prit un air grave, et, croisant les bras :

— Alors, qu’est-ce que tu fais de l’équilibre européen ?

La question d’Orient passionnait Paris, la conversation courante était là, toute femme un peu répandue ne pouvait décemment parler d’autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle se plongeait-elle avec conviction dans la politique extérieure. Elle avait des idées très-arrêtées sur les différentes éventualités qui menaçaient de se produire. Sa sœur Pauline l’agaçait beaucoup, parce qu’elle se donnait l’originalité de soutenir la Russie, contrairement aux intérêts évidents de la France. Elle voulait la convaincre, puis elle se fâchait.

— Tiens ! tais-toi, tu parles comme une sotte… Si seulement tu avais étudié la question avec moi…

Elle s’interrompit, pour saluer Hélène, qui entrait.

— Bonjour, ma chère. Vous êtes bien gentille d’être venue… Vous ne savez rien. On parlait ce matin d’un ultimatum. La séance de la Chambre des communes a été très-agitée.

— Non, je ne sais rien, répétait Hélène, que la question stupéfiait. Je sors si peu !

D’ailleurs, Juliette n’avait pas attendu la réponse. Elle expliquait à Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire, tout en nommant de temps à autre des généraux anglais et des généraux russes, familièrement, avec une prononciation très-correcte. Mais Henri venait de paraître, tenant à la main un paquet de journaux. Hélène comprit qu’il descendait pour elle. Leurs yeux s’étaient cherchés, ils avaient appuyé fortement leurs regards l’un sur l’autre. Ensuite ils s’enveloppèrent tout entiers dans la longue et silencieuse poignée de main qu’ils se donnèrent.

— Qu’y a-t-il dans les journaux ? demanda fiévreusement Juliette.

— Dans les journaux, ma chère, dit le docteur ; mais il n’y a jamais rien.

Alors, on oublia un instant la question d’Orient. Il fut, à plusieurs reprises, question de quelqu’un sur qui l’on comptait et qui n’arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heures allaient sonner. Oh ! il viendrait, affirmait madame Deberle ; il avait trop formellement promis ; et elle ne nommait personne. Hélène écoutait sans entendre. Tout ce qui n’était pas Henri ne l’intéressait point. Elle n’apportait plus d’ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, étrangère à la conversation, la tête occupée souvent du même rêve enfantin, imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et qu’elle restait seule avec lui. Cependant, elle répondit à Juliette qui la questionnait, tandis que le regard d’Henri, toujours posé sur le sien, la fatiguait délicieusement. Il passa derrière elle, comme pour relever un des stores, et elle sentit bien qu’il exigeait un rendez-vous, au frisson dont il effleura sa chevelure. Elle consentait, elle n’avait plus la force d’attendre.

— On a sonné, ce doit être lui, dit Pauline tout d’un coup.

Les deux sœurs prirent un air indifférent. Ce fut Malignon qui se présenta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe de gravité. Il serra les mains qui se tendaient vers lui ; mais il évita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en cérémonie dans la maison où il n’avait plus paru depuis quelque temps. Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la rareté de ses visites, Juliette se pencha à l’oreille d’Hélène, qui, malgré sa souveraine indifférence, restait surprise.

— Hein ? cela vous étonne ?… Mon Dieu ! je ne lui en veux pas. Au fond, il est si bon garçon qu’on ne peut rester fâché… Imaginez-vous qu’il a déterré un mari pour Pauline. C’est gentil, vous ne trouvez pas ?

— Sans doute, murmura Hélène par complaisance.

— Oui, un de ses amis, très-riche, qui ne songeait pas du tout à se marier, et qu’il a juré de nous amener… Nous l’attendions aujourd’hui pour avoir la réponse définitive… Alors, vous comprenez, j’ai dû passer par-dessus bien des choses. Oh ! il n’y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant.

Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu’elle évoquait ; puis, elle s’empara vivement de Malignon. Hélène souriait également. Ces facilités de l’existence l’excusaient elle-même. On avait bien tort de rêver des drames noirs, tout se dénouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu’elle goûtait ainsi un lâche bonheur à se dire que rien n’était défendu, Juliette et Pauline venaient d’ouvrir la porte du pavillon et d’entraîner Malignon dans le jardin. Tout d’un coup, elle entendit, derrière sa nuque, la voix d’Henri, basse et ardente :

— Je vous en prie, Hélène, oh ! je vous en prie…

Elle tressaillit, regarda autour d’elle avec une soudaine inquiétude. Ils étaient bien seuls, elle aperçut les trois autres marchant à petits pas dans une allée. Henri avait osé la prendre aux épaules, et elle tremblait, et sa terreur était pleine d’ivresse.

— Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bien qu’il lui demandait un rendez-vous.

Et, rapidement, ils échangèrent quelques paroles.

— Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage des Eaux.

— Non, je ne puis pas… Je vous ai expliqué, vous m’avez juré…

— Autre part alors, où il vous plaira, pourvu que je vous voie… Chez vous, cette nuit ?

Elle se révolta. Mais elle ne put refuser que d’un geste, reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon qui revenaient. Madame Deberle avait feint d’emmener le jeune homme pour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleine fleur, malgré le temps froid. Elle hâta le pas, elle rentra la première, rayonnante.

— C’est fait ! dit-elle.

— Quoi donc ? demanda Hélène, encore toute secouée, ne se rappelant plus.

— Mais ce mariage !… Ah ! quel débarras ! Pauline commençait à ne pas être commode… Le jeune homme l’a vue et la trouve charmante. Demain, nous dînerons tous chez papa… J’aurais embrassé Malignon pour sa bonne nouvelle.

Henri, avec un sang-froid parfait, avait manœuvré de façon à s’éloigner d’Hélène. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parut se réjouir beaucoup avec sa femme de voir enfin leur petite sœur placée. Puis, il avertit Hélène qu’elle allait perdre un de ses gants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la voix de Pauline qui plaisantait ; elle se penchait vers Malignon, lui chuchotait des mots entrecoupés, et éclatait de rire, lorsqu’il lui répondait également à l’oreille. Sans doute il lui faisait des confidences sur le futur. Par la porte du pavillon laissée ouverte, Hélène respirait l’air froid avec délices.

C’était à ce moment, dans la chambre, que Jeanne et M. Rambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier. L’enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d’un coup, comme si cette demande eût été la conclusion de sa rêverie :

— Veux-tu que nous allions à la cuisine ?… Nous verrons si nous n’apercevons pas maman.

— Je veux bien, répondit M. Rambaud.

Elle était plus forte, ce jour-là. Elle vint, sans être soutenue, appuyer son visage à une vitre. M. Rambaud, lui aussi, regardait dans le jardin. Il n’y avait pas de feuilles, on distinguait nettement l’intérieur du pavillon japonais, par les grandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu, traita mademoiselle de curieuse. Mais l’enfant avait reconnu la robe de sa mère ; et elle la montrait, elle s’écrasait la face contre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait la tête, faisait des signes. Hélène parut, appela de la main.

— On vous a aperçue, mademoiselle, répétait la cuisinière. On vous dit de descendre.

Il fallut que M. Rambaud ouvrît la fenêtre. On le priait d’amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s’était sauvée dans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d’avoir fait exprès de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder sa mère, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-là ; et, à toutes les questions suppliantes que lui adressait M. Rambaud, elle lui répondait par son terrible « parce que », qui expliquait tout.

— Ce n’est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin, d’un air sombre.

Mais il lui répétait qu’elle causerait beaucoup de peine à sa mère, qu’on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il la couvrirait bien, elle n’aurait pas froid ; et, en parlant, il nouait le châle autour de sa taille, il ôtait le foulard qu’elle avait sur la tête, pour la coiffer d’une petite capeline en tricot. Quand elle fut prête, elle protesta encore. Enfin, elle se laissa emmener, à la condition qu’il la remonterait tout de suite, si elle se sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte de communication, on les accueillit dans le jardin par des exclamations joyeuses. Madame Deberle surtout témoigna beaucoup d’affection à Jeanne ; elle l’installa dans un fauteuil, près de la bouche de chaleur, voulut qu’on fermât tout de suite les glaces, en faisant remarquer que l’air était un peu vif pour la chère enfant. Malignon était parti. Et, comme Hélène rentrait les cheveux ébouriffés de la petite, un peu honteuse de la voir ainsi chez le monde, emmaillotée dans un châle et coiffée d’une capeline, Juliette s’écria :

— Laissez donc ! est-ce que nous ne sommes pas en famille ?… Cette pauvre Jeanne ! elle nous manquait.

Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucien n’étaient pas rentrés de leur promenade quotidienne. Ils n’étaient pas rentrés. D’ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait fait pleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur.

— Voulez-vous que nous jouions à pigeon vole ? demanda Pauline, que l’idée de son prochain mariage affolait. Ce n’est pas fatigant.

Mais Jeanne refusa d’un signe de tête. Longuement, entre ses cils baissés, elle promenait son regard sur les personnes qui l’entouraient. Le docteur venait d’apprendre à M. Rambaud que sa protégée était enfin admise aux Incurables, et celui-ci, très-ému, lui serrait les mains, comme s’il avait reçu un grand bienfait personnel. Chacun s’allongea dans un fauteuil, la conversation prit une intimité charmante. Les voix se ralentissaient, des silences se faisaient par moments. Comme madame Deberle et sa sœur causaient ensemble, Hélène dit aux deux hommes :

— Le docteur Bodin nous a conseillé un voyage en Italie.

— Ah ! c’est pour cela que Jeanne m’a questionné ! s’écria M. Rambaud. Ça te ferait donc plaisir d’aller là-bas ?

L’enfant, sans répondre, mit ses deux petites mains sur sa poitrine, tandis que sa face grise s’illuminait. Son regard s’était coulé vers le docteur, avec crainte ; car elle avait compris que sa mère le consultait. Il avait eu un léger tressaillement, il restait très-froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans la conversation, voulant comme d’habitude être à tous les sujets.

— De quoi ? vous parlez de l’Italie ?… Est-ce que vous ne disiez pas que vous partez pour l’Italie !… Ah bien ! la rencontre est drôle ! Justement, ce matin, je tourmentais Henri pour qu’il me menât à Naples… Imaginez-vous que, depuis dix ans, je rêve de voir Naples. Tous les printemps, il me promet, puis il ne tient pas sa parole.

— Je ne t’ai pas dit que je ne voulais pas, murmura le docteur.

— Comment, tu ne m’as pas dit ?… Tu as refusé carrément, en m’expliquant que tu ne pouvais quitter tes malades.

Jeanne écoutait. Une grande ride coupait son front pur, pendant que, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns après les autres.

— Oh ! mes malades, reprit le médecin, pour quelques semaines, je les confierais bien à un confrère… Si je croyais te faire un si grand plaisir…

— Docteur, interrompit Hélène, est-ce que vous êtes aussi d’avis qu’un pareil voyage serait bon pour Jeanne ?

— Excellent, cela la remettrait complétement sur pied… Les enfants se trouvent toujours bien d’un voyage.

— Alors, s’écria Juliette, nous emmenons Lucien, nous partons tous ensemble… Veux-tu ?

— Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras, répondit-il avec un sourire.

Jeanne, baissant la tête, essuya deux grosses larmes de colère et de douleur qui lui brûlaient les yeux. Et elle se laissa aller au fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir, pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inespérée qui se présentait à elle, éclatait en paroles bruyantes. Oh ! que son mari était gentil ! Elle l’embrassa pour la peine. Tout de suite elle causa des préparatifs. On partirait la semaine suivante. Mon Dieu ! jamais elle n’aurait le temps de tout apprêter ! Puis, elle voulut tracer un itinéraire ; il fallait passer par là ; on resterait huit jours à Rome, on s’arrêterait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud lui avait parlé ; et elle finit par se disputer avec Pauline, qui demandait qu’on retardât le voyage, pour en être avec son mari.

— Ah ! non, par exemple ! disait-elle. On fera la noce à notre retour.

On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa mère et le docteur. Certes, maintenant, Hélène acceptait ce voyage, qui devait la rapprocher d’Henri. C’était une grande joie : s’en aller tous les deux au pays du soleil, vivre les journées côte à côte, profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait à ses lèvres, elle avait eu si peur de le perdre, elle était si heureuse de pouvoir partir avec tous ses amours ! Et, pendant que Juliette déroulait les contrées qu’ils traverseraient, tous les deux croyaient déjà marcher dans un printemps idéal, se disaient d’un regard qu’ils s’aimeraient là, et là encore, partout où ils passeraient ensemble.

Cependant, M. Rambaud, qu’une tristesse avait peu à peu rendu silencieux, s’aperçut du malaise de Jeanne.

— Est-ce que tu n’es pas bien, ma chérie ? demanda-t-il à mi-voix.

— Oh ! non, j’ai trop de mal… Remonte-moi, je t’en supplie.

— Mais il faut prévenir ta mère.

— Non, non, maman est occupée, elle n’a pas le temps… Remonte-moi, remonte-moi.

Il la prit dans ses bras, il dit à Hélène que l’enfant se sentait un peu fatiguée. Alors, elle le pria de l’attendre en haut, elle les suivait. La petite, quoique bien légère, lui glissait des mains, et il dut s’arrêter au second étage. Elle avait appuyé la tête à son épaule, tous deux se regardaient avec beaucoup de chagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glacé de l’escalier. Il murmura :

— Tu es contente, n’est-ce pas, d’aller en Italie ?

Mais elle éclata en sanglots, balbutiant qu’elle ne voulait plus, qu’elle préférait mourir dans sa chambre. Oh ! elle n’irait pas, elle tomberait malade, elle le sentait bien. Nulle part, elle n’irait nulle part. On pouvait donner ses petits souliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parla tout bas.

— Tu te rappelles ce que tu m’as demandé, un soir ?

— Quoi donc, ma mignonne ?

— De rester toujours avec maman, toujours, toujours… Eh bien ! si tu veux encore, moi je veux aussi.

Des larmes vinrent aux yeux de M. Rambaud. Il la baisa tendrement, tandis qu’elle ajoutait en baissant la voix davantage :

— Tu es peut-être fâché parce que je me suis mise en colère. Je ne savais pas, vois-tu… Mais c’est toi que je veux. Oh ! tout de suite, dis ? tout de suite… Je t’aime mieux que l’autre…

En bas, dans le pavillon, Hélène s’oubliait de nouveau. On causait toujours du voyage. Elle éprouvait un besoin impérieux d’ouvrir son cœur gonflé, de dire à Henri tout le bonheur qui l’étouffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient le nombre de robes à emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donna le rendez-vous qu’elle avait refusé une heure auparavant.

— Venez cette nuit, je vous attendrai.

Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie, bouleversée, qui descendait l’escalier en courant. Dès qu’elle aperçut sa maîtresse, la bonne cria :

— Madame ! madame ! dépêchez-vous !… Mademoiselle n’est pas bien. Elle crache le sang.


III


Au sortir de table, le docteur parla à sa femme d’une dame en couches, auprès de laquelle il serait sans doute forcé de passer la nuit. Il partit à neuf heures, descendit au bord de l’eau, se promena le long des quais déserts, dans la nuit noire ; un petit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flots d’encre. Lorsque onze heures sonnèrent, il remonta les pentes du Trocadéro et vint rôder autour de la maison, dont la grande masse carrée paraissait un épaississement des ténèbres. Mais les vitres de la salle à manger luisaient encore. Il fit le tour, la fenêtre de la cuisine jetait aussi une clarté vive. Alors, il attendit, étonné, peu à peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux, une agitation semblait emplir l’appartement. Peut-être M. Rambaud était-il resté à dîner ? Jamais pourtant le digne homme ne s’oubliait au-delà de dix heures. Et il n’osait monter, que dirait-il, si c’était Rosalie qui lui ouvrait ? Enfin, vers minuit, fou d’impatience, négligeant toutes les précautions, il sonna, il passa sans répondre devant la loge de madame Bergeret. En haut, ce fut Rosalie qui le reçut.

— C’est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous êtes arrivé… Madame doit vous attendre.

Elle ne témoignait aucune surprise de le voir à cette heure. Pendant qu’il entrait dans la salle à manger, sans trouver une parole, elle continua, bouleversée :

— Oh ! mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur… Quelle nuit ! Les jambes me rentrent dans le corps.

Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s’était assis. Il oubliait qu’il était médecin. Le long du quai, il avait rêvé de cette chambre où Hélène allait l’introduire, en posant un doigt sur ses lèvres, pour ne pas réveiller Jeanne, couchée dans le cabinet voisin ; la veilleuse brûlerait, la pièce serait noyée d’ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il était là, comme en visite, avec son chapeau devant lui, à attendre. Derrière la porte, une toux opiniâtre déchirait seule le grand silence.

Rosalie reparut, traversa rapidement la salle à manger, une cuvette à la main, en lui jetant cette simple parole :

— Madame a dit que vous n’entriez pas.

Il demeura assis, ne pouvant s’en aller. Alors, le rendez-vous serait pour un autre jour ? Cela l’hébétait, comme une chose impossible. Puis, il faisait une réflexion : cette pauvre Jeanne manquait vraiment de santé ; on n’avait que du chagrin et des contrariétés avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, le docteur Bodin se présenta, en lui demandant mille pardons. Et, pendant un moment, il enfila des phrases : on était venu le chercher, il serait toujours très-heureux de consulter son illustre confrère.

— Sans doute, sans doute, répétait le docteur Deberle, dont les oreilles bourdonnaient.

Le vieux médecin, tranquillisé, affecta d’être perplexe, d’hésiter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait les symptômes avec des expressions techniques qu’il interrompait et terminait par un clignement d’yeux. Il y avait une toux sans expectoration, un abattement très-grand, une forte fièvre. Peut-être avait-on affaire à une fièvre typhoïde. Cependant, il ne se prononçait pas, la névrose chloro-anémique, pour laquelle on soignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter des complications imprévues.

— Qu’en pensez-vous ? demandait-il après chaque phrase.

Le docteur Deberle répondait par des gestes évasifs. Pendant que son confrère parlait, il se sentait peu à peu honteux d’être là. Pourquoi était-il monté ?

— Je lui ai posé deux vésicatoires, continua le vieux médecin. J’attends, que voulez-vous !… Mais vous allez la voir. Vous vous prononcerez ensuite.

Et il l’emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. La chambre était très-faiblement éclairée par une lampe. Il se rappelait d’autres nuits pareilles, la même odeur chaude, le même air étouffé et recueilli, avec des enfoncements d’ombre où dormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint à sa rencontre, les mains tendues, comme autrefois. M. Rambaud, accablé dans un fauteuil, semblait sommeiller. Hélène, debout devant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas ; et cette figure pâle lui parut très-grande. Alors, pendant une minute, il examina Jeanne. Sa faiblesse était si grande, qu’elle n’ouvrait plus les yeux sans fatigue. Baignée de sueur, elle restait appesantie, la face blême, allumée d’une flamme aux pommettes.

— C’est une phtisie aiguë, murmura-t-il enfin, parlant tout haut sans le vouloir, et ne témoignant aucune surprise, comme s’il eût prévu le cas depuis longtemps.

Hélène entendit et le regarda. Elle était toute froide, les yeux secs, dans un calme terrible.

— Vous croyez ? dit simplement le docteur Bodin, en hochant la tête, de l’air approbatif d’un homme qui n’aurait pas voulu se prononcer le premier.

Il ausculta l’enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, se prêta à l’examen, sans paraître comprendre pourquoi on la tourmentait. Il y eut quelques paroles rapides échangées entre les deux médecins. Le vieux docteur murmura les mots de respiration amphorique et de bruit de pot fêlé ; pourtant, il feignait d’hésiter encore, il parlait maintenant d’une bronchite capillaire. Le docteur Deberle expliquait qu’une cause accidentelle devait avoir déterminé la maladie, un refroidissement sans doute, mais qu’il avait observé déjà plusieurs fois la chloro-anémie favorisant les affections de poitrine. Hélène, debout derrière eux, attendait.

— Écoutez vous-même, dit le docteur Bodin en cédant la place à Henri.

Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n’avait pas soulevé les paupières, elle s’abandonnait, brûlée de fièvre. Sa chemise écartée montrait une poitrine d’enfant où les formes naissantes de la femme s’indiquaient à peine ; et rien n’était plus chaste ni plus navrant que cette puberté déjà touchée par la mort. Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait de l’anéantissement où elle était plongée. Elle fit le geste d’une jeune femme surprise et violentée, elle serra ses deux pauvres petits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d’une voix frémissante :

— Maman… maman…

Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap. Il semblait qu’elle eût vieilli tout d’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. Elle cria de nouveau, appelant à son secours :

— Maman… maman… je t’en prie…

Hélène, qui n’avait point encore parlé, vint tout près d’Henri. Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle le toucha, elle lui dit ce seul mot d’une voix étouffée :

— Allez-vous-en !

Le docteur Bodin tâchait de calmer Jeanne, qu’une crise de toux secouait dans le lit. Il lui jurait qu’on ne la contrarierait plus, que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille.

— Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l’avons tuée.

Alors, sans trouver un mot, Henri s’en alla. Il resta encore un instant dans la salle à manger, attendant il ne savait quoi, quelque chose qui peut-être arriverait. Puis, voyant que le docteur Bodin ne sortait pas, il partit, il descendit l’escalier à tâtons, sans que Rosalie prît seulement le soin de l’éclairer. Il songeait à la marche foudroyante des phtisies aiguës, un cas qu’il avait beaucoup étudié : les tubercules miliaires se multiplieraient avec rapidité, les étouffements augmenteraient, Jeanne ne passerait certainement pas trois semaines.

Huit jours s’écoulèrent. Le soleil se levait et se couchait sur Paris, dans le grand ciel élargi devant la fenêtre, sans qu’Hélène eût la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Elle savait sa fille condamnée, elle restait comme étourdie, dans l’horreur du déchirement qui se faisait en elle. C’était une attente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas. Elle n’avait point de larmes, elle marchait doucement dans la chambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lents et précis. Parfois, vaincue de fatigue, tombée sur une chaise, elle la regardait pendant des heures. Jeanne allait en s’affaiblissant ; des vomissements très-douloureux la brisaient, la fièvre ne cessait plus. Quand le docteur Bodin venait, il l’examinait un instant, laissait une ordonnance ; et son dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, que la mère ne l’accompagnait même pas pour l’interroger.

Dès le lendemain de la crise, l’abbé Jouve était accouru. Lui et son frère arrivaient chaque soir, échangeaient une poignée de main silencieuse avec Hélène, n’osant lui demander des nouvelles. Ils avaient offert de veiller à tour de rôle, mais elle les renvoyait vers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour la nuit. Un soir, l’abbé, qui semblait très-préoccupé depuis la veille, l’emmena à l’écart.

— J’ai songé à une chose, murmura-t-il. La chère enfant a été retardée par sa santé… Elle pourrait faire ici sa première communion…

Hélène sembla d’abord ne pas comprendre. Cette idée où, malgré sa tolérance, le prêtre reparaissait tout entier avec son souci des intérêts du ciel, la surprenait, la blessait même un peu. Elle eut un geste d’insouciance, en disant :

— Non, non, je ne veux pas qu’on la tourmente… Allez, s’il y a un paradis, elle y montera tout droit.

Mais, ce soir-là, Jeanne éprouvait un de ces mieux trompeurs qui illusionnent les mourants. Elle avait entendu l’abbé, avec ses fines oreilles de malade.

— C’est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion… Ce sera bientôt, n’est-ce pas ?

— Sans doute, ma chérie, répondit-il.

Alors, elle voulut qu’il s’approchât, pour causer. Sa mère l’avait soulevée sur l’oreiller, elle était assise, toute petite ; et ses lèvres brûlées souriaient, tandis que, dans ses yeux clairs, la mort passait déjà.

— Oh ! je vais très-bien, reprit-elle, je me lèverais, si je voulais… Dis ? j’aurai une robe blanche avec un bouquet ?… Est-ce que l’église sera aussi belle que pour le mois de Marie ?

— Plus belle, ma mignonne.

— Vrai ? Il y aura autant de fleurs, on chantera des choses aussi douces ?… Bientôt, bientôt, tu me le promets ?

Elle était toute baignée de joie. Elle regardait devant elle les rideaux du lit, prise d’une extase en disant qu’elle aimait bien le bon Dieu, et qu’elle l’avait vu, quand on chantait les cantiques. Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumières qui tournaient, pendant que les fleurs des grands vases voyageaient comme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejeta dans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait pas savoir qu’elle toussait, répétant :

— Je vais me lever demain, j’apprendrai mon catéchisme sans une faute, nous serons tous très-contents.

Hélène, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvait pleurer, sentait un flot de larmes monter à sa gorge, en écoutant le rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle à manger, pour cacher son désespoir. L’abbé l’avait suivie. M. Rambaud s’était levé vivement, afin d’occuper la petite.

— Tiens ! maman a crié, est-ce qu’elle s’est fait du mal ? demandait-elle.

— Ta maman ? répondit-il. Mais elle n’a pas crié, elle a ri, au contraire, parce que tu te portes bien.

Dans la salle à manger, Hélène, la tête tombée sur la table, étouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L’abbé se penchait, la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elle s’accusait, elle lui disait qu’elle avait tué sa fille ; et toute une confession s’échappait de ses lèvres, en paroles entrecoupées. Jamais elle n’aurait cédé à cet homme, si Jeanne était restée auprès d’elle. Il avait fallu qu’elle le rencontrât dans cette chambre inconnue. Mon Dieu ! le ciel aurait dû la prendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le prêtre, effrayé, la calmait en lui promettant le pardon.

On sonna, un bruit de voix vint de l’antichambre. Hélène essuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra.

— Madame, c’est le docteur Deberle…

— Je ne veux pas qu’il entre.

— Il demande des nouvelles de mademoiselle.

— Dites-lui qu’elle va mourir.

La porte était restée ouverte, Henri avait entendu. Alors, sans attendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait, recevait la même réponse et s’en allait.

Ce qui brisait Hélène, c’étaient les visites. Les quelques dames dont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaient devoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madame Levasseur, madame de Guiraud, d’autres encore, se présentèrent ; et elles ne demandaient pas à entrer, mais elles questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voix traversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prise d’impatience, Hélène les recevait dans la salle à manger, debout, la parole brève. Elle restait toute la journée en peignoir, oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement tordus et relevés. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visage rougi, sa bouche amère et empâtée ne trouvait plus les mots. Quand Juliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle la laissait s’installer un instant près du lit.

— Ma chère, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vous abandonnez trop. Ayez un peu de courage.

Et Hélène devait répondre, lorsque Juliette cherchait à la distraire, en parlant des événements qui occupaient Paris.

— Vous savez que décidément nous allons avoir la guerre… Je suis très-ennuyée, j’ai deux cousins qui partiront.

Elle montait ainsi au retour de ses courses à travers Paris, animée par toute une après-midi de bavardage, apportant le tourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie de malade ; et elle avait beau baisser la voix, prendre des mines apitoyées, sa jolie indifférence perçait, on la voyait heureuse et triomphante d’être elle-même en bonne santé. Hélène, abattue devant elle, souffrait d’une angoisse jalouse.

— Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien ne vient-il pas jouer ?

Juliette, un moment embarrassée, se contenta de sourire.

— Est-ce qu’il est malade, lui aussi ? reprit la petite.

— Non, ma chérie, il n’est pas malade… Il est au collége.

Et, comme Hélène l’accompagnait dans l’antichambre, elle voulut lui expliquer son mensonge.

— Oh ! je l’amènerais bien, je sais que ce n’est pas contagieux… Mais les enfants s’effrayent tout de suite, et Lucien est si bête ! Il serait capable de pleurer en voyant votre pauvre ange…

— Oui, oui, vous avez raison, interrompit Hélène, le cœur crevé à la pensée de cette femme si gaie, qui avait chez elle son enfant bien portant.

Une seconde semaine avait passé. La maladie suivait son cours, emportait à chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne se hâtait point, dans sa foudroyante rapidité, mettant à détruire cette frêle et adorable chair toutes les phases prévues, sans la gracier d’une seule. Les crachats sanglants avaient disparu ; par moments, la toux cessait. Une telle oppression étouffait l’enfant, qu’à la difficulté de son haleine on pouvait suivre les ravages du mal, dans sa petite poitrine. C’était trop rude pour tant de faiblesse, les yeux de l’abbé et de M. Rambaud se mouillaient de larmes à l’écouter. Pendant des jours, pendant des nuits, le souffle s’entendait sous les rideaux ; la pauvre créature qu’un heurt semblait devoir tuer, n’en finissait pas de mourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mère, à bout de force, ne pouvant plus supporter le bruit de ce râle, s’en allait dans la pièce voisine appuyer sa tête contre un mur.

Peu à peu, Jeanne s’isolait. Elle ne voyait plus le monde, elle avait une expression de visage noyée et perdue, comme si elle eût déjà vécu toute seule, quelque part. Quand les personnes qui l’entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pour qu’elle les reconnût, elle les regardait fixement, sans un sourire, puis se retournait vers la muraille d’un air de fatigue. Une ombre l’enveloppait, elle s’en allait avec la bouderie irritée de ses mauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de malade l’éveillaient encore. Un matin, elle demanda à sa mère :

— C’est dimanche, aujourd’hui ?

— Non, mon enfant, répondit Hélène. Nous ne sommes qu’au vendredi… Pourquoi veux-tu savoir ?

Elle ne paraissait déjà plus se rappeler la question qu’elle avait posée. Mais, le surlendemain, comme Rosalie était dans la chambre, elle lui dit à demi-voix :

— C’est dimanche… Zéphyrin est là, prie-le de venir.

La bonne hésitait ; mais Hélène, qui avait entendu, lui adressa un signe de consentement. L’enfant répétait :

— Amène-le, venez tous les deux, je serai contente.

Lorsque Rosalie entra avec Zéphyrin, elle se souleva sur l’oreiller. Le petit soldat, tête nue, les mains élargies, se dandinait pour cacher sa grosse émotion. Il aimait bien mademoiselle, cela l’embêtait sérieusement de lui voir passer l’arme à gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgré les avertissements de Rosalie, qui lui avait recommandé d’être gai, demeura-t-il stupide, la figure renversée, en l’apercevant si pâle, réduite à rien du tout. Il était resté sensible, avec ses allures conquérantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme il savait les tourner maintenant. La bonne, par derrière, le pinça pour le faire rire. Mais il parvint seulement à balbutier :

— Je vous demande pardon… mademoiselle et la compagnie…

Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvrait ses grands yeux vides, elle avait l’air de chercher. Un tremblement agitait sa tête, sans doute la grande clarté l’aveuglait, dans cette ombre où elle descendait déjà.

— Approchez, mon ami, dit Hélène au soldat. C’est mademoiselle qui a demandé à vous voir.

Le soleil entrait par la fenêtre, une large trouée jaune, dans laquelle dansaient les poussières du tapis. Mars était venu, au dehors le printemps naissait. Zéphyrin fit un pas, apparut dans le soleil ; sa petite face ronde, couverte de son, avait le reflet doré du blé mûr, tandis que les boutons de sa tunique étincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ de coquelicots. Alors, Jeanne l’aperçut. Mais ses yeux s’inquiétèrent de nouveau, incertains, allant d’un coin à un autre.

— Que veux-tu, mon enfant ? demanda sa mère. Nous sommes tous là.

Puis, elle comprit.

— Rosalie, approchez… Mademoiselle veut vous voir.

Rosalie, à son tour, s’avança dans le soleil. Elle portait un bonnet dont les brides, rejetées sur les épaules, s’envolaient comme des ailes de papillon. Une poudre d’or tombait sur ses durs cheveux noirs et sur sa bonne face au nez écrasé, aux grosses lèvres. Et il n’y avait plus qu’eux, dans la chambre, le petit soldat et la cuisinière, coude à coude, sous le rayon. Jeanne les regardait.

— Eh bien, ma chérie, reprit Hélène, tu ne leur dis rien ?… Les voilà ensemble.

Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa tête, un léger tremblement de femme très-vieille. Ils étaient là comme mari et femme, prêts à se prendre bras dessus, bras dessous, pour retourner au pays. La tiédeur du printemps les chauffait, et désireux d’égayer mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure, d’un air bête et tendre. Une bonne odeur de santé montait de leurs dos arrondis. S’ils avaient été seuls, bien sûr que Zéphyrin aurait empoigné Rosalie et qu’il aurait reçu d’elle un fameux soufflet. Ça se voyait dans leurs yeux.

— Eh bien ! ma chérie, tu n’as rien à leur dire ?

Jeanne les regardait, étouffant davantage. Elle ne dit pas un mot. Brusquement, elle éclata en larmes. Zéphyrin et Rosalie durent quitter tout de suite la chambre.

— Je vous demande pardon…, mademoiselle et la compagnie…, répéta le petit soldat ahuri en s’en allant.

Ce fut là un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachait de tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l’enfant gardait un visage muet, comme si l’ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elle avait les silences, la résignation noire d’une abandonnée qui se sent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demi closes, sans qu’on pût deviner dans son regard aminci quelle idée entêtée l’absorbait. Plus rien n’existait pour elle que sa grande poupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pour la distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait de la rendre, elle la défendait d’un geste farouche, dès qu’on voulait la lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur le traversin, était allongée comme une personne malade, la couverture aux épaules. Sans doute l’enfant la soignait, car de temps à autre, de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose, arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d’émail, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d’appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se réfugiait ainsi dans l’amour de sa grande poupée, s’assurant, au sortir de ses somnolences, qu’elle était encore là, ne voyant qu’elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l’ombre d’un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses à l’oreille.

La troisième semaine s’achevait. Le vieux docteur, un matin, s’installa. Hélène comprit, son enfant ne passerait pas la journée. Depuis la veille, elle était dans une stupeur qui lui ôtait la conscience même de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, on comptait les heures. Comme la malade souffrait d’une soif ardente, le médecin avait simplement recommandé qu’on lui donnât une boisson opiacée, pour lui faciliter l’agonie ; et cet abandon de tout remède rendait Hélène imbécile. Tant que des potions traînaient sur la table de nuit, elle espérait encore un miracle de guérison. Maintenant, les fioles et les boîtes n’étaient plus là, sa dernière foi s’en allait. Elle n’avait plus qu’un instinct, être près de Jeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulait l’enlever à cette contemplation affreuse, tâchait de l’éloigner, en la chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attirée, avec le besoin physique de voir. Toute droite, les bras tombés, dans un désespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait.

Vers une heure, l’abbé Jouve et M. Rambaud arrivèrent. Le médecin alla à leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux pâlirent. Ils restèrent debout de saisissement ; et leurs mains tremblaient. Hélène ne s’était pas retournée.

La journée était superbe, une de ces après-midi ensoleillées des premiers jours d’avril. Jeanne, dans son lit, s’agitait. La soif qui la dévorait lui donnait par instants un petit mouvement pénible des lèvres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mains transparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Le sourd travail du mal était terminé, elle ne toussait plus, sa voix éteinte ressemblait à un souffle. Depuis un moment, elle tournait la tête, elle cherchait des yeux la lumière. Le docteur Bodin ouvrit la fenêtre toute large. Alors, Jeanne ne s’agita plus et resta la joue contre l’oreiller, les regards sur Paris, avec sa respiration oppressée qui se ralentissait.

Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elle s’était ainsi tournée vers la ville étalée à l’horizon. Sa face devenait grave, elle songeait. À cette heure dernière, Paris souriait sous le blond soleil d’avril. Du dehors venaient des souffles tièdes, des rires d’enfants, des appels de moineaux. Et la mourante mettait ses forces suprêmes à voir encore, à suivre les fumées volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elle retrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques ; puis, l’inconnu commençait, ses paupières lasses se fermaient à demi, devant la mer immense des toitures. Peut-être rêvait-elle qu’elle était peu à peu très-légère, qu’elle s’envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle se poserait sur les dômes et sur les flèches, elle verrait, en sept ou huit coups d’aile, les choses défendues que l’on cache aux enfants. Mais une inquiétude nouvelle l’agita, ses mains cherchaient encore ; et elle ne se calma que lorsqu’elle tint sa grande poupée dans ses petits bras, contre sa poitrine. Elle voulait l’emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi les cheminées toutes roses de soleil.

Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait déjà tomber ses ombres bleues. C’était la fin, un étouffement, une agonie lente et sans secousse. Le cher ange n’avait plus la force de se défendre. M. Rambaud, vaincu, s’abattit sur les genoux, secoué de sanglots silencieux, se traînant derrière un rideau pour cacher sa douleur. L’abbé s’était agenouillé au chevet, les mains jointes, balbutiant les prières des agonisants.

— Jeanne, Jeanne, murmura Hélène, glacée d’une horreur qui lui soufflait un grand froid dans les cheveux.

Elle avait repoussé le docteur, elle se jeta par terre, s’appuya contre le lit pour voir sa fille de tout près. Jeanne ouvrit les yeux, mais elle ne regarda pas sa mère. Ses regards, toujours, allaient là-bas, sur Paris qui s’effaçait. Elle serra davantage sa poupée, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eut encore deux soupirs plus légers. Ses yeux pâlissaient, son visage un instant exprima une angoisse vive. Mais, bientôt, elle parut soulagée, elle ne respirait plus, la bouche ouverte.

— C’est fini, dit le docteur en lui prenant la main.

Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure de chèvre s’était encore allongée, avec des traits sévères, une ombre grise descendue des sourcils qu’elle fronçait ; et elle avait ainsi dans la mort son visage blême de femme jalouse. La poupée, la tête renversée, les cheveux pendants, semblait morte comme elle.

— C’est fini, répéta le docteur qui laissa retomber la petite main froide.

Hélène, la face tendue, serra son front entre ses poings, comme si elle sentait son crâne s’ouvrir. Elle ne pleurait pas, elle promenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisa dans sa gorge ; elle venait d’apercevoir, au pied du lit, une petite paire de souliers, oubliée là. C’était fini, Jeanne ne les mettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers aux pauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulant son visage sur la main de la morte qui avait glissé. M. Rambaud sanglotait. L’abbé avait haussé la voix, tandis que Rosalie, dans la porte entre-bâillée de la salle à manger, mordait son mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit.

Juste à cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvait s’empêcher de monter prendre des nouvelles.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

— Ah ! monsieur, bégaya Rosalie, elle est morte.

Il demeura immobile, étonné de ce dénouement qu’il attendait de jour en jour. Puis, il murmura :

— Mon Dieu ! la pauvre enfant ! quel malheur !

Et il ne trouva que cette parole bête et navrante. La porte s’était refermée, il descendit.


IV


Lorsque madame Deberle apprit la mort de Jeanne, elle pleura, elle eut un de ces coups de passion qui la mettaient en l’air pendant quarante-huit heures. Ce fut un désespoir bruyant, hors de toute mesure. Elle monta se jeter dans les bras d’Hélène. Puis, sur un mot entendu, l’idée de faire à la petite morte des funérailles touchantes, s’empara d’elle et bientôt l’occupa tout entière. Elle s’offrit, elle se chargeait des moindres détails. La mère, épuisée de larmes, restait anéantie sur une chaise. M. Rambaud, qui agissait en son nom, perdait la tête. Il consentit avec des effusions de reconnaissance. Hélène s’éveilla un instant pour dire qu’elle voulait des fleurs, beaucoup de fleurs.

Alors, sans perdre une minute, madame Deberle se donna un mal infini. Elle employa la journée du lendemain à courir chez toutes ces dames, pour leur apprendre l’affreuse nouvelle. Son rêve était d’avoir un défilé de petites filles en robe blanche. Il lui en fallait au moins trente, et elle ne rentra que lorsqu’elle eut son compte. Elle avait passé elle-même à l’administration des Pompes funèbres, discutant les classes, choisissant les draperies. On tendrait les grilles du jardin, on exposerait le corps au milieu des lilas, déjà couverts de fines pointes vertes. Ce serait charmant.

— Mon Dieu ! pourvu qu’il fasse beau demain ! laissa-t-elle échapper le soir, après ses courses faites.

La matinée fut radieuse, un ciel bleu, un soleil d’or, avec cette haleine pure et vivante du printemps. Le convoi était pour dix heures. Dès neuf heures, les tentures furent posées. Juliette vint donner aux ouvriers des conseils. Elle voulait qu’on ne couvrit pas complètement les arbres. Les draperies blanches, à franges d’argent, ouvraient un porche entre les deux battants de la grille, rabattus dans les lilas. Mais elle rentra vite au salon, elle vint recevoir ces dames. On se réunissait chez elle, pour ne pas encombrer les deux pièces de madame Grandjean. Seulement, elle était bien ennuyée, son mari avait dû partir le matin pour Versailles : une consultation qu’on ne pouvait remettre, disait-il. Elle restait seule, jamais elle ne s’en tirerait.

Madame Berthier arriva la première, avec ses deux filles.

— Croyez-vous, s’écria madame Deberle, Henri qui me lâche !… Eh bien ! Lucien, tu ne dis pas bonjour ?

Lucien était là, tout prêt pour l’enterrement avec des gants noirs. Il parut surpris à la vue de Sophie et de Blanche, habillées comme si elles allaient à une procession. Un ruban de soie serrait leur robe de mousseline, leur voile, qui tombait jusqu’à terre, cachait leur petit bonnet de tulle-illusion. Pendant que les deux mères causaient, les trois enfants se regardèrent, un peu raides dans leur toilette. Puis, Lucien dit :

— Jeanne est morte.

Il avait le cœur gros, mais il souriait pourtant, d’un sourire étonné. Depuis la veille, l’idée que Jeanne était morte le rendait sage. Comme sa mère ne lui répondait pas, trop affairée, il avait questionné les domestiques. Alors, on ne bougeait plus, lorsqu’on était mort ?

— Elle est morte, elle est morte, répétèrent les deux sœurs, toutes roses dans leurs voiles blancs. Est-ce qu’on va la voir ?

Un moment, il réfléchit, et, les regards perdus, la bouche ouverte, comme cherchant à deviner ce qu’il y avait là-bas, au-delà de ce qu’il savait, il dit à voix basse :

— On ne la verra plus.

Cependant, d’autres petites filles entraient. Lucien, sur un signe de sa mère, allait à leur rencontre. Marguerite Tissot, dans son nuage de mousseline, avec ses grands yeux, semblait une vierge enfant ; ses cheveux blonds s’échappaient du petit bonnet, mettaient comme une pèlerine brochée d’or sous la blancheur du voile. Un sourire discret courut, à l’arrivée des cinq demoiselles Levasseur ; elles étaient toutes pareilles, on aurait dit un pensionnat, l’aînée en tête, la plus jeune à la queue ; et leurs jupes bouffaient tellement, qu’elles occupèrent un coin de la pièce. Mais, lorsque la petite Guiraud parut, les voix chuchotantes montèrent ; on riait, on se la passait pour la voir et la baiser. Elle avait une mine de tourterelle blanche ébouriffée dans ses plumes, pas plus grosse qu’un oiseau, au milieu du frisson des gazes qui la faisaient énorme et toute ronde. Sa mère elle-même ne trouvait plus ses mains. Le salon, peu à peu, s’emplissait d’une tombée de neige. Quelques garçons, en redingote, tachaient de noir cette pureté. Lucien, puisque sa petite femme était morte, en cherchait une autre. Il hésitait beaucoup, il aurait voulu une femme plus grande que lui, comme Jeanne. Pourtant, il paraissait se décider pour Marguerite, dont les cheveux l’étonnaient. Il ne la quittait plus.

— Le corps n’a pas encore été descendu, vint dire Pauline à Juliette.

Pauline s’agitait, comme s’il se fût agi des préparatifs d’un bal. Sa sœur avait eu beaucoup de peine à obtenir qu’elle ne vînt pas en blanc.

— Comment ! s’écria Juliette, à quoi songent-ils ?… Je vais monter. Reste avec ces dames.

Elle quitta vivement le salon, où les mères en toilette sombre causaient à demi-voix, tandis que les enfants n’osaient risquer un mouvement, de peur de se chiffonner. En haut, lorsqu’elle entra dans la chambre mortuaire, un grand froid la saisit. Jeanne était encore couchée, les mains jointes ; et comme Marguerite, comme les demoiselles Levasseur, elle avait une robe blanche, un bonnet blanc, des souliers blancs. Une couronne de roses blanches, posée sur le bonnet, faisait d’elle la reine de ses petites amies, fêtée par tout ce monde qui attendait en bas. Devant la fenêtre, la bière de chêne, doublée de satin, s’allongeait sur deux chaises, ouverte comme un coffret à bijoux. Les meubles étaient rangés, un cierge brûlait ; la chambre, close, assombrie, avait l’odeur et la paix humides d’un caveau muré depuis longtemps. Et Juliette, qui venait du soleil, de la vie souriante du dehors, restait muette, arrêtée tout d’un coup, n’osant plus dire qu’on se dépêchât.

— Il y a déjà beaucoup de monde, finit-elle par murmurer.

Puis, n’ayant pas reçu de réponse, elle ajouta, pour parler encore.

— Henri a dû aller en consultation à Versailles, vous l’excuserez.

Hélène, assise devant le lit, levait sur elle des yeux vides. On ne pouvait l’arracher de cette pièce. Depuis trente-six heures, elle était là, malgré les supplications de M. Rambaud et de l’abbé Jouve, qui veillaient avec elle. Les deux nuits surtout l’avaient brisée dans une agonie sans fin. Puis, il y avait eu la douleur affreuse de la dernière toilette, les souliers de soie blanche dont elle s’était obstinée à chausser elle-même les pieds de la petite morte. Elle ne bougeait plus, à bout de force, comme endormie par l’excès de son chagrin.

— Vous avez des fleurs ? bégaya-t-elle avec effort, les yeux toujours levés sur madame Deberle.

— Oui, oui, ma chère, répondit celle-ci. Ne vous tourmentez pas.

Depuis que sa fille avait rendu le dernier soupir, elle n’avait plus que cette préoccupation : des fleurs, des moissons de fleurs. À chaque nouvelle personne qu’elle voyait, elle s’inquiétait, elle semblait craindre qu’on ne trouvât jamais assez de fleurs.

— Vous avez des roses ? reprit-elle après un silence.

— Oui… Je vous assure que vous serez contente.

Elle hocha la tête, elle retomba dans son immobilité. Pourtant, les employés des Pompes funèbres attendaient sur le palier. Il fallait en finir. M. Rambaud, qui lui-même chancelait comme un homme ivre, fit un signe suppliant à Juliette, pour qu’elle l’aidât à emmener la pauvre femme. Tous deux la prirent doucement sous les bras ; ils la levaient, ils la conduisaient vers la salle à manger. Mais quand elle comprit, elle les repoussa, dans une crise suprême de désespoir. Ce fut une scène navrante. Elle s’était jetée à genoux devant le lit, cramponnée aux draps, emplissant la chambre du tumulte de sa révolte ; tandis que Jeanne, étendue dans l’éternel silence, raidie et toute froide, gardait un visage de pierre. La face avait un peu noirci, la bouche prenait une moue d’enfant vindicative ; et c’était ce masque sombre et sans pardon de fille jalouse qui affolait Hélène. Elle l’avait bien vue, depuis trente-six heures, se glacer dans sa rancune, devenir plus farouche à mesure qu’elle se rapprochait de la terre. Quel soulagement, si Jeanne, une dernière fois, avait pu lui sourire !

— Non, non ! criait-elle. Je vous en supplie, laissez-la un instant… Vous ne pouvez pas me la prendre. Je veux l’embrasser… Oh ! un instant, un seul instant…

Et, de ses bras tremblants, elle la tenait, elle la disputait à ces hommes qui se cachaient dans l’antichambre, le dos tourné, d’un air d’ennui. Mais ses lèvres n’échauffaient pas le froid visage, elle sentait Jeanne s’entêter et se refuser. Alors, elle s’abandonna aux mains qui l’entraînaient, elle tomba sur une chaise de la salle à manger, avec cette plainte sourde, répétée vingt fois :

— Mon Dieu… mon Dieu…

L’émotion avait épuisé M. Rambaud et madame Deberle. Après un court silence, quand celle-ci entre-bâilla la porte, c’était fini. Il n’y avait pas eu un bruit, à peine un léger froissement. Les vis, huilées à l’avance, fermaient à jamais le couvercle. Et la chambre était vide, un drap blanc cachait la bière.

Alors, la porte resta ouverte, on laissa Hélène libre. Lorsqu’elle rentra, elle eut un regard éperdu sur les meubles, autour des murs. On venait d’emporter le corps. Rosalie avait tiré la couverture pour effacer jusqu’au poids léger de celle qui était partie. Et, ouvrant les bras dans un geste fou, les mains tendues, Hélène se précipita vers l’escalier. Elle voulait descendre. M. Rambaud la retenait, pendant que madame Deberle lui expliquait que cela ne se faisait pas. Mais elle jurait d’être raisonnable, de ne pas suivre l’enterrement. On pouvait bien lui permettre de voir ; elle se tiendrait tranquille dans le pavillon. Tous deux pleuraient en l’écoutant. Il fallut l’habiller. Juliette cacha sa robe d’appartement sous un châle noir. Seulement elle ne trouvait pas de chapeau ; enfin, elle en découvrit un, dont elle arracha un bouquet de verveines rouges. M. Rambaud, qui devait conduire le deuil, prit Hélène à son bras. Quand on fut dans le jardin :

— Ne la quittez pas, murmura madame Deberle. Moi, j’ai un tas d’affaires…

Et elle s’échappa. Hélène marchait péniblement, cherchant du regard devant elle. En entrant dans le grand jour, elle avait eu un soupir. Mon Dieu ! quelle belle matinée ! Mais ses yeux étaient allés droit à la grille, elle venait d’apercevoir la petite bière sous les tentures blanches. M. Rambaud ne la laissa approcher que de deux ou trois pas.

— Voyons, soyez courageuse, disait-il, tout frissonnant lui-même.

Ils regardèrent. L’étroit cercueil baignait dans un rayon. Sur un coussin de dentelle, aux pieds, était posé un crucifix d’argent. À gauche, un goupillon trempait dans un bénitier. Les grands cierges brûlaient sans une flamme, tachant seulement le soleil de petites âmes dansantes qui s’envolaient. Sous les tentures, des branches d’arbres faisaient un berceau, avec leurs bourgeons violâtres. C’était un coin de printemps, où tombait, par un écartement des draperies, la poussière d’or du large rayon qui épanouissait les fleurs coupées, dont la bière était couverte. Il y avait là un écroulement de fleurs, des gerbes de roses blanches en tas, des camélias blancs, des lilas blancs, des œillets blancs, toute une neige amassée de pétales blancs ; le corps disparaissait, des grappes blanches glissaient du drap ; par terre des pervenches blanches, des jacinthes blanches avaient coulé et s’effeuillaient. Les rares passants de la rue Vineuse s’arrêtaient, avec un sourire ému, devant ce jardin ensoleillé où cette petite morte dormait sous les fleurs. Tout ce blanc chantait, une pureté éclatante flambait dans la lumière, le soleil chauffait les tentures, les bouquets et les couronnes, d’un frisson de vie. Au-dessus des roses, une abeille bourdonnait.

— Les fleurs… les fleurs…, murmura Hélène, qui ne trouva pas d’autres paroles.

Elle appuyait son mouchoir sur ses lèvres, ses yeux s’emplissaient de larmes, il lui semblait que Jeanne devait avoir chaud, et cette pensée la brisait davantage, d’un attendrissement où il y avait de la reconnaissance pour ceux qui venaient de couvrir l’enfant de toutes ces fleurs. Elle voulut s’avancer, M. Rambaud ne songea plus à la retenir. Comme il faisait bon sous les tentures ! Un parfum montait, l’air tiède n’avait pas un souffle. Alors, elle se baissa et ne choisit qu’une rose. C’était une rose qu’elle venait chercher, pour la glisser dans son corsage. Mais un tremblement la prenait, M. Rambaud eut peur.

— Ne restez pas là, dit-il, en l’entraînant. Vous avez promis de ne pas vous rendre malade.

Il cherchait à la conduire dans le pavillon, lorsque la porte du salon s’ouvrit toute grande. Pauline parut la première. Elle s’était chargée d’organiser le cortége. Une à une, les petites filles descendirent. Il semblait que ce fût une floraison hâtive, des aubépines miraculeusement fleuries. Les robes blanches se gonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, où toutes les nuances délicates du blanc passaient comme sur des ailes de cygne. Un pommier laissait tomber ses pétales, des fils de la Vierge flottaient, les robes étaient la candeur même du printemps. Elles ne cessaient point, elles entouraient déjà la pelouse, et elles descendaient toujours le perron, légères, envolées comme un duvet, épanouies tout d’un coup au grand air.

Alors, quand le jardin fut tout blanc, en face de cette bande lâchée de petites filles, Hélène eut un souvenir. Elle se rappela le bal de l’autre belle saison, avec la joie dansante des petits pieds. Et elle revoyait Marguerite en laitière, sa boîte au lait pendue à la ceinture, Sophie en soubrette, tournant au bras de sa sœur Blanche, dont le costume de Folie sonnait un carillon. Puis, c’étaient les cinq demoiselles Levasseur, des Chaperons-Rouges qui multipliaient les toquets de satin ponceau à bandes de velours noir ; tandis que la petite Guiraud, avec son papillon d’Alsacienne dans les cheveux, sautait comme une perdue, en face d’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Aujourd’hui, toutes étaient blanches. Jeanne aussi était blanche, sur l’oreiller de satin blanc, dans les fleurs. La fine Japonaise, au chignon traversé de longues épingles, à la tunique de pourpre brodée d’oiseaux, s’en allait en robe blanche.

— Comme elles ont grandi ! murmura Hélène, qui éclata en larmes.

Toutes étaient là, sa fille seule manquait. M. Rambaud la fit entrer dans le pavillon ; mais elle resta sur la porte, elle voulait voir le cortége se mettre en marche. Des dames vinrent la saluer discrètement. Les enfants la regardaient, de leurs yeux bleus étonnés.

Cependant, Pauline circulait, donnait des ordres. Elle étouffait sa voix pour la circonstance ; mais elle s’oubliait par moments.

— Allons, soyez sages… Regarde, petite bête, tu es déjà sale… Je viendrai vous prendre, ne bougez pas.

Le corbillard arrivait, on pouvait partir. Madame Deberle parut et s’écria :

— On a oublié les bouquets !… Pauline, vite les bouquets !

Alors, il y eut un peu de confusion. On avait préparé un bouquet de roses blanches pour chaque petite fille. Il fallut distribuer ces roses ; les enfants, ravies, tenaient les grosses touffes devant elles, comme des cierges. Lucien, qui ne quittait plus Marguerite, respirait avec délices, pendant qu’elle lui poussait ses fleurs dans la figure. Toutes ces gamines, avec leurs mains fleuries, riaient dans le soleil, puis devenaient tout d’un coup sérieuses, en suivant des yeux la bière que des hommes chargeaient sur le corbillard.

— Elle est là dedans ? demanda Sophie très-bas.

Sa sœur Blanche fit un signe de tête. Puis, elle dit à son tour :

— Pour les hommes, c’est grand comme ça.

Elle parlait du cercueil, elle élargissait les bras tant qu’elle pouvait. Mais la petite Marguerite eut un rire, le nez dans ses roses, en racontant que ça lui faisait des chatouilles. Alors, les autres enfoncèrent aussi leur nez, pour voir. On les appelait, elles redevinrent sages.

Dehors, le cortége défila. Au coin de la rue Vineuse, une femme en cheveux, les pieds chaussés de savates, pleurait et s’essuyait les joues avec le coin de son tablier. Quelques personnes s’étaient mises aux fenêtres, des exclamations apitoyées montèrent dans le silence de la rue. Le corbillard roulait sans bruit, tendu de draperies blanches à franges d’argent ; on entendait seulement les pas cadencés des deux chevaux blancs, assourdis sur la terre battue de la chaussée. C’était comme une moisson de fleurs, de bouquets et de couronnes, que ce char emportait ; on ne voyait pas la bière, de légers cahots secouaient les gerbes amoncelées, le char derrière lui semait des branches de lilas. Aux quatre coins, volaient de longs rubans de moire blanche, que tenaient quatre petites filles, Sophie et Marguerite, une demoiselle Levasseur et la petite Guiraud, celle-ci si mignonne, si trébuchante, que sa mère l’accompagnait. Les autres, en troupe serrée, entouraient le corbillard, avec leurs touffes de roses à la main. Elles marchaient doucement, leurs voiles s’enlevaient, les roues tournaient au milieu de cette mousseline, comme portées sur un nuage, où souriaient des têtes délicates de chérubins. Puis, derrière, à la suite de M. Rambaud, le visage pâle et baissé, venaient des dames, quelques petits garçons, Rosalie, Zéphyrin, les domestiques des Deberle. Cinq voitures de deuil, vides, suivaient. Dans la rue pleine de soleil, des pigeons blancs prirent leur vol, au passage de ce char du printemps.

— Mon Dieu ! quel ennui ! répétait madame Deberle, en voyant le cortége s’ébranler. Si Henri avait retardé cette consultation ! Je le lui disais bien.

Elle ne savait que faire d’Hélène, affaissée sur un siége du pavillon. Henri serait resté près d’elle. Il l’aurait un peu consolée. C’était très-désagréable, qu’il ne fût pas là. Heureusement, mademoiselle Aurélie voulut bien se proposer ; elle n’aimait pas les choses tristes, elle s’occuperait en même temps de la collation que les enfants devaient trouver à leur retour. Madame Deberle se hâta de rejoindre le convoi qui se dirigeait vers l’église, par la rue de Passy.

Maintenant, le jardin était vide, des ouvriers pliaient les tentures. Il n’y avait plus, sur le sable, à la place où Jeanne avait passé, que les pétales effeuillés d’un camélia. Et Hélène, tombée tout d’un coup à cette solitude et à ce grand silence, éprouvait de nouveau l’angoisse, l’arrachement de l’éternelle séparation. Une seule fois encore, être auprès d’elle une seule fois ! L’idée fixe que Jeanne s’en allait fâchée, avec son visage muet et noir de rancune, la traversait de la brûlure vive d’un fer rouge. Alors, voyant bien que mademoiselle Aurélie la gardait, elle fut pleine de ruse pour lui échapper et courir au cimetière.

— Oui, c’est une grande perte, répétait la vieille fille, installée commodément dans un fauteuil. Moi, j’aurais adoré les enfants, les petites filles surtout. Eh bien ! quand j’y songe, je suis contente de ne m’être pas mariée. Ça évite des chagrins…

Elle croyait la distraire. Elle parla d’une de ses amies qui avait eu six enfants ; tous étaient morts. Une autre dame restait seule avec un grand fils qui la battait ; celui-là aurait dû mourir, sa mère se serait consolée sans peine. Hélène semblait l’écouter. Elle ne bougeait plus, agitée seulement d’un tremblement d’impatience.

— Vous voilà plus calme, dit enfin mademoiselle Aurélie. Mon Dieu ! il faut toujours finir par se faire une raison.

La porte de la salle à manger s’ouvrait dans le pavillon japonais. Elle s’était levée, elle poussa cette porte, allongea le cou. Des assiettes de gâteaux couvraient la table. Hélène, vivement, s’enfuit par le jardin. La grille était ouverte, les ouvriers des Pompes funèbres emportaient leur échelle.

À gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des Réservoirs. C’est là que se trouve le cimetière de Passy. Un mur de soutènement colossal s’élève du boulevard de la Muette, le cimetière est comme une terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocadéro, les avenues, Paris entier. En vingt pas, Hélène fut devant la porte béante, déroulant le champ désert des tombes blanches et des croix noires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles de la première allée. On enterrait rarement, des herbes folles poussaient, quelques cyprès coupaient les verdures de leurs barres sombres. Hélène s’enfonça droit devant elle ; une bande de moineaux s’effaroucha, un fossoyeur leva la tête, après avoir lancé à la volée sa pelletée de terre. Sans doute, le convoi n’était pas arrivé, le cimetière semblait vide. Elle coupa à droite, poussa jusqu’au parapet de la terrasse ; et, comme elle faisait le tour, elle aperçut derrière un bouquet d’acacias les petites filles en blanc, agenouillées devant le caveau provisoire, où l’on venait de descendre le corps de Jeanne. L’abbé Jouve, la main tendue, donnait une dernière bénédiction. Elle entendit seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombait. C’était fini.

Cependant, Pauline l’avait aperçue et la montrait à madame Deberle. Celle-ci se fâcha presque, murmurant :

— Comment ! elle est venue ! Mais ça ne se fait pas, c’est de très-mauvais goût !

Elle s’avança, lui témoigna par son air de figure qu’elle la désapprouvait. D’autres dames s’approchèrent à leur tour, curieusement. M. Rambaud l’avait rejointe, debout et silencieux près d’elle. Elle s’était appuyée à un des acacias, se sentant défaillir, fatiguée de tout ce monde. Tandis qu’elle répondait par des hochements de tête aux condoléances, une seule pensée l’étouffait : elle était arrivée trop tard, elle avait entendu le bruit de la pierre qui retombait. Et ses yeux revenaient toujours au caveau, dont un gardien du cimetière balayait la marche.

— Pauline, surveille les enfants, répétait madame Deberle.

Les petites filles agenouillées se levaient comme un vol de moineaux blancs. Quelques-unes, trop petites, les genoux perdus dans leurs jupes, s’étaient assises par terre ; on dut les ramasser. Pendant qu’on descendait Jeanne, les grandes avaient allongé la tête, pour voir au fond du trou. C’était très-noir, un frisson les pâlissait. Sophie assurait tout bas qu’on restait là dedans des années, des années. La nuit aussi ? demandait une des demoiselles Levasseur. Certainement, la nuit aussi, toujours. Oh ! la nuit, Blanche y serait morte. Toutes se regardaient, les yeux très-grands, comme si elles venaient d’entendre une histoire de voleurs. Mais quand elles furent debout, lâchées autour du caveau, elles redevinrent roses ; ce n’était pas vrai, on disait des contes pour rire. Il faisait trop bon, ce jardin était joli avec ses grandes herbes ; comme on aurait fait de belles parties de cache-cache, derrière toutes ces pierres ! Les petits pieds dansaient déjà, les robes blanches battaient, pareilles à des ailes. Dans le silence des tombes, la pluie tiède et lente du soleil épanouissait cette enfance. Lucien avait fini par fourrer la main sous le voile de Marguerite ; il touchait ses cheveux, il voulait savoir si elle ne mettait rien dessus, pour qu’ils fussent si jaunes. La petite se rengorgeait. Puis, il lui dit qu’ils se marieraient ensemble. Marguerite voulait bien, mais elle avait peur qu’il ne lui tirât les cheveux. Il les touchait encore, il les trouvait doux comme du papier à lettres.

— N’allez pas si loin, cria Pauline.

— Eh bien ! nous partons, dit madame Deberle. Nous ne faisons rien là, les enfants doivent avoir faim…

Il fallut réunir les petites filles qui s’étaient débandées comme un pensionnat en récréation. On les compta, la petite Guiraud manquait ; enfin, on l’aperçut très-loin, dans une allée, se promenant gravement avec l’ombrelle de sa mère. Alors, les dames se dirigèrent vers la porte, en poussant devant elles le flot des robes blanches. Madame Berthier félicitait Pauline sur son mariage, qui devait avoir lieu le mois suivant. Madame Deberle disait qu’elle partait dans trois jours pour Naples, avec son mari et Lucien. Le monde s’écoulait, Zéphyrin et Rosalie restèrent les derniers. À leur tour, ils s’éloignèrent. Ils se prirent le bras, ravis de cette promenade, malgré leur gros chagrin ; ils ralentissaient le pas, et leur dos d’amoureux, un moment encore, dansa dans la lumière, au bout de l’avenue.

— Venez, murmura M. Rambaud.

Mais Hélène, d’un geste le pria d’attendre. Elle restait seule, il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée. Quand elle eut vu les dernières personnes disparaître, elle s’agenouilla péniblement devant le caveau. L’abbé Jouve, en surplis, ne s’était point encore relevé. Tous deux prièrent longtemps. Puis, sans parler, avec son beau regard de charité et de pardon, le prêtre l’aida à se mettre debout.

— Donne-lui ton bras, dit-il simplement à M. Rambaud.

À l’horizon, Paris blondissait sous la radieuse matinée de printemps. Dans le cimetière, un pinson chantait.


V


Deux ans s’étaient écoulés. Un matin de décembre, le petit cimetière dormait dans un grand froid. Il neigeait depuis la veille, une neige fine que chassait le vent du nord. Du ciel qui pâlissait, les flocons plus rares tombaient avec une légèreté volante de plumes. La neige se durcissait déjà, une haute fourrure de cygne bordait le parapet de la terrasse. Au delà de cette ligne blanche, dans la pâleur brouillée de l’horizon, Paris s’étendait.

Madame Rambaud priait encore, à genoux devant le tombeau de Jeanne, sur la neige. Son mari venait de se relever, silencieux. Ils s’étaient épousés en novembre, à Marseille. M. Rambaud avait vendu sa maison des Halles, il se trouvait à Paris depuis trois jours pour terminer cette affaire ; et la voiture qui les attendait, rue des Réservoirs, devait passer à l’hôtel prendre leurs malles et les conduire ensuite au chemin de fer. Hélène avait fait le voyage dans l’unique pensée de s’agenouiller là. Elle restait immobile, la tête basse, comme perdue et ne sentant pas la froide terre qui lui glaçait les genoux.

Cependant, le vent cessait. M. Rambaud s’était avancé sur la terrasse, pour la laisser à la douleur muette de ses souvenirs. Une brume s’élevait des lointains de Paris, dont l’immensité s’enfonçait dans le vague blafard de cette nuée. Au pied du Trocadéro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombée lente des derniers brins de neige. C’était, dans l’air devenu immobile, une moucheture pâle sur les fonds sombres, filant avec un balancement insensible et continu. Au delà des cheminées de la Manutention, dont les tours de brique prenaient le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s’épaississait, on aurait dit des gazes flottantes, déroulées fil à fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du rêve, enchantée en l’air, tombant endormie et comme bercée. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, à l’approche des toitures ; ils se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s’effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n’entendait pas la marche dans l’espace. Le ciel s’éclairait de plus en plus, partout à la fois, d’une teinte laiteuse, que des fumées troublaient encore. Peu à peu, les îlots éclatants des maisons se détachaient, la ville apparaissait à vol d’oiseau, coupée de ses rues et de ses places, dont les tranchées et les trous d’ombre dessinaient l’ossature géante des quartiers.

Hélène, lentement, s’était relevée. À terre, ses deux genoux restaient marqués sur la neige. Enveloppée d’un large manteau sombre, bordé de fourrure, elle semblait très-grande, les épaules superbes dans tout ce blanc. La barrette de son chapeau, une tresse de velours noir, lui mettait au front l’ombre d’un diadème. Elle avait retrouvé son beau visage tranquille, ses yeux gris et ses dents blanches, son menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Lorsqu’elle tournait la tête, son profil prenait de nouveau une pureté grave de statue. Le sang dormait sous la pâleur reposée des joues, on la sentait rentrée dans la hauteur de son honnêteté. Deux larmes avaient roulé de ses paupières, son calme était fait de sa douleur ancienne. Et elle se tenait debout, devant le tombeau, une simple colonne, où le nom de Jeanne était suivi de deux dates, mesurant la courte existence de la petite morte de douze ans.

Autour d’elle, le cimetière étalait la blancheur de son drap, que crevaient des angles de tombes rouillées, des fers de croix pareils à des bras en deuil. Seuls, les pas d’Hélène et de M. Rambaud avaient fait un sentier dans ce coin désert. C’était une solitude sans tache, où les morts dormaient. Les allées enfonçaient les fantômes légers des arbres. Par moments, un paquet de neige tombait sans bruit d’une branche trop chargée ; et rien ne bougeait plus. À l’autre bout, un piétinement noir avait passé : on enterrait sous ce linceul. Un second convoi venait à gauche. Les bières et les cortéges filaient en silence, comme des ombres découpées, sur la pâleur d’un linge.

Hélène sortait de sa rêverie, lorsqu’elle aperçut près d’elle une mendiante qui se traînait. C’était la mère Fétu, dont la neige assourdissait les gros souliers d’homme, crevés et raccommodés avec des ficelles. Jamais elle ne l’avait vue grelotter d’une misère si noire, couverte de guenilles plus sales, engraissée encore, l’air abêti. La vieille, par les vilains temps, les fortes gelées, les pluies battantes, suivait maintenant les convois, pour spéculer sur l’apitoiement des gens charitables ; et elle savait qu’au cimetière la peur de la mort fait donner des sous ; elle visitait les tombes, s’approchant des gens agenouillés au moment où ils fondaient en larmes, parce que alors ils ne pouvaient refuser. Depuis un instant, entrée avec le dernier cortége, elle guettait Hélène de loin. Mais elle n’avait point reconnu la bonne dame, elle racontait avec de petits sanglots, la main tendue, qu’elle avait chez elle deux enfants qui mouraient de faim. Hélène l’écoutait, muette devant cette apparition. Les enfants étaient sans feu, l’aîné s’en allait de la poitrine. Tout d’un coup, la mère Fétu s’arrêta ; un travail se faisait dans les mille plis de son visage, ses yeux minces clignotaient. Comment ! c’était la bonne dame ! Le ciel avait donc exaucé ses prières ! Et, sans arranger l’histoire des enfants, elle se mit à geindre, avec un flot de paroles intarissable. Des dents lui manquaient encore, on l’entendait à peine. Toutes les misères du bon Dieu lui étaient tombées sur la tête. Son monsieur avait donné congé, elle venait de rester trois mois dans son lit ; oui, ça la tenait toujours, maintenant ça lui grouillait partout, une voisine disait qu’une araignée devait pour sûr lui être entrée par la bouche, pendant qu’elle dormait. Si elle avait eu seulement un peu de feu, elle se serait chauffé le ventre ; il n’y avait plus que ça pour la soulager. Mais rien de rien, pas des bouts d’allumettes. Peut-être bien que madame était allée en voyage ? C’étaient ses affaires. Enfin, elle la trouvait joliment portante, et fraîche, et belle. Dieu lui rendrait tout ça. Comme Hélène tirait sa bourse, la mère Fétu souffla, en s’appuyant à la grille du tombeau de Jeanne.

Les convois s’en étaient allés. Quelque part, dans une fosse voisine, on entendait les coups de pioche réguliers d’un fossoyeur qu’on ne voyait pas. Pourtant, la vieille avait repris haleine, les yeux fixés sur la bourse. Alors, pour augmenter l’aumône, elle se montra très-câline, elle parla de l’autre dame. On ne pouvait pas dire, c’était une dame charitable ; eh bien ! elle ne savait pas faire, son argent ne profitait pas. Prudemment, elle regardait Hélène en disant ces choses. Ensuite, elle se hasarda à nommer le docteur. Oh ! celui-là était bon comme le bon pain. L’été dernier, il avait encore fait un voyage avec sa femme. Leur petit poussait, un bel enfant. Mais les doigts d’Hélène, qui ouvraient la bourse, avaient tremblé, et la mère Fétu, tout d’un coup, changea de voix. Stupide, effarée, elle venait seulement de comprendre que la bonne dame se trouvait là près du tombeau de sa fille. Elle bégaya, soupira, tâcha de la faire pleurer. Une mignonne si gentille, avec des amours de petites mains, qu’elle voyait encore lui donner des pièces blanches. Et comme elle avait de longs cheveux, comme elle regardait les pauvres avec de grands yeux pleins de larmes ! Ah ! on ne remplaçait pas un ange pareil ; il n’y en avait plus, on pouvait chercher dans tout Passy. Aux beaux jours, elle apporterait chaque dimanche un bouquet de pâquerettes, cueilli dans le fossé des fortifications. Elle se tut, inquiète du geste dont Hélène lui coupa la parole. C’était donc qu’elle ne trouvait plus ce qu’il fallait dire ? La bonne dame ne pleurait pas, et elle ne lui donna qu’une pièce de vingt sous.

M. Rambaud, cependant, s’était approché du parapet de la terrasse. Hélène alla le rejoindre. Alors, la vue du monsieur alluma les yeux de la mère Fétu. Elle ne le connaissait pas, celui-là ; ce devait être un nouveau. Traînant les pieds, elle marcha derrière Hélène, en appelant sur elle toutes les bénédictions du paradis ; et, lorsqu’elle fut près de M. Rambaud, elle reparla du docteur. En voilà un qui aurait un bel enterrement, quand il mourrait, si les pauvres gens, qu’il avait soignés pour rien, suivaient son corps ! Il était un peu coureur, personne ne disait le contraire. Des dames de Passy le connaissaient bien. Mais ça ne l’empêchait pas d’adorer sa femme, une femme si gentille, qui aurait pu se mal conduire et qui n’y songeait seulement plus. Un vrai ménage de tourtereaux. Est-ce que madame leur avait dit bonjour ? Ils étaient pour sûr chez eux, elle venait de voir les persiennes ouvertes, rue Vineuse. Ils aimaient tant madame autrefois, ils seraient si heureux de l’embrasser ! En mâchant ces bouts de phrases, la vieille guignait M. Rambaud. Il l’écoutait, avec sa tranquillité de brave homme. Les souvenirs évoqués devant lui ne mettaient pas une ombre sur son visage paisible. Il crut seulement remarquer que l’acharnement de cette mendiante importunait Hélène, et il fouilla dans sa poche, il lui fit à son tour une aumône, en l’éloignant du geste. Lorsqu’elle vit une seconde pièce blanche, la mère Fétu éclata en remerciements. Elle achèterait un peu de bois, elle chaufferait son mal ; il n’y avait plus que ça pour lui calmer le ventre. Oui, un vrai ménage de tourtereaux à preuve que la dame était accouchée, l’autre hiver, d’un deuxième enfant, une belle petite fille, rose et grasse, qui devait aller sur ses quatorze mois. Le jour du baptême, à la porte de l’église, le docteur lui avait mis cent sous dans la main. Ah ! les bons cœurs se rencontrent, madame lui portait chance. Faites, mon Dieu ! que madame n’ait pas un chagrin, comblez-la de toutes les prospérités ! Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il !

Hélène resta toute droite devant Paris, pendant que la mère Fétu s’en allait au milieu des tombes, en bredouillant trois Pater et trois Ave. La neige avait cessé, les derniers flocons s’étaient posés sur les toits avec une lenteur lasse ; et, dans le vaste ciel d’un gris de perle, derrière les brumes qui se fondaient, le ton d’or du soleil allumait une clarté rose. Une seule bande de bleu, sur Montmartre, bordait l’horizon, d’un bleu si lavé et si tendre, qu’on aurait dit l’ombre d’un satin blanc. Paris se dégageait des fumées, s’élargissait avec ses champs de neige, sa débâcle qui le figeait dans une immobilité de mort. Maintenant, les mouchetures volantes ne donnaient plus à la ville ce grand frisson, dont les ondes pâles tremblaient sur les façades couleur de rouille. Les maisons sortaient toutes noires des masses blanches où elles dormaient, comme moisies par des siècles d’humidité. Des rues entières semblaient ruinées, dévorées de salpêtre, les toitures près de fléchir, les fenêtres enfoncées déjà. Une place, dont on apercevait le carré plâtreux, s’emplissait d’un tas de décombres. Mais, à mesure que la bande bleue grandissait du côté de Montmartre, une lumière coulait limpide et froide comme une eau de source, mettant Paris sous une glace où les lointains eux-mêmes prenaient une netteté d’image japonaise.

Dans son manteau de fourrure, les mains perdues au bord des manches, Hélène songeait. Une seule pensée revenait en elle comme un écho. Ils avaient eu un enfant, une petite fille rose et grasse ; et elle la voyait à l’âge adorable où Jeanne commençait à parler. Les petites filles sont si mignonnes à quatorze mois ! Elle comptait les mois ; quatorze, cela faisait presque deux ans, en tenant compte des autres ; juste l’époque, à quinze jours près. Alors, elle eût une vision ensoleillée de l’Italie, un pays idéal, avec des fruits d’or, où les amants s’en allaient sous des nuits embaumées, les bras à la taille. Henri et Juliette marchaient devant elle, dans un clair de lune. Ils s’aimaient comme des époux qui redeviennent des amants. Une petite fille rose et grasse, dont les chairs nues rient au soleil, tandis qu’elle essaie de bégayer des mots confus que sa mère étouffe sous des baisers ! Et elle pensait à ces choses sans colère, le cœur muet, élargissant encore sa sérénité dans la tristesse. Le pays du soleil avait disparu, elle promenait ses lents regards sur Paris, dont l’hiver raidissait le grand corps. Des colosses de marbre semblaient couchés dans la paix souveraine de leur froideur, les membres las d’une vieille souffrance qu’ils ne sentaient plus. Un trou bleu s’était fait au-dessus du Panthéon.

Pourtant, ses souvenirs redescendaient les jours. Elle avait vécu dans une stupeur, à Marseille. Un matin, en passant rue des Petites-Maries, elle s’était mise à sangloter devant la maison de son enfance. C’était la dernière fois qu’elle avait pleuré. M. Rambaud venait souvent ; elle le sentait autour d’elle comme une protection. Il n’exigeait rien, il n’ouvrait jamais son cœur. Vers l’automne, elle l’avait vu entrer un soir, les yeux rouges, brisé par un grand chagrin : son frère, l’abbé Jouve, était mort. À son tour, elle l’avait consolé. Ensuite, elle ne se rappelait plus nettement. L’abbé semblait sans cesse derrière eux, elle cédait à la résignation dont il l’enveloppait. Puisqu’il voulait encore cette chose, elle ne trouvait pas de raison pour refuser. Cela lui paraissait très-sage. D’elle-même, comme son deuil prenait fin, elle avait réglé posément les détails avec M. Rambaud. Les mains de son vieil ami tremblaient de tendresse éperdue. Comme elle voudrait, il l’attendait depuis des mois, un signe lui suffisait. Ils s’étaient mariés en noir. Le soir des noces, lui aussi avait baisé ses pieds nus, ses beaux pieds de statue qui redevenaient de marbre. Et la vie se déroulait de nouveau.

Tandis que le ciel bleu grandissait à l’horizon, cet éveil de sa mémoire était une surprise pour Hélène. Elle avait donc été folle pendant un an ? Aujourd’hui, lorsqu’elle évoquait la femme qui avait vécu près de trois années dans cette chambre de la rue Vineuse, elle croyait juger une personne étrangère, dont la conduite l’emplissait de mépris et d’étonnement. Quel coup d’étrange folie, quel mal abominable, aveugle comme la foudre ! Elle ne l’avait pourtant pas appelé. Elle vivait tranquille, cachée dans son coin, perdue dans l’adoration de sa fille. La route s’allongeait devant elle, sans une curiosité, sans un désir. Et un souffle avait passé, elle était tombée par terre. À cette heure encore, elle ne s’expliquait rien. Son être avait cessé de lui appartenir, l’autre personne agissait en elle. Était-ce possible ? elle faisait ces choses ! Puis, un grand froid la glaçait, Jeanne s’en allait sous les roses. Alors, dans l’engourdissement de sa douleur, elle redevenait très-calme, sans un désir, sans une curiosité, continuant sa marche lente sur la route toute droite. Sa vie reprenait, avec sa paix sévère et son orgueil de femme honnête.

M. Rambaud fit un pas, voulut l’emmener de ce lieu de tristesse. Mais, d’un geste, Hélène lui témoigna l’envie de rester encore. Elle s’était approchée du parapet, elle regardait en bas, sur l’avenue de la Muette, une station de voitures dont la file mettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses crevés par l’âge. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts de mousse, semblaient se pourrir là depuis des temps très-anciens. Des cochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux gelés. Sur la neige, d’autres voitures, une à une, péniblement, avançaient. Les bêtes glissaient, tendaient le cou, tandis que des hommes, descendus de leur siége, les tenaient à la bride, avec des jurons ; et l’on voyait, derrière les vitres, des figures de voyageurs patients, renversés contre les coussins, résignés à faire en trois quarts d’heure une course de dix minutes. Une ouate étouffait les bruits ; seules les voix montaient, dans cette mort des rues, avec une vibration particulière, grêles et distinctes : des appels, des rires de gens surpris par le verglas, des colères de charretiers faisant claquer leurs fouets, un ébrouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, à droite, les grands arbres du quai étaient des merveilles. On aurait dit des arbres de verre filé, d’immenses lustres de Venise, dont des caprices d’artistes avaient tordu les bras piqués de fleurs. Le vent, du côté du nord, avait changé les troncs en fûts de colonne. En haut, s’embroussaillaient des rameaux duvetés, des aigrettes de plume, une exquise découpure de brindilles noires, bordées de filets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l’air limpide.

Et Hélène se disait qu’elle ne connaissait pas Henri. Pendant un an, elle l’avait vu presque chaque jour : il était resté des heures et des heures à se serrer contre elle, à causer, les yeux dans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s’était donnée et il l’avait prise. Elle ne le connaissait pas, elle faisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D’où venait-il ? Comment se trouvait-il près d’elle ? quel homme était-ce, pour qu’elle lui eût cédé, elle qui serait plutôt morte que de céder à un autre ? Elle l’ignorait, il y avait là un vertige où chancelait sa raison. Au dernier comme au premier jour, il lui restait étranger. Vainement elle réunissait les petits faits épars, ses paroles, ses actes, tout ce qu’elle se rappelait de sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d’un air fin, il gardait l’attitude correcte d’un homme bien élevé. Puis, elle revoyait son visage en feu, ses mains égarées de désirs. Des semaines coulaient, il disparaissait, il était emporté. À cette heure, elle n’aurait su dire où elle lui avait parlé pour la dernière fois. Il passait, son ombre s’en était allée avec lui. Et leur histoire n’avait pas d’autre dénouement. Elle ne le connaissait pas.

Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se déployait. Hélène leva la tête, lasse de souvenirs, heureuse de cette pureté. C’était un bleu limpide, très-pâle, à peine un reflet bleu dans la blancheur du soleil. L’astre, bas sur l’horizon, avait un éclat de lampe d’argent. Il brûlait sans chaleur, dans la réverbération de la neige, au milieu de l’air glacé. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, étalaient des draps blancs, ourlés de noir. De l’autre côté du fleuve, le carré du Champ-de-Mars déroulait une steppe, où des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer à des traîneaux russes filant avec un bruit de clochettes ; tandis que les ormes du quai d’Orsay, rapetissés par l’éloignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, hérissant leurs aiguilles. Dans l’immobilité de cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaient d’hermine ; elle charriait depuis la veille, et l’on distinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides, l’écrasement des blocs s’engouffrant sous les arches. Puis, les ponts s’échelonnaient, pareils à des dentelles blanches, de plus en plus délicates, jusqu’aux roches éclatantes de la Cité, que les tours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D’autres pointes, à gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Augustin, l’Opéra, la tour Saint-Jacques étaient comme des monts où règnent les neiges éternelles ; plus près, les pavillons des Tuileries et du Louvre, reliés par les nouveaux bâtiments, dessinaient l’arête d’une chaîne aux sommets immaculés. Et c’étaient encore, à droite, les cimes blanchies des Invalides, de Saint-Sulpice, du Panthéon, ce dernier très-loin, profilant sur l’azur un palais du rêve, avec des revêtements de marbre bleuâtre. Pas une voix ne montait. Des rues se devinaient à des fentes grises, des carrefours semblaient s’être creusés dans un craquement. Par files entières, les maisons avaient disparu. Seules, les façades voisines étaient reconnaissables aux mille raies de leurs fenêtres. Les nappes de neige, ensuite, se confondaient, se perdaient en un lointain éblouissant, en un lac dont les ombres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris, immense et clair, dans la vivacité de cette gelée, luisait sous le soleil d’argent.

Alors, Hélène, une dernière fois, embrassa d’un regard la ville impassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle la retrouvait, tranquille et comme immortelle dans la neige, telle qu’elle l’avait quittée, telle qu’elle l’avait vue chaque jour pendant trois années. Paris était pour elle plein de son passé. C’était avec lui qu’elle avait aimé, avec lui que Jeanne était morte. Mais ce compagnon de toutes ses journées gardait la sérénité de sa face géante, sans un attendrissement, témoin muet des rires et des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l’avait, selon les heures, cru d’une férocité de monstre, d’une bonté de colosse. Aujourd’hui, elle sentait qu’elle l’ignorerait toujours, indifférent et large. Il se déroulait, il était la vie.

M. Rambaud, cependant, la toucha légèrement ; pour l’emmener. Sa bonne figure s’inquiétait. Il murmura :

— Ne te fais pas de peine.

Il savait tout, il ne trouvait que cette parole. Madame Rambaud le regarda et fut apaisée. Elle avait le visage rose de froid, les yeux clairs. Déjà elle était loin. L’existence recommençait.

— Je ne sais plus si j’ai bien fermé la grosse malle, dit-elle.

M. Rambaud promit de s’en assurer. Le train partait à midi, ils avaient le temps. On sablait les rues, leur voiture ne mettrait pas une heure. Mais, tout d’un coup, il haussa la voix.

— Je suis sûr que tu as oublié les cannes à pêche ?

— Oh ! absolument ! cria-t-elle, surprise et fâchée de son manque de mémoire. Nous aurions dû les prendre hier.

C’étaient des cannes très-commodes, dont le modèle ne se vendait pas à Marseille. Ils possédaient, près de la mer, une petite maison de campagne, où ils devaient passer l’été. M. Rambaud consulta sa montre. En allant à la gare, ils pouvaient encore acheter les cannes. On les attacherait avec les parapluies. Alors, il l’emmena, piétinant, coupant au milieu des tombes. Le cimetière était vide, il n’y avait plus que leurs pas sur la neige. Jeanne, morte, restait seule en face de Paris, à jamais.


FIN